Un lever de printemps
Une chambre à soi
Trébuchant sur une plaque de verglas, la solide monture aux poils épais poussa un faible hennissement surpris, avant que son entraînement guerrier, prodigué depuis qu’elle n’était qu’une simple pouliche à peine capable de se dresser sur ses quatre frêles membres, ne reprenne le dessus. Poussant avec force sur son arrière-train, la jument de douze ans, d’un poil sombre aux reflets corbeaux, enjamba l’obstacle d’un dernier soubresaut, repartant au petit trot sur quelques mètres, emportée par son élan. Une simple petite pression sur les rênes l’incita à ralentir, puis à passer au pas sans à-coups, comme si rien ne venait de l’effrayer.
Satisfaite du comportement de sa chère Tinli, Saraya lui flatta gentiment l’encolure, réarrangeant quelques crins d’un doré contrastant étrangement avec sa robe.
La blancheur de sa longue chevelure, égale à l’argent de ses iris, dont la pointe de la tresse extrêmement serrée tombait contre ses reins, ne déparait guère avec la couche immaculée recouvrant le paysage de plaines échelonnées à l’infini du regard, trompeusement épaisse en réalité. Et dissimulant bien souvent de traîtres plaques de verglas ou des crevasses inattendues. Raison pour laquelle les deux seuls enfants présents se situaient prudemment en milieu du groupe d’une demi-douzaine de cavaliers. Avec ordre strict de marcher exclusivement dans les traces de sabots des deux adultes ouvrant la marche. Et pourtant, Saraya restait, en dépit de ses plus de soixante-dix ans, une femme d’une vigueur redoutable, régulièrement engagée dans des expéditions où de plus jeunes auraient eu du mal à tenir le rythme. De un, parce qu’elle se savait capable de les enchaîner en papotant tranquillement avec ses compagnons, et refuserait catégoriquement que son âge soit un prétexte pour la laisser en arrière – là où elle interdisait formellement à son mari, de dix ans plus jeune, de seulement mettre le petit orteil dehors sans la prévenir. De deux, nombre d’ennemis sous-estimaient cruellement son corps fin et sec, aussi acéré qu’une lame en quelque sorte, leur faisant face, écarquillant les yeux de surprise quand la pointe d’une masse venait broyer leur misérable boîte crânienne. Personne ne s’en prenait à ceux qu’elle escortait sans en payer le prix fort.
Troisième raison, implicite mais que tous taisaient, était que Juàn pouvait bien bramer à qui voulait l’entendre comme une vieille chamelle, il peinait terriblement à ne pas garder Saraya à ses côtés. Ce qui aurait pu paraître quelque peu ironique pour un homme de plus de quarante ans. Presque cinquante.
Néanmoins, cette bien trop longue expédition – cela faisait-il réellement six semaines qu’ils avaient quitté leur chère patrie ?! – commençait à lui taper sérieusement sur le système. Trop de paramètres à calculer, trop d’endroits idéaux pour une embuscade dans les règles, et beaucoup trop d’enjeux. Avec des partenaires à qui elle n’accordait pas même une once de confiance. Dans un soupir, inaudible au sein des bourrasques mordantes prévoyant une énième tempête de neige, Saraya s’autorisa à lâcher un instant les rênes, parfaitement confiante en les capacités de sa monture, maintenant que Tinli marchait paisiblement au sein des siens. Croisant les doigts, elle étira ses bras nus (seule partie de son corps à ne pas être soigneusement emmitouflée, une question d’orgueil au sujet de laquelle Juàn avait une opinion ne l’intéressant guère. Cependant, elle ne poussait guère le vice, enveloppant ses doigts dans d’épais gants matelassés, faits de laine teintée de noir aux armoiries de l’homme, brodées en reliefs d’un bleu sombre), paumes vers le ciel, un craquement remontant de son échine. Si l’andouille de jeunot formant l’arrière-garde avec elle s’amusa de cette si rare preuve de sa vieillesse, il choisit prudemment de ne rien en montrer, avachi sur sa selle, épuisé par l’envie de rentrer chez soi.
Un gamin de trente-trois ans, récemment père de jumeaux de quelques mois. Izan, de mémoire. Chaudement vêtu de la tête aux pieds du noir habituel rehaussé de bleu sombre, avec quelques petites touches originales d’argent sur le côté des bottes fourrées, l’homme arborait la chevelure brune si fréquente dans sa nation, une multitude de mèches retombant sur sa nuque et ses tempes, mettant en valeur sa barbe de dix jours. Ses yeux, d’un vert d’eau, observaient de plus en plus vaguement le paysage alors qu’il s’enfonçait dans des pensées connues de lui seul, sa main droite revenant régulièrement à son cou, où se dissimulait une cicatrice d’une bonne douzaine de centimètres, aux contours violacés à cause de la température ambiante. Frissonnant, il pinça le bout de sa cape entre son pouce et son index, tentant de la rabattre autour de son corps. Peine perdue ; une soudaine rafale s’engouffra dans le tissu ainsi offert, l’arrachant de ses doigts sans qu’il ne puisse lutter. Marmonnant entre ses dents, il jeta un regard à Saraya, puis à la petite fille chevauchant quelques mètres plus loin, seules à ne guère posséder d’accoutrement de ce genre. Comme s’il envisageait sérieusement d’en faire de même, sans vouloir se l’admettre.
