Quatorze Juillet

Chapitre 39 : - Partie III ~ Feux d’artifice - - Chapitre XXXVII -

4838 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 07/06/2019 02:05

– Chapitre XXXVII –


« C'est donc là qu'elle vit.

– Il semblerait. »


Alexandre jeta un dernier coup d’œil au post-it sur lequel il avait noté l'adresse. Il ne se trompait pas. Il n'avait plus qu'à sonner, à se présenter, elle serait ravie de le revoir après tout ce temps, non ?


Raphaël et lui échangèrent un regard, avant qu'il ne pressât le bouton de l'interphone de l'appartement numéro six, auquel correspondait le nom de la femme qui avait été sa tutrice.


Ce fut une voix déformée par le haut-parleur qui leur répondit. Malgré cela, le jeune homme la reconnut, et annonça sa présence.


« Myrjam, c'est Alex. Est-ce que je peux monter ? »


Il y eut un court silence, qui leur parut être une éternité, puis le bourdonnement de la porte leur indiqua qu'elle leur avait ouvert.


« Troisième étage à droite » ajouta-t-elle avant de raccrocher.


Raphaël tira la lourde porte afin qu'ils entrassent, et suivit Alex à travers le hall. Un panneau bancal leur apprit que l'ascenseur était hors service, et ils empruntèrent les escaliers afin de rejoindre ce parent éloigné.


« Elle a emménagé récemment ici ? demanda Raphaël, sa voix s'étouffant sous le bruit de leurs pas.

– Il semblerait, fit Alexandre en balayant les lieux du regard. Quand je suis parti il y a quelques mois, elle ne vivait pas encore ici. »


Les murs grisâtres et sans vie donnaient des frissons à Raphaël. L'endroit était sobre et allait au plus simple, toute décoration était futile. Cela se ressentait jusque sur le palier, devant la porte immense et de couleur acajou. Il y avait juste un lourd marteau de porte dont le métal froid perça Raphaël alors qu'il le soulevait pour frapper. Ils entendirent quelqu'un marcher de l'autre côté, avant de venir leur ouvrir.


« Bonjour Alex. Entre, vas-y. »


C'était une femme splendide qui se tenait là dans l'ouverture. Raphaël l'étudia longuement, de la tête aux pieds. Bien qu'Alexandre l'avait informé qu'elle avait trente-cinq ans, elle lui paraissait plus jeune de quelques années. Elle portait ses cheveux châtains ondulés mi-longs, à hauteur des épaules, deux mèches nouées à l'arrière par un petit nœud rose pâle finement travaillé qu'il put apercevoir lorsqu'elle se retourna pour les diriger vers le salon.


L'appartement était à la hauteur de la propriétaire. L'aménagement était à la frontière entre le style moderne et traditionnel, les deux se mêlant dans une harmonie agréable pour l’œil, accompagnée de couleurs simples et discrètes. Elle les invita à prendre une tasse de café –qu'Alexandre refusa poliment– et leur proposa de s'asseoir pour patienter, le temps de préparer la boisson. Les deux jeunes hommes s'installèrent sur l'un des deux canapés qui formaient un angle droit, l'un dos au mur, l'autre dos à l'autre segment de la pièce.

Les talons hauts de la femme cognaient bruyamment contre le sol à chacun de ses pas. Elle vint finalement s'installer sur l'autre de ses divans, les jambes serrées et les mains posées sur ses cuisses avec un air peu à l'aise. Elle portait un tailleur très certainement conçu par un styliste de haute couture, d'une couleur proche de celle des prunes, qui lui donnait un air de femme d'affaires. Raphaël devinait tout de même que le rang de sa profession devait équivaloir à celui du PDG d'une entreprise, sans quoi elle n'aurait jamais pu vivre dans un tel luxe. En se penchant pour se saisir de la tasse de café préparée pour lui, il crut remarquer l'espace d'un instant un détail dérangeant chez elle, mais après avoir brièvement cligné des yeux il sembla que ce ne fût qu'une hallucination. Il se contenta de siroter en silence la boisson amère tout en écoutant et observant la discussion.


