Un lever de printemps
Les sables du temps
Les poutres de bois rongées par le temps et l’humidité, en dépit de leur solidité apparente, craquèrent dangereusement alors qu’une énième plaque de glace s’effondrait, traversant les rigoles pour finalement s’échouer dans la gouttière. Le poids du gel, créant de petites stalactites tout autour des rebords des fenêtres, fit ployer les ardoises polies agencées de manière à constituer le toit du refuge, entraînant de minuscules morceaux de neige cristallisée. Bientôt, gagnant par leur déplacement la totalité de la pente douce s’offrant à elle, une seconde plaque égale au tiers de la superficie de l’écurie glissa lourdement sur l’ardoise, provoquant une série de grincements inquiétants, aussi sonores qu’ils se trouvaient inoffensifs. Tant que personne ne s’avisait d’effectuer sa promenade nocturne juste sous leur point de chute. Un bruit sec, étouffé en partie par la large couche d’albâtre recouvrant l’ensemble des plaines traîtresses.
Bien trop inhabituel pour permettre à Saraya de fermer les paupières. Cela faisait près de trois heures qu’elle tentait d’ignorer tous ces petits bruits, signes formels qu’elle se trouvait encore loin de sa maison, mais…
Désormais certaine que rien ne lui permettrait de replonger dans la quiétude bienvenue du sommeil, Saraya repoussa énergiquement les couvertures, agacée. Elle ne parvenait à dormir correctement qu’entre les quatre murs de sa demeure ; ici, elle éprouvait l’impression que n’importe qui, n’importe où, pouvait surgir soudainement des ombres (une Dangarwill experte en sortilèges anciens connaissait sûrement une ou deux formules pour transformer les silhouettes sombres de la lune pâle en un piège mortel. Quoique, niveau chausse-trappe, le peuple de Saraya se révélait des plus experts), pour venir s’en prendre à Juàn. Réduisant à néant leurs espoirs de paix. Ou pire encore, tenterait d’attenter à la vie de Blàs et d’Ahinoa. Fort peu de monde, désormais, ignorait la véritable place de la fillette auprès du jeune garçon. Les filles de Saraya se trouvaient réputées pour leur habileté et leurs capacités de protection. Depuis qu’elle se chargeait personnellement de la sécurité de Juàn, il ne s’était récolté que quelques blessures vraiment graves.
Ce qui était plutôt honorable, en quarante ans d’existence de guerres et de batailles à l’épée. Surtout quand les adversaires, souvent, se présentaient sous la forme de koyals enragés décidés à se venger de personne ne savait quel affront propre à leur code d’honneur implicite.
Sauf la fois où le père de Juàn avait ordonné de massacrer l’ensemble des pouponnières du pays. Les enfants étaient, dans les Koyalsi, le bien le plus précieux, nombre d’entre eux périssant en bas âge à cause des conditions particulièrement rudes des pays. Autant dire que personne n’avait bien pris les attaques éclairs et surprises des Mac Aznar. Saraya ferma un instant les yeux, alors qu’elle revêtait sa tunique dépourvue de manches (mais doublée de laine). L’une des pires taches maculant les nombreuses recouvrant leur histoire. La première fois où Juàn, face à l’acharnement d’un koyal armé seulement d’un couteau de cuisine protégeant les petits, commença à remettre sérieusement en cause son choix d’obéir aveuglément à son paternel.
Le résultat avait été exactement celui attendu, celui que Saraya avait tenté de faire comprendre à son souverain de l’époque – et qui lui avait valu sa pire des brûlures ténébreuses, vilaine cicatrice barrant sa poitrine. En plus de s’en prendre, pour la plupart, aux enfants du peuple qu’ils gouvernaient, plusieurs petits étaient issus des reins de Handroktasiaykins. Pour la première et unique occasion de l’histoire des Koyalsi, plus de la moitié de leurs pays, guidés par les membres de la Famille Originelle Handroktasiaykins, s’étaient alliés dans le fer et le sang, marchant sans pitié aucune sur les terres des Mac Aznar… et leurs vassaux. Un véritable massacre.
Les koyals se trouvaient déjà réputés pour leur caractère sanguinaire et leurs talents de guerriers. Ils étaient devenus des machines à exterminer. Des furies rendues folles de douleur par la perte de leurs petits, tranchant tout ce qui osait se dresser devant eux. Sans aucun prisonnier. Une marée de violence face à laquelle personne, longtemps, ne put lutter. Mais leurs représailles ne s’arrêtèrent pas là. Le peuple de la surface avait mis à mort leurs enfants sans défense ? Certes.
L’ensemble des enfants nobles ou de soldats avait été soit privé de leurs mains, de manière à ce qu’ils ne puissent plus faire la guerre, soit précipité du haut des remparts. Seuls les marmots des classes les plus basses, quand il était à peu près certain qu’il était impossible que les parents aient participé au massacre, furent épargnés. Saraya se doutait que si tant de nourrissons n’avaient pas été achevés durant la maudite campagne des siens, les bébés auraient été sauvés, comme cela avait toujours été le cas. Le père de Juàn comptait sur cette étrange habitude des koyals à ne pas s’en prendre aux plus jeunes. Mais l’atrocité des crimes commis avait rendu ce peuple déjà belliqueux hors de lui, ignorant toutes les lignes de conduite observées jusqu’ici. S’en prendre ainsi à des petits, outre qu’ils étaient leurs enfants, contrevenait à la totalité des règles de leur code moral.
