Un lever de printemps

Chapitre 6 : Une épine à double-tranchant

7533 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 07/07/2021 18:35

Une épine à double-tranchant


L’horizon, une fraction de seconde étendu jusqu’à l’infini, drapé du voile évanescent de milliers de flocons rageurs, sembla se resserrer autour des cavaliers, étouffant leur plus petite prétention à la fuite. Tant et si bien que Saraya se demanda, l’espace d’un instant, s’il ne s’agissait pas là d’un tour de son esprit à vif, ou d’une offensive inconnue du trio d’assaillants leur faisant face. Des murs d’une blancheur immaculée s’élevant tout autour de leurs corps, courant le long des collines abruptes aux sommets éternellement glacés, s’enfuyant dans l’inconnu comme s’ils n’assumaient pas eux-mêmes de prendre dans leurs filets de simples voyageurs, disparaissant en se jetant dans les frimas de l’autan. Par réflexe, conservant encore l’espoir que cela pouvait servir à quelque chose, l’œil de l’escorte fouilla les environs, à la recherche d’un objet, d’une issue, d’un miracle enfin qui lui permettrait de créer une diversion bienvenue. Mais rien ne vint trahir la forme parfaitement lisse se mouvant sous les coups répétés du vent rageur. Peu importe, songea-t-elle, le salut viendrait de leurs propres mains. Voilà ce qu’il en coûtait de compter sur une intervention extérieure, même machinalement.

Bien moins discrète que sa mère, Ainhoa laissa échapper un grognement de rage, tandis qu’elle aboutissait à une constatation similaire. Elle resserra son emprise sur la main de Blàs, qu’elle avait fini par saisir instinctivement. Son compagnon de vie s’efforça de conserver toute la dignité exigée dans une pareille situation, sans pouvoir s’empêcher de jeter de petits regards inquiets en direction de son père, s’accrochant aux doigts fins de sa compagne comme à une bouée de sauvetage providentielle. Dans un élan d’espoir malvenu, la petite jeta les yeux au ciel, fouillant les nuages lourds et bas de son regard noisette, oubliant qu’il valait mieux conserver une garde aussi impénétrable que possible. Seul un ciel uniformément blanc, sans une prise où accrocher l’attention, uniquement présent pour laisser tomber les flocons dans leur perpétuel mouvement de chute, s’offrit à sa prière. Par Keres, si le combat s’engageait, qu’elle se souvienne des milliers de leçons enseignées par sa mère et ses sœurs sur l’art de survivre, tout simplement ! Et qu’elle ne se montre guère aussi stupide que son idiote de sœur aînée, ajouta mentalement Saraya, se retenant à grand-peine de lâcher bordure de remontrances afin de conserver un front uni.

Néanmoins, profitant d’une inattention partielle de leurs adversaires (du moins reportaient-ils leur intérêt sur les adultes placés en avant des enfants), elle dédia un bref regard lourd d’avertissements en direction de Nerea. La jeune femme, comprenant parfaitement les intentions de sa mère une fois sortis du marasme ambiant dans lequel ils s’étaient enfoncés à pieds joints, hocha brièvement la tête en guise d’acceptation de toute les futures sanctions, qui ne manqueraient pas de suivre. Avant de baisser immédiatement ses iris smaragdins, les joues en feu, comme incapable de soutenir le regard de sa mère.

Étrange. Cela ne lui ressemblait guère. Enfin, un autre détail à régler par la suite.

Constatant l’échec de sa manœuvre, Ainhoa lâcha une petite exclamation de colère, refusant d’abord de s’avouer vaincue, dusse-t-elle avoir attiré de nouveau l’intérêt du trio d’Hildenerven lui faisant face. Sachant déjà ce qu’elle trouverait en s’obstinant ainsi, Saraya crispa les poings, sans pour autant les rapprocher de la pochette contenant son X-Reader.

La stupeur de l’annonce de la femme à la cape rouge figea un instant le petit groupe de cavaliers, bien que leurs armes se fussent relevées par réflexe en direction des inconnus. Même sans charger ou pouvoir atteindre ses ennemis pour le moment, le poids rassurant de sa masse dans sa paume, courte mais sculptée de manière à représenter les âmes perdues dans le Tartare d’une manière des plus abominables (un cadeau d’Andrès pour son anniversaire. Son époux, incapable de tenir une pique sans se la planter dans le pied, se révélait être un artisan forgeron des plus renommés), forgée dans le but d’effrayer ses adversaires au moment où ils posaient les yeux sur le métal acéré, affermissait toujours sa poigne.

Et encore, n’avait-elle pas cédé à la ridicule manie de nommer toutes ses armes à l’aide d’une périphrase ronflante – se souvenir du prénom de toutes ses filles lui suffisait grandement, merci bien. Le jour où Juàn, tout jeune adulte et fier comme un Koyal s’apercevant que sa cour ne débouchait pas sur une monumentale claque indignée, était venu lui annoncer qu’il nommerait désormais son épée Tranche-Course, elle n’avait pu s’empêcher de rire, incapable de se retenir pour préserver la dignité de son protégé. Et peu importait qu’elle se soit malgré elle bien trop attaché à son insupportable grand brun pour son propre bien. Enfin, il était bien dommage que Blàs suive le même chemin de son père. Ne nommait-il pas déjà naïvement sa dague « Explosive », en croyant que l’usage était des plus adaptés…

Quoique, un petit « brise-crâne » aurait peut-être amené les Hildenerven à réfléchir plus longtemps avant de les attaquer.

