Aesragen

Chapitre 16 : Droit au coeur

8664 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 12/06/2020 20:44

Droit au cœur


Assise à califourchon, Zair scruta avec attention le mouvement fluctuant des habitants de la ville entrer et sortir par la petite entrée, à la porte dégondée recouverte de peinture écaillée d’un ocre métallique. Sa position préférée ; elle aimait la stabilité que ses jambes, passées des deux côtés de la poutre, lui apportait. L’adolescente éprouvait l’impression qu’ainsi, elle risquait le moins de faire une chute mortelle si jamais elle s’agitait un peu trop. Quant elle était plus jeune, ses parents, ceux avec lesquels elle avait grandi quelques années du moins, finissaient toujours par s’avouer vaincus par son énergie débordante. Là, son père bien à elle intervenait à la demande des autres, l’emmenant dans son propre royaume pour les laisser souffler un peu. Dans son royaume de roche et de lune plus brillantes que le soleil, où elle retrouvait son frère qui, s’il se fatiguait également à la suivre, mettait tout en œuvre pour continuer à passer du temps ensemble, son orgueil de petit garçon se vexant de ne pas tenir aussi bien la route que sa sœur. Elle adorait ces séjours, durant lesquels elle pouvait se pendre au bras puissant de papa en riant aux éclats, titiller les soldats grouillant dans la fourmilière qu’était la maison sans qu’ils ne pensent même à la repousser (autant n’auraient-ils jamais osé déplaire à papa, mais en plus sa petite carrure, comparée à celle, trapue, de ces hommes, les poussaient à se montrer relativement prudents. Bon, les femmes à la peau de feu portant leur épée comme nées avec, c’était une autre affaire, mais celles-là personne ne parvenait à les dompter), ou encore profiter d’un petit moment dans les bras de l’akni, le deuxième papa, de Zane, son frère juste à côté d’elle, appréciant le calme et la douceur de sa personnalité. Hélas, son corps ne supportant guère longtemps les températures élevées de ces contrées, elle devait rentrer chez elle au bout de quelques jours seulement.

Un cri rageur l’arracha à ses pensées. Rester immobile, même quelques minutes, manquait la rendre folle de frustration. Profitant de l’inattention de la foule, elle s’étira longuement, s’assurant de rester dans les ombres. Quasiment invisible aux yeux des passants, perchée sur une épaisse poutre métallique rouillée aux jointures quoique suffisamment épaisse pour supporter le poids de l’adolescente, elle pouvait observer à loisir les mines renfrognées et crasseuses en contrebas. Aucune ne lui inspirait confiance, que ce soit celle des ouvriers en quête de quelques pièces après avoir dilapidé l’ensemble de la paye du jour au sein de ce lieu de perdition, des individus à moitié saouls s’échauffant au fur et à mesure de leur défaite ou braillait de leur voix éraillées dans le cas contraire, ou encore du gamin à demi-dévêtu passant entre la masse s’agglutinant autour de l’arène (habile le gosse, songea-t-elle. À son âge, elle ne possédait guère la finesse nécessaire pour vider discrètement les poches des badauds – disons qu’elle s’arrangeait pour détourner l’attention pendant que Zane faisait les poches). Quand les visages en question n’étaient pas tout bonnement patibulaires, les yeux, foncés pour la plupart, fouillant sans cesse les environs à la recherche du bon pigeon à dépouiller, dès que ladite victime s’éloignerait un peu trop de la foule protectrice.

En retour, conscient de la menace planant sur leur bourse (entre autres petits extras, sans nul doute, songea-t-il, dépité), les parieurs agrippaient fermement leurs manteaux, ou les petits sacs de cuir renfermant leurs biens de la soirée, jetant de fréquents regards soupçonneux aux impudents s’approchant à moins de trois pas de leur personne. Une tâche difficile, car tout le monde se regroupait près de la fosse. Aussi, plus le parieur gagnait de gain, plus il restait proche du comptoir où l’on prenait les paris, et donc des deux armoires à glace, l’une au nez cassé et à l’air endormi, l’autre arborant une balafre ancienne sur la joue droite, et une récente sur son avant-bras.