La vengeance, absolue et totale, était donc permise. De toutes les manières possibles.
Saraya ne comptait plus les siens tombés. Ni ceux l’ayant mérité, elle devait bien se l’avouer. Elle-même s’était retrouvé confrontée, dos à Juàn, à la horde marchant jusque sur la capitale. Le dernier bastion capable de leur barrer la route, enfoncé dans les terres. S’ils s’emparaient de la forteresse hautement militarisée, il en était fini de la grandeur des Mac Aznar. Et de sa population. Aussi avaient-ils jeté toutes leurs forces dans la bataille.
Les trois plus jeunes frères et sœurs de Juàn, dont un dépourvu du don d’entrer en contact avec les Limbes, avaient péri, avec plus d’acharnement encore que les autres puisque rejetons de l’Infanticide. Ainsi fut renommé le père de Juàn.
Sylvia, sans doute aucun, ne se retrouva guère réellement en danger : entourée de fidèles prêts à se sacrifier sans qu’elle ne pense seulement à leur donner pareil ordre, la jeune femme faucha des vies autant avec son pouvoir qu’avec le lourd bâton qu’elle maniait à la perfection. Saraya n’avait pas vu une seule fois la culpabilité ronger ses traits ; seulement un ennui fortement agacé face à ce qu’elle murmurait, le paternel hors de portée d’oreille, comme une haute faute stratégique. Au contraire de Juàn. Tout avait changé dans son esprit, à ce moment précis.
Combattre des guerriers considérés sans faille aucune, ne craignant nullement la mort, aux joues pourtant striées de larmes de souffrance tandis qu’ils lui hurlaient le titre de meurtrier, fils de l’Infanticide, à quelques mètres de ses oreilles, l’avait profondément chamboulé. Quand ce n’était pas des frères ou des sœurs, aveuglés par la peine, venant se heurter à lui du haut de leur douze ou quatorze ans. Au point que ses techniques de combat commençaient à laisser sérieusement à désirer. Plus d’une fois, Saraya l’avait vu infliger une blessure certes incapacitante, mais guère létale, à plusieurs des jeunes furies.
Pourtant, il continuait encore à lutter pour les siens avec acharnement. Aucun enfant n’avait été réellement mis à l’abri par les soins du père de Juàn : jamais il ne reculerait devant de pitoyables koyals. Du moins tout le monde le pensait-il. Et encore moins devant les généraux appartenant aux Handroktasiaykins. Grave erreur.
L’ensemble de son peuple l’avait compris quand les dragonniers entrèrent dans la bataille. Gardés en retrait jusque là, invisibles, les Handroktasiaykins avaient compté que l’Infanticide ne se base que sur leurs forces à pied. À raison. Aussi les Mac Aznar et leurs vassaux se retrouvèrent pris au dépourvu, quand les gigantesques créatures ailées surgirent d’une crête avoisinante, crachant le feu de leur âme sur les combattants. À ce moment précis, seules deux choses empêchaient la déroute totale : les deux enfants aînés du souverain, Juàn et Sylvia, redoublant d’encouragements envers les hommes et femmes sous leurs ordres pour le premier. Ne doutant pas une seule seconde de la loyauté sans faille des siens pour la seconde. La formidable puissance de ceux-ci, capables de repousser le feu des dragons à l’aide de boucliers directement issus de leur tanabris, rassurait suffisamment les combattants pour continuer la lutte en dépit de leurs genoux tremblants. Le tanabris. Le kaïru intérieur, pourvu de spécificité propres à la famille Mac Aznar. La capacité d’entrer en contact avec les Limbes, d’après la croyance populaire.
La deuxième chose résidait en l’Infanticide lui-même. Plus puissant encore que Juàn et Sylvia, il ne cessait de créer de larges brèches dans les rangs des combattants ennemis, impossible à abattre malgré ses vassaux s’écroulant tout autour de lui. Seul le plus ardent et le plus habile des généraux Handroktasiaykins, Gwakaryn, parvint à le brûler sérieusement avec ses attaques, entamant l’armure pourtant presque impossible à briser du souverain. Et à s’éloigner suffisamment rapidement pour ne pas finir corrompu par le tanabris.
Tout le monde retenait son souffle, pataugeant dans le sang, les entrailles, récupérant une arme n’importe où pourvu qu’elle soit à portée, ne luttant pour la plupart plus pour leur pays, mais pour leur vie. Jusqu’à ce que l’Infanticide s’adresse directement aux généraux à la tête des troupes koyals. Leur hurlant qu’il pouvait bien vouloir se venger, rien ne leur permettrait d’atteindre le repos de l’âme.
Car ils cherchaient à faire autant de mal à l’Infanticide que lui leur avait fait. Mais lui ne serait jamais atteint aussi profondément dans son cœur. Jamais. Aussi leur vengeance devenait absolument vaine.
Des paroles que L’Infanticide prouva sur-le-champ. Il empoigna son benjamin, Téléis, qui abattait les koyals à l’aide de son arc. Le frère préféré de Juàn, bien qu’il ne l’aurait avoué pour rien au monde en-dehors de Saraya et de l’intéressé. Pourtant terriblement proche de la disgrâce, car considéré comme trop sensible, trop accroché à son frère aîné. Deux lames d’épées courtes se plantèrent dans les flancs de Juàn, sa défense réduite à néant, au moment où la pointe de la hache en demi-lune de l’Infanticide plongea dans la poitrine découverte de Téléis. Sylvia elle-même en avait haussé un sourcil de surprise. Une plaie profonde, choquant l’ensemble des combattants, les figeant là où ils se trouvaient presque instantanément.