Sans un mot, le dernier membre du trio d’assaillants, si discret que Saraya aurait pu, en d’autres circonstances, oublier sa présence, vint quitter l’arrière-garde pour se poster auprès de ses compagnons. Jusque-là, Saraya ne s’était guère assez occupé de sa présence pour le détailler, mais à présent qu’il entrait dans le cercle des assaillants directs, l’escorte engloba d’un regard sa silhouette, plus petite que les deux autres, paraissant se jouer des frimas, niant leur existence comme si cela suffisait à faire disparaître la tempête. Et le pire était bien qu’à scruter l’expression neutre, dénuée d’émotion à l’exception d’une colère sourde, elle pourrait sans trop de peine croire qu’il réussissait cet exploit. Le violet de sa chevelure courte, coupée inégalement sur sa nuque fine, venant taquiner machinalement le fin cercle d’argent ceignant son front, l’homme compensait sa taille moyenne par une poitrine deux fois plus large que celle de Selmir, pourtant un spécimen de fort belle stature même pour un Handroktasiaykins, en faisait un colosse trapu qu’elle n’avait guère envie d’affronter au corps-à-corps. Et certainement pas avec les enfants à quelques pas derrière eux. Pour autant, il ne desserra pas une seconde les lèvres, semblant comprendre un langage connu de lui seul, emmitouflé dans une solide tenue ébène boutonnée jusqu’au ras des mâchoires, probablement faite sur mesure, bien que les épaules et les biceps paraissent vouloir sortir du cadre strict du tissu tant celui-ci était tendu sur la peau. Quand il dégagea les pans de son lourd manteau brodé de symboles proprement incompréhensibles, visibles uniquement sous un angle précis de lumière, un morceau de chair, d’un gris très doux, se dévoila entre son gant serré et sa manche soigneusement cousue.

Étrangement, Saraya eut l’impression que ce visage lui rappelait vaguement quelque chose, sans parvenir pourtant à remettre le doigt sur ce qui l’interpellait tellement. Encore un métisse sûrement, comme la majeure partie des Hildenerven. Ce qui empêchait de deviner quelles capacités l’homme dissimulait derrière son mutisme obstiné.

Laissant dans un coin de sa tête ses questions, l’escorte jeta un rapide coup d’œil à ses propres compagnons. Satisfaite de constater que Juàn et sa fille aînée avaient suivi son exemple, l’escorte se redressa sèchement. Au moins ces deux-là auraient-ils retenu l’essentiel relativement aisément, davantage habitués aux situations d’urgence que les plus jeunes membres du groupe. Ou d’Izan, guère en état de retenir quoi que ce soit, de son avis. Juàn accepterait-il de le laisser en arrière, si jamais le soldat ralentissait trop leur progression ? Probablement pas, marmonna-t-elle mentalement, grommelant entre ses mâchoires.

Le colosse écarta les pans du lourd manteau long le protégeant des frimas. Du geste fluide dénonçant l’habitude, l’homme s’empara d’un petit disque, à peine plus grand que la main de Juàn, d’un gris métallisé agressant la rétine dans l’immaculée du paysage. Un mouvement sec du poignet, si rapide qu’il en parut d’abord invisible, et l’objet se divisa en quatre parties parfaitement identiques, rappelant à Saraya le partage du gâteau d’anniversaire de sa toute première fille, Eloha, qui avait pris quarante-trois ans le mois dernier. Autour du poignet de l’homme, un fin filin orangé surgit de la gueule désormais entrouverte du disque, se déroulant encore, et encore, et encore, jusqu’à recouvrir presque intégralement le bras de l’inconnu, si promptement que l’escorte n’eut que le temps de cligner des paupières.

Un si petit bidule, à peine assez grand pour contenir la trousse de toilette de son Ainhoa, ne pouvait contenir une telle distance de corde ?!* Cela équivalait à supposer que les Dangarwill pouvaient s’approcher de l’héritier de Juàn sans aucune intention inavouable.

Le dénommé Selmir s’empara, sans même vérifier la trajectoire de sa main, de la corde matérialisée par le drôle d’instrument de son allié. Il s’avança d’un pas narquois, jouant avec sa nouvelle arme comme si cela lui donnait tout droit et toute autorité sur ceux qu’il considérait déjà comme ses prisonniers. Juàn remua à son tour, sa main se portant machinalement sur le côté de sa hanche, là où son épée aurait dû se trouver. L’autre main toujours serrée sur les rênes d’Uli, autant pour s’aider à tenir correctement debout suite à sa chute, que pour éviter d’encombrer encore davantage ses escortes, le brun toisa sèchement le Koyal, ne paraissant pas le moins du monde handicapé par son absence d’armement.

– Réfléchissez bien, seigneur Juàn, fit soudainement la femme à la cape rouge. Il serait regrettable, et parfaitement inutile que les enfants qui vous accompagnent se retrouvent au beau milieu d’un combat, dans lequel ils ont été entraînés contre leur gré.

– Voilà au moins un point sur lequel je suis d’accord, intervient à son tour Saraya. Alors laissez-les partir, et contentez-vous de nous attaquer, en tant qu’adultes. Même si vous ne renoncez pas à votre stupide projet de prisonniers, vous aurez bien assez de nous quatre pour satisfaire votre soif d’affrontement !