Morose, l’homme débarrassa les épaules de sa monture, une jument de huit ans à peine parée d’une robe ébène la recouvrant intégralement, répondant au nom de Alma, de la couche de flocons s’accumulant progressivement.
Rapidement, Saraya se désintéressa de lui, vérifiant que la petite continuait à chevaucher sans se trouver emportée par la léthargie inhérente au froid, si personne n’y prenait garde. Un petit ricanement, échangé avec son compagnon masculin, la rassura instinctivement, alors qu’elle gratifiait Tinli d’une dernière caresse.
Sous ses doigts, elle sentit le muscle cardiaque de la jument battre violemment contre ses côtes, avant de lentement s’apaiser à mesure qu’elle observait le groupe de ses semblables conserver un calme apparent apaisant. Le secret, pour obtenir une monture capable de galoper à tombeau ouvert au beau milieu d’un champ de bataille envahi d’explosions incessantes, mais obliquer d’une simple pression des genoux, ce n’était pas de lui enseigner à ne plus connaître la peur. La véritable leçon était, au contraire, de leur apprendre à gérer cette peur en toute circonstances.
Nombre de dresseurs, emportés par la première idée, faussée, se retrouvaient encore trop souvent avec des chevaux névrosés, maintenus en position uniquement en conservant une main dure et sévère ne laissant d’autre choix que de se soumettre – une attitude que Saraya s’empressait de corriger avec la plus grande vigueur. Elle s’était assez retrouvée avec des montures farouches, refusant de plus en plus le contact de la selle, perdant un temps fou à la fois à les rééduquer et à leur redonner confiance en l’être, pour accepter le moindre comportement déviant de ces pseudos supérieurs incapables d’obtenir quelque chose autrement que par la force. De même, elle élevait et éduquait ses filles en bannissant toute forme de violence quelconque, déjà agacée de se voir forcée d’entraîner d’aussi jeunes enfants, une dizaine d’années parfois seulement, pour les protéger en leur évitant de finir la gorge tranchée à la moindre percée ennemie. Une chance que Juàn, depuis son accession au pouvoir, promulguait des dizaines de lois destinées à préserver au maximum leur jeunesse. Leur avenir. Un avenir qui, tout le monde l’espérait de toute son âme, serait bien moins sombre. Et permettrait peut-être de regagner leur honneur, longtemps remisé au placard.
Et encore, les peuples des Koyalsi naissaient presque avec une épée dans les mains. Saraya appartenait peut-être à une nation goûtant à la guerre depuis des générations (d’aussi loin qu’elle se souvienne, d’ailleurs, songea-t-elle pensivement), se retrouver face à un bête bataillon d’entre eux l’incitait toujours à la plus grande prudence. À raison ; au sein de leurs propres frontières, chacun de leurs pays soit se faisait la guerre entre eux, soit s’ignorait farouchement, réduisant leurs effectifs, au grand maximum, au tiers de ceux de son peuple.
Or, cela faisait des millénaires, ou des siècles, selon les légendes, que les koyals résistaient à toute forme de domination. La faute aux fichus Handroktasiaykins – maudite Famille ! Enfin, jusqu’à ce que les choses changent, ces dernières années, d’une manière que Saraya ne parvenait pas encore à appréhender.
Sauf que la plus grande étrangeté de ces fous furieux résidait en un principe que nul n’aurait jamais imaginé de leur part (exceptées les contrées de l’ouest, du peu qu’elle en savait, purement belliqueuses et sauvages sans autre forme de procès) : toucher aux enfants jeunes était passible de mort, dussent-ils être nés des reins ou du ventre de l’ennemi. Enfin, à condition de ne pas contrevenir aux lois essentielles de leur si particulier sens de l’honneur, presque incompréhensible selon Saraya. Entre autres.
– Prenez garde, la neige est traîtresse, commenta-t-elle simplement, rompant le silence ponctué du hurlement rageur des rafales, fouettant ses bras nus sans qu’elle n’y prête une grande attention.
Entendant la voix autoritaire de sa mentor, ressemblant davantage à un ordre qu’un simple avertissement, d’instinct Nerea ralentit le pas de sa monture. De ses deux chevaux, elle avait choisi un petit hongre gris pommelé, à la peau inhabituellement rose, ses iris vairons étant pour le gauche turquoise, le droit se parant d’un marron profond, nommé Verln. La lance, si Saraya traduisait dans le langage courant. Sa fille avait toujours eu tendance à une certaine forme de grandiloquence étrange. Néanmoins, malgré sa taille plutôt petite, la faisant toujours paraître naine quand elle se tenait près de Saraya, Nerea savait manier la lance presque aussi bien qu’une Dangarwill, et au corps-à-corps frappait aussi vivement qu’une vipère à l’aide de ses dagues. Mais surtout, elle savait conserver un respect absolu des ordres de Saraya, dusse-t-elle ignorer ses plus profonds préjugés. Pour un tel voyage, seule une loyauté totale comptait.
Repoussant quelques mèches rebelles, d’un roux mêlé de blond d’or donnant un résultat flamboyant, derrière son épaule, Nerea raidit l’échine, scrutant les flocons accrochés aux longs poils de sa monture comme s’ils recelaient un piège insidieux et létal, ses doigts largement gantés se baissant machinalement vers la lance accrochée aux flancs de Verln. Ses iris smaragdins pailletés de doré accrochèrent un instant la surface uniformément lisse, à l’exception de quelques congères, la perspective laissant souvent croire qu’elles ne s’élevaient guère plus haut que les jarrets des chevaux… jusqu’à ce qu’un dénivelé révèle, au détour d’un petit trot, le pot aux roses. Au contraire d’Izan, elle avait accroché sa cape sur son épaule gauche à l’aide d’une agrafe en forme de petite tour, s’offrant une protection moins volage.