« Que deviens-tu depuis le temps ?

– Je suis l'assistant de l'inspecteur Vergier, sourit-il fièrement. Ce n'est que provisoire, mais je m'y plais bien.

– Ooh, fit-elle avec un semblant de surprise, tu ne passes quand même pas tes journées à faire de la paperasse, si ? »


Il acquiesça, une moue un tantinet gênée dessinée sur son visage ; il n'en perdait pas pour autant son sourire.


« Tu dois viser plus haut, et non te contenter d'aussi peu, dit-elle dans un soupir tout en s'enfonçant dans le dossier du canapé. C'est comme ça que j'ai réussi. »


Elle croisa les bras sur sa poitrine. Le large collier qu'elle portait tinta lorsqu'il rencontra la montre qu'elle portait à son poignet.


« Et donc, pourquoi vous êtes-vous déplacés jusque chez moi ? »


En même temps qu'elle avait posé sa question, ses yeux d'un bleu-gris perçant s'étaient plongés dans ceux de Raphaël. Il en ressentait un sentiment de mal-être, cette femme lui était étrange sans qu'il ne comprît pourquoi.


« Nous voulions en connaître plus sur la famille d'Alex, répondit Raphaël d'une voix ferme qu'il tentait d'empêcher de trembler sous l'intimidation. Puisque vous êtes la seule personne que l'on a pu contacter...

– Et vous êtes ? »


Elle avait froncé les sourcils, et appuyé encore plus son regard, comme si elle essayait de lire en Raphaël afin de comprendre toutes ses intentions et tous ses secrets.


« Je ne me suis pas présenté, excusez-moi. Je suis Ralph Lefort, un ami proche d'Alex.

– Proche au point de vouloir tout savoir sur sa famille ? N'est-ce pas un peu étrange ?

– J'enquête sur tous les décès qui ont eu lieu dans la famille, j'aide moi aussi l'inspecteur Vergier dans son travail.

– Je vois. »


Cela avait été d'une rapidité incroyable, mais Raphaël était convaincu d'avoir vu sa paupière tiquer à l'énonciation du nom de Charlie.


« Je suis désolée mais je ne peux réellement vous renseigner, et tu le sais bien Alex. Je n'ai jamais fait partie de la branche principale.

– Comment cela ? demanda Raphaël d'un air intrigué.

– Vous enquêtez sur ma famille et ignorez les différentes lignées ? Ne vous moqueriez-vous pas de moi ?

– Excuse-le s'il te plaît. Il ne savait pas... »


Elle laissa s’échapper un soupir de dédain, mais expliqua tout de même ce qu'elle voulait laisser entendre.


« Alex ci-présent est le fils de la duchesse Marie, fille de la duchesse Élisabeth, unique descendante du duc Henri de France, ce qui fait de lui l'héritier de la famille. Quant à moi, mon père n'était que le fils du petit frère de ce Henri, je ne suis personne concernant cet héritage.

– Votre père ?

– Vous en avez très certainement déjà entendu parler. »


Alex lui jeta un regard lui suppliant de se taire. Il ne le remarqua pas.


« Dans quelles circonstances ?

– Il a participé à la tentative de coup d'état de juillet 2012. »


Son ton était empli de ressentiment et d'amertume. Il regretta presque d'avoir posé la question. Pourtant elle continua.


« Si je vous dis un nom, celui de Jean-François de France, vous verrez de qui je veux parler. »


Il acquiesça, bien qu'il n'aurait peut-être pas dû. Ainsi cette femme était sa fille. Il n'aurais jamais cru que ce type eût des enfants, ni même une femme à vrai-dire.


« Je ne sais pas ce qu'il devient, à part la prison ; je n'en attendais pas moins de nos nobles policiers.

– Je suis désolé pour vous. »


Ses mots avaient horriblement sonné faux à ses propres oreilles. Il devait admettre qu'il se sentait difficilement concerné par le sort de Jean-François, et cela avait dû transparaître. Il n'avait jamais réellement apprécié ce type, et ce dès leur première rencontre où il avait bien senti que ses intentions réelles différaient de ce qu'il laissait voir. Son comportement à l'égard de Marie n'avait que confirmé le peu d'estime qui lui portait, de même que les horreurs qu'il avait pu faire subir à Hélène.