Un fin sourire étira les lèvres de la Cape Rouge, comme si l’escorte venait de lui raconter une bonne plaisanterie, en laquelle on ne croit que très moyennement.

Pourtant, ce fut du ton d’un adulte responsable, grondant un enfant incapable de comprendre ce qui était bien ou mal pour lui, qu’elle s’adressa à l’entièreté du groupe, sans cesser pour autant de fixer l’escorte avec un intérêt grandissant. Agacée de saisir les signes circulant autour d’elle, sans pour autant parvenir à les interpréter, Saraya la toisa de toute sa hauteur, jouant sur sa stature pour la dissuader d’attiser sa colère.

– Allons, vous savez bien que c’est impossible, souffla Cape Rouge, croisant les mains devant la jupe de sa robe voletant au gré de l’autan. Vous ne survivrez pas longtemps si nous vous abandonnons à votre propre sort. Et seul l’imbécile laisse en vie ceux qui se dressent sur sa route.

Réagissant à un signe discret de sa compagne, Selmir cessa sa progression, Juàn l’imitant, plus lentement. Jouant avec l’extrémité de la corde, le Koyal glissa son regard sur la gorge du brun, rêvant visiblement de lui glisser un nœud des plus coulants autour, serrant de ses propres mains jusqu’à ce que le pire survienne.

– Vous vous rendez bien compte que jamais nous n’accepterons de nous constituer vos prisonniers sans broncher, déclara sèchement Juàn, articulant soigneusement chacun de ses mots, appuyé par le hennissement agacé de sa jument sur le point de mordre la première oreille à sa portée.

– Parce que vous croyez réellement avoir le choix ? ricana Selmir, non sans allonger comiquement le menton en entendant le craquement de la poudreuse s’accrochant impitoyablement à ses vêtements fourrés.

Constatant qu’il ne suffisait pas de brasser largement de la main les flocons recouvrant en partie ses vêtements pour les chasser, il tenta de se rassurer instinctivement en resserrant sa poigne sur la garde de son épée, foudroyant d’un air mi-intrigué, mi-haineux, la raison de sa soudaine difficulté à progresser à son aise. La neige n’existait guère dans ses Koyalsi de naissance, où la température descendait rarement en-dessous de la canicule. La seule période connue, de l’ensemble de leur histoire, durant laquelle il avait fait aussi froid qu’un automne un peu sévère, des centaines, voire plus, d’habitants avaient péri, manquant signer la disparition de tout un peuple plus efficacement encore que les éruptions fréquentes de leurs volcans. Dommage, songea Saraya, que d’après leurs légendes, les Handroktasiaykins auraient utilisés leurs pouvoirs les plus ardents pour protéger les survivants.

Cela aurait épargné tellement de problèmes s’ils avaient accepté de se laisser dépérir, à commencer par celui se tenant devant elle ! grinça silencieusement l’escorte.

Elle voulait bien s’efforcer de ne pas reproduire les erreurs du passé, et faire preuve d’ouverture d’esprit, mais il ne fallait pas non plus pousser le bouchon trop loin.

– Ce n’est certes pas la question qui m’importe, rétorqua sèchement Juàn. Pourquoi devrions-nous vous suivre, plutôt que de tenter notre chance dans la toundra ? Comptez-vous lancer à nos trousses ces créatures que vous appelez la « Horde » ?

– Cesse donc les questions, pauvre seigneur de pacotille, gronda Selmir, crevant d’envie de franchir la distance les séparant pour se jeter dans un affrontement sanglant.

– Presque, j’ai bientôt fini. Pour quelle raison s’en prendre à une région aussi isolée du monde, sans aucune ressource ni concentration d’énergie, et encore moins de kaïru ? Vous ne voulez tout de même pas nous capturer juste pour le plaisir de parader dans les steppes glacées, nous à vos bras ? La gloire serait-elle votre unique objectif ?

– Patience, susurra Cape Rouge. Chaque chose en son temps. Laissez notre ami lier vos mains et vos chevilles, puis vous emmener loin de ces contrées avant qu’il ne soit trop tard. Vous apprendrez nombre de choses intéressantes en nous suivant. Des connaissances dont vous n’avez même pas idée. Et, pourquoi pas, un moyen de parvenir enfin à une paix entre chaque Famille…

Empoignant discrètement le bras de Juàn, Saraya se pencha doucement vers lui, comme pour vérifier l’état de ses blessures. Intrigué, le brun la laissa l’examiner brièvement, tandis qu’elle glissait quelques mots à son oreille.

– Cela ressemble bien plus à une tentative de nous convertir à leur idéologie, qu’à une proposition sincère.

– C’est à peu près ce que je pensais, confirma l’homme. Ce ne sont que des fanatiques persuadés que leur Famille détient le secret universel. Gardons les enfants hors de leur portée. J’ai beau les aimer de tout mon être, ils restent les plus influençables d’entre nous.

– Oh, ne crois pas cela, soupira lourdement Saraya, lâchant le tissu glacé qui crissa sous la pulpe de ses doigts.

– Pourquoi forcément monter à l’assaut ? tenta timidement Izan, s’appuyant sur son bâton pour essayer tant bien que mal de redresser l’échine. Vous ne souhaitez pas notre mort, et nous voulons seulement poursuivre notre chemin. Laissez-nous repartir pendant que vous faites vos propres affaires, et comme ça personne ne sera blessé.