– Tu aurais dû t’attacher entièrement les cheveux, commenta Saraya, élevant la voix à cause du sifflement des rafales.
Quelle idée aussi… Plutôt que de tresser toute sa chevelure, Nerea avait choisi de natter uniquement quelques mèches sur les côtés, les passant autour de ses tempes de manière à les réunir à l’arrière de son crâne, le reste flottant librement autour de son visage.
– J’y penserai la prochaine fois, maman, assura la jeune femme.
Ce qui, tout le monde le devinait, serait absolument faux. Aussi obéissante pouvait-elle se montrer dès qu’il s’agissait de son rôle auprès de Saraya, quel qu’il soit, autant elle continuait à préférer se coiffer de la manière qu’elle souhaitait. Bah, elle venait juste de fêter ses vingt-deux ans ; sûrement apprendrait-elle à adopter une coiffure plus réglementaire. Repousser ses mèches en pleine bataille risquait de devenir problématique. Saraya détestait l’idée de perdre l’une de ses filles aussi stupidement.
Amusé, le dernier adulte du petit groupe se retourna sur sa selle, un petit sourire aux lèvres.
– Avoue, tu es jalouse d’une telle démonstration de talent, taquina Juàn. Ce n’est pas avec tes doigts envahis par l’arthrose que tu pourrais faire montre d’une telle habileté.
– Rassure-toi, mon cher petit, ma capacité à planter un poignard entre les omoplates n’a en rien souffert de l’âge, répondit-elle simplement, lui dédiant un sourire carnassier.
Étouffant un petit rire en mimant un bâillement, Juàn fit un vague geste de la main, pouvant signifier à la fois tout et rien.
– J’aime quand tu me susurres des mots d’amour. Cependant, les paroles me suffisent.
Saraya choisissant de ne rien répondre, levant ostensiblement les yeux au ciel, Juàn prit appui sur ses étriers, scrutant attentivement les alentours modifiés par la pellicule épaisse, vérifiant que le groupe continuait à suivre la bonne direction. Renâclant hargneusement, fâchée de sentir le poids de son cavalier si brutalement nouvellement réparti, la jument à poils longs, Uli, tenta un écart saccadé sur le côté, testant l’assiette de l’homme. Réagissant à peine au mouvement d’humeur de la brave bête, plus solide qu’une roche millénaire recouverte d’une robe couleur champagne pâle, mais aussi bornée que pouvait l’être une vieille carne chevaline de presque vingt ans, Juàn se contenta d’une pression ferme des mollets. L’incitant ainsi à reprendre sa place dans le rang avant qu’il ne se mette à user de sa main, bien plus dure, à l’occasion. Un défaut qu’il se traînait depuis sa plus tendre enfance, et qui lui avait valu nombre de tapes sur les doigts de la part de Saraya, peu encline à voir la tendre bouche des équidés maltraitée à cause de l’incompétence d’un cavalier tout juste bon pour les poneys. Exactement le genre de réflexion vexant l’homme au plus haut point.
De grande taille, au point de dépasser Saraya d’une bonne dizaine de centimètres, Juàn possédait la chevelure noire propre à la plupart des membres de sa Famille, à l’exception de quelques mèches grises sur les tempes trahissant le nombre d’années commençant à peser sur son être. Ondulés – Saraya seule, ou peut-être bien une ou deux matrones, se souvenaient encore qu’enfant il frisait comme un petit mouton –, ils rebiquaient sur sa nuque, autour de ses oreilles et sur son front, impossibles à discipliner sans une dose impensable de gomme que Juàn n’utilisait de toute façon jamais. Il échappait peut-être aux rides sillonnant le visage de sa compagne de route, seuls quelques ridules marquant son front et le bord de ses yeux, mais ceux-ci, tout aussi sombres que ses cheveux, paraissaient bien plus âgés que l’homme ne l’était, contrastant étrangement avec l’expression souvent moqueuse ourlant le coin de ses lèvres. Des yeux acérés et pourtant fatigués, leur porteur s’efforçait-il de ne trahir aucune hésitation, aucune faiblesse, en aucune circonstance. Aucune nuance de couleur ne venait trancher avec le noir de ses vêtements, n’était une variante plus ou moins claire par endroits permettant de dévoiler de petits ornements décoratifs subtils, sa large cape fouettant dans le vent sans effrayer le moins du monde Uli.
– Un jour, tu attraperas la Mort, commenta l’homme, haussant les épaules car se doutant parfaitement que cela n’aurait aucun effet sur les décisions vestimentaires de sa compagne.
– Ma peau est plus coriace que celles des satanés dragons des Koyalsi, ricana-t-elle narquoisement. Et plus épaisse que les trois couches recouvrant la tienne. Alors n’espère pas trop me voir disparaître aussi facilement. À presque soixante-dix-sept ans, Keres n’a pas voulu de mon âme. Pourquoi changerait-il soudain d’avis ?
