Un lever de printemps

Chapitre 4 : Le Chœur du ciel

7817 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 30/04/2021 20:46

Le Chœur du ciel


Le Chœur du ciel


À tout hasard, Juàn guida le petit groupe à l’entrée du col censé leur ouvrir le chemin vers leur pays, au cas où, un miracle se produisant, une voie suffisamment large aurait été ouverte. En vain ; aucune présence ne vint seulement les accueillir, les « gars de la ville » aussi absent qu’une oasis au beau milieu d’un des déserts rocheux des Koyalsi. Personne n’osa émettre l’hypothèse, de toute façon hautement improbable, qu’en cours d’après-midi quelques ouvriers arriverait pour entamer les travaux de déblaiement, plongeant Izan dans une morosité qu’il tenta de dissimuler en conversant le plus naturellement possible avec Nerea, surveillant les réactions de Saraya du coin de l’œil. Pressant les mollets, Tinli se mettant à avancer au pas en secouant furieusement sa queue, Juàn s’approcha le plus près possible de l’endroit où, d’après le gérant, l’éboulement avait eu lieu. Il ne mit qu’une poignée de secondes pour se rendre à l’évidence, hochant négativement la tête à l’attention de ses compagnons. Une véritable avalanche de plaques de glace, de morceaux de roche détachés des parois et de congères assez hautes pour engloutir Ainhoa empêchaient tout passage. Un véritable manque de chance… ou un piège savamment orchestré, ajouta Saraya pour elle-même, ne pouvait se départir de l’impression étrange aiguisant encore ses sens.

Profitant d’une pause de quelques minutes, durant laquelle Juàn réajusta les vêtements de son fils (le petit, les lèvres violaçant déjà, tenta de convaincre son père qu’une ou deux roulade dans la neige ne lui seraient aucunement préjudiciable, sans résultat), vérifiant au passage qu’Ainhoa ne gelait guère sur place, l’escorte s’approcha à son tour, scrutant les hauteurs. Peut-être parviendrait-elle à dénicher une preuve de l’utilisation de pouvoirs spécifiques, incriminant sur-le-champ les responsables d’un éventuel guet-apens. Cela ne ressemblait pas à l’utilisation d’attaque kaïru, aucune marque de coup ne venant ponctuer l’éboulement. Des traces caractéristiques d’une glace forcée à fondre impliquerait presque à coup sûr des Handroktasiaykins. Ou de la magie runique, propre aux Dangarwill. Ou même, un résidu de corruption. Ce qui, en somme, serait particulièrement problématique, car signifierait que d’autres Mac Aznar avaient eu vent de l’expédition. À condition que tout cela ne soit pas balayé par la présence cachée d’un, ou d’une, Hildenerven. Cette sorte de famille, aussi hétéroclite que relativement récente, ne cessait de les surprendre. Et aucun d’entre eux ne connaissait la réelle étendue de leurs pouvoirs.

Ordonnant le départ, les enfants solidement couverts, Juàn refusa catégoriquement, d’un geste, la proposition de Nerea, la jeune femme assurant qu’il lui serait aisé de déblayer l’entrée à l’aide d’une attaque ou deux, puisque personne ne se trouvait à des kilomètres à la ronde.

– Dans cette partie de la région, un choc trop puissant risque bien de déclencher une avalanche. Regarde (il pointa le doigt vers le sommet des hautes parois entourant le col). Toutes ces plaques que tu vois déborder du bord sont instables. Un souffle de vent un peu plus brutal que les autres les ferait basculer dans le vide. Le passage n’est déjà guère sécurisé en temps normal, alors maintenant, ce serait de la folie meurtrière. D’autant que nous ignorons si ton attaque dégagera réellement l’accès, ou si elle empirera les choses en faisant s’écrouler l’ensemble des blocs constituant l’éboulement. C’est bien trop risqué.

Au départ plus que dubitative quant à la justesse des arguments de l’homme, Nerea dut néanmoins se rendre à l’évidence au fur et à mesure de son explication. Les attaques, qu’elles soient kaïru ou non, précipiteraient obligatoirement le mélange de glace et de neige droit vers les cavaliers – ou, peu s’en fallait, risquait de les enfermer dans une cuve, les parois guère assez compactes pour espérer s’échapper en grimpant.

Vu l’empressement des locaux pour rétablir le passage, Saraya ne pariait pas sur leur aide en cas de besoin.

Les chevaux effectuant une volte-face légèrement rectangulaire à cause de la poudreuse collant aux boulets, il ne resta bientôt plus que les hurlements rageurs des rafales au sein de la passe. Moins enclin encore à emprunter la seconde option, cheminer parallèlement au col, quand il constata la fragilité du terrain, Juàn leur fit prendre la direction du sud, rejetant d’un large mouvement sa cape sombre derrière son épaule.

À peine une heure de pas, agrémentée de trop rares sessions de petit trot, le paysage changea significativement. D’abord par petites touches, assez particulières pour que Blàs observe les congères plus fines, plus acérées également, jaillissant du sol comme autant de minuscules fontaines, sans que cela n’affecte particulièrement leur avancée. Jusqu’à ce qu’une première colline, évoquant un mur de taille moyenne érigé au beau milieu de nulle part, ne se dresse devant eux. Engageant la montée sans échanger davantage qu’un mot ou deux, excepté quand Nerea et Izan se mettaient à discuter sans raison apparente, ils durent décoller leurs fesses de la selle, en équilibre sur les étriers, pour soulager leurs montures au maximum et réussir à gravir la pente raide. Craignant un instant que le léger embonpoint de Jimen ne le fasse déraper à chaque foulée, Saraya constata, non sans surprise, que le petit hongre bataillait vaillamment contre le papier de verre râpant ses sabots, parvenant à tenir la dragée haute à Tinli, seul le soulèvement rapide de ses flancs trahissant son effort.