– Plutôt crever que de reculer face à eux ! s’emporta violemment Ainhoa, lâchant la main de son petit camarade pour appuyer sa déclaration d’un coup de poing passionné, mais cependant inutile, dans la colline de givre la plus proche, son visage enfantin se fripant quand elle sentit une minuscule plaque de neige se détacher d’une crête surplombante pour couler directement sur sa nuque.

– Prends bien garde à ce que tu affirmes, petite, rétorqua sèchement la femme Hildenerven, rabattant sa capuche pour repousser une soudaine rafale tempétueuse, amenant avec elle une flopée de flocons aussi irritants qu’une poignée de sable fin jeté en plein visage. Certains vœux sont amenés à se réaliser, mais pas toujours de la manière dont on le désire. En particulier quand votre combat n’est pas… légitime.

– Les Hildenerven n’aura jamais aucune légitimité, et certainement pas en usant de tels procédés ! rétorqua Nerea avec véhémence, suppliant silencieusement sa mère de la laisser planter sa lance entre les côtes de Cape Rouge.

Craignant une rébellion soudaine de la jeune femme, Saraya secoua vivement la tête, l’incitant silencieusement au calme. Alors qu’elle s’apprêtait à exposer un argumentaire clair, mais implacable, face aux protestations indignées de Nerea, cette dernière obéit immédiatement, mordant au sang sa lèvre inférieure dans sa tentative de se réduire elle-même au silence. Ravie de ne pas devoir se charger d’un nouveau problème, Saraya se détourna de la jeune femme, surveillant nerveusement les cieux se balançant paresseusement au gré des rafales. Elle ignorait ce qui maintenait sa fille aînée à l’écart de son emportement naturel, néanmoins elle remercia silencieusement les Limbes de sa relative tranquillité.

De longues secondes s’écoulèrent, aussi longues que des années des années, durant lesquelles les deux camps s’affrontaient silencieusement du regard, nul ne brisant le maigre équilibre empêchant les combattants de s’emparer de leurs armes. Seule, légèrement postée en arrière de ses deux compagnons, Cape Rouge relevait régulièrement ses pupilles claires en direction des lourds nuages s’amoncelant promptement, tirant sur le devant de sa robe pour la réajuster, trahissant une impatience imparfaitement contenue en croisant et décroisant sans arrêt les doigts, qu’elle dissimulait derrière sa taille quand elle ne les posait pas sur ses vêtements.

– Tuons-les, proposa faussement aimablement Selmir, la grimace qu’il tentait de faire passer pour un sourire accentuant la dureté de ses traits, sans quitter un instant la silhouette de Nerea du regard, refusant de passer l’éponge sur son affront.

– De toute manière, il est trop tard, déclara soudainement Cape Rouge, cessant dans le même temps de surveiller le sol. La route est perturbée. Selmir, il va falloir que tu changes de cap.

– Cessez de parler par énigmes, pourquoi…

Bien que prête à toute éventualité, Saraya sursauta violemment quand elle crut entendre un sforzando de craquements, conjugué à une foule de rugissements inhumains. Même le blizzard, redoublant pourtant d’intensité, ne parvint à assourdir le grondement d’apocalypse qui frappa uniformément le groupe de cavaliers empêtrés dans la tempête. Hennissant violemment, Pendragon trépigna, tentant d’arracher les rênes de son jeune maître pour courir loin de ce vacarme.

Avant que Saraya n’ait eu le temps d’esquisser davantage qu’un semblant d’écart, afin d’éviter une éventuelle offensive manigancée par Cape Rouge, la glace, déjà malmenée par le combat contre le monstre de Selmir, se mit à trembler sous la semelle rigide de ses bottes. Crevant la surface de l’habit poudreux, devenue tentacules s’enroulant autour de son corps tétanisé, des éclairs chatoyants, myriade de smaragdin veinée de minuscules particules circulaires courant le long de ses flancs, déchirèrent la surface figée depuis des décennies, avant de se précipiter en direction du ciel uniformément blanc, contrevenant à toutes les règles de la nature. Un cri apeuré d’enfant – était-ce celui de Blàs, ou d’Ainhoa ? Et celui, indéniablement adulte, qui venait de suivre, à qui appartenait-il ? – creva le déchaînement brutal de puissance, alors qu’elle aperçut, à la périphérie de son champ de vision, Nerea s’emparer de son X-Reader.

Instinctivement, sans ignorer la futilité de son geste, Saraya mobilisa tout le kaïru intérieur dont elle disposait encore, formant un bouclier grandissant exponentiellement afin de s’opposer à la remontée de cette foudre. Trop lentement, cependant, pour contrer une attaque éclair. Juste au-dessous de ses pieds, un premier impact ébranla la mince protection, lui épargnant une fâcheuse mort instantanée. Mais des dizaines d’autres s’abattirent tout autour d’elle, fissurant chaque fois davantage le bouclier ainsi érigé, emprisonnant l’escorte dans une cage dépourvue de barreaux, réduisant pourtant à néant ses chances d’échappatoire.

À demi aveuglée par la vive lumière, son regard ne parvenant à se fixer là où elle ne risquait guère de perdre définitivement la vue, elle ne renonça cependant pas, rassemblant les dernières bribes de pouvoir pour continuer à générer la seule barrière entre elle et la fureur destructrice s’abattant sur elle, tentant d’étendre aussi loin qu’elle le pouvait la protection.