En face de lui, Myrjam ne semblait pas l'avoir relevé.


« Et donc, malgré cela vous êtes venu me demander des informations quant à la branche principale. Je tâcherai de vous aider du mieux que possible. »


Alex balaya la pièce du regard, excessivement mal à l'aise. Elle le remarqua, et lui proposa de prendre l'air sur le balcon qui se trouvait dans le prolongement de son luxueux salon, ce qu'il accepta. Bien qu'il les vît parfaitement à travers la fenêtre dont les rideaux restaient ouverts afin que la lumière du jour parvînt dans la pièce, il ne pouvait les entendre discuter. En se penchant sur le bord du balcon, il pouvait voir une splendide cour intérieure à la verdure florissante, dans laquelle jouaient des enfants résidant probablement eux aussi dans ces appartements. Il soupira.


« Avez-vous des informations supplémentaires sur le décès de la mère d'Alex ?

– Il est évident qu'elle s'est suicidée, je ne connais cependant pas les raisons qui ont pu la pousser à cette extrémité. Je suis tout de même convaincue que cela a un lien avec le décès de sa fille, et celui de son mari. »


Elle jeta un coup d’œil rapide en direction d'Alex, à l'extérieur. Il regardait le petit groupe d'enfants en contrebas. Puis elle se pencha vers lui, et ajouta, d'un air complice :


« On l'a retrouvé mort noyé dans un canal alors qu'il avait disparu depuis des années. Si vous voulez mon avis, c'est bizarre comme accident ; il y a des gens dangereux qui rôdent.

– Qui était son père ? »


Elle croisa les bras et se redressa, avant de s'enfoncer à nouveau dans le dos de son siège. Elle prit un temps de réflexion, et fronça les sourcils.


« Si je me souviens bien, c'était un homme sans histoire. Du genre à être facilement oublié quand on ne le connaît pas. La nouvelle de sa mort n'a pas affolé les journaux. Personne ne se préoccupait de savoir qui il était.

– C'est horrible...

– Est-ce que quand vous lisez la rubrique nécrologique du journal vous vous préoccupez de tous ces gens ? Non. C'est comme ça que va le monde. »


Elle haussa les épaules. Raphaël était convaincu qu'elle s'était permis de dire cela car Alexandre ne pouvait les entendre.


« Je pense que si vous voulez faire toute la lumière sur les décès de la famille de France, il vous faudrait retourner au lieu et moment même de chacun tant il y a peu d'indices et de preuves. Mais cela est impossible, n'est-ce pas ? »


Le bleu-gris de ses yeux le fixa intensément sans qu'il ne le remarquât. Elle vit clairement ses épaules s'affaisser alors que le douloureux souvenir de son impuissance lui faisait revivre la dernière vision qu'il avait eue d'Hélène. Il n'avait toujours pas commencé les recherches sur son appartement et se permettait de perdre encore plus de temps là. C'était à croire qu'il ne voulait pas la sauver.


Le bruit de l'ouverture de la grande porte-fenêtre le sortit de ses pensées. Alex revint s'asseoir aux côtés de Raphaël ; son sentiment de malaise l'avait quitté, mais il était désormais pris d'une certaine inquiétude puisque Charlie, lui ayant sommé de lui passer un coup de fil lors de sa pause ce midi-là –soi-disant parce qu'elle avait du nouveau concernant le dossier sur la famille de France– n'avait toujours pas répondu, et ce malgré ses appels incessants. Juste après qu'il eût fini d'expliquer cela, une sonnerie retentit, qui s'avéra être celle du téléphone de Myrjam. Elle s'empressa de répondre. Bien qu'ils n'eurent qu'une moitié de la conversation, Raphaël et Alexandre comprirent rapidement que quelque chose n'allait pas.


« Il est avec moi, oui » souffla-t-elle à son interlocuteur en jetant un coup d’œil inquiet à Alex.


Ils se dévisagèrent mutuellement, partageant tous deux la même pensée que cela n'annonçait rien de bon.