Enfin parvenu au sommet, Juàn stoppa Uli, la jument jaugeant la possibilité de décerner un coup de crocs à sa camarade, avant d’y renoncer, jugeant probablement que cela ne valait pas qu’elle s’y arrête.

En observant le terrain en contrebas, Saraya eut l’impression de basculer dans un autre pays, marqué par une frontière invisible. En lieu et place de la plaine croûtée qu’ils venaient de quitter, se dressait une succession de collines de taille variable. Si leurs pieds s’enfonçaient toujours dans un amas de blancheur traître, les sommets, balayés par des bourrasques permanentes, se trouvaient dépourvus de poudreuse. L’immaculée couche accompagnant jusque-là le voyage cédait à une nuance de bleu très doux, presque pastel, luisant faiblement chaque fois qu’un rayon de soleil parvenait à percer la chape de grisaille obscurcissant le ciel. Saraya n’eut aucun mal à identifier la glace, piquetée d’éclats irréguliers par endroits, sous la beauté apparente des éléments (relative, à son goût, quand elle présageait tant de contretemps).

Sa bouche se tordit en une moue désapprobatrice. Autant abandonner le trot. Vu la taille des plaques recouvrant les buttes gelées, cela ne mènerait qu’à de nombreuses fractures. Que ce soit venant des animaux, ou des êtres vivants les chevauchant. Les quelques flocons parvenant à s’accrocher aux pentes délavées étaient impitoyablement précipités par le vent, tombant en un amoncellement peu engageant ne cessant de s’alimenter au fil des heures.

– Juàn, nous allons perdre encore plus de temps, murmura Saraya. Est-ce bien prudent de continuer sur cette voie ?

Gagné également par le doute, l’intéressé se dressa sur sa selle, observant le chemin parcouru jusqu’ici. Le compara à celui qu’il restait à effectuer. Enfin, il s’attarda sur les frêles silhouettes des enfants, recroquevillées sur leurs montures à présent que le mouvement ne leur apportait plus un maigre réconfort.

– C’est un imprévu, avoua-t-il finalement. Je ne pensais pas qu’il y aurait autant de collines. Mais il est trop tard pour reculer ; si nous essayons d’emprunter l’autre chemin, nous n’arriverons jamais au Barran Yaär avant la nuit. Tu vas passer devant moi, et nous dégager un passage au fur et à mesure à l’aide de tes attaques. Ici, aucun risque que le kaïru nous fasse tomber la neige sur la tête.

– C’est une possibilité qui pourrait fonctionner, confirma Saraya, échangeant de place avec Juàn. Mais je n’aime toujours pas ce genre de surprise.

Son vis-à-vis approuva silencieusement, reculant prudemment. Dès qu’il fut certain qu’aucune chute peu glorieuse ne viendrait l’interrompre, il se redressa, un poing posé sur sa hanche, s’adressant à ses compagnons d’une voix assez forte pour attirer immédiatement leur attention.

– À partir de maintenant, nous allons marcher les uns derrière les autres. Le terrain est trop hasardeux pour s’éparpiller. Saraya ouvrira la marche pour nous assurer un passage. Je la suivrai, puis Blàs, Ainhoa et Nerea. Izan, tu seras le dernier avec Alma, elle fera une excellente queue. Chéri, ajouta-t-il, s’adressant exclusivement à son fils, il va falloir que tu sois très ferme avec Pendragon. Tant qu’il marchait de front avec une camarade, ses velléités de rébellion restaient limitées, mais il ne va pas apprécier de se retrouver derrière autant de congénères. La neige le ralentira, mais tu le connais, il va sûrement tenter un coup boiteux pour… Enfin…

Plus attentif qu’il ne l’avait été depuis le début de la chevauchée, Blàs acquiesça, ajustant soigneusement ses rênes.

– Ne t’inquiète pas, papa, je le connais maintenant ! assura le petit, tout sourire, s’empressant de changer ses gants d’équitation, trempée par sa manie de passer la main sur la moindre congère à sa portée.

Guère rassuré pour autant, Juàn jaugea l’étalon, pour le moment occupé à se gratter la tête avec son sabot postérieur (1). Une fois encore, il songea à échanger de monture avec son fils, par prudence.

Avant d’examiner sa vieille carne de jument, qui tendait progressivement les dents, ses appuis bien trop soudainement instable pour qu’il s’agisse uniquement de l’effet du verglas promettant quelques écarts parfaitement coordonnés, afin de montrer clairement son mécontentement. Semblant regretter que les meilleurs chevaux soient pour la plupart dotés d’un caractère insupportable, le brun renonça, entamant sa précautionneuse descente. Presque au moment exact où la tempête commença à se lever véritablement.

Penchée en avant sur les selles afin d’offrir le moins de prise possible au vent, la petite colonne de cavaliers progressa à un rythme soutenu, les queues des chevaux recouvertes de flocons collants, s’accrochant au moindre poil voletant au vent plus efficacement qu’une tique sur la chair d’un chien. Conformément aux annonces de Juàn, Saraya, légèrement déportée vers l’avant, ouvrait la marche, optant pour une salve de « faisceau de chaleur » chaque fois qu’ils étaient obligés de ralentir à cause de la trop grande épaisseur de la neige. Attentif à ses camarades, Juàn se retourna à intervalles réguliers pour vérifier que tous, et plus particulièrement les enfants, parvenaient à suivre la cadence imposée, sa cape claquant au vent progressivement masquée par la tempête menaçant de redoubler d’intensité à n’importe quel moment.