Sauf Sylvia. Consciente de l’ouverture formidable que cela représentait, elle avait dédaigné le bâton. Ramassa une lance koyal tombée non loin d’elle. Arma son bras, et projeta avec force l’arme à travers le corps de Fadrakaln, l’un des généraux les plus appréciés Handroktasiaykins. La grande faiblesse des koyals ; à de rares exceptions, ils étaient tellement dévoués envers leurs souverains, que rien d’autre ne comptait. Tout comme à ce moment précis, une partie d’entre eux sous les ordres de Fandrakaln se détourna de la guerre pour repousser les assaillants et les empêcher d’emporter et dépouiller le cadavre. Encore une tradition mortuaire, que l’Infanticide utilisa contre eux.
Le cours de la guerre aurait pu s’inverser immédiatement ; il ne revint qu’en partie en faveur des Mac Aznar. Saraya, tout comme Juàn à peine en état de se battre, ne savait plus si cette bataille aurait une fin. Toute la puissance et la fourberie que pouvaient déployer les Mac Aznar furent nécessaires afin de repousser enfin les assaillants. Juàn en personne, pourtant des plus prometteurs, avait manqué user son pouvoir jusqu’à la dernière goutte. Finalement, les koyals vengeurs furent repoussés aux limites des terres de son peuple. Semant derrière eux une désolation affreuse, qui mettrait encore quelques années avant que les dernières traces ne soient effacées. Mais pas avant un dernier carnage.
Les nobles, désobéissant aux ordres de l’Infanticide, avaient dissimulés leurs enfants dans les chambres fortes du château, persuadés qu’ici ils seraient à l’abri. À tort.
Par chance, aucun autre forfait ne fut à déplorer. Les Handroktasiaykins et les koyals désormais repoussés n’avaient guère tardé à se déchirer, entre ceux considérant leur vengeance accomplie, retournant au sein de leurs terres, et les autres désirant détruire jusqu’à la moelle ce pays qu’ils avaient tant en horreur. L’armée étrangère dispersée, inévitablement, les combats, à l’intérieur et à l’extérieur des frontières, reprirent comme autrefois. N’était que durant cette période, Sylvia avait consolidé sa réputation et augmenté le nombre de ses partisans, en se postant sur presque tous les fronts pour défendre la patrie fragilisée, son assurance provoquant une ivresse puissante chez ceux la suivant. Tandis que Juàn pansait la plus terrible de ses blessures, guère physique, prenant un recul qui forgea l’homme qu’il était devenu.
Saraya soupira, achevant de se vêtir pour affronter les frimas de la nuit. La lune, ventre bien rond éclairant faiblement les vitres remplies de traces de doigts, paraissait la fixer moqueusement, tel l’œil blanc d’un cadavre heureux de ne plus avoir à subir les tourments de l’existence.
Chassant impitoyablement de son esprit cette fort désagréable image, l’escorte aux cheveux de neige hésita un long moment, observant ses sacoches de voyage entassées au pied de son lit. Finalement, elle déboucla la plus proche, plongea la main en son sein, en retirant une mince pochette, de forme rectangulaire, qu’elle accrocha à sa ceinture. Face à Sylvia, cela risquait de ne guère suffire ; enfin, pour ceux ne possédant aucun tanabris, mais héritant de la capacité à manipuler une forme plus classique de kaïru, un X-Reader rempli d’attaques pouvait bien sauver la mise. Ou celle de ceux qu’elle protégeait.
Satisfaite, elle poussa doucement la porte de bois de sa chambre, surprise de n’entendre aucun grincement malvenu. Pourquoi laisser des fenêtres dans un tel état de saleté, si à côté le gérant de cet endroit prenait garde à ce que les gonds ne produisent aucun son ?! Un instant, elle songea à un repaire de coupe-gorges, cherchant à rester le plus discret possible pour détrousser leurs victimes innocentes. Qui savait ? Un guet-apens était si facile à prévoir, pourvu qu’un messager file tandis que les victimes restaient assises sur des chaises à parlementer !
Une impression probablement fausse. Se trouver si loin de ses terres la rendait inutilement nerveuse. D’un autre côté, cela l’avait plus d’une fois sauvé d’une catastrophe, alors que tout danger était censément écarté.
Produisant le moins de son possible, prenant garde à bien rester dans les recoins sombres épargnés par le crépuscule lunaire, Saraya s’engagea résolument sur le chemin menant à la chambre de Juàn. Une petite vérification ne faisait jamais de mal, en particulier en ce moment. Si pour Blàs et Ainhoa leur voyage avait consisté, outre les longues journées à cheval, à s’amuser avec d’autres petits tous plus différents les uns des autres, entre deux débats passionnés pour savoir qui détenait les meilleurs parents (encore qu’Ainhoa, plus âgée que son compagnon de vie, paraissait bien moins disposée à batifoler avec les enfants), les enjeux se révélaient trop importants pour laisser un bête piège réduire à néant leurs efforts.
N’empêche… Elle avait bien conscience du symbolisme et de la marque de confiance que cela renvoyait, alors que Dangarwill et Handroktasiaykins ne se trouvaient qu’à quelques pas de distance sur une terre réputée neutre, mais laisser le seul enfant de Juàn, sans escorte immédiate relevait de l’inconscience. Son protégé oubliait-il à quel point la chair d’un petit de cet âge était facile à poignarder ?!