« Je vois. Je vais lui dire. Merci. »


Elle raccrocha et posa son téléphone sur la table basse. Elle se massa les tempes un instant, avant de lever les yeux vers eux.


« Il y a eu... un accident, commença-t-elle d'un ton grave. Une rame de métro de la ligne quatre a explosé pour une raison encore inconnue. Et il y avait des voyageurs... »


Raphaël déglutit. Alexandre couvrit sa bouche de ses mains sous la stupeur. Son cœur battait à toute allure et son estomac se tordait.


« Parmi eux était l'inspecteur Vergier, des témoins sont certains de l'avoir vue monter à bord de la rame.

– Impossible, murmura Alexandre. C'est impossible ! »


Il se leva et commença à faire les cent pas, la tête dans les mains.


« Attends, peut-être qu'elle a juste été blessée.. »


Myrjam coupa rapidement court à la tentative de Raphaël pour le réconforter.


« Personne n'aurait pu survivre à une explosion pareille. Je suis terriblement désolée. »


Alexandre se figea. Il gardait une expression incrédule, il attendait qu'elle lui annonçât que ça n'était qu'une erreur, que les témoins dont il était question s'étaient trompés et avaient confondu l'inspecteur avec une autre citoyenne. Mais il eût beau chercher le moindre signe dans son visage peiné, elle ne répondit plus rien. Son silence confirma ce qu'il craignait.


Charlie Vergier était morte.


« E– Excusez-moi... » articula-t-il difficilement.


Raphaël ne put que le regarder s'échapper sans pouvoir le retenir malgré son appel. Myrjam paraissait elle aussi très attristée, peut-être avait-elle connu Charlie en personne, avant.

Et lui n'en revenait pas. Il ne parvenait pas à réaliser qu'elle n'était plus là. Mais il mit de côté ses réflexions pour saluer et remercier précipitamment l'ancienne tutrice d'Alexandre, avant de se dépêcher de le rattraper. Il ignorait où le jeune homme avait l'intention de se rendre, et cela l'effrayait ; il ne pouvait pas le perdre lui aussi.

Il peina à trouver la sortie du lotissement ; il y avait un nombre incalculable de bâtiments et de sorties possibles –c'était pour cela qu'il préférait son appartement, situé dans un seul et même bâtiment– mais il parvint tout de même à le retrouver, à l'entrée de la station de métro par laquelle ils étaient arrivés. Il regardait le plan, et essayait de déceler le lieu de l'incident. Raphaël eut l'excellente –mais néanmoins tout aussi mauvaise– idée de l'appeler. Il ne se retourna pas, et descendit les escaliers menant aux quais. Il se dépêcha de le suivre, bien qu'à plusieurs mètres derrière lui, et parvint par chance à le rejoindre dans le wagon qui partit quelques secondes après qu'il y eût mis les pieds. Alex restait dans un coin, adossé à la vitre, les bras croisés sur son torse, le regard dans le vague tourné vers le tunnel sombre qui défilait à toute allure.


« Jusqu'où tu comptes aller comme ça ?

– Jusqu'à elle. Je sais qu'elle est encore vivante.

– Alex, soupira Raphaël, qui sentait son cœur se serrer, elle ne reviendra pas...

– Alors vous allez la croire ? Rien ne dit qu'elle ne mentait pas ! »


Il y eut quelques regards mauvais jetés sur eux de la part d'autres utilisateurs du métro lorsque sa voix éclata. Alexandre s'en souciait guère.


« Tu ne fais pas confiance à Myrjam ? »


Il baissa la tête et parut chercher ses mots un instant, avant de répondre.


« J'ai toujours su qu'elle n'était pas franche avec moi. Elle me cache quelque chose. Et ça en fait partie. »


Raphaël acquiesça. Il comprenait le point de vue du jeune homme. Mais il devait admettre que si l'incident avait réellement eu lieu, alors Charlie n'aurait eu que très peu de chances de s'en sortir. Il était du même avis que lui ; il voulait la savoir vivante, même s'il s'était déjà fait à l'idée qu'il ne la reverrait plus.