La jument de Saraya manqua à plusieurs reprises de distancer sans peine la vieille carne d’Uli, pourtant assez rapide pour se tenir à quelques pas derrière Pendragon seulement, si celui-ci était lancé au galop. L’escorte dut maintenir fermement les rênes, l’empêchant de filer aussi promptement que Tinli l’aurait voulu. L’amoncellement de sifflements rageurs fouettant les cavaliers, les tourbillons neigeux s’étant levés bien trop rapidement au goût de Saraya, en plus de bruits n’existant qu’à l’intérieur du crâne de sa monture, tout cela inquiétait exponentiellement celle-ci, son arrière-train poussant vigoureusement dans le but de fuir le déchaînement cacophonique. Cependant, la sérénité toute relative de sa compagne, juste sous son nez, ainsi que la ferme assurance de sa cavalière occupant son esprit par des demandes simples, calmaient suffisamment Tinli pour qu’elle continue de poser un sabot après l’autre, scrutant avec inquiétude les ombres se dissimulant derrière les congères. Les autres chevaux suivaient les deux cavaliers de tête comme si une corde invisible les reliaient les uns aux autres, fermement empoignée par Saraya.

Quoique, chaque fois que Blàs laissait ses rênes flotter un peu trop longtemps (soit une fraction de seconde, à l’échelle de l’étalon), Pendragon trépignait d’impatience, accélérant au maximum de ses capacités, brûlant du désir de rattraper la jument de tête pour la dépasser. Déjà tentait-il de croquer la croupe d’Uli, agacé de se tenir si loin du devant de la colonne. Aussi Juàn redoublait-il de vigilance ; sa jument, peu propice à la compréhension équine, était bien capable de dégotter un bon coup de sabot à son camarade si celui-ci osait rompre sa marche tranquille. Blàs avait beau être un excellent cavalier, même pour ses presque sept ans, il n’avait aucune envie de provoquer le destin. Hélas, Pendragon, refusant d’abandonner ses idéaux au nom de son cavalier, continuait de tirer quand il le pouvait, disputant le pouvoir chaque fois que l’occasion lui en était donnée. S’il finit par s’énerver des velléités de rébellion de son animal, Blàs n’en laissa en tout cas rien paraître, continuant de marcher en conservant sa place dans la colonne.

Se tournant à demi sur sa selle, Saraya fouilla l’immaculée blancheur, nerveuse quand elle constata que les silhouettes de Nerea et Izan ne lui apparaissaient plus que par intermittence. Néanmoins, son attention se porta sur sa plus jeune fille, et plus particulièrement sur sa monture. Jimen avait toujours été un hongre des plus tenace, bien que sa stature ne laisse aucun doute sur sa tendance à abuser du bon foin. Saraya ne doutait guère de sa capacité à soutenir une longue randonnée (sinon, jamais elle n’aurait sélectionné l’animal), mais à sa connaissance, c’était la première fois que le petit pie affrontait un tel grain. Elle craignit que, épuisé déjà par les nombreux jours passés à fouler la poudreuse, la courageuse bête finisse par atteindre ses limites, se laissant distancer par ses camarades équins. Ou encore, qu’il ne puisse plus continuer.

Elle se morigéna intérieurement. Ce n’était guère le moment de se perdre en sinistres suppositions – exactement ce qu’elle avait reproché à Izan, la nuit dernière. Nerea ne manquerait pas de les avertir si sa sœur se retrouvait bloquée dans la tempête, et l’on aviserait à partir de là. Point final. Pour le moment, tout ce qu’elle pouvait faire, était de rester particulièrement attentive.

Décidant de ralentir fermement, Saraya attendit que Juàn la rattrape, commandant à sa jument de retrouver sa vitesse première dès qu’elle parvint à ses fins. Elle n’eut guère à interpeller son protégé ; Juàn, sur le qui-vive, la fixa immédiatement, se détachant de sa contemplation silencieuse du paysage.

– Ce grain va encore nous ralentir considérablement, déclara Saraya, élevant la voix pour se faire entendre.

– J’ai l’impression que l’ensemble de l’Univers est en train de se liguer contre nous pour nous empêcher de retrouver la douceur du foyer. Mais ce n’est pas ce que tu veux me dire, répondit Juàn, se penchant légèrement en avant. D’où te viens cette manie d’introduire tes idées par une phrase bateau, dis-moi ?

– Cesse donc de te comporter comme un enfant, le tança-t-elle, un peu plus sèchement qu’elle ne le voulut. Lorsque nous sommes partis, le temps n’était pas aussi mauvais, sinon nous serions restés entre les quatre murs du refuge.

– Une perspective qui aurait réjoui cet Alan Rupert, n’est-ce pas ? railla son vis-à-vis.

Son amusement s’évapora brusquement, tandis qu’il se mettait à réfléchir aux déclarations de sa compagne.

– Tu penses que cette tempête est l’œuvre de nos ennemis ? questionna-t-il, soudainement sérieux.

– Eh bien… Je dois avouer que je n’avais pas envisagé cette possibilité, reconnut Saraya, furieuse contre ce relâchement de sa part. Je l’ignore ; tout cela ressemble à une manifestation des éléments des plus naturelle, bien que la tempête se soit levée un peu vite. Mais ce n’est pas impossible dans ces contrées, je suppose. Enfin, l’équilibre du kaïru ne peut pas être déséquilibré à ce point ?!