Deux petits rires clairs vinrent frapper les oreilles des adultes, tous se retournant vers les deux enfants au centre de la colonne. Une jeune fille d’une dizaine d’années, aux cheveux châtains foncés, tombant sur ses épaules, noués en queue de cheval, de taille moyenne. Ses yeux marrons pétillèrent de malice, toujours ravie des plaisanteries de sa mère – de toute façon, Ainhoa riait pour un rien. Comme le garçon chevauchant à ses côtés, elle portait, au contraire des adultes, une écharpe soigneusement enroulée autour de son cou, sa tunique se trouvant munie d’une capuche recouvrant sa petite tête qu’elle ne cessait de remettre en place. Son hongre, une bien placide bête pie, blanche et noire, répondant au nom de Jimen, dressa les oreilles, s’assurant que rien ne viendrait déranger sa marche tranquille. Satisfait, l’animal laissa de nouveau balancer son encolure, soufflant exagérément par les naseaux quand sa cavalière tenta de le talonner autoritairement, voyant qu’elle se faisait peu à peu distancer par les adultes. Sans succès, Jimen continuant de faire frémir son léger embonpoint sans paraître plus que cela affecté. Jusqu’à ce que Saraya claque sèchement de la langue, l’avertissant que celle l’ayant dressé ne laisserait pas si facilement passer ce manque total de réaction.
Le deuxième enfant, un garçon de sept ans, emporté par le désir qu’ont tous les enfants de se montrer meilleur que leurs compagnons de jeu, pressa les flancs de son propre étalon, une grande bête alezane à la morphologie plus fine que ses camarades équins, taillée pour la course, du nom de Pendragon. Ravi de cette occasion, l’animal accéléra brutalement, envoyant un petit coup d’arrière-train dans le même temps, manquant désarçonner le garçon. Lâchant un juron à faire rougir tout un bordel, Juàn tendit le bras, prêt à s’emparer des rênes du rétif animal et lui frictionner vigoureusement les oreilles. Par chance, le petit cavalier resta bien en place sur sa selle, Pendragon n’ayant rapidement pas d’autres choix que de cesser son manège.
– Cette fois, j’en ai assez ! siffla Juàn. Blàs, descend de là, tu vas prendre Uli.
– Oh non papa, ça va ! protesta le petit, levant sur son père des yeux suppliants.
Aussi insupportable puisse être Pendragon (et ce depuis ses premières années en tant que poulain), Blàs l’adorait de tout son cœur, malheureux comme les pierres dès qu’il devait grimper sur une autre bête plus docile. Un état de fait déplaisant fortement à son père, mais Juàn n’avait jamais su refuser très longtemps quelque chose à son enfant. À peine l’avait-il forcé à patienter deux années en alternant avec des chevaux plus adaptés, le temps que Blàs acquiert les réflexes et l’assiette nécessaires pour ne pas promettre une flopée de chutes immédiates au garçon. Et encore, la première fois qu’il était monté sur Pendragon, l’animal était parti au galop, parcourant à tombeau ouvert la carrière jusqu’à ce que Juàn saute à l’intérieur, forçant le cheval à cesser son manège en le coinçant dans un coin, mobilisant plus que jamais le travail à pied effectué en amont de tout dressage par la selle. Comment Blàs avait tenu, même à moitié avachi sur l’encolure, personne n’avait compris. Mais après s’être remis de ses frayeurs, le jeune garçon voulut immédiatement retenter l’expérience. Forcé de patienter quelques jours, le temps que le père accepte de nouveau l’idée de le laisser seulement approcher de Pendragon en question.
– Je ne suis pas sûre que lui donner Uli soit une si bonne alternative, commenta placidement Saraya.
Si elle connaissait pire carne que Pendragon, c’était bien la jument de Juàn. À la différence que Pendragon s’emportait vivement, pleinement, porté par la fougue de ses jeunes années, et qu’Uli patientait sagement jusqu’au moment le plus imprévu pour se jeter de côté, mimant une frayeur quelconque. Une brave bête pourtant, idéale à la fois pour le saut, la majorité des terrains, et relativement calme. À condition de la confier à des mains expérimentées, et de trouver un caractère compatible avec le sien.
Une bonne minute durant, Juàn débattit avec lui-même, ses traits trahissant son inquiétude à ne pas davantage intervenir. Néanmoins, guère beaucoup de choix s’offraient à lui. Aucune des trois filles ne pouvaient échanger avec le petit garçon (Saraya parce qu’elle ne laisserait pas Tinli au gosse, la jument restant malgré tout assez peureuse. Nerea, elle, n’avait certainement pas le niveau de se frotter à Pendragon, quant à Ainhoa, mieux valait ne pas y songer). Izan pouvait toujours essayer, mais Saraya ne pariait pas une seconde sur ses chances d’arriver à l’auberge sans se retrouver couvert de bleus.
– Très bien, céda Juàn à contrecœur. Nous sommes bientôt arrivés, je suppose… Mais au prochain écart, Blàs montera avec moi, et nous mettrons Pendragon à la longe.
Tout heureux de conserver le droit de monter l’équidé, Blàs s’empressa d’acquiescer, tendant le cou pour déposer un bisou sur la joue de son père. Déjà promettait-il de perpétuer la grande taille de Juàn, dépassant les enfants de son âge d’une bonne tête. Du reste, il lui ressemblait énormément, en tant que version miniature de l’adulte : même cheveux ondulés à la teinte sombre – exceptées quelques nuances de châtain visibles à la lumière uniquement –, même pommettes hautes, même menton volontaire, même nez légèrement trop grand, même tache de naissance à la base de la nuque. Cependant, le père et le fils se distinguaient sans hésitation aucune ; le regard de Blàs arborait une teinte bleu pastel, presque blanche par endroits, traversée de céruléen, bien éloigné du sombre des yeux de son père.