Parvenue devant l’entrée de la chambre de Juàn, Saraya entrouvrit très légèrement le battant. Elle ne distingua qu’une forme sombre, s’agitant sur le lit presque trop petit pour la large carrure de Juàn. Il respirait de manière saccadée, les traits tirés offerts à la lumière d’argent. Qu’il paraissait cadavérique, les ombres de la nuit crevassant aussi profondément son visage ! S’il ne cessait pas de se tourner par intermittence, Saraya aurait bien pu douter de l’état actuel de l’homme. Frissonnante, elle hésita à pénétrer plus en avant dans la petite pièce, juste pour bien s’assurer qu’il ne s’agissait pas là d’une illusion de vie, provoquée par un soubresaut convulsif mortel.
Se penchant un peu plus en avant, la vieille femme scruta avec une attention redoublée l’obscurité, le cœur battant contre ses côtes. Brutalement, Juàn ouvrit les paupières, s’emparant d’un mouvement fluide de l’épée appuyée contre le rebord du lit. Il projeta la lame juste sous la carotide de la vieille femme, d’un geste bien trop juste pour être le fait d’un réveil soudain. Plissant le front, il réalisa qu’il ne s’agissait que de la femme l’accompagnant dans toutes ses expéditions depuis des années déjà. Pour autant, il ne relâcha pas son autre main, entourant la petite silhouette recroquevillée contre son flanc dans un geste protecteur. Levant les yeux au ciel, Saraya s’écarta, juste au cas où un coup partirait par inadvertance.
– Sérieusement, Juàn ? À sept ans, il serait peut-être temps que ton fils sache dormir tout seul.
Néanmoins, voir son protégé aussi réactif en dépit de l’heure avancée la rassura quelque peu.
– Il n’a que six ans et demi, plaida immédiatement Juàn, rengainant son arme contre le rebord du lit, là où il pourrait s’en saisir sans efforts.
Visiblement, songea Saraya, peu lui importait que l’anniversaire de Blàs soit dans deux mois seulement.
– Tu sais qu’il n’est pas à l’aise dans les endroits qu’il ne connaît pas. Alors quand je l’ai senti se glisser sous les couvertures, comment aurais-je pu le chasser ?!
Saraya soupira désespérément malgré elle. Une mauvaise habitude du petit, ça, filer dans la chambre de son père dès qu’il pensait ce dernier endormi, pour s’enfouir contre son corps chaud. Le pire étant qu’une fois sur deux, Blàs se montrait tellement discret que Juàn ne réalisait la supercherie qu’en se réveillant le matin venu. Au moins, cette fois, le petit ne semblait pas avoir cauchemardé.
Juàn inclina la tête sur le côté, contrarié.
– Ce n’est pas très malin de pénétrer dans ma chambre en pleine nuit, fit-il calmement remarquer, masquant à merveille l’agacement croissant décelable dans sa voix. Imagine si le plancher avait craqué, et réveillé Blàs ?
– Je voulais juste m’assurer que tout allait bien pour toi. Et ce ne serait guère ma faute si ces satanés joints grinçaient sans prévenir.
– Des joints ? répéta Juàn, haussant un sourcil. Ce n’est pas du carrelage, tu sais.
– Est-ce que ça fait moins de bruit pour autant ?
– Non, mais…
– Alors peu importe. Plains-toi au responsable. Ce Alan qui a parfaitement compris que tu es une pince.
– Dis donc, tu es au courant que normalement, tu es sous mes ordres ? fit Juàn, faussement étonné.
– Je t’en prie, pas de ça entre nous, nous avons passé l’âge, se contenta de répondre Saraya. Enfin. Sincèrement, je craignais pour ta sécurité. Je devais m’assurer qu’aucune erreur stupide ne pourrait vous coûter la vie.
Redevenu soudainement sérieux, Juàn acquiesça, laissant Blàs, grommelant quelques paroles proprement incompréhensibles, se caler plus confortablement en lui enserrant la taille. Soucieux, ce dernier le contempla un instant, avant de vérifier l’avancée de la lune en observant la lucarne. Les cauchemars fréquents du petit l’inquiétaient davantage qu’il ne le laissait paraître, la présence d’Ainhoa ne suffisant guère à l’apaiser. Personne n’avait pu trouver la moindre solution. Exceptée Nerea, proposant de l’assommer à coup de tisanes somnifères, et lui montrer le lendemain que rien n’était arrivé.
– Cesse donc de t’inquiéter. Personne ne touchera un cheveu de Blàs, assura Juàn.
– Il ne t’est pas venu à l’esprit que je ne m’inquiète pas uniquement à son sujet ? rétorqua Saraya.
Sans répondre, Juàn se contenta de hausser les épaules. Comprenant qu’il désirait profiter à présent d’un moment de calme, uniquement préoccupé par le sommeil de son fils, Saraya se retira doucement, prenant garde à ne pas faire craquer les lattes de plancher par inadvertance.
Enfin sortie de la petite pièce, l’escorte soupira sans bruit, maudissant sa maladresse. La vieillesse la rendait-elle si sénile, qu’elle oubliait sa prudence et se laissait embrocher par Juàn !? Autant s’annoncer avec fanfare, héraut et tambours hurlant à tue-tête ! À tous les coups, Juàn ne manquerait pas de lui rappeler ce petit écart de vive voix, dès le lendemain matin. Sa réputation, flûte à la fin !