Pour autant, elle ne se sentait guère angoissé de n’avoir aucun des garçons à ses côtés. Confiante en ses capacités, elle connaissait ses forces et ses limites (sa rapidité largement suffisante pour filer si le besoin s’en faisait ressentir), quitte à rappeler de temps en temps à l’ordre quelques soudards persuadés que sa petite taille leur conférait un illusoire avantage. C’était une des choses qu’elle appréciait particulièrement dans le rôle de combattante kaïru : même si les autres équipes ne l’avaient pas connue, elles devineraient sans mal que pour voir la Radikors engagée dans la Quête du kaïru, elle possédait sans conteste une certaine palette de dons. En somme, personne ne la sous-estimait, et cela compensait sans trop de mal le fait de devoir parcourir le globe à la recherche de source kaïru, et à se battre pour les gagner. Enfin, se battre, elle aimait ça, à être honnête. Ce qui en soit était plutôt hypocrite, vu qu’elle utilisait la propension des gens à la cataloguer insignifiante pour parvenir aux fins de son équipe. Comme elle les emploieraient dans peu de temps. Néanmoins, il était agréable de ne pas se retrouver prise de haut.

De là où il se tenait, Zair parvenait à entendre les conversations, quand elles ne se trouvaient pas noyées dans la cacophonie générale. Passées ses deux jambes du même côté de la barre métallique, la jeune femme tordit le cou. Puis se cala de nouveau. Le moment n’était pas encore venu, aussi laissa-t-elle ses pensées vagabonder un instant. Un instant, elle songea à ces derniers mois, passés à fuir l’emprise du Redakaï, tout en exécutant les ordres de Maître Lokar dès que possible. Elle ignorait encore la finalité de toute cette histoire, et des buts de l’homme entraînant les Radikors ; pourtant, à force de remplir diverse missions des plus surprenantes, l’adolescente commençait à entrevoir la partie émergée du plan de Lokar. Sans savoir si elle aimait réellement cela. Au fond, elle n’aurait guère dû s’en préoccuper. Après tout, seule comptait l’apprentissage de l’art du kaïru, plus particulièrement si elle pouvait rester près de Zane. Tekris également, un garçon peu enclin à se mettre en avant (quoique, entre Zane et elle, elle voulait bien admettre qu’il lui était difficile d’en placer une, par moments), mais qui jamais ne l’avait trahi. À n’importe quel moment. Elle lui faisait confiance, et savait que si un jour elle avait besoin de soutien, il serait là pour la soutenir.

Faire confiance… Quelque chose que Zane devait réapprendre ; mais pour cela, il fallait encore qu’il admette être victime d’une légère forme de paranoïa ! Et cesse de se trouver obnubilé par son désir de vengeance envers le monastère. Et plus particulièrement de sa Némésis, Ky Stax.

Sujet glissant, se corrigea-t-elle mentalement. Aussi détourna-t-elle immédiatement le cheminement de ses pensées. Et naturellement, revint sur le nouvel élément perturbateur de la vie de son équipe.

Un gamin, pas plus haut que trois pommes qui plus est, n’avait aucune chance de ressortir de ce quartier indien peu recommandable sans se faire saigner au fin fond d’une ruelle. Enfin, c’est ce que dit Tekris quand le gosse supplia les Radikors de l’emmener avec eux en ville, arguant connaître suffisamment les bases du corps-à-corps pour s’enfuir si nécessaire. Avant d’être déstabilisé par un ricanement moqueur de Zane, quelques mètres derrière lui. Aucun miracle ne réussit à convaincre le trio, Zane et Tekris pour la première fois d’accord à propos du garçon en s’opposant fermement à cette idée, d’accepter sa présence.

Un fin sourire étira les lèvres de Zair. Son frère s’était-il rendu compte qu’après un bref instant de surprise habilement dissimulée, il avait failli sourire bêtement quand le colosse l’avait remercié de l’aider à convaincre le petit de renoncer à son projet ? Évidemment que oui, mais comme pour toute chose le dérangeant, il parviendrait à se convaincre de l’inverse. Ses soupçons, vis-à-vis de la récente manie de Zane à ne plus systématiquement se concentrer sur ses envies quand Tekris osait émettre une réserve, s’était confirmé ses derniers jours. Bien sûr, le tic du colosse de caresser le poignet de son chef d’équipe chaque fois qu’il s’emportait (sauf face aux Stax, il ne fallait pas non plus pousser le bouchon) éveilla en premier ses soupçons. Puis, quand Zane s’était mis à entraîner le gosse, à la grande surprise de ses camarades, elle avait remarqué plus d’une fois les regards assombris de son frère quand Tekris s’entraînait juste à côté, ses sourires furtifs quand le colosse venait lui parler de ce suprême effort. Sans parler de sa satisfaction à peine voilée quand, ravi de voir le gosse ravi, Tekris en semblait plus détendu.