Les deux enfants se remettant à discuter bruyamment en croyant chuchoter, Saraya les observa un instant, sa fille se retournant par moments pour vérifier que la vieille femme restait bien derrière elle, à les protéger de toutes les menaces du monde. Ils paraissaient bien petits, pour chevaucher aussi longtemps dans le froid. Certes, leur imagination des plus fertiles leur permettait d’inventer des jeux aussi surprenants que courts, parfois aidée des adultes, néanmoins il était grand temps d’atteindre l’auberge et de les placer tous deux devant un grand feu de cheminée. Mordillant sa lèvre inférieure, elle finit par presser les talons, Tinli frémissant presque imperceptiblement avant d’accélérer le pas, jusqu’à se retrouver à la hauteur de Juàn.
– Ce n’était pas une bonne idée de les amener avec nous, souffla Saraya à son oreille, laissant Nerea rétrograder jusqu’à se retrouver à hauteur d’Izan. Ils sont encore jeunes pour un tel voyage.
– Mon souhait, au départ, était d’emmener seulement Blàs, répondit Juàn, sur le même ton. Néanmoins, tu as tenu à amener Ainhoa avec nous.
– Nous avons lié ces enfants l’un à l’autre peu après leur naissance. Ainhoa est destinée à devenir la main armée de ton fils. Elle doit l’accompagner partout où il va. Tu le sais aussi bien que moi.
L’homme ne répondit rien, un long moment. Il se contenta de se retourner à demi sur sa selle, observant le sourire ravi, bleui par le froid, du petit. Blàs lorgna sans discrétion aucune les congères avoisinantes, envisageant sérieusement de descendre de force pour récupérer une généreuse pelleté, et la projeter sur le visage de sa petite compagne. S’apercevant rapidement être l’objet de l’observation de son père, le garçonnet sursauta, son visage se fripant comme s’il était déjà fautif, s’empressant de détourner le bleu de son regard. Juàn sourit machinalement, adressant un petit salut à son fils, l’encourageant silencieusement à patienter encore un peu.
– Je ne pouvais pas le laisser seul, sans m’assurer personnellement de sa sécurité, aussi longtemps. De nombreuses branches de ma famille n’apprécient guère ma prise de pouvoir. Il se murmure dans les ombres que ma sœur aurait dû être choisie, et non pas exilée comme c’est le cas. Et tous ces partisans inavoués seraient plus qu’heureux de provoquer un « accident », mettant fin à ce qu’ils considèrent comme une imposture. Si seulement je pouvais être certain que Sylvia ne reviendra pas engager une nouvelle guerre !
Saraya hocha pensivement la tête. Que pouvait-elle contester à cela ? Juàn n’énonçait qu’une vérité depuis longtemps détournée, pourtant toujours d’actualité. Les détracteurs, d’une famille noble à l’autre (car eux seuls possédaient les moyens de commanditer un assassinat, du style dérapage volontaire au bord d’une falaise), n’avaient jamais hésité à annihiler les chances de survie de leurs concurrents en tordant le cou aux potentiels descendants. Simple, efficace. Aussi les parents ne s’attachaient jamais réellement à leur progéniture, les entraînant en croisant les doigts pour qu’ils parviennent à devenir suffisamment forts pour produire d’autres rejetons, et ainsi de suite. Atteindre l’âge adulte relevait de l’exploit ; enfanter signifiait que sa vie était sauve un moment, mais pas celle de ses enfants.
Juàn, malheureusement, s’était bien trop attaché à son fils, trop vite. Et pas seulement parce qu’il avait bientôt représenté le seul espoir de perpétuer la conduite apaisante, et relativement pacifique de son père. En un sens, Blàs était une bénédiction inespérée. Saraya regrettait seulement que la seule chance de racheter les actes passés soit si frêle. Les Mac Aznar se tenaient à la tête de la nation depuis des siècles grâce à leur puissance, et la régénération de leurs corps relevait de l’immortalité. La vieillesse leur était inconnue ; seule une mort, particulièrement violente compte tenu des efforts qu’il fallait déployer pour venir à bout de l’un d’entre eux (le poison étant bien souvent l’option la plus pratique), mettait fin à leur existence. Hélas, Juàn avait dû choisir. Pour la première fois de toute leur histoire, il avait perdu la semi-immortalité de sa Famille, le laissant aussi mortel qu’un simple soldat, les premières traces de grisaille parsemant ses tempes. Blàs, comprirent rapidement le père et la vieille combattante, hérita de cette nouvelle caractéristique, grandissant bien trop rapidement pour avoir conservé l’immortalité.
Un sacrifice que Sylvia n’était pas prête de suivre. La sœur de Juàn devait être écartée, car elle n’hésiterait pas à s’opposer ouvertement et tenter de renverser le régent actuel. Mais elle ne pouvait être exécutée ; bien trop de personnes adoraient l’impitoyable jeune femme. Une guerre civile aurait inévitablement éclaté. Les partisans de Juàn, épuisés de s’être battus de toutes leurs forces si peu de temps auparavant, ne garantissaient en rien une victoire. Saraya préférerait largement se trancher la gorge, plutôt que de servir une vipère aussi impénétrable que Sylvia. Personne ne savait pourquoi elle se battait, et ses dernières actions connues, une vingtaine d’années plus tôt, les plongeaient toujours dans la perplexité la plus nébuleuse. Au moins, Juàn avait-il eu la présence d’esprit de profiter de la confusion des premiers jours pour placer ses pions les plus fidèles aux postes stratégiques.