Ne perdant cependant pas de vue son objectif premier, Saraya continua sa marche, parvenant rapidement jusqu’à la chambre, plus grande que celles attribuées aux adultes, à la demande de ces derniers, à la plus jeune de ses filles. Comme elle s’y attendait, Ainhoa dormait paisiblement – n’était une chaise habilement déplacée contre la clenche de la porte afin d’empêcher toute ouverture subversive… Mais trop inclinée pour véritablement gêner Saraya. Tout juste dut-elle prendre garde à ce que le meuble ne tombe sur le sol en émettant un boucan d’enfer.
La tête au pied de son lit, évidemment, sourit-elle. Encore une chose que Saraya ne parvenait à s’expliquer : elle laissait la petite allongée comme n’importe quel autre quidam de l’Univers, et le matin la retrouvait à l’envers, sans que cela ne lui paraisse étrange. Les enfants détenaient une vision assez particulière de la normalité…
S’autorisant un moment de faiblesse, Saraya se dirigea sur la pointe des pieds vers le lit. Sans faire seulement mine de vouloir la placer correctement (pour quoi faire, si cinq minutes plus tard, le même manège recommençait ?), elle se contenta de ramener la chevelure châtain de la petite, étalée dans tous les sens sur les draps, autour de son visage, remontant la couverture jusqu’à son menton. Ainhoa remua légèrement, se tourna sur le flanc face à sa mère, mais ne se réveilla heureusement pas.
Un sourire flottant sur les lèvres, Saraya quitta la chambre, s’arrêtant un instant sur le seuil. Cette fois, la fenêtre, trop haute, n’éclairait pas le visage doux, encore légèrement arrondi par l’enfance. Ressentant un soulagement inexplicable, la vieille femme referma le battant.
La prochaine étape de son tour de garde fut de s’assurer de la sécurité de la plus âgée de ses filles. Tout comme sa sœur, Nerea se trouvait plongée dans de lourds songes connus d’elle seule, bien à l’endroit dans son lit presque trop grand. Même dans son sommeil, une certaine forme de majesté émanait de sa peau cuivrée, comme si elle accordait une faveur à la nuit en se laissant glisser au sein de son apaisant repos. Ses cheveux étaient cette fois entièrement tressés ; cependant, Saraya ne se faisait pas d’illusions. Il s’agissait seulement d’une manière de gagner du temps en démêlant sa crinière le matin venu. Avant de remonter en selle, Nerea aurait arrangé sa coiffure de manière bien plus sophistiquée. Elle aussi avait accompli du chemin, depuis le jour où Saraya, après la prise de pouvoir de Juàn, était descendue avec lui dans les entrailles putrides du château, découvrant la petite avec tant d’autres camarades. Les Handroktasiaykins et autres koyals auraient eu une drôle de surprise s’ils étaient parvenus aussi loin. Une très mauvaise tache sur l’histoire des Mac Aznar, encore.
Remarquant la forme sombre presque entièrement dissimulée sous le lit, à portée de main de la jeune femme, Saraya approuva silencieusement. Sa fille se révélait aussi prudente que Juàn.
Et aussi méfiante que sa mère, sans aucun doute.
Regrettant l’absence de tapis pour recouvrir les lattes refroidies, en dépit des cheminées continuant de diffuser leur chaleur depuis la salle principale, Saraya cessa sa marche, sourcils froncés. À quelques pas de là, la porte de la chambre où se reposait Izan bâillait anormalement, comme si quelqu’un souhaitait ne pas attirer les soupçons tout en ne remarquant pas le léger écart entre le battant et le chambranle. Un Izan fatigué ne trouvant pas le sommeil, ou un assassin un peu trop négligeant ?
Serrant sa poigne autour du petit appareil se balançant à sa ceinture, Saraya se baissa légèrement, ralentissant au maximum sa respiration afin d’écouter les sons environnants. Un grattement de mauvais augure, au-dessus de sa tête, laissait supposer la présence de rongeurs au grenier. L’étage supérieur, en tous les cas. Un faible ronflement provenait du bout du couloir. L’un des types rencontrés la veille. De légers frottements provenaient de la cuisine, à quelques pas sur sa gauche, sous ses pieds. Le propriétaire rangeant les casseroles ? Une discussion malvenue quant au meilleur moyen de détrousser les voyageurs imprudents ? Le bruit s’amplifia légèrement, se dirigeant vraisemblablement vers la salle principale. Les muscles bandés à l’extrême, Saraya se déplaça silencieusement, s’avançant jusqu’au palier.
Si un vulgaire voyou osait franchir cette limite, il comprendrait la gravité de son erreur.
Enfin, l’escorte se détendit imperceptiblement. Près du seuil des marches inégales, la voix d’Izan remercia presque en grognant Alan Rupert, ce dernier demandant s’il possédait bien de quoi payer ses consommations.
Le tintement de pièces jetées sèchement contre le comptoir parut rassurer le gérant du refuge, qui retourna à ses pénates, marmonnant pléthore d’aménités sur les étrangers et leurs habitudes déréglées.
Quittant son poste d’observation, Saraya abandonna toute discrétion, descendant l’escalier – cette fois grinçant exactement comme attendu – en s’efforçant autant que possible de ne pas réveiller ses compagnons encore endormis. Perdu dans des réflexions peu joyeuses, si Saraya se fiait à son air presque désemparé, Izan releva à peine le nez, revenant à sa boisson dès qu’il comprit qu’aucune menace ne s’approchait. Une chance, puisqu’il ne détenait aucune arme, certainement abandonnée le temps d’effectuer sa descente nocturne. Tout juste parut-il ennuyé, peu enclin à se laisser distraire de sa morosité.