« C'est ici que l'on descend. »


Le ton sec d'Alexandre l'avait tiré de ses pensées alors qu'ils arrivaient à la Gare Montparnasse. Il le suivit jusqu'à l'entrée du couloir menant aux quais d'embarquement pour la quatrième ligne de métro, celle qui les mènerait à Charlie, jusqu'à rencontrer divers agents des forces de l'ordre, ainsi que secouristes, qui les stoppèrent net.

On leur apprit qu'il y avait eu un accident, qu'il y avait eu des blessés jusque là, et que la circulation sur la ligne était interrompue, aussi pénible cela pût-il être pour tous. Raphaël répondit qu'ils savaient déjà tout cela, et qu'ils voulaient savoir s'ils avaient retrouvé l'inspecteur Vergier ; il eut simplement droit à un regard surpris de la part de l'officier à qui il parlait, qui lui apprit que jusqu'alors personne d'autre que des agents de police n'avait été mis au courant, et insista pour savoir comment il avait pu être informé de l'incident. Alexandre l'empêcha d'en ajouter plus et prétexta qu'il l'avait deviné au vu des hommes mobilisés, et le força à s'éloigner du barrage humain dressé devant eux.


« Vous ne savez vraiment pas vous taire, hein ? » souffla-t-il alors qu'ils s'asseyaient sur un banc au bord du quai de la ligne douze.


L'atmosphère froide et peu accueillante de la gare renforça cette distance de sa part. Avait-il réellement commis une erreur en insistant autant ?


« Myrjam a des relations hautement placées ; c'est normal qu'elle ait été mise au courant aussi rapidement.

– Je trouve ça tout de même étrange.

– Il n'y a rien d'étrange à ce qu'une sénatrice sache ce qui se passe dans sa ville » coupa-t-il sèchement, peu enclin à poursuivre cette discussion.


Le silence revint, encore plus pesant qu'auparavant, entrecoupé par le crissement des rames qui s'arrêtaient, des portes qui s'ouvraient et se refermaient, avant que le train ne reprît son chemin dans ce vacarme qui lui était propre.

Après un certain temps, Raphaël se vit donner une des clés qu'Alexandre gardait à son trousseau, avec pour simple explication qu'il souhaitait se rendre quelque part, seul –il avait bien insisté sur ce simple mot– et que si lui souhaitait retourner à l'appartement, puisqu'il était évident qu'il n'avait nulle-part où aller, il n'avait qu'à s'y rendre de lui-même, et il pouvait rentrer sans avoir à l'attendre. Il bredouilla un remerciement gêné, mais accepta tout de même le double des clés qu'il lui tendait, avant de le voir monter à bord d'une rame en direction d'Aubervilliers, le laissant seul.


Raphaël resta là quelques instants de plus, perdu dans ses pensées. Il avait beau y réfléchir, il ne comprenait pas comment l'ancienne tutrice d'Alexandre avait pu savoir avant même les agents de police qu'un accident avait eu lieu ; pire, c'était quelqu'un qui le lui avait dit au téléphone devant eux. Et cela ne le rassurait pas. Il n'allait pas croire que cela était un attentat, non, on n'était jamais à l'abri du moindre petit accident –même si un incident tel que celui-là n'avait pas lieu tous les jours– mais il aurait tout de même apprécié pouvoir discuter un peu plus avec elle. Elle avait été tellement bizarre avec lui, il avait presque ce sentiment que l'annonce du décès de la famille du jeune homme l'avait réjouie plus qu'attristée. Il espérait que ça n'était qu'une impression ; il décida cependant de retourner la voir afin d'en être sûr.


Il prit le chemin inverse à celui qu'il avait parcouru avec Alex ; les stations défilaient au-delà des fenêtres du wagon du métro. Il y eut plusieurs personnes à descendre à la porte de Versailles, mais il fut le seul à se rendre vers la rue du Hameau, où résidait la femme qui avait été la tutrice du jeune homme.