Alors qu’elle tournait la tête, à la recherche de ses compagnons, un mur de pierres sembla s’abattre sur son corps malmené, se fichant comme d’une guigne de l’obstacle lui étant opposé, pour se fracasser contre son flanc, secouant son corps engourdi au point qu’elle manqua en perdre à la fois son bouclier et sa main. Sonnée, elle battit – tenta de battre – des pieds, surprise de sentir la morsure tranchante du froid sous ses omoplates. Elle s’était donc écroulée ?

La poitrine coupée en deux d’un trait net, l’empêchant de respirer, elle tenta d’esquisser un geste, sans même savoir lequel. Incapable de mener à bien son projet, elle s’arrêta, la tête tournant dangereusement, fixant les couches indiscernables des nuages filant lentement vers le lointain sans les voir, les pupilles encore remplies de l’éclat du déluge de kaïru. Car ce ne pouvait être que cela, n’est-ce pas ? À peu de choses près, elle aurait pu croire s’être assoupie un instant pour se reposer. Si encore elle avait l’habitude de se reposer les yeux grands ouverts.

Loin, très loin, lui sembla-il, le fracas caractéristique du tonnerre montait à ses oreilles à travers une brume ouatée – que de sons incongrus, dans le silence presque total l’entourant désormais.

Se relever sur-le-champ, ne pas rester étalée à terre, elle faisait une proie bien trop facile, s’exhorta-t-elle mentalement, sans pour autant qu’aucun de ses muscles ne se contracte. Étrangement, en dépit de la calme irréalité de sa position, elle écarta immédiatement la possibilité d’avoir péri. Sinon, ses vieux os ne la mettraient pas tant au supplice, comme si elle venait de passer une année entière à cheval sans avoir mis une seconde pied à terre.

Entendant le hennissement affolé de Verln, écho de ses pensées encore troubles, son esprit se cabra instinctivement. Hors de question de laisser l’une de ses filles l’apercevoir dans cet état. Ou, pire, s’il s’agissait de la Cape Rouge qui, envieuse d’une victoire totale, venait l’achever de ses propres mains !

D’un grognement sourd, l’escorte parvint à donner assez d’impulsion à son corps pour rouler sur le côté. Si ses écailles n’avaient pas recouvert sa colonne vertébrale, une petite paraplégie serait sûrement allée de pair avec les crampes. Quelle ironie, constata-t-elle, sentant qu’elle souriait malgré elle, la pointe de la masse piquant ses hanches. Elle possédait encore un moyen de se défendre si cette misérable osait s’approcher trop près, mais ignorait si elle détiendrait la force de lui asséner un coup fatal.

Du moins durant les cinq prochaines minutes. Ensuite, elle s’arrangerait pour que la tête turquoise aille orner les douves du palais en guise d’avertissement. Quoique, voyager avec un visage séparé de son corps risquait de choquer Ainhoa. Ou de la remplir de joie de voir l’affront de l’attaque vengé aussi indiscutablement.

Quand la poussière flottant dans l’air fut un peu retombée, Saraya put enfin découvrir le carnage. Aucun de ses compagnons ne se trouvait près d’elle, et rien n’indiquait leur éventuelle survie… ou pire. La neige se retrouvait complètement arrachée sur des plaques et des plaques entières de glace laissées à vif, soulevées sur plusieurs mètres comme autant d’écailles arrachées à mains nues par un géant. De larges trous béaient tout autour de l’escorte, se propageant jusqu’à l’endroit où elle se tenait, un instant plus tôt, à une bonne vingtaine de pas de là, lui sembla-t-il, sans certitude. Le souffle de… De quoi ? De l’explosion ? Du tonnerre ? L’une des énormes collines de glaces, dévorée par des flammes d’un ébène improbable, saillait des sentes sinueuses empruntées auparavant par la petite caravane, seule rescapée du désastre. Dans le lointain, un roulement continu prouvait que l’œuvre de destruction se poursuivait avidement, suivant le même chemin que celui de la Horde, un peu plus tôt.

Deux mains rugueuses empoignèrent ses biceps, tirant brutalement sur sa chair glacée, l’arrachant à la neige dont elle peinait à se débarrasser. Les bourdonnements envahissant ses oreilles s’amplifièrent davantage, afin qu’enfin elle puisse en distinguer une suite de mots à peu près cohérents.

– Au nom de Dieu, debout ! Ce n’est pas le moment de taper sa meilleure sieste !

Elle se crispa, resserrant son emprise sur sa masse. Réalisa enfin que les chuchotements incessants l’agressant depuis qu’elle s’était relevée détenaient une intonation bien trop masculine pour appartenir à sa fille aînée. Laissant son arme glisser jusqu’à son extrémité, l’escorte effectua une soudaine volte-face, projetant la masse vers l’arrière dans un large mouvement circulaire. L’acier rencontra quelque chose de mou, s’enfonçant sur une bonne moitié de sa longueur. Basculant en arrière, son agresseur tituba de quelques pas avant de s’effondrer, un faible cri étranglé de protestation l’accompagnant.

Comme si ce simple geste chassa les rémanences de sa chute, réflexe étrangement logique au sein d’un enchevêtrement implacable de miasmes, ses oreilles se débouchèrent brutalement. Une cacophonie éclata sous son crâne, l’escorte grimaçant tandis qu’elle portait une main à ses tempes. La douleur décrût exponentiellement, aussi rapidement qu’elle était venue. Voilà qui minimisait significativement les courbatures grignotant ses muscles, conclut ironiquement Saraya, empoignant sa masse à deux mains pour la pointer en direction de la forme, projetée à quelques pas de l’endroit où elle se tenait, gisant sur le dos en battant grotesquement des bras afin de se relever. Refusant de reculer, craignant de dévoiler sa faiblesse momentanée en titubant, Saraya crispa ses poings sur la poignée, prête à répliquer à la moindre charge de la part de son ennemi.