– Il n’est pas un peu tard pour commencer à s’enivrer ? s’enquit-elle, prenant place sur un tabouret adjacent.
Alerté par sa voix, Alan Rupert sortit le nez de sa cuisine, intrigué qu’autant de monde se prenne de passion pour le chêne verni de son comptoir, alors que le soleil ne se levait pas seulement. L’ambiance rustique se dégageant du refuge ne déplaisait pas tellement à Saraya, n’était la profusion relative de couleur. Si elle se concentrait seulement sur les vêtements de nuit d’Alan, elle dénombrait déjà quatre teintes différentes, hideusement arrangées. Rien ne valait la sobriété des tissus sombres composant la majorité des tenues de son peuple. Si seulement Blàs ne se plaignait pas de porter tout le temps du noir ou du bleu foncé, cela serait parfait.
– J’ai toujours été en avance sur mon temps, se contenta de déclarer Izan, portant son verre à ses lèvres.
Saraya ne répondit guère, attendant sans trahir le moindre signe d’impatience que le gérant, frustré du silence impassible de l’escorte, ne se lasse et retourne vaquer à ses occupations.
– Tes cicatrices te font mal ?
– Non, mentit l’homme, avec une telle évidence qu’elle manqua en rire sur-le-champ.
Elle s’en abstint, observant la main d’Izan se porter à son cou, effleurant la plus visible des marques apposées sur son corps. Cette blessure-ci, au moins, fut assénée par une Dangarwill, une ennemie, contrairement à la plupart des stigmates de l’homme. Calmement, elle s’empara de la bouteille encore largement remplie traînant devant un journal datant au minimum d’une dizaine de semaines. Des coyotes rôdaient dans les environs, paraissait-il, et les cérémonies de Pâques s’organisaient gaiement.
– Te rouler par terre en maudissant le monde entier ne t’aidera pas.
Grimaçant à cette évocation (un souvenir fort pénible du fait de son ridicule), Izan joua un instant avec les cordons de sa tunique de nuit, d’un rouge écarlate rappelant le rubis. Une touche de couleur inattendue – la seule de toute la tenue de l’homme. Une babiole achetée durant leur séjour au sein des Terres de Clint. Soi-disant souhaitait-il changer un peu d’ornement sans que cela ne soit ostentatoire, voir déplacé. Pourtant, Izan observait toujours avec une forme de perplexité le bibelot, regrettant visiblement sa présence. Comme s’il ne parvenait à réellement croire que oui, ce truc pendouillait inutilement à la naissance de sa gorge.
– Peu m’importe ce… le monde. Qu’il crève dans les flammes de l’enfer que sont les Koyalsi, et me laisse tranquille, grogna-t-il, fort peu amène, ignorant la lueur d’avertissement de Saraya quant à son manque total de discrétion. La seule chose que je veux, c’est voir le visage de mes gosses tant qu’ils sont encore innocents.
La vieille femme poussa un long soupir. Donc, il ne s’agissait pas du premier verre à franchir la barrière des lèvres de l’homme. Une très mauvaise idée, quand il fallait remonter en selle dès les premières lueurs du jour. Néanmoins, en dépit de sa loyauté infaillible envers Juàn et son enfant, Izan restait particulièrement perturbé par ses problèmes personnels, les laissant régulièrement envahir ses pensées.
L’exemple type du soldat noyant ses doutes et l’insolubilité de son existence dans les tourments de la guerre et la chaleur illusoire d’une énorme rasade de liquide ambré. Or, l’immobilité relative de ces derniers temps ne lui permettait pas de s’évader mentalement, concentrant toutes ses forces sur un but plus noble. Autrement dit, n’ayant guère l’impression de se rendre utile. Saraya ne le connaissait pas vraiment, ne l’apercevant que de loin en loin lors de ses tours de garde jusque-là. Néanmoins, elle devinait sans peine que Juàn avait été influencé par l’empathie qu’il éprouvait envers le soldat, désireux de le distraire et regonfler un peu son ego en l’engageant comme escorte dans une mission diplomatique de la plus haute importance. Du moins était-ce l’explication officielle, desservie même à Nerea.
Cependant, autant elle compatissait vaguement aux peines du garçon, autant elle n’aurait guère effectué le même choix. Izan se montrait trop perturbé à son goût. Oh, fidèle, là n’était pas le problème, mais débordé par une vie de laquelle il peinait à s’extirper, poursuivi par des démons intérieurs qu’il était avide de chasser à coups de battoir. Une triste histoire trop fréquente encore, un gosse, fils unique arrivé sur le tard, tiraillé entre une mère priant de toutes ses forces pour qu’il ne ressemble pas à son père, un père qui ne frappait pas trop fort uniquement quand le fils se conformait à l’idéal qu’il attendait, jusqu’à ce que l’armée le tire de cette situation insoluble. Situation dont il aurait pu se sortir avec la mort de ses parents, huit ans plus tôt, mais répétait à l’inverse en épousant une femme comprenant parfaitement le désir presque désespéré d’être aimé de l’adulte fragilisé. Et en profitant habilement pour le plier à ses choix. De ce qu’elle avait comprit, du moins, lors d’une des rares soirées où elle put discuter en tête-à-tête avec Juàn, ce dernier désolé de son impuissance à ce sujet.