Juàn jeta un coup d’œil en arrière. Hurlant en dépit des rafales leur refroidissant les lèvres, Ainhoa et Blàs jouait à deviner à quel personnage ils pensaient. Avec ce vacarme, non seulement ils n’étaient pas des plus discrets, mais ils ne risquaient pas d’entendre la conversation des adultes. Les possibilités d’être épiés restaient maigres dans ces plaines désertiques, tout bien considéré, néanmoins peut-être valait-il mieux leur demander de cesser leurs cris si le phénomène affronté n’était pas entièrement dû aux éléments. Au moment où elle allait ouvrir la bouche, les petites voix rieuses se turent, les enfants ayant remarqué que leurs prédécesseurs les observaient fixement. Comprenant instinctivement le message, ils baissèrent instantanément le ton, se mettant à chuchoter, quitte à se répéter.

Eux aussi, sentent notre nervosité, songea Saraya. Les enfants ont parfois des antennes pour ressentir les émotions des adultes. Et si elle se fiait à la façon dont ils commençaient à prêter attention aux alentours, Ainhoa et Blàs se laissaient gagner par leur méfiance. Le voyage risquait d’être plus long encore pour eux.

– C’est plus complexe que cela, soupira Juàn. Le déséquilibre à venir du kaïru n’est qu’une manifestation de plus. Mais gardons cela pour plus tard. Je ne pense pas, en tout cas, que ce soit à l’origine de cette tempête. Parions plutôt pour, éventuellement, un magicien ou un combattant du niveau d’un Maître.

– Et encore, les quelques Maîtres humains que j’ai pu rencontrer me paraissent, pour la plupart, guère assez puissants pour une telle démonstration de pouvoir, commenta Saraya. Enfin, de cet Univers.

– J’avais compris. Mais nous sommes d’accord. Sylvia ne ferait qu’une bouchée de la plupart d’entre eux. Le sang ancien ne coule plus dans leurs veines. Ce qui est bien étrange…

– Pas tant que cela, contra l’escorte, levant l’index. Le tanabris de notre peuple est en train de s’appauvrir. Tu le sens tout comme moi. Nerea est l’une de mes filles les plus puissantes, mais elle n’arrivera pas à la cheville de Blàs dès que son pouvoir se manifestera. Les Mac Aznar sont désormais les plus puissants des manipulateurs de tanabris, et pourtant il n’en reste qu’une poignée. Je parle bien sûr de ceux dont la force est comparable à celle de Sylvia, ou de ton fils.

– Voir celle que j’ai perdue, ajouta sombrement Juàn.

Baissant les yeux, l’homme contempla un instant ses mains, désormais incapable de manier la moindre parcelle de kaïru, tanabris, ou autre. Dénuée de tout pouvoir. Il passa la langue sur ses lèvres, chassant de son esprit la tristesse menaçant de s’installer en lui. Relâchant ses muscles, qu’elle n’avait pas eu conscience de crisper, Saraya exhala un soupir inaudible. Il était déjà exceptionnel que Juàn ait survécu jusque-là après s’être brûlé de manière définitive. Les rares cas connus de l’histoire de son peuple n’avaient jamais survécu plus d’une année, atteints d’une morosité tombant rapidement dans une dépression noire, insurmontable. Jusqu’à l’inévitable. Par chance – si Saraya pouvait l’appeler ainsi –, Juàn avait trouvé de quoi dépasser ce sentiment ne le quittant jamais tout à fait, d’abord en travaillant à le reconstruction de son peuple, puis cherchant à toutes forces une solution pour pacifier, même imparfaitement, la querelle entre les Familles Originelles. Enfin, la naissance de son fils l’avait totalement dissuadé de commettre la moindre bêtise.

La raison pour laquelle il s’était attaché si rapidement, entièrement, à Blàs, sûrement. Néanmoins, Saraya ne parvenait toujours pas à déterminer s’il s’agissait là d’une bonne chose, ou d’une catastrophe à venir.

– Peu importe. La force des Mac Aznar nouveaux-nés elle-même périclite, bien que la plupart préfère se voiler la face, reprit Saraya, tentant de le distraire. Rien ne nous dit que ceux encore en vie suffiront pour nous éviter la catastrophe.

– J’en ai bien conscience. Quel dommage que Sylvia ne suive pas le même chemin ! ricana Juàn, dépité.

Un petit silence s’installa entre les deux cavaliers, Saraya se contentant de l’approuver d’un hochement approbateur, sans le forcer à continuer. Si seulement il s’agissait d’une de ses filles, il lui aurait suffit de la secouer comme un prunier, lui rappelant qui elle était, pourquoi, et qu’accepter ses décisions, son ascendance, était des plus nécessaires, puisqu’il était impossible de revenir en arrière, ou de choisir les membres de sa propre famille.

Finalement, le brun reprit, si bas que l’escorte dut tendre l’oreille pour le comprendre.

– Je ne la comprendrais jamais, soupira-t-il, perdu dans ses souvenirs.

D’un geste vague, il balaya tout cela, comme si rien ne détenait une véritable importance.

– Mais si nous périclitons, les Handroktasiaykins, eux, gagnent chaque jour en puissance. Le rejeton de Ryannor, par exemple. De ce que l’on dit, il est capable de rivaliser avec la fille cadette de la reine Dangarwill, Chiyo. Alors que la force des Handroktasiaykins a toujours été, jusque-là, leur esprit collectif.

– Cela reste des cas isolés, conclut-elle.

– Mais c’est suffisant pour que les Handroktasiaykins comprennent qu’ils seront certainement les cibles privilégiées, dans quelques années. Et se décident, pour certains, à franchir le pas.

– Effectivement. Eux sont obligés de se battre chaque jour pour espérer survivre. Non pas, comme nous, à cause des complots se tramant dans l’ombre – quoique, il existe quelques branches pourries, chez eux aussi, j’en mettrai ma main à couper… –, mais à cause de la rudesse de leurs enfers personnels.