– Je n’aime pas l’idée de les amener dans le monde des humains, déclara-t-elle, sur le bout des lèvres. Il aurait mieux valu accoster ailleurs. Nous ne sommes pas les bienvenus ici.
– Que voulais-tu que je fasse ?! Seules les Terres de Clint sont considérées par tous suffisamment neutres pour une rencontre. Connais-tu un autre homme bénéficiant d’une telle réputation ? (voyant Blàs tendre le cou, visiblement inquiet, Juàn s’adoucit promptement, lui adressant un petit sourire confiant. Il se tourna de nouveau vers Saraya.) Les humains ont, pour certains, oublié notre existence. Sans compter que nous leur ressemblons comme deux gouttes d’eau, au point qu’il est difficile de nous différencier.
– Je n’arrive déjà pas à croire que nous n’ayons pas été les seuls à poireauter en effectuant quelques parcours avec les chevaux. Et qu’aucun meurtre n’ait été commis.
– Clint refuse catégoriquement toute arme de ceux venant de l’extérieur de ses Terres. C’est sûrement ça.
Acquiesçant au ton moqueur de Juàn, Saraya n’ajouta rien, faisant coulisser la dague incurvée qu’elle portait contre sa jambe afin de vérifier son bon glissement. De l’ensemble du groupe, Juàn était le seul à avoir choisi une épée longue, arme peu familière de leur contrée. Entre la masse de Saraya, la lance de Nerea, le bâton d’Izan, l’arc de Ainhoa et la dague de Blàs, ils possédaient assez de moyens de dissuasion pour décourager les bandits de grand chemin. En espérant ne pas tomber sur un observateur plus futé, qui se demanderait pourquoi six étrangers s’armaient si lourdement.
Le crépuscule approchant, le souffle glacé des rafales se fit plus mordant encore, forçant les cavaliers à resserrer les rangs tandis qu’une brume irréelle se levait peu à peu de terre, les chevaux renâclant pour certains à continuer de marcher dans cette poudreuse humidifiant leurs poils, puis les trempant bientôt. Rapidement, Blàs commença à demander quand est-ce que le groupe s’arrêterait, relayé par moments par Ainhoa quand Nerea lui faisait remarquer que la dernière réponse ne datait que de quelques secondes. Nerveux à mesure que la lumière déclinait, parant la voûte céleste d’une succession d’or, de parme et de blanc traversé de rayons féeriques, venus d’un monde supérieur sans aucun doute, Juàn se retourna à plusieurs reprises sur sa selle, envisageant sérieusement de saisir son fils pour le blottir contre son torse. Au fond de son être, Saraya admit vaguement éprouver un léger désir de protéger d’égale manière sa plus jeune fille ; pour autant, elle n’en fit rien, conservant une assurance et une impassibilité parfaite. Juàn pouvait se montrer particulièrement débordé par ses sentiments dès qu’il s’agissait de son enfant, et elle sentait bien les deux jeunes gens de l’arrière-garde s’inquiéter grandement de la mort progressive du jour. Ce n’était pas le moment de perdre à son tour la tête. Garder une façade de tranquillité aiderait certainement tous ces blancs-becs à conserver leur calme.
Enfin, alors que la pénombre étendait ses longs bras immatériels, son rire grinçant déformant les bêtes congères en les parant de visions fantasmagoriques (à plus d’une reprise, les enfants sursautèrent, examinant avec attention l’obscurité, avant de se détourner. Visiblement soulagés… ou fort peu rassurés), Saraya vit briller de minces points lumineux, en partie dissimulés par la brume.
Elle soupira intérieurement, ravie par la perspective d’enfin passer une nuit dans un abri chauffé.
– Pour une fois, tu as eu raison, fit-elle à l’attention de Juàn.
– Je ne me perds jamais, répondit-il, lui accordant à peine un regard tandis qu’il s’assurait que les enfants suivaient toujours le groupe. Essayons de rester discrets, autant que possible.
– On s’arrête quand ? les interrompit Blàs, tenant fermement les rênes pour empêcher Pendragon de mordre Tinli.
Tendant la main vers la chevelure du garçon, Juàn l’ébouriffa gentiment, glissant une main sur sa joue en une caresse fugitive, conscient de la froideur de la laine doublée de soie de ses gants.
– Tu vois le grand bâtiment, juste devant ? (du doigt, il désigna l’endroit en question) C’est ce que l’on appelle un relais, pour les voyageurs. Parfois, il y en a dans les régions particulièrement inhospitalières, surtout quand elles sont accompagnées de montagnes. Comme le poste-frontière dans lequel nous nous sommes restaurés avant de prendre la route, tu te souviens ? Eh bien, c’est là que nous allons dormir.
Écarquillant les paupières, légèrement penché en avant comme s’il craignait que l’apparition disparaîtrait s’il s’en détournait, Blàs gloussa de plaisir, luttant contre l’envie de talonner Pendragon.