La véritable joie du soldat résidait en sa paire de jumeaux, deux bambins de quelques mois, Alejo et Ezera. Évidemment qu’au bout de six longues semaines, et ce malgré son excitation presque enfantine en apprenant avoir été choisi, Izan finirait par se lasser de ne pouvoir les serrer dans ses bras.
Considération extrêmement cruelle, que de le définir comme l’élément faible du groupe ; Saraya en avait pleinement conscience, et n’aimait pas raisonner de cette manière. Mais les enjeux qu’ils portaient ne pouvaient être compromis par une erreur de calcul aussi grossière. Tout le monde ne pouvait être contenté.
Aussi avait-elle demandé à sa fille aîné de surveiller étroitement l’homme, juste au cas où. Une chance incroyable que nul incident ne vint troubler leur traversée, pour le moment. Encore un jour, deux au grand maximum, et ils seraient enfin rentrés chez eux. Quitteraient le monde des Humains, débarrassés déjà de nombre de préoccupations inhérentes au voyage. Ne restait plus qu’à préparer l’avenir.
– Jusque-là, tu t’es relativement bien contrôlé sur la boisson, lâcha Saraya, fixant obstinément les bouteilles s’alignant derrière le comptoir. Nous touchons bientôt au but, m’entends-tu ? Et tu ne gâcheras pas tout ce que nous avons accompli juste pour une soirée de morosité malvenue.
Éclatant d’un rire désabusé, Izan tendit la main, avec l’intention de se saisir de la bouteille, toujours nonchalamment serrée dans la main de l’escorte. Plus rapide, Saraya la mit hors de portée de l’homme.
– Je ne vois vraiment pas ce qu’il y a de si drôle, rétorqua sèchement l’escorte, toisant sévèrement son vis-à-vis.
– Rien… Rien. Juste que tu as l’air tellement persuadée de ce que tu dis, que…
Il leva la main au-dessus de son crâne, avant qu’elle ne retombe, comme privée de sa force.
– Un monde sans guerre, murmura-t-il pour lui-même. Ouais, ce serait un sacré beau rêve. Mais pas possible. (soupirant exagérément, il s’assura une dernière fois qu’il ne subsistait plus la moindre goutte d’alcool, puis se redressa, réfléchissant intensément.) Peut-être que ça marchera un temps. Une décennie ? Mais tout comme les Dangarwill ne peuvent s’empêcher de se considérer supérieures à toute autre forme de vie, les Familles Originelles ne pourront jamais cesser de se combattre. Et puis, on en parle des cannibales, dans les Koyalsi ? Des tarés, je te dis. Me regarde pas comme ça, je ne suis pas encore soûl ! Vous croyez quand même pas que des siècles, des millénaires d’affrontements vont se résoudre comme ça, juste parce que miraculeusement quelques seigneurs ont accepté de se rencontrer sans verser le sang ?
– Prend garde, Izan. Tes paroles dépassent ta pensée. Ne t’avise pas de répéter de telles inepties. Surtout pas à Juàn. Et encore moins à mes filles.
Comme brutalement dégrisé par le ton calme de Saraya, Izan se tut un instant. Elle en profita pour glisser ses poings étroitement serrés dans son dos, comme pour s’étirer longuement. Attendit de retrouver un semblant de calme pour ramener les mains, désormais ouvertes, devant elle.
– Non, bien sûr que non, lâcha finalement l’homme, s’affaissant sur son tabouret, l’air de celui persuadé que personne ne le croirait de toute manière. Seulement, c’est trop beau. Je ne dis pas que l’idée n’est guère tentante, au contraire. Si mes petits pouvaient vivre dans un monde sans risquer de finir assassinés tous les trois pas, ce serait… merveilleux. Ça vaudrait la peine.
– Tu oublies que les rues sont bien plus sûres depuis que Juàn a pris les choses en main, rappela Saraya.
L’élément faible, malheureusement. Déjà, son esprit s’efforçait d’élaborer une stratégie sérieuse pour barrer la route à toute propagation de son scepticisme. Surtout vis-à-vis des deux enfants, plus influençables.
– Pas faux. Mais beaucoup de choses se produisent dans les bas-fonds, et les assauts restent fréquents.
– Néanmoins, la situation s’est grandement améliorée. Et cela continuera, pourvu que nous ayons foi en l’avenir. Certes, nombre de souffrances nous ont accablées ces dernières années, et le goût du combat est inscrit dans les gènes de tout être vivant. Mais je me moque bien de « tout être vivant ». Obtenir la paix avec les Dangarwill et les Handroktasiaykins encore capable de lutter contre leur instinct primaire me suffit.
– Je n’y crois toujours pas, rétorqua sombrement Izan, repoussant sans bruit le tabouret pour se lever. Je sais bien que Clint est sûrement le plus désireux d’obtenir la paix, mais non. Parce que les conflits sont larvés à l’intérieur même de notre patrie. Les Mac Aznar ont le complot dans le sang. Mensonges, trahisons, assassinats et fourberie… N’est-ce pas ainsi que chacun nous qualifie ? L’Infanticide était certes le plus célèbre des manipulateurs, mais pas le seul. Oublions Sylvia, sinon je vais rendre mon dîner. Quant aux autres Familles Originelles…
» » Les Handroktasiaykins, d’accord. D’une extrême solidarité entre membres d’une même branche, ce qui les rend redoutables. Sauf quand la Famille en question comporte au total seize branches différentes. Leur fief, les Koyalsi ? Très bien aussi. Si quelques-uns d’entre eux sont d’accord pour que cessent les affrontements, c’est idéal, sauf que les koyals ont la bataille dans le sang. Trancher des têtes, accomplir de hauts faits en pleine bataille, voilà ce qu’ils respectent. La diplomatie ne fait pas partie de leurs points forts. Combien de temps avant que les tensions ne renversent ceux qui acceptent de signer une trêve ?