– Maman ! tonna la voix, bien plus grave qu’à l’accoutumée, de Nerea, émergeant brutalement de la lourde chape de brume.

Craignant nager en plein faux espoir, Saraya observa la lourde silhouette de son monstre signature projeter une gerbe de flocons tandis qu’elle ralentissait à sa hauteur. Poussant un soupir essoufflé, l’escorte jeta un vague signe de la main, destiné à rassurer sa fille, le temps qu’elle parvienne à reprendre correctement sa respiration.

Ainsi, Nerea était parvenue à se transformer avant d’essuyer l’étrange charge de leurs ennemis. Une excellente chose, mieux valait que ce soit son monstre signature qui subisse les chocs d’une offensive, que la forme humaine de la jeune femme, conclut-elle, grimaçant sans, pour une fois, se soucier de sa réputation quand son dos émit un craquement sonore. En particulier quand le monstre de Nerea, Dragus, dont la forme évoquait un dragon du Komodo humanoïde, se trouvait recouvert d’une peau aussi épaisse qu’une armure. Néanmoins, le bleu turquoise de l’animal, combiné au doré de ses abdominaux et de sa gorge, restait terriblement voyant au milieu des congères immaculées. Le scintillement des cinq pierres smaragdines, situées sur le torse, au milieu des cuisses et au bout des épaules, accrocha la pâleur blafarde d’un soleil falot presque entièrement dissimulé par des nuages filasses s’étendant à l’infini, manquant de peu d’aveugler Saraya, une main posée en visière devant les yeux.

Dragus était un monstre destiné à impressionner ses adversaires, pas à se dissimuler dans les ombres. En somme, il correspondait parfaitement au caractère de sa fille.

– Tu n’as rien ? s’enquit-elle immédiatement, oubliant momentanément le vouvoiement auquel elle semblait tenir – quand elle ne se mettait pas à tutoyer sa mère.

Soulagée de constater qu’en dépit de quelques coupures, la jeune femme paraissait en un seul morceau, Saraya hocha positivement le crâne, caressant affectueusement les côtes bleu nuit, plus sombres que le reste du corps du monstre.

– Tout va bien, autant que possible, assura-t-elle. Rejoins immédiatement le combat maintenant, je…

Un second cri de terreur pure, cette fois parfaitement audible, interrompit l’escorte. Profitant du court échange entre Saraya et sa fille pour se redresser sur ses pieds, son agresseur pointait un canon sombre en direction de sa fille, un filet de sang s’étalant généreusement sur le côté de son crâne, ses mains tremblantes ne parvenant guère à lui donner une crédibilité menaçante. Un grondement sourd monta de la gorge du monstre de Nerea, le corps se tendant sous la main apaisante de l’escorte, prête à bondir. Incrédule, cette dernière serra les mâchoires pour s’empêcher de déblatérer la première des remontrances lui montant aux lèvres, s’exhortant au calme tandis qu’elle fixait, sans comprendre quelle entité, juchée dans sa demeure céleste, avait seulement pensé que l’ironie de la situation formerait une distraction parfaite, l’imbécile qui osait les menacer.

– Rupert ?! finit-elle par souffler, s’éclaircissant discrètement la gorge. Vous vous rendez bien compte que si vous ne baissez pas sur-le-champ votre arme, je vais être obligée d’intervenir autrement qu’en vous frappant du plat de ma masse ?

Eh bien, heureusement qu’elle n’avait pas frappé dans l’optique de tuer, cela aurait été… problématique.

Ébahi, l’aubergiste cligna frénétiquement des paupières, scrutant sans d’abord comprendre la femme et la créature lui faisant face, le canon de son fusil passant de l’une à l’autre sans qu’il ne parvienne à se décider. Un pompe, remarqua Saraya. Décidément, même les coins les plus reculés de cette planète avaient fait d’énormes progrès en matière d’armement. Bien que cela ne risque pas de lui être d’une grande utilité.

Par contre, un coup de ce petit joujou ne les aideraient pas à remporter la victoire.

Enfin, l’humain parut reconnaître sa cliente de la veille, verrouillant son regard sur elle, déviant parfois sur la masse qu’elle tenait toujours en main. Pour autant, il ne fit pas mine d’abaisser sa propre arme.

– Vous êtes de mèche avec ces créatures ! cria-t-il, accusateur. J’aurais dû vous égorger durant votre sommeil, au lieu de vous offrir le gîte et le couvert !

– Il va falloir être un peu plus précis que cela, déclara Saraya, consciente que l’apparence actuelle de Nerea n’inciterait certainement pas l’humain à la confiance. Elle est avec moi (derrière sa mère, la jeune femme gronda de nouveau, ses ailes turquoise caparaçonnées frappant furieusement la glace). Mais si vous parlez des choses qui ont envahit les cieux un peu plus tôt, nous sommes en train de nous battre contre leurs maîtres. Enfin, s’il s’agit bien de cela, ajouta-t-elle pour elle-même.

Et s’il était possible d’appeler se « battre » tenter de rester debout devant le déchaînement fort peu naturel des éléments.