Pourtant, très égoïstement, elle ne parvenait pas à se réjouir du rapprochement entre Zane et le gamin. Oh, l’ambiance n’en était que plus profitable, et si le premier montrait encore nombre de soupçons et méfiance, elle connaissait suffisamment l’irascible extraterrestre pour savoir qu’il dépassait lentement le stade « repousser systématiquement l’enquiquineur ». Et cela aurait obligatoirement pour résultat d’attacher le petit plus étroitement à leur trio. Une des pires choses pouvant arriver, pour lui comme pour eux. Comment réagirait-il, lui qui sursautait encore chaque fois que Zane dardait ses pupilles onyx sur sa personne, en apprenant que ses si chers Radikors étaient en réalité bien loin de l’image idéalisée qu’il s’en faisait ? Aussi continuait-elle à garder ses distances, peu désireuse d’apprécier plus que nécessaire un humain, qui plus est si fragile. Les Radikors, eux, avaient été forgés à la dure, gagnant leur position à la force des poignets, leur place dans l’existence à force de persévérance et d’acharnement. S’il semblait avoir vécu de pénibles moments, le gosse restait un garçon n’ayant probablement jamais dormi à la belle étoile avant sa rencontre avec le trio.

Bon, il possédait de sacrées ressources, et se révélait surprenant, pour un humain. Mais même si, la première, elle lui avait confié quelques éléments de réponses peu significatifs par rapport au kaïru, elle ne souhaitait rien d’autre que de le voir retourner à sa vie première. D’ailleurs, passée la curiosité première, elle pensait fermement que le gosse réaliserait l’ampleur de ce dans quoi il s’engageait, et prendrait tout naturellement peur. Une autre erreur de sa part, ça. À force, il finirait par se faire bouffer par la réalité de la vie, ou verrait ses illusions brisées une fois de plus. Ce qui était peut-être pire.

Et Lokar ? Comment réagirait-il en apprenant que sa dernière équipe de combattants hébergeait un petit humain sans réelle utilité ?! Certes, le Maître était moins puissant qu’auparavant, mais cela ne signifiait guère que sa colère fut moins terrible. Déjà, Zane avait dû déployer trésor de persuasion et de soumission pour le convaincre que le contact établi par le gamin, au travers de la plaque d’ambre, totalement imprévu, n’était qu’un bête accident. Un accident qui avait valu à son frère bordée de réprimandes fort peu amènes, que le vert avait accepté sans broncher, tête baissée. Plier pour mieux convaincre, et convaincre pour mieux prendre le contrôle, clamait-il quand, plus jeune, Zair l’accusait de faiblesse, à faire preuve de tant de servilité. D’accord, mais les piques progressivement acerbes du Maître crispait de manière de plus en plus flagrante le jeune homme. Le connaissant, Zair aurait craint qu’il ne se venge sur son équipe ; pourtant, à la fin de l’entrevue, Tekris s’était contenté de serrer avec force l’épaule de son chef d’équipe, suffisant à baisser inexplicablement la pression faisant trembler les muscles de ce dernier.

Vraiment, il fallait être aveugle (ou âgé de quatorze ans, d’après les informations récoltées par Zane), pour ne pas voir que son frère appréciait plus qu’il ne le voulait son coéquipier. Eh bien, Zair ne serait pas celle qui irait le lui en parler, elle tenait à la vie, merci bien !

Mouais. En attendant, peut-être que céder une fois à la demande du gosse (qu’il s’arrange pour filer ou non), le laissant voir de ses yeux les rues sombres aux odeurs de crasse, agrémentées d’habitants en parfaite adéquation avec leur environnement, suffirait à lui passer l’envie de jouer les Indiana Jones des temps modernes. Cela aurait eu de bonnes chances de fonctionner ce soir, la pluie acide jetée sur les allées enfumées par les bars innombrables s’invitant en fin d’après-midi, recouvrant la périphérie de New Delhi d’une odeur polluée propre à dégoûter n’importe qui.