– La croyance commune veut qu’ils adorent autant qu’ils haïssent les Koyalsi, confirma Juàn.

Répondant à l’appel angoissé de Blàs, inquiet de ne distinguer que par intermittence son père, il abandonna la discussion, rétrogradant brièvement jusqu’à la hauteur du petit, le temps de le rassurer d’une caresse dans sa tignasse ébouriffée, plantant un baiser sur le sommet de son crâne. Son fils rassuré, et Ainhoa déclarant qu’elle se chargerait du petit, Juàn accéléra de nouveau, reprenant sa place auprès de l’escorte.

– Peut-être cela explique-t-il le si grand écart entre nos pouvoirs, proposa-t-il. Même si j’ai encore du mal à comprendre pourquoi. Au fait, nous avons digressé, mais que voulais-tu me dire ?

– Quand cela ?! fit Saraya, fouillant dans sa mémoire. Ah oui, à propos de la tempête ! Si le temps ne s’améliore pas, il sera à craindre qu’il faille rebrousser chemin, ou du moins commencer à fouiller les environs à la recherche d’un abri. Les enfants ne tiendront pas toute une nuit de chevauchée dans le froid.

– Tu as raison. Quitte à en construire un de nos propres mains. Mais gardons espoir, peut-être parviendrons-nous à rejoindre la Barran Yaär, et la question ne se posera…

Une détonation retentit soudain devant la petite colonne, coupant Juàn. Non, pas tout à fait une détonation, corrigea Saraya. Plutôt comme un gémissement d’agonie inhumain, une plainte craquelée courant à sa perte, tout en refusant de l’admettre. Elle se redressa, tirant légèrement sur les rênes pour arrêter Tinli, Juàn effectuant la même opération en levant son poing serré, signal d’arrêt. Avant que quiconque ait pu poser la moindre question, Nerea coulissant sa lance hors de sa gaine protectrice, un second coup résonna au travers des hurlements rageurs des rafales. Était-ce son imagination, ou la tempête redoublait-elle de violence, depuis que le silence relatif avait été troublé par ce son incongru ?

Trahissant pour la première fois de son existence sa peur, Pendragon renâcla, gêné d’être ainsi enfermé au milieu de ses congénères. Poussant un hennissement aigu, qui manqua de peu d’affoler Tinli et Verln, déjà sur le point de détaler sans demander leur reste, l’alezan se cabra, avant de bondir verticalement, comme s’il voulait soudainement hisser une voile en haut d’un mat. Déséquilibré, Blàs poussa un petit cri d’angoisse, s’accrochant aux rênes comme si sa vie en dépendait, avant de presque se jeter en arrière, se rappelant de peu les leçons prodiguées depuis son enfance. Toute possibilité de fuite lui étant refusée, Pendragon finit par s’immobiliser, les globes oculaires manquant lui sortir des orbites, le souffle court, Blàs désespérément crispé sur sa selle. Abandonnant la surveillance du terrain à son escorte, Juàn se pencha par-dessus l’encolure d’Uli, empoignant sans douceur aucune les rênes de la monture de son fils, aussi pâle qu’un fantôme, terminant de contraindre l’animal à l’obéissance.

– Cette fois, j’en ai plus qu’assez ! explosa-t-il, se maîtrisant juste assez pour ne pas décoller une claque monumentale à l’alezan. Si on ne peut pas faire confiance à cet bête, tu ne la monteras pas une seconde de plus, quitte à ce qu’il chevauche seul derrière nous !

– Juàn, calme-toi, intervint Saraya, les battements de son cœur lui montant au bord des lèvres, tant elle avait cru que le garçonnet finirait désarçonné. Plus tu utilises la force avec Pendragon, plus il s’énervera. Ce n’est pas comme ça que tu dois le punir.

– Peu importe ! J’avais bien dit que Blàs était trop petit pour le monter autant, et aussi longtemps, siffla l’homme, desserrant néanmoins légèrement le poing. Je ne sais pas ce qui m’a pris d’accepter, mais…

– Papa, ça va, il a eu peur, comme tout le monde, plaida doucement Blàs, les dents claquant encore de sa récente frayeur. Je promets que je vais faire attention, et…

– Certainement pas ! Pour l’instant, tu tiens en selle, mais qu’est-ce qu’il se passera si tu finis par terre, hein ? Ta santé n’est pas un jeu de roulette dans lequel tu es le lot gagnant !

– Au risque de paraître grossière, pourriez-vous, mes seigneurs, baisser d’un ton ? Il est impossible d’écouter quoi que ce soit dans ces conditions, osa Nerea, le front plissé sous la concentration.

Juàn se redressa, raide comme un piquet, foudroyant d’un regard terrible la jeune femme comme s’il s’apprêtait à lui ordonner de se jeter dans le premier fossé venu pour cause d’impudence. Cependant, il se reprit rapidement, prenant plusieurs lourdes respirations saccadées les yeux clos, abandonnant momentanément le débat pour poser sa main libre sur la garde de son épée. Izan, guère plus rassuré que les deux enfants, pensa néanmoins à empoigner son bâton, la perspective d’une nouveauté, rompant la monotonie du voyage, le tirant de l’état de semi-absence dans lequel il s’était laissé glisser.

– Foutu col, grommela Juàn, aux aguets. Si seulement ce Alan avait eu la bonne grâce de se tromper !

Saraya déboucla silencieusement le nœud fermant la pochette de son X-Reader. Une masse réduisait efficacement le crâne de ses ennemis en bouillie, mais possédait le fort désavantage de ne pouvoir être utilisée qu’à courte distance. Or, elle ne comptait pas laisser quiconque s’approcher suffisamment pour qu’elle ait à s’en servir. Ses quelques talents, lui permettraient de tenir à distance les intrus.