Il attendit que quelqu'un ouvrît la porte en sortant afin d'entrer –ce qui prit plus de temps que ce qu'il n'aurait cru– et monta silencieusement jusqu'au troisième étage. Il ne voulait pas signaler sa présence, pas aussi tôt. Il était intimement persuadé qu'il en découvrirait plus sur cette femme s'il l'épiait, bien que cela n'était pas très louable.

Et cela porta ses fruits, puisqu'il entendit de l'autre côté de sa porte des hausses de ton assez violentes, adressées à un interlocuteur qui, il l'espérait, ne lui avait pas rendu visite mais plutôt passé un coup de fil.


« Je t'avais dit les deux, et pas juste un, cracha-t-elle. Il va encore falloir attendre avant de retenter quoi que ce soit ! »


Elle claqua une porte, probablement un placard.


« Comment ça, ils refusent ? Mais vous semblez oublier qui vous dirige, je me trompe ? »


Sa voix se fit plus faible alors qu'elle s'éloignait de plus en plus de la porte d'entrée. Raphaël jura, il tenait quelque chose, il y mettrait sa main au feu.


« J'espère que vous avez fait attention aux preuves, elles sont vitales. »


Il y eut un long silence, trop long même, que Raphaël redouta être la fin de l'échange qu'elle entretenait avec un correspondant encore inconnu.


« Est-ce que tu sais combien j'ai travaillé pour en arriver là ?! Grâce à moi vous êtes protégés, n'oubliez pas ça ! »


Il entendit le bruit d'une fermeture éclair que l'on tirait d'un coup sec.


« Je vais m'en charger moi-même, puisque vous êtes incapables de le faire disparaître lui aussi. Vous le saurez rapidement. »


Il y eut un instant pendant lequel aucun son ne lui parvint, avant d'être finalement perturbé par le tintement métallique des clés qui s'entrechoquaient entre elles et contre la porte, suivi par l'ouverture en grand de ladite porte que la femme traversa, pour la refermer derrière elle et descendre les escaliers. Afin de se cacher de ses yeux, Raphaël était monté jusqu'à l'étage supérieur, et attendit que le bruit de ses pas, très facile à reconnaître, se fût complètement effacé avant de retourner au palier du troisième étage. Il vérifia être la seule âme vivante dans les parages avant de s'agenouiller et de sortir de sa poche le pendentif trafiqué afin de crocheter la serrure de l'appartement. Il lui fallut faire plusieurs tentatives, mais il parvint finalement à l'ouvrir, non sans se sentir quelque peu mal à l'idée d'entrer chez une personne probablement innocente sans son accord.

Mais ses derniers mots l'avaient convaincu que quelque chose se tramait dans l'ombre, et que des vies étaient très certainement en danger. S'il pouvait parvenir à sauver n'était-ce qu'une personne, cela serait déjà suffisant.


Le calme de l'appartement et le silence qui y régnait lui firent froid dans le dos, mais il ne recula pas pour autant. Il avait pris la décision de ressortir de cet appartement en ayant connaissance de ce tout ce que complotait cette femme, et n'allait certainement pas reculer. Il commença son travail de fouille ; son attention avait été attirée par une pile de dossiers et documents posés là sur la table, mais il avait conscience que si quelqu'un avait quelque chose à cacher, laisser la chose en question aussi exposée était une erreur parfaitement stupide. Il eut tout de même le regard attiré par certaines annotations sur quelques pages, auxquelles il prêta suffisamment d'attention pour remarquer certains noms notés dessus, noms qu'il connaissait.

Il déplaça les nombreuses pochettes pleines à en craquer afin de saisir entre ses mains une liste rédigée à la main de noms, tant noircie que certains avaient été écrits entre deux lignes ou encore le long de la marge. À côté de chaque nom avait été ajoutée une suite de chiffres séparés par des points et des tirets. Un rapide balayage permit à Raphaël d'identifier plusieurs noms, y compris ceux de Marie, d'Hélène, et même le sien ; une sueur froide coula le long de sa tempe. Le mystère des étranges nombres le terrifiait, il ignorait ce à quoi cela correspondait, et cette ignorance ne lui inspirait rien de bon.