Machinalement, elle vérifia dans un croisement de bras innocent la présence de sa bourse, cousue dans la doublure de ses vêtements. Habituellement, au sein de cette lie humaine aux apparences soient usées jusqu’à la trame par la vie, soient marquées de l’accent de la criminalité, les regards spontanés de Zane, braquant ses prunelles onyx sur le premier fauteur de troubles ayant l’idée de relever le nez et de sonder le plafond en quête de la vérité existentielle comme s’il voulait forer un trou dans son crâne par la seule force de sa pensée, faisait des merveilles. A part un ou deux quidam tentant de soutenir la bataille visuelle, sa victime se détournait précipitamment, oubliant quelques secondes plus tard les deux idiots, qui de toute façon finiraient bien par se rompre le coup. Les récalcitrants, le jeune homme les calmait en usant de ce qui pouvait bien être la définition d’une « tête de psychopathe » ; écarquillant exagérément les yeux, il avançait légèrement le visage presque à la manière d’un vautour repérant sa proie, avant de se fendre d’un sourire tout ce qu’il y avait de plus sadique et on-ne-peut-plus ravi. Frissonnant, « l’adversaire » ne pouvait que retourner précipitamment rejoindre ses congénères, ou mimer une décontraction trop nonchalante pour être honnête, comme si cela ne valait pas le coup.

Enfin, en l’absence de son compère, devait-elle au contraire se montrer plus discrète qu’une souris. Réajustant précautionneusement le bandeau noir ceignant son front, empêchant la sueur de couler dans ses yeux, elle saisit entre ses doigts le col de son T-shirt en soupirant, secouant le vêtement dans le but de s’éventer, prenant garde à ne pas se retrouver observée par une centaine de paires d’yeux masculins en quête de chair fraîche. La fin d’après-midi, à laquelle s’ajoutait le piétinement continuel des humains jaugeant la température de la fosse en écoutant les parieurs vanter les mérites de tel ou tel combattant, ou de ceux se dirigeant vers l’armoire à glace se chargeant de prendre les paris.

Une ovation arracha la jeune extraterrestre à ses réflexions mentales. La pièce, qui grouillait de tant de vies égarées, se trouvait conçue pour accueillir un spectacle les distrayant le temps d’une soirée (ou de nombreuses dans la plupart des cas) de leur existence morne et répétitive, rythmée par le travail pénible voûtant le dos et rompant les articulations. Outre les poutres faussement fragiles soutenant ce qui fut autrefois un plafond, et se limitait désormais à une ossature par moments recouverte de plaques métalliques, des tribunes couraient le long des murs formant le détour d’un octogone, à laquelle il était possible d’accéder par une large porte, bien plus sécurisée que tout le reste, sur le pan ouest. Quatre piliers, certains affichant les tableaux exposant les résultats des matchs en cours, se trouvaient plantés à équidistance, effrités mais guère prêts à se laisser tomber au sol définitivement. Au centre de la salle strictement encadrée, le sol descendait en un creux circulaire, à la terre ocre était devenue aussi dure que la pierre à force de piétinements. Un filet semblant, comme d’habitude, posé à la hâte, entourant les murets déjà existants, empêchant soi-disant les trouble-fête de descendre sans invitation. Une seconde porte, dans la direction opposée à l’entrée principale, permettait l’entrée des deux personnes s’engageant ainsi dans cette fosse.

Et au beau milieu de cette dernière, Tekris, levant les bras et poussant un cri victorieux, claqua violemment les poignets l’un contre l’autre. Le signal. S’il jugeait qu’il fallait attendre et le laisser se battre encore, il frappait dans ses mains. La seule différence avec son attitude précédente. Pour participer à des combats illégaux tout en s’assurant de remporter un maximum d’argent en une fois, les Radikors durent établir une stratégie précise et soigneusement rodée. Enfin, avant que le gosse n’arrive, évidemment. Premièrement, Tekris, avec ses muscles et sa force des plus raisonnable, s’inscrivait aux combats de la soirée. Zane, perchée à tel ou tel endroit, surveillait les environs, décidant ou non de continuer, ou d’arrêter les paris, transmettant ses ordres par le biais de gestes silencieux codifiés. Normalement, seul le vert se chargeait de cette étape, pour ne pas se retrouver associé à l’un ou l’autre de ses camarades. Car, outre prendre les paris et jouer leur argent, Zair avait une autre utilité. Quand le chef des Radikors estimait qu’ils en avaient suffisamment fait pour la soirée, Zair s’arrangeait pour s’avancer jusqu’à la fosse, filant sans déplacer plus d’air que pour une légère brise d’été. Et quand, « malencontreusement » bousculée par un malotru peu attentif, l’attention se portait sur son petit corps fluet, le colosse ne pouvait résister à l’envie de s’octroyer une victoire facile. L’ensemble de la foule, tout aussi heureuse de miser gros et doubler, voir tripler ainsi ses gains, s’empressait de l’enjoindre à engager le combat, personne ne devinait jamais que la si frêle jeune fille mettrait à terre un tel colosse en quelques coups bien placés. Le plus difficile, au début, étant de trouver le juste équilibre pour laisser croire que le combat n’était pas truqué. Suite à cela, et une fois que Zane, pour la seule fois de la soirée, venait récupérer sa mise, Zair enchaînait un ou deux combats, avant de tomber à terre.