Reculant à tâtons, Alan Rupert parvint à retrouver la bride de son cheval, abandonné devant une plaque de neige que l’animal grattait dans l’espoir de grappiller de maigrichons brins d’herbe, tremblant de ses quatre membres trapus. Sans la terreur luisant dans les billes sombres de l’animal, difficile de penser que l’humain ne se serait pas retrouvé à devoir patauger dans la neige, mort de froid avant d’avoir pu atteindre le col. La peur pouvait parfois se révéler utile pour empêcher les bêtes de fuir en laissant derrière leurs maîtres. Les traces de suie maculant la robe pie du cheval, combinées au boitement prononcé de son postérieur droit, laissait supposer que Saraya n’était pas la première rencontre que le duo faisait.

– Et pourquoi est-ce que je vous croirais ? rétorqua Alan, tournant le regard en direction de la tempête alors qu’une explosion tremblait sous leurs pieds. Sitôt votre départ, une horde venue tout droit des enfers s’est jetée sur mon pauvre refuge, réduisant à néant toute une vie de travail ! Curieuse coïncidence !

– Peu importe votre avis, siffla Saraya, tout juste suffisamment concentrée sur la nécessité de rejoindre Juàn pour ne pas éliminer le témoin indésirable, aussi innocent puisse-t-il être. Contentez-vous de fuir le plus loin possible, si encore votre cheval est assez rapide. Nous n’avons pas le temps de nous occuper de votre peau.

Même ainsi, rien ne garantissait que l’aubergiste conserverait la vie sauve. Enfin, d’autres problèmes bien plus urgents préoccupaient l’escorte.

Comme par exemple, découvrir pourquoi sa fille paraissait être la seule à ne pas avoir souffert directement de l’assaut essuyé plus tôt par la petite colonne de cavaliers. À présent que l’ouate entourant ses capacités de réflexion se dissipait progressivement, elle réalisa que le peu de blessures de sa fille, pour se révéler des plus rassurant, restait malgré tout suspect. Certes, la poudreuse recouvrait les ailes du Dragus, et une poignée de coupures provoquées par le blizzard tapissait la carapace bleue de la créature. Mais si elle se fiait à ses propres articulations douloureuses et ses vêtements déchirés en plusieurs endroits, cela restait bien peu cher payé pour subir l’assaut au même degré que les autres. La jeune femme avait bien dû faire preuve d’une étonnante rapidité pour se transformer en monstre, tenter de protéger ses seigneurs, puis repartir auprès de sa mère sans plus de traces de choc que quelques égratignures.

– Nerea, as-tu vu où Juàn et Blàs ont été projetés avant que je ne tombe ? questionna-t-elle calmement, sans laisser transparaître son trouble. Et les chevaux ? Ont-ils seulement survécus à l’offensive ?

– Je l’ignore, je n’ai vu personne, déclara spontanément l’intéressée, provoquant un sursaut affolé du tenancier, fixant avec des yeux exorbités la chose qui, contrairement à ce qu’il imaginait, était douée de parole. Quant à Leurs… nos compagnons, je crois avoir vu Pendragon filer aussi rapidement qu’un fourche-venin poursuivi par une nonne-poilue, tandis que je m’envolais.

– Une quoi ? Nerea ? Le joli petit brin de femme, hier ? Ça suffit maintenant, vous allez répondre à mes questions, et maintenant ! s’étouffa Alan, levant de nouveau le canon de son arme en direction des deux femmes, une main frottant vigoureusement sa tempe, là où l’arme de l’escorte l’avait frappé.

Poussant un sifflement agacé, elle arma de nouveau son bras, frappant la main maintenant l’arme de l’aubergiste. Criant de surprise, l’homme la fixa de ses yeux exorbités, esquissant tout juste un vague geste quand elle s’empara du fusil, le projetant avec force au hasard de la tempête. S’il parvint à conserver un semblant de dignité, tentant d’évaluer l’endroit approximatif où son seul moyen de défense avait pu s’échouer plutôt que de courir en braillant de désespoir après son jouet, un couinement dépité franchit insidieusement la barrière de ses lèvres, l’incitant à reculer, malgré son reste de dignité.

– Tandis que tu t’envolais ? reprit Saraya, ignorant de nouveau le gêneur. Ainsi donc, tu n’as pas cherché à protéger, en premier lieu et avant toute autre considération, Juàn et Blàs ?!

Comprenant brutalement ce qu’impliquait sa dernière déclaration, Nerea se rembrunit, enfonçant sa tête monstrueuse dans ses épaules.

– Pauvre folle ! Depuis quand l’une de mes filles se laisse-t-elle guider par l’affolement, telle une vulgaire poule sans tête ? Serais-tu devenue l’un de ces mâles dépourvu du moindre bon sens, pour oublier quel est le but premier de notre voyage ?! Où sont passés tes réflexes dont tu te vantes tant, et à raison la plupart du temps ? Réponds, Nerea ! Tu as préféré te mettre toi à l’abri, alors que tu étais la plus proche des enfants !

– Je… Ce n’était pas mon intention, je le jure… Il n’y avait pas d’autres choix.

– C’est une plaisanterie ? Elle est mauvaise ! explosa l’escorte, la colère chassant les dernières traces d’étourdissement.

Pourtant, la totalité de son pays savait que l’escorte n’était guère propice aux blagues diverses. Un coup d’œil en direction de l’humain, tamponnant du revers de son manteau, l’air morose, sa blessure au crâne, la dissuada d’argumenter davantage. Certaines choses n’étaient pas à laisser tomber dans l’oreille du premier quidam venu.