– Je ne sais pas ce qui a fait peur aux chevaux, mais ça ne doit pas être gentil, commenta Ainhoa, tâtonnant pour trouver la main de Blàs, qu’elle empoigna fermement.

Une fraction de seconde avant que le dernier grondement ne retentisse.

Plus terrible que ses prédécesseurs, il sembla dominer un instant l’espace, imposant sa présence à l’Univers entier par ce simple cri. Et contrairement aux autres, celui-ci continua de flotter dans l’air glacé, cognant contre les parois des collines, rebondissant indéfiniment jusqu’à ce que les cavaliers eurent l’impression que cela vienne de toutes les directions à la fois.

– Collez-vous contre la paroi, commanda Juàn, désignant la pente la plus proche. Faites le moins de bruit possible, et maintenez fermement vos chevaux !

– Une attaque ? ne put s’empêcher de demander Ainhoa, obéissant néanmoins promptement.

Personne ne répondit à la fillette, sa mère lui intimant silencieusement le silence. Quelques secondes à peine suffirent pour que la colonne se retrouve en rang serré, une méfiance sourde poussant Nerea et Izan à conserver leurs armes longues dans leur poing, en dépit de la nécessité de les abaisser. Terriblement intrigué, Blàs ne lâcha cependant pas pour autant le bras de son père, attrapé par réflexe dès que l’homme, poussé par son instinct paternel, s’était installé près du petit, les rênes encore enfermés en partie dans sa paume.

Exactement comme le craignait Saraya, le grondement s’intensifia, se précipitant à l’endroit où ils se dissimulaient imparfaitement, se transformant en une cascade de roulements assourdissants. À côté de ce son de fin du monde, les violents orages qu’elle avait pu connaître en pleine mer lui paraissait soudainement bien faibles. Et pourtant, elle continuait à en cauchemarder régulièrement.

Alors que la luminosité permettait tout juste de se diriger dans le labyrinthe de congères, la capacité de Juàn à toujours se repérer, peu importe le lieu, elle diminua plus encore, si brutalement que les cavaliers s’entre-regardèrent, cherchant la confirmation de ce qu’ils vivaient dans le regard de son camarade, incertains de ne pas plonger en plein rêve éveillé. Seules une kyrielle d’ombres fantasmagoriques fut encore discernables, apparaissant, puis s’évanouissant si soudainement que l’œil ne pouvait les identifier autrement qu’en une masse compacte de créatures aux formes indistinctes.

Ainhoa étouffa un petit cri, alors que le grondement devint assourdissant, ses yeux exorbités fixant le ciel.

Devant l’insistance muette de la fillette, sa mère, suivie du reste de ses compagnons, redressa la nuque, fouillant la masse grouillante recouvrant le ciel à la recherche de la raison d’une telle crainte.

Regrettant immédiatement ce stupide réflexe, Saraya serra violemment les paupières. Avant de les rouvrir tout aussi précipitamment, sa longue existence lui permettant de justesse de ne pas céder à son désir de récupérer sur-le-champ ses filles et les enfouir sous la neige, là où personne ne pourrait les atteindre.

La bouche entrouverte, Izan releva son bâton, l’inclinant vers le ciel. Si encore, il était possible d’appeler « ciel » le déchaînement furieux voletant au-dessus de leurs crânes.

Ce qu’ils avaient d’abord pris pour un grondement était en réalité la somme de milliers et de milliers de hurlements, si nombreux qu’ils en recouvraient les nuages, si agressifs qu’ils en écorchaient les oreilles des cavaliers, mettant au supplice leurs montures, Jimen lui-même, pourtant la plus placide des bêtes, renâclant furieusement. Étrangement, ce fut Pendragon qui conserva en partie son calme, figé sur place en même temps que son petit cavalier luttait de toutes ses forces contre l’envie de se réfugier contre le torse de son père. L’entraînement imposé aux chevaux, incluant de ne pas fuir sur le champ de bataille ou devant une attaque kaïru, qu’elle soit la cause de tanabris ou non, ne fut guère suffisant pour leur permettre de conserver leurs calme face à la marée grouillante les submergeant.

Ne sachant où poser le regard, Saraya mit un long moment à distinguer seulement une fraction de ces… choses qui tranchaient le ciel sans s’arrêter. Elle crut même, une fraction de seconde, que cela était l’œuvre d’une seule monstruosité gigantesque. Leurs légendes parlaient bien de titans, après tout.

Cependant, elle dut se rendre à l’évidence. Ce qu’elle voyait était en réalité une nuée immense de créatures s’éparpillant dans toutes les directions à la fois, coupant toute possibilité de retraite.

– Juàn, souffla-t-elle, insufflant le plus de neutralité possible dans sa posture.

Ne pas s’affoler, ne pas paniquer. Les enfants risquaient déjà de ne pas supporter longtemps ce spectacle, et ils auraient besoin d’une présence forte, rassurante, pour ne pas sombrer. Évacuer Blàs en priorité, bien que cela lui déchire le cœur de délaisser ainsi ses filles. Mais l’avenir de leur pays devait être préservé avant tout.

– Je sais. Je vois, déclara sombrement l’homme. Et je n’arrive pas y croire. Cette immondice a-t-il une fin ?!

– Papa… appela Blàs, la terreur déformant sa voix.

– Garde ton calme, chéri. Je suis là.

– Une fourberie venue de je ne sais quelle Famille Originelle ? proposa Nerea, chuchotant comme si elle craignait de seulement prendre la parole.