» » Et de ce que j’ai compris, le seul Dangerwill qui a accepté de se rendre sur les Terres de Clint, c’est un type célibataire qui dirige une petite île perdue en plein océan ! Et vêtu d’un couvre-chef affreux. Alors…
Izan n’eut guère le temps d’achever sa pensée. D’un mouvement sec, si rapide qu’il sembla irréel, Saraya saisit le col du soldat, le soulevant du sol comme s’il ne s’agissait que d’un vulgaire sac de paille. Ses pupilles d’argent lançaient des éclairs si tangibles en dépit de leur inexistence véritable, qu’Izan déglutit péniblement, envisageant sérieusement la possibilité de finir égorgé à l’arrière du refuge, pourvu que personne d’autre n’entende les doutes tourmentant sa carcasse malmenée.
– C’est à cause de sceptiques dans ton genre, qui refusent de croire en quoi que ce soit, que nous sommes obligés de prendre tant de précautions, siffla Saraya, sans desserrer sa prise. Que personne ne veut croire à la possibilité d’une amélioration. Certes, notre histoire est maculée de bourbe et d’ignominies dont même toi, pourtant aux premières loges lors de la prise de pouvoir de Juàn, n’oserait seulement imaginer. Tout comme la perfection de façade des Dangarwill n’est que cela, une façade soigneusement travaillée à coup d’auto-persuasion. Quant aux Handroktasiaykins, je les hais au moins autant que le reste des vassaux des Mac Aznar. Mais moi, au moins, en dépit de la honte qui marque mon âme au fer rouge, je ne reste pas là à me lamenter. Les temps sont durs, et personne ne m’empêchera de préserver l’avenir de mon peuple, de mes filles, de ce qui se prépare. Plus encore, je ne laisserai personne oser critiquer tous les efforts déployés par Juàn, pour se racheter et mettre les siens à l’abri.
Elle le lâcha brusquement. Seul un réflexe inouï permit au soldat de retomber tant bien que mal sur ses jambes. Et le fait que Saraya n’avait pas cherché à le propulser à travers la pièce.
– Reprends-toi, si tu en as la force. Lève un peu la tête, et sois l’instrument d’une ère moins troublée. Surtout, ne viens pas dégoûter les autres d’une existence dépourvue de ce que nous avons vécu. Si cela passe par tendre la main aux autres Familles, je le fais sans hésiter, parce que ceux qui viennent ont conscience que nous ne pouvons pas survivre ainsi.
– Ou cherchent un moyen de grappiller les miettes. S’insinuer de manière plus brutale…
– Tais-toi, coupa-t-elle, toujours sans élever la voix. Ne me force pas à rapporter à Juàn ton écart de ce soir. Sois heureux que je ferme les yeux sur cette incartade.
Tournant les talons, Saraya observa les fentes visibles à travers les volets pourtant soigneusement plaqués sur les façades. De maigres rayons de lumière fusaient faiblement au travers des nœuds irréguliers, marques sombres tranchant avec le clair d’une écorce dont elle ignorait tout.
– Le jour ne tardera pas à se lever. Deux heures. Trois, peut-être. Va te coucher. Si en descendant les marches à ce moment-là, j’apprends que tu t’es resservi, ou que tu es resté planté là, je t’assure que tu le regretteras.
Seul un vague grognement lui répondit. Considérant qu’Izan comprenait le sérieux de sa menace pas seulement voilée, Saraya posa le pied sur la première marche conduisant à l’étage supérieur.
– Si les Familles Originelles se sont tellement rendues compte de l’importance d’une alliance, retentit soudainement la voix du soldat, alors qu’elle dépassait le tournant abrupt. Pourquoi n’y avait-il aucun Hildenerven lors de l’assemblée ?
Feignant n’avoir pas entendu la dernière réplique de son compagnon de voyage, Saraya arriva sur le palier.
Debout à l’entrée de sa chambre, Juàn croisa son regard. L’obscurité ambiante ne parvenait guère à masquer le sombre ressentiment contenu dans les prunelles d’ébène, formant comme une lourde chape autour du brun.
Pourtant, il n’évoqua pas les paroles remplies de sincérité d’Izan, bien qu’il fut évident qu’il n’ait pu les manquer, quand il desserra les lèvres.
– Ne le juge pas trop sévèrement. Il n’est pas le seul à penser cela.
– Je le sais bien, répondit-elle en chuchotant également. Seulement, il aurait été idéal que ce genre de défiance ne vienne prendre place ici. Mieux vaut qu’il reste persuadé qu’il ne s’agit que de diplomatie.
Juàn ouvrit la bouche, sûrement pour défendre le soldat, ou discuter de leur stratégie.
Le craquement sourd des lattes sous le poids d’Izan l’interrompit avant même que sa pensée ne soit formulée. Saluant muettement l’escorte, Juàn retourna sans bruit dans les ombres de sa chambre, rapidement imité par Saraya. L’aube poindrait bientôt, et il faudrait continuer de conserver les membres du groupe soudés. Envers et contre tout.