Le moyen le plus rapide, et le plus efficace, trouvé jusqu’à présent pour se faire un maximum d’argent en peu de temps. Bien sûr, il fallait changer de lieu presque tous les soirs, au risque de voir la supercherie découverte. Et prêter grande attention aux possibles descentes de police. Mais comment résister à la tentation de se faire entre mille et quatre mille (une seule fois, Zane, à leurs débuts, tenta d’en obtenir toujours plus… pour finir par devoir fuir rapidement afin d’échapper à une foule furieuse de s’être faite flouer), et parfois plus, en un seul soir ?

Glissant dans la foule, Tekris balayant la foule comme pour défier quiconque à venir l’affronter (clamant à tue-tête « à qui le tour ? »), Zair s’approcha de celui qu’elle avait repéré quelques instants plus tôt. Un type au teint cuivré, possédant un léger embonpoint, et ayant tendance à écraser tous ceux qui viendraient le gêner dans ses observations. Quelques pas, et il la heurterait, la projetant sur le filet surplombant l’arène…

Soudain, une voix moqueuse couvre les cris rageurs et les hurlements pressants. À peu près de l’âge de Tekris, une jeune femme bondit, sauta en attrapant le bord d’un des filets, se laisse un instant pendre jambes dans le vide. Puis elle sauta, se réceptionnant habilement sur la pointe des pieds.

Zair se figea une seconde, avant de se détendre. Bon, aussi surprenant que cela puisse être, il arrivait bien qu’un individu quelconque prenne sa place avant qu’elle n’ait pu mettre le stratagème en place ; pas grave, il lui suffisait d’attendre que son coéquipier se charge de cette enquiquineuse, et les choses reprendraient leur cours comme si rien ne s’était passé.

De grande taille, ses épais cheveux violets tombant en-dessous de ses omoplates étaient fermement maintenus par une lanière de cuir de bonne facture. La peau pâle, tendue sur des muscles impressionnants pour une femme de cette âge, la nouvelle venue paraissait constituer un défi à la hauteur du colosse. Ses yeux en amande, d’un vert sombre, lancèrent un éclair malveillant en direction de son adversaire, tandis qu’elle roulait ostensiblement les épaules. Un de ses bras s’ornait d’un tatouage en forme de serpent, la tête reposant sur le dos de sa main, tandis que la queue s’enroulait au-delà de l’épaule. À part cela, ses vêtements n’avaient rien de distinctifs, un débardeur d’un blanc surprenant au milieu de toute cette crasse, sur un pantalon sombre au bas enfoncé dans de solides bottes dans le style militaire. Et Zair voyait clairement les rouages de son esprit examiner brièvement son adversaire, l’excitation de la confrontation à venir tendant ses muscles. Guère de véritables réflexions, plutôt l’envie de se battre à l’état brut.

Immédiatement, la mémoire de Zair vint se rappeler à son bon souvenir. Ce n’était pas la première fois qu’elle voyait cette fille et son air suffisant. Un bar, accoudée au comptoir alors que les Radikors utilisaient l’ordinateur laissé à disposition des clients. Dans un autre lieu de combats également, un mois auparavant. Et enfin, dans les rayonnages d’un de ces insupportable magasin dans lesquels Zane interdisait strictement de prendre la moindre barre chocolatée à cause des puces RFID. Elle l’avait remarqué à cause de son tatouage, alors qu’elle cherchait comment elle pourrait, un jour, convaincre son frère de lui en payer un.

Dans l’arène, Tekris ne laissa rien paraître de l’imprévu qu’il venait d’essuyer. Imitant son adversaire, il se met en garde, attendant la première charge. Comme s’il avait lui aussi senti que ce combat ne serait guère aussi facile que les précédents. Vaguement fatigué, il paraissait néanmoins parfaitement capable d’essuyer d’autres coups sans s’effondrer.