Le relais en question, unique refuge contre le blizzard à des lieux à la ronde, se révéla être un modeste bâtiment pourvu d’un seul étage, une lumière bienfaisante filtrant des stores de bois en partie baissés. Saraya s’étonna de la petite taille des fenêtres, avant de supposer qu’il s’agissait là d’une tactique pour lutter contre le froid, laissant promener son regard sur les larges rondins solidement plantés dans le sol constituant les murs. Une fois avait-elle déjà rencontré une structure de ce type, intriguée de constater qu’à l’intérieur le circulaire du bois avait été coupé de manière à former des murs aussi lisses que possible. Un petit appentis destiné à stocker les bûches se tenait un peu à l’écart, de même qu’un panneau un peu en avant du relais, fixé dans la neige par des chevilles aussi larges que le poignet de Saraya – bien qu’elle ignorât si cela serait suffisant.
Alors que la neige, certes accumulée à son sommet, laissait malgré cela voir le nom de l’établissement – un titre bateau, Le repos du voyageur –, Ainhoa ne put résister à l’envie de flanquer un grand coup de pied dans le bois, satisfaite de voir la poudreuse tomber en un petit tas aux sabots de sa monture. Boudeur de n’avoir pas eu ce plaisir, Blàs se redressa sur sa selle, lui adressant un regard lourd de reproches. Avant de faire mine de s’en moquer totalement avec un acharnement si évident que sa vexation n’en ressortait que davantage.
Aucun son de tables renversées, ni de blagues grivoises lancées avec force conviction ne parvint aux oreilles de Saraya. Ôtant les pieds des étriers, elle se laissa glisser au sol, Juàn s’avançant déjà pour frapper à l’huis du relais, disparaissant promptement dans l’encadrement en prenant garde à ce que la garde de son épée soit dissimulée par sa cape. Imitant leurs prédécesseurs, Izan et Nerea mirent à leur tour pied à terre. Cette dernière s’empressa de passer les rênes par-dessus la tête de Verln, filant près d’Ainhoa pour l’aider à descendre. Saraya marmonna. Voir ses filles s’entraider était certes un spectacle appréciable, cependant, Ainhoa avait fêté ses dix ans depuis plusieurs semaines déjà. Elle savait parfaitement se débrouiller.
D’abord déçu et envieux de sa petite compagne, Blàs se résigna à devoir descendre de cheval sans autre considération. Avant que la haute silhouette de son père n’apparaisse devant le petit garçon, qui s’accrocha à la chaude tunique de l’homme tandis que Juàn le calait soigneusement contre son torse.
– Nous avons des chambres. Les écuries sont sur la gauche du bâtiment.
– Très bien. Prends les enfants et Izan avec toi pour déposer nos bagages, je me charge de rentrer les bêtes avec Nerea.
Juàn approuva silencieusement, appelant le jeune homme, qui confia ses rênes à Saraya. En deux minutes, tous les ballots furent détachés des dos des chevaux, chargés sur ceux des hommes, Ainhoa s’étant promptement esquivée de cette corvée en se cachant derrière les jambes de Nerea, l’aînée mimant la surprise quand la cadette fila de ses jambes pour atteindre le palier, suivant ses compagnons.
– Passons aux choses sérieuses, déclara sentencieusement Saraya, se tournant vers sa fille. Tu veux te charger de Pendragon, ou des cinq autres bêtes ?
Pâlissant significativement en dévisageant la haute stature de l’alezan, Nerea hésita sérieusement entre son orgueil de ne jamais rechigner à la tâche, et la nervosité totale que lui inspirait l’étalon.
– Sauf votre permission, maman, je vais faire preuve d’une grande lâcheté, avoua-t-elle piteusement.
Saraya se contenta de rire aux éclats, un rire grave en parfait accord avec les traits acérés de son visage.
Elles n’eurent aucun mal à trouver l’entrée de l’écurie, un énorme panneau écarlate l’indiquant ayant été clouté sur la porte. Le verrou, cependant, montra davantage de résistance, au point qu’elles durent s’échiner à deux pour parvenir à entrouvrir le battant coulissant. L’écurie sentait le renfermé, des ballots de paille s’alignant sagement contre tout un pan de l’extension. Aucun animal ne venait troubler le silence total envahissant les dalles de béton – un contraste flagrant avec le bois constituant l’essentiel du relais. Pourtant, elle restait d’une propreté impeccable, n’était une fine couche de poussière négligeable.
– Par contre, il n’y a pas de paille dans les stalles, constata Nerea, rêvant de pouvoir enfin poser son corps glacé devant une bonne cheminée. Enfin, plus vite on commence, je suppose…
La jeune femme s’empara d’une fourche posée contre le mur. Seuls quatre box avaient été construits, les uns à côté des autres, séparés par une plaque peinte en un jaune s’écaillant par endroits. Elles attachèrent les chevaux un peu à l’écart, le temps de recouvrir le sol des box d’une couche confortable de paille. Répartir ensuite les animaux fut un jeu d’enfant : Pendragon devait posséder un box pour lui tout seul, ou personne ne pourrait dormir de la nuit. Tinli dormirait avec Jimen, le calme du hongre apaisant les frayeurs parfois incompréhensibles de sa comparse, et Verln, d’un caractère relativement acceptable. Enfin, Uli, en bonne vieille carne, saurait se contenter de partager son repos avec Alma, jument de nature dominée.
Peinant de nouveau à fermer l’énorme targette, Nerea finit par laisser Saraya se charger du récalcitrant accessoire en frappant la tête avec le manche de son poignard.
– Vivement que je retrouve mes sœurs, grommela Nerea tandis que les deux femmes pénétraient enfin au sein de l’établissement.