– Nous en discuterons plus tard, trancha Saraya, sachant pertinemment que son calme de façade se trouvait gâché par ses dents serrées. Retourne auprès de Juàn. Avec tes ailes, tu es la plus rapide de nous deux, et certainement la plus apte à les défendre, lui et son fils. Et ne me déçois pas, cette fois, ajouta-t-elle durement.

– Mais je ne peux pas te laisser seule face à ce type ! protesta l’intéressée, tournant un regard angoissé en direction du déchaînement infernal secouant inlassablement les congères, soulevant une poussière de verre tellement épaisse que nul ne pouvait distinguer quoi que ce soit à travers la nappe râpeuse.

Fort peu disposée à discuter, Saraya la fit taire d’un geste sec.

– Cesse de discuter mes ordres, siffla-t-elle, abandonnant à regret son rôle de mère pour endosser celui de militaire en situation critique. Tu n’as jamais reculé devant un combat, alors va te battre ! Dès que possible, je te rejoindrai.

– Est-ce que c’est le jour du Jugement Dernier ? gémit Alan Rupert.

Une variation dans les flux de tanabris ne cessant de circuler avertit l’escorte une fraction de seconde avant le déluge. Une pléthore d’éclairs céruléens jaillirent aussitôt du ciel, venant frapper chaque moraine ayant eu le malheur de se trouver autour du trio. D’un grondement évoquant irrésistiblement la fureur d’un colosse inexpugnable, la foudre souleva dans les airs une volée d’aiguilles acérées, fouettant sèchement le sol avant de rebondir, se figeant enfin dans un tressaillement résonnant au creux des entrailles. Ce fut l’assaut de trop pour la monture de l’aubergiste, hennissant de terreur avant de fuir au grand galop de l’endroit où il l’avait laissé un instant auparavant. Glapissant d’agacement, Alan tenta de la poursuivre sur quelques pas, abandonnant rapidement la course, hors d’haleine. Une moue dépitée se peignit sur ses traits, alors qu’il se contentait d’observer l’escorte rejoindre sa fille.

– Je l’aimais beaucoup, moi, ce cheval, marmonna-t-il tristement. (Il se reprit promptement, rejoignant en quelques enjambées les deux femmes, tirant sur le bas de la tunique de la plus âgée. Sans pour autant pouvoir s’empêcher de scruter Nerea, tentant de comprendre comment une telle diablerie était possible.) Je vous en conjure, il faut partir tout de suite ! Si vous êtes réellement sincères, abandonnez l’idée que vos compagnons aient survécus ! Personne ne pourrait échapper à une telle…

Incapable de trouver le mot juste, il finit par lever les bras au ciel, impuissant.

– Silence ! ordonna rudement Saraya.

Hors de question d’envisager que le discours de l’humain, dans sa peur, puisse contenir ne serait-ce qu’une once de véracité !

Dans un sifflement atroce, une nouvelle salve jaillit de la glace, à quelques pas du trio, réduisant encore la marge de manœuvre leur restant.

– Je connais un réseau de grottes, un peu plus loin, dans lequel nous serions à l’abri ! cria Alan Rupert, assez fort pour se faire entendre par-dessus la cacophonie ambiante.

– Sommes-nous encore à l’abri quelque part ? rétorqua Saraya, resserrant sa prise sur sa masse, désormais inutile face à l’ennemi se dressant face à elle.

– Ça vaut le coup d’essayer ! Je ne me sens pas prêt à me laisser carboniser sur pied. Nous n’avons plus de chevaux, mais peut-être que cette… chose (surmontant péniblement sa nervosité naturelle face au regard d’or de Dragus, l’aubergiste se força à ne pas se détourner, la désignant du pouce) sera suffisamment rapide pour nous emmener loin de cet enfer !

Saraya ne répondit pas, fixant sans paraître l’entendre la steppe dévorée par les flammes et les éclairs. La raison commandait de le suivre, elle le savait. Mais là-bas, Juàn tentait sûrement de s’échapper. Blàs avait une chance de s’en sortir, peut-être, avec la vitesse de Pendragon… Et Ainhoa, sans sa mère et sa sœur, que lui arriverait-il ? Sans parler d’Izan, tout juste capable de tenir sur ses jambes lors de leur dernière entrevue.

– Maman ! cria Nerea, pressante.

Elle avait juré de protéger Juàn, quel qu’en soit le prix, depuis qu’elle lui avait appris à tenir une lance sans se la planter dans le pied. Et avait renouvelé son serment à la naissance de Blàs envers son fils. Elle ne pouvait pas les abandonner, pas comme ça !

Et pourtant, pouvait-elle davantage les aider en se jetant la tête la première dans le tourbillon de pouvoir martelant la glace, sans certitude de les retrouver, plutôt qu’en abandonnant un instant sa recherche, attendant que l’orage passe pour retourner les aider ?

Pourquoi ce qui était juste devait-il être si dur à accepter ?!

Que Juàn lui pardonne, elle ne pouvait plus rien faire !

Les mâchoires serrées de rage, Saraya hocha sèchement la tête en guise d’approbation, l’argent de ses pupilles se décrochant du carnage alors qu’elle bondissait sur le dos de sa fille aînée.



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* ce genre de disque apparaît également dans la série originale, principalement dans les épisodes « Le Gant de Fer » et « Froztock Platine »

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