La jeune fille esquisse une grimace sauvage, sûrement sa manière de sourire. Se redressant de toute sa taille, Tekris avance lentement, de manière circulaire, comme un prédateur autour de sa proie. Il n’eut pas le temps d’achever son mouvement. La fille charge brutalement, si vite que Zair, pourtant réputée dans le milieu kaïru pour sa célérité, a du mal à suivre son mouvement des yeux.

Par chance, Tekris sentit le coup fourré, se décalant légèrement au dernier moment. Pour autant son poing frappe dans le vide. Inspirant profondément, Zair serra les dents. Il fallait qu’il tienne ; impossible de perdre au dernier combat ! Le coup de pied suivant passe à quelques dangereux centimètres de la tête du colosse.

Cette fois, il parvint à saisir la cheville de la fille, tirant d’un coup sec, la projetant contre le mur. Hélas, elle roula juste avant la collision, s’évitant de finir assommée en dix secondes. De nouveau, elle bondit. Pas assez rapide, Tekris ne put qu’encaisser le coup de poing qu’elle lui asséna en plein ventre.

Étrangement, le colosse se plia en deux, un peu trop pour que ce soit naturel. L’adolescente fronça les sourcils. Pourquoi avoir mis tant de temps à se redresser ? Et pourquoi appuyer avec tant d’insistance sur son flanc ? La fille, un rictus mauvais dessiné sur ses lèvres, fit volte-face à demi-accroupie.

Une fraction de seconde, Zair vit un éclair métallique disparaître dans sa botte.

Une vague de colère l’envahit. Elle n’avait pas osé quand même ?!

Hélas, la tâche sombre sur le T-shirt de Tekris confirma ses soupçons, dévoilée au grand jour quand il se redressa afin de se mettre en garde. Aucune protestation ne s’éleva au sein de la foule, à croire qu’elle était la seule à comprendre ce qui venait de se passer. Pourtant, les armes, quelles qu’elles soient, étaient en théorie interdites durant les combats !

Relâchant sa respiration, bloquée sans qu’elle ne s’en soit rendu compte, l’adolescente plissa le nez, vérifia tant bien que mal l’état de son coéquipier. Au moins, la blessure ne paraissait pas trop grave, sinon, le colosse n’aurait pas eu qu’un simple rond sur son vêtement. Néanmoins, mieux valait qu’il termine le combat, et vite. Elle n’aimait pas du tout la tournure que prenaient les évènements.

Le colosse n’eut pas le temps de souffler. Revenant à l’assaut, la fille aux cheveux violets lança une volée de coups rapides, destinés à faire tomber rapidement son adversaire. Serrant les dents, Tekris croisa les bras devant son torse, encaissant tant bien que mal. Zair dut lutter violemment contre ses instincts pour ne pas intervenir. Ainsi, personne n’allait réagir ? Non, mais toi non plus, souffla une petite voix au creux de sa tête, qu’elle repoussa avec mépris.

Une ou deux fois, Tekris tenta de frapper à son tour, en vain. Ses puissantes poignes ne brassaient que l’air. Changeant de stratégie, il opta pour un plaquage brutal alors qu’il se retrouvait acculé contre le mur de la fosse. Cette fois, cela fonctionna, la fille heurtant le sol avec fracas.

Le sourire hautain s’effaça de son visage. Fermement maintenue au sol, elle plongea la main dans sa botte…

Oubliant toute prudence, Zair sauta à son tour par-dessus le filet.

Atterrissant souplement, l’extraterrestre glissa sur la terre battue, saisissant au vol le poignet, déjà armé, de l’adversaire de Tekris. Un instant, la foule fut saisie de stupéfaction. Puis, des huées commencèrent à retentir au sein de la foule, se transformant promptement en clameurs furieuses.

– Bande de lâches, vous voyez bien qu’il y a violation des règles ?! tança Zair vainement, alors que Tekris se relevait, gardant prudemment ses distances avec l’inconnue.

– Laisse tomber, souffla Tekris à son oreille. Tu as l’argent du dernier combat ? ajouta-t-il plus bas encore.

Elle opina affirmativement du chef, toisant avec mépris le ramassis métis d’humains et d’extraterrestres s’étalant sous ses yeux. Cachant du mieux qu’elle pouvait son malaise.

– Alors filons d’ici avant de nous faire lyncher.