Tout comme l’écurie, la salle commune, plus grande que ce que Saraya imaginait, était propre, et surtout bien chauffée grâce aux deux cheminées s’opposant, dans lesquelles une bonne flambée crépitait joyeusement. Déjà débarrassés de leurs vêtements les plus superficiels, mis à sécher à l’écart, Blàs et Ainhoa s’étaient blottis l’un contre l’autre, enveloppés dans l’une des capes de rechange de Juàn. Seuls deux autres hommes occupaient l’espace, aucun suffisamment soûl pour dépasser le mutisme méfiant s’étant emparé d’eux à la vue des étrangers. Hélas, il était difficile de dissimuler la lance que Nerea tenait à la main. La luminosité n’était guère idéale, les lampes pendant au plafond n’étant que trois, cependant c’était suffisant pour distinguer les contours de l’endroit, et s’assurer qu’aucun coupe-gorge ne viendrait les déranger.
Indiquant d’un geste à Nerea d’aller surveiller les petits, Juàn discutant avec le tenancier, Saraya rejoignit le brun. Se présentant comme Alan Rupert, il s’agissait d’un homme bedonnant derrière un gilet de trappeur, passant régulièrement la main dans ses rares cheveux gris luisant sur son crâne.
– Sauf votre respect, messieurs-dames, bien sûr, déclarait-il au moment où Saraya les rejoignait.
– Que se passe-t-il ? demanda-t-elle nonchalamment.
– Il veut que nous payons d’avance, répondit Juàn, visiblement irrité de ce manque de considération.
– Allons, ne fait pas tant d’histoires, soupira Saraya. Tu veux que Blàs dorme dehors ce soir ?
Lâchant un grognement étouffé de peu, Juàn leva les bras au ciel, comme pour le prendre à témoin. Néanmoins, vaincu, il ne se montra guère réticent plus de quelques minutes avant de céder, déposant les pièces dans le creux de la main d’Alan.
Un quart d’heure plus tard, le petit groupe s’installa à une table rectangulaire suffisante pour accueillir une dizaine de personnes, privilégiant une place près de la cheminée à la demande des enfants. Sitôt les plats servis, ils s’empressèrent de s’emparer des larges tranches de pain, du rôti fumant à souhait accompagné de pommes de terre sautées, tartinant généreusement pour Izan, revenu des chambres dans lesquelles il installait les bagages, de l’assortiment gargantuesque de fromages associé aux plats. Rien d’exceptionnel, mais de qualité évidente, calant correctement l’estomac, le tout arrosé d’un bon verre d’eau de vie pour les adultes, de lait chaud pour les plus jeunes. L’endroit avait beau être presque désert, Saraya surveilla du coin de l’œil la porte, juste au cas où.
Les quelques autres clients disparurent rapidement, empruntant l’escalier dissimulé dans les ombres, au fond de la salle commune, menant à l’étage.
Même si Izan déclara que cela ne valait pas la nourriture du pays, il n’en laissa pas une miette, savourant chaque bouchée en taquinant Ainhoa et Blàs sur leur capacité à engloutir les plats qu’on leur présentait, le garçonnet ne répondant qu’en lui demandant s’il finirait son assiette.
– Dépêchez-vous de manger, ordonna Juàn, plus mesuré que ses camarades. Demain, nous avons une rude journée qui nous attend. Il faudra traverser le col, puis regagner le village le plus proche.
Ce qui n’était qu’en partie vraie. Franchir cette passe étroite que les locaux appelaient le col figurait bien parmi leurs projets. Cependant, il n’était certainement pas question d’atteindre quelconque village.
Le tenancier stoppa son pas, hésita un instant, avant de se diriger vers le petit groupe. Des oreilles indiscrètes, bien sûr, conclut Saraya, ne le quittant pas un instant du regard.
– Vous ne risquez pas d’aller très loin, déclara Rupert, mains dans la poche ventrale de son tablier. Le col est bouché par les avalanches, et ce depuis la nuit dernière. Ou un éboulement. Peu importe. Les gars de la ville en ont encore pour des semaines avant de le déblayer. Vous feriez mieux de rebrousser chemin.
Nerea pesta dans sa barbe inexistante, Izan paraissant avoir avalé une potion médicamenteuse particulièrement amère. Remerciant aussi sincèrement que possible l’homme, Juàn patienta jusqu’à ce qu’il disparaisse dans sa cuisine, avant de se pencher vers ses compagnons.
– Ce n’est pas la peine de s’effondrer, assura-t-il, toisant avec autorité Izan. Nous trouverons un autre passage. En contournant le col par le sud, puis en remontant vers le nord-ouest, nous pourrons atteindre les collines, et de là rejoindre notre… lieu de rendez-vous.
– Mais cela va nous faire perdre un temps précieux, commenta Izan.
– Nous n’avons pas de meilleure solution, soupira Saraya. Même si j’émets une réserve : avant de partir, il faudra vérifier sur la carte que ce trajet est réalisable. Je sais, coupa-t-elle en voyant Juàn ouvrir la bouche, tu te souviens des moindres détails, mais je ne me lancerai pas dans un détour sans certitude absolue.
– Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Ainhoa de sa voix fluette, Blàs s’endormant sur son épaule.
– Qu’une certaine paire de gamins va rejoindre son lit rapidement, parce que demain sera une longue journée, sourit Juàn, caressant du pouce les pommettes de son fils.
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Bonjour, ou bonsoir !
J’espère que cette nouvelle histoire saura vous plaire ; et, comme d’habitude, un grand merci à BakApple qui a pris le temps de corriger ce chapitre !