À juste titre ; s’ils se faisaient repérer, aucun doute qu’elle ne perdrait pas uniquement sa langue.

– Cet enfer a-t-il une fin ?! souffla Izan, de plus en plus nerveux à mesure que le temps, et la nuée sauvage, s’écoulaient. Je n’arrive même pas à discerner clairement ces choses…

– Je crois qu’ils n’ont pas tous la même apparence, murmura doucement Blàs, relevant son visage, aux traits déjà marqués pour son âge, en direction du ciel. Il y en a qui sont agrippés par les trucs qui volent.

Scrutant plus attentivement l’immensité grouillante surplombant le petit groupe, luttant contre Tinli qui tenta de pousser un long hennissement de terreur, Saraya dut se rendre à l’évidence. Bien qu’il lui fut impossible de distinguer clairement un seul corps formant la nuée, plusieurs formes finissaient par se détacher du lot, toutes plus ignobles les unes que les autres. L’estomac noué, elle se força cependant à ne pas détourner le regard.

Lentement, la longue traînée se clairsema, d’abord si lentement qu’elle craignit que la cécité ne la força à imaginer se réaliser ce qu’elle souhaitait profondément. Enfin, il ne resta plus que de longs filaments ébène, pourpre, ocre, tant de nuances chaque fois si sombres que le trou le plus glauque et le plus sombre des Demeures de l’Hadès devaient ressembler aux Champs-Elysées, comparé à ces… étrangetés ? Néanmoins, un point commun revenait chaque fois. De petites nuances claires, d’un jaune malsain, ou parées d’émeraude pervertie, ou encore de turquoise luminescent, tant d’excroissances luisantes, de taille et de forme variables, que nul ne pouvait ignorer dès qu’il s’attardait sur le corps de ces monstruosités.

– Est-ce que ce sont des yeux ? marmonna Juàn, le regard devenu plus dure que le granit le plus acéré. Cela ressemble, pour certains, aux quelques créatures des Koyalsi que j’ai pu observer de moi-même, auxquelles un fou jouant aux marionnettistes aurait ajouté des morceaux de créatures de la nuit arpentant parfois les abysses. Entre autres. Enfin, pour la plupart, je n’ai aucune idée de ce que cela peut bien être.

Personne ne renchérissant, le brun serra les lèvres, Saraya ayant fini par pousser sa plus jeune fille à se détourner de ce spectacle bien trop répugnant pour une enfant. À tous les coups, Juàn opérait la même opération avec Blàs. Bon sang, ce sinistre cortège allait-il s’arrêter un jour ?!

De longues minutes s’écoulèrent encore, les muscles crispés à s’en faire mal, les rênes manquant d’arracher la bouche des poneys pour certains cavaliers sans qu’elle n’émette, exceptionnellement, la moindre critique. Au moins, avec ça, elle pourrait se vanter d’avoir tout connu, durant son existence…

Au bout de ce qui lui parut une éternité, seul le vent continua à fouetter les cavaliers de ses sifflements rageurs, les flocons de neige râpant la moindre parcelle de peau découverte tels du papier du verre. Seuls subsistaient de brefs cris rauques, de moins en moins audibles à mesure que la solitude s’abattait de nouveau sur eux. Un brouillard léger, de texture bien trop semblable à celui du matin au goût de l’escorte, montait lentement du sol, myriade de rubans délicats maniés par une danseuse inexistante, et menant pourtant un spectacle connu d’elle seule à la baguette.

– Il va être compliqué de continuer à utiliser des attaques kaïrus, déclara sentencieusement Juàn, un laps de temps suffisant sans leur faire perdre un temps exagéré s’étant écoulé. Même pour nous déblayer le passage.

– Et donc, que nous proposes-tu ? questionna Saraya, détachant Ainhoa de son corps.

– Tout d’abord, il faut s’assurer que ces immondices sont suffisamment éloignés pour nous permettre de reprendre la route. Pour cela, je vais aller en éclaireur, quelques mètres en avant. Ne quittez pas l’abri tant que je ne vous ai pas dit que la voie était libre.

– Non ! cria Blàs, sa voix faiblissant à mesure qu’il se rappelait la menace encore proche, agrippant la veste de son père. Je ne veux pas que tu t’en ailles, papa ! Je veux que tu restes avec moi, ici !

– Blàs, mon chéri, ne t’inquiète pas. Je serai de retour près de toi avant que tu ne te rendes compte que je suis parti, assura Juàn, ébouriffant la tignasse du petit tout en tentant de lui transmettre son assurance.

– C’est pas vrai, j’en suis sûr ! S’il-te-plaît, papa, j’ai peur ! Et tant pis si Ainhoa me traite de bébé, insista Blàs, papillonnant rapidement des paupières pour empêcher les larmes s’accumulant aux coins de ses yeux de couler.

– Blàs… murmura son père, ému.

Talonnant sa jument, Izan se détacha de la paroi, s’approchant d’un pas presque mesuré de ses compagnons de route. L’angoisse tirait toujours ses traits rudes, la pâleur de sa peau évoquant invariablement la poudreuse les entourant. Le soldat avait dû batailler fortement contre lui-même pour oser seulement quitter son abri, certes temporaire, mais lui apportant un certain réconfort subjectif.

– Si je puis me permettre, intervint-il, tentant de paraître assuré. Durant ma formation, je n’étais pas mauvais pour repérer le terrain. Si personne n’y voit d’objection, je devrais…

Saraya entendit en premier lieu le sifflement. Bien trop sec, trop rapide pour être le fait des seuls éléments.

Une fraction de seconde avant le hennissement de souffrance pure qui agressa son être tout entier, manquant de peu la paralyser sur place.