Là encore, elle ne put qu’approuver, calant son épaule sous l’aisselle du colosse. À grands renforts de coups de coude et autres amabilités, elle s’empressa d’écarter sans ménagement les spectateurs mécontents, se refermant progressivement autour du duo tels un écrin mortel, décidé à continuer le spectacle.

Une situation analogue à celle déjà vécue, près d’un an auparavant, au monastère… Obligée de fuir en catastrophe, un ordre lancé juste après pour les retrouver au plus vite… Sans parler de son appartenance au camp de Lokar, jouant fortement en leur défaveur. Une jeune vie s’était éteinte ce jour-là, et quelques mois plus tard, une autre venait se fourrer entre leurs pattes.

S’il s’agissait d’une plaisanterie divine, elle n’était pas certaine d’apprécier.

Quand elle lança un coup d’oeil en arrière, vers l’arène, la fille aux cheveux violets avait déjà disparue sans attendre de recevoir ses gains.

Sitôt à l’extérieur, peu désireuse de se retrouver face à un ensemble d’ivrognes ivres de sang et de blessures, elle pris son envol, Tekris faisant de son mieux pour ne pas être plus poids mort qu’il ne l’était déjà.


µµµ


Bras croisés sur la poitrine, Zane marmonna entre ses dents quelques aménités que Zair n’aurait guère hésité à classifier comme « extrêmement grossières ». En somme, exactement le type de jurons à faire rougir tout un bordel qu’il lui interdisait formellement de répéter sans vraiment comprendre pourquoi. Après tout, elle était une grande fille, et cela ne le menait à rien d’avoir une coéquipière irréprochable au niveau de son langage. Tant qu’elle savait se battre correctement, cela lui allait bien mieux ! De même que sa manie de terroriser les garçons tournant autour de la jeune femme ; un réflexe sans explications valables, mais qu’il ne pouvait s’empêcher d’exécuter sitôt le moindre soupçons naissant.

Une question d’habitude, sûrement. Autrefois, il ne savait plus s’il devait se comporter comme un grand frère, un tuteur, un entraîneur, un meneur… Au moins, depuis quelques années, se comporter en tant que chef d’équipe suffisait à pallier ses hésitations. Quant à ses doutes – rares –, il les jetait dans un recoin sombre de sa tête, les oubliant volontairement en quelques minutes. Ou plusieurs jours.

Hélas, ils se montraient bien plus nombreux ces deniers temps. Se concentrer sur les missions confiées par Lokar, et l’idée de revenir rapidement dans la course au kaïru, protégé par l’influence de son Maître, servaient de bons palliatifs à son amertume. Néanmoins, cela ne suffisait pas toujours, pas alors que lui et son équipe parcouraient les quatre coins du globe afin de suivre les directives imposées. Serrant les poings, il mit une bonne minute à relâcher sa prise sur ses bras. Le souvenir de son humiliante rencontre avec Lokar, dans le but d’apporter une explication sensée aux bêtises du gamin, revenait chaque fois qu’il pensait, d’une manière ou d’une autre, à son Maître. Manquant chaque fois de le mettre hors de lui. Mais il avait fait le serment de le servir, et ce n’était pas le moment de trahir sa promesse. Lokar avait besoin de l’assurance de la loyauté de son E-Teens, et si cela devait passer par une série de génuflexions et de soumission dégoulinante, eh bien, il pouvait toujours tempêter en privé. Zane savait pertinemment n’être pas en position de négocier. Pas encore. Mais il comptait bien se servir d’une position privilégiée, pour en tirer quelques profits, une fois la situation stabilisée. Comme demander à changer le nom des combattants de Lokar ! Plus jeunes, le « label » E-Teens lui plaisait beaucoup (cela claquait, donnait tout de suite le ton), mais maintenant que l’âge adulte arrivait, une dénomination moins enfantine lui conviendrait bien mieux !