Lorsqu'il voulut la ranger et remettre les dossiers à leur place initiale, quelque chose glissa furtivement de l'un d'eux et lui tomba sous le nez. C'était une photo de famille des de France, sur laquelle posait Élisabeth, qui se tenait debout derrière Marie, assise et tenant dans ses bras un Alexandre encore très jeune. Hélène, quant à elle, restait bien droite, à gauche de sa mère et son frère. Le cadre était simple, et la photographie aurait pu être magnifique, si seulement chacun des visages n'avait pas été barré et griffonné, à l'exception de celui d'Alexandre. Autre détail surprenant, le trait qui effaçait le visage très certainement heureux de la rouquine était bien plus dur que les autres, comme si la personne l'ayant barré portait une forte haine à son égard. Cela faisait froid dans le dos.


Un vacarme le fit sursauter. Il identifia ce soudain bruit comme étant une sonnerie de téléphone, celle qui avait retenti lorsque l'individu l'ayant informée du décès de Charlie avait contacté Myrjam.


Il paniqua.


Si elle avait laissé là son téléphone, elle allait très rapidement revenir, non ?


Avec de la chance, elle ne se rendrait pas compte que la porte avait été déverrouillée par effraction, elle allait juste croire qu'elle l'avait mal fermée...


« Tiens donc. Voilà qu'il est impoli de rendre visite à quelqu'un et de ne pas attendre qu'on vous invite pour entrer. »


Le bruit de la porte qu'elle venait de claquer le figea sur place. Il était trop tard.


« Quelque chose me dit que vous en savez plus que vous ne le devriez. Ai-je tort ?

– Sachez que je pense la même chose de vous. »


Il serra le poing. Il n'avait pas d'autre choix que de l'affronter.


« Qui êtes-vous ?

– Je vous retourne la question, grommela-t-il sur le même ton sec et distant que celui qu'elle avait employé.

– Tu sais que tu es dans une fâcheuse posture, n'est-ce pas ? »


Son visage venait d'étrangement changer. Elle avait gardé ses bras croisés sur sa poitrine, mais le sourire en coin qui illuminait son visage penché vers la gauche lui donna un air méprisant et moqueur sans qu'il ne comprît réellement pourquoi elle affichait cette facette d'elle-même aussi rapidement.


« Si je venais à appeler la police, peu importe ton importance dans leurs rangs, tu ne pourrais pas te justifier, tu le sais ?

– Encore faudrait-il que je fasse partie de leurs rangs » répliqua-t-il en haussant les épaules.


Elle leva les sourcils, soudainement prise d'intérêt pour lui, ses lèvres formant à chaque instant un rictus encore plus grand. Ce sourire mauvais qu'elle affichait ressemblait bien trop à celui de Jean-François ; à cette réalisation, Raphaël fut pris d'un doute. Il n'y avait aucune raison pour qu'elle fût comme son père, n'est-ce pas ?


« Et en quoi je pourrais intéresser un imposteur au point qu'il s'introduise chez moi ? demanda-t-elle d'un air amusé.

– Je veux savoir ce qui est arrivé à toute la famille de France. C'est tout.

– Tu t'es trompé de personne, petit.

– C'est vous qui avez barré les visages sur cette photo, pas vrai ? »


Myrjam ne répondit pas. Elle fit quelques pas en arrière, et ferma la porte d'entrée à clé. Puis elle passa devant lui, toujours dans un silence lourd, se dirigeant vers les larges fenêtres du salon afin de tirer les rideaux, plongeant la pièce dans une obscurité inquiétante. Seule la lumière d'un lampadaire halogène dressé près de la table éclairait l'endroit. Raphaël ne distinguait plus que difficilement son visage dissimulé dans l'ombre.

Il la vit chercher quelque chose dans son sac à main, qu'elle avait posé dans l'entrée. Puis elle se retourna rapidement, et tendit le bras devant elle, dans sa direction. Un reflet grisâtre et luisant lui parvint ; il comprit rapidement ce dont il était question.

   

« Tu vas me dire tout ce que tu sais, Raphaël Girard » sourit-elle, le cliquetis métallique d'une arme dont on charge les balles résonnant en même temps que ses mots.

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