L’écarlate couvrit le paysage, éclaboussant copieusement la robe de Tinli, si sombre qu’il en fut presque invisible, alors que le corps d’Alma se désarticulait hideusement sous ses yeux peinant à analyser la scène se déroulant.

Un cri rauque, indéniablement, suivi. Projeté par un choc venu du néant, Izan retomba lourdement dans la neige, gémissant faiblement. Hors de l’avancée de la colline, le soldat se retrouva en terrain découvert, sans rien qui puisse le protéger de la créature, trois ou quatre fois plus grande qu’un homme, qui avait écrasé sa pauvre jument sous sa patte arachnéenne.

Les six paires de globes oculaires, d’un violacé parsemé d’azur corrompu, se braquèrent instantanément sur le soldat.

Bondissant sur ses pieds, grâce à un réflexe miraculeux hérité de ses nombreuses années d’entraînement, Izan sauta en diagonale, au moment où la créature s’écrasait là où se trouvait étendu le soldat, une fraction de seconde plus tôt. Un cri étouffé mourut sur ses lèvres, alors qu’il atterrissait à pieds joints dans la neige. Ses mains se portèrent à l’arrière de sa cuisse, son bâton projeté à plusieurs pas de là. La chose, délaissant momentanément sa proie bipède, se jeta sur Alma agonisante, le corps labouré par les griffes gargantuesques imprégnées d’écarlate, dans un glapissement affamé.

– Non ! hurla Izan, titubant de quelques pas, un long filet brun-bleu coulant le long de sa tempe. Laisse-la tranquille !

– Arrête ! tonna Juàn, figeant le soldat qui le fixa, sans paraître réellement le voir. C’est trop tard pour elle !

Le chuintement écœurant, spongieux, d’entrailles que l’on jette au loin résonna dans le blizzard, si léger à côté des frénésies de la tempête, si assourdissant aux oreilles du groupe pourtant. Pâlissant violemment, sur le point de tourner de l’œil, le soldat détourna le regard, les yeux exorbités sur l’amas répugnant entassé avec un soin presque religieux auprès de la créature. Deux sillons jumeaux coulèrent sur ses joues quand un craquement turpide signala la progression de cette dernière à travers la cage thoracique de la jument. Ses sabots labourèrent convulsivement la couche immaculée de la poudreuse, dans un dernier sursaut désespéré, avant que le malheureux corps malmené ne s’immobilise définitivement.

Izan plaqua les deux mains sur sa bouche, comme si le son lui faisait de nouveau prendre conscience qu’il ne se trouvait qu’à quelques mètres de la monstruosité. Un haut-le-cœur remonta dans sa gorge noué, alors qu’il se redressait tant bien que mal, sérieusement ralenti par les blessures occasionnées suite à sa chute. Tremblant de tous ses membres, le soldat poussa sur ses membres flageolants, luttant contre l’étreinte mortelle des flocons collant à ses jambes l’empêchant de tenter une course de la dernière chance. Incapable de se détacher physiquement du spectacle agonisant s’éclatant en une volée gerbeuse de substances répugnantes, le soldat tenta de progresser le plus rapidement possible, émettant le moins de sons possibles, tant que la créature ne se souciait guère de lui, obnubilé par son repas, dévoré cru, à même la neige.

Retenant son souffle, Saraya pria pour que le jeune homme parvienne à ses fins, surveillant à la périphérie de son regard son protégé, brûlant d’envie de galoper jusqu’à son soldat, uniquement arrêté par la nécessité d’attirer le moins possible son chasseur. Les autres chevaux, de plus en plus nerveux, renâclaient frénétiquement, seules les poignes de fer de leurs cavaliers les empêchant de fuir en tout sens, hennissant à tue-tête – ce qui, la vieille femme le savait, mènerait à un carnage inévitable. Il fallait qu’Izan parvienne jusqu’à eux, à tout prix ! Ils ne pouvaient guère risquer la vie d’enfants, de l’unique fils de Juàn, aussi cruelle cette décision puisse paraître, juste pour éventuellement sauver la peau d’un soldat lambda !

D’autant qu’elle se sentait persuadée que Juàn n’accepterait jamais un tel sort réservé à l’un de ses sujets. Par tous les dieux, s’il en existait quelque, il lui arrivait parfois de détester la femme qu’une existence rude avait forgé en elle. Mais jamais, elle ne le regretterait. Ses propres remords passaient après la vie de Juàn et de Blàs, présentement bien trop menacés pour qu’elle se laisse aller à la réflexion.

Soudainement, le fragile équilibre instauré par la présence de cette chose répugnante se brisa. Un craquement répugnant, atroce, crispa les deux enfants, le spectacle de festin en partie dissimulé par Juàn et Nerea, ayant placé leurs montures devant celles des plus jeunes pour le leur masquer, l’homme incitant muettement son fils et sa compagne à reculer. Très lentement pour ne pas attirer l’attention de la créature sur eux, mais aussi promptement que possible dans une vaine tentative de les éloigner autant que possible. Les montures se tendirent atrocement à ce résonnement qu’elles parvenaient sans peine à identifier.

Dans ce qui ressemblait à un hurlement triomphant, la créature bondit sur ses pattes monstrueuses, empoignant la carcasse en partie désossée dans son poing assez immense pour contenir un cavalier et sa monture en un geste, la jetant contre le sol dans un geste de fureur incompréhensible, éclaboussant en partie Izan, trop proche pour s’épargner une telle vision.



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1 : ce n’est pas un détail inventé pour faire joli, certains chevaux se grattent réellement le chanfrein avec leur sabot postérieur x)

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