Oui, la promesse de lendemains meilleurs suffisait généralement à canaliser (relativement) son fort manque de patience… Si seulement il ne s’était pas mis à… développer un intérêt non désiré pour son coéquipier ! À cause de cela, sa manière de gérer son équipe se ponctuait désormais de doutes, en particulier quand, alors qu’un rapprochement des plus innocent aurait été bien agréable, Tekris s’éloignait au contraire par crainte de ses réactions. D’un autre côté, il ne savait pas du tout comment, autrement que par l’autorité et le pouvoir, il pouvait instaurer une certaine discipline à ses équipiers ! Et voilà qu’il était obligé de façonner une toute autre manière de « présenter » les choses, parce que la peur ne lui permettait pas d’obtenir ce qu’il voulait de la petite touffe sirop d’érable près de lui ! Au contraire, le gosse se pétrifiait plus souvent qu’il n’obéissait

À la réflexion, il vivait avec ces deux andouilles depuis des années (et plus encore pour Zair), impossible de montrer autre chose qu’une forte affection envers le colosse développée à la suite des nombreuses journées passées à les élever à demi. Même si cela ne correspondait guère à son caractère. Impossible d’éprouver un amour véritable, que ce soit fraternel ou autre, l’irascible extraterrestre s’était fait à cette réalité, se concentrant exclusivement sur sa quête du kaïru. Patientant dans l’ombre de Lokar dans l’attente de prendre sa place. Et sa vengeance, envers Ky, le monastère, tout le monde ! Ça, c’était réel !

Alors pourquoi donc ses reins le chauffaient tant dès qu’il égarait ses pensées sur le colosse ?! Et cela ne s’arrangeait guère avec ce séjour forcé à la forteresse. Imaginer l’adolescent, à quelques portes de la sienne, séparés seulement par des cloisons aussi épaisses qu’un mur de béton… Un de ces jours, il allait finir fou !

Frissonnant lourdement, l’adolescent se secoua vigoureusement. Se concentrer sur leur retard, plutôt !

– Ythlra ! résonna une voix fluette, quelques pas derrière lui.

– Non mais dis donc, ton langage ! reprit immédiatement Zane, se retournant dans une volte-face saccadée.

Se figeant en plein geste (s’il ne se trompait pas, le gosse venait de s’étaler par terre, commençant seulement à se relever), le feu monta aux joues presque creuses du talsi.

D’ailleurs, où avait-il bien pu apprendre un tel langage !

Bon, peut-être Zane avait-il une ou deux fois juré devant lui. Mais il n’avait qu’à pas répéter non plus !

Hum, songea-t-il en observant la petite silhouette le rejoindre, il allait falloir trouver une source de nourriture plus régulière, s’il ne voulait pas que le talsi lui claque entre les doigts. Juste ce qu’il fallait pour pouvoir continuer à le traîner derrière eux, bien entendu. Et passer un peigne dans cette fichue tignasse ! Ce ne pouvait pas être pire que la chevelure affreusement fournie et crépue de Zair petite. Chaque fois qu’il tentait de la coiffer correctement, elle manquait hurler à la mort, comme s’il l’égorgeait.

– Je suis tombé… murmura piteusement le gosse.

– Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ? soupira Zane. Tant que tu ne dérange rien.

Aucune réponse ne vint troubler le silence qui s’installa. Toujours sans un mot, le gosse se glissa juste à côté de Zane, gardant une distance de sécurité afin de ne pas pénétrer l’espace personnel de l’adolescent. Sage précaution, bien qu’il ignorât les grognements désapprobateurs suivant son installation.

Le regard perdu dans le vide, le gosse attendit lui aussi le retour du duo envoyé de trop nombreuses heures plus tôt. Si Zane craignit un instant qu’il tente de lui faire la conversation, ce ne fut heureusement pas le cas. Au contraire, il se contenta de pencher la tête sur le côté, luttant pour ne pas s’endormir devant le spectacle monotone des tourbillons de flocons caressant les plaines glacées, juste avant de plonger vers les congères transperçant le sol, se fondant à leur masse comme s’ils faisaient depuis toujours partie d’un tout.

D’ailleurs, Zane devait admettre que la température baissait significativement.

Quel autre désir de son Maître faudrait-il combler la prochaine fois ? Zane avait réussi à occulter totalement la présence du talsi lors de sa dernière « conversation » avec l’homme, mais chacune de ses missions allait devoir compter avec ce petit bout d’homme, à peine capable de lever les yeux sur sa personne. Bon, sans mentir, détenir un tel pouvoir se révélait des plus grisant. Au départ. Car, au fond, qu’avait-il à faire de la crainte d’un gamin obstiné ? Ce n’était pas lui qui l’aiderait à atteindre ses objectifs. Bref, il s’amusait encore à le terroriser quand sa présence timide l’insupportait trop, ou qu’il ne savait pas réagir autrement qu’en exprimant sa colère. Mais s’il devait se charger de ce fichu gosse, autant s’assurer qu’il ne crache pas le morceau si jamais il se retrouvait aux mains de Koz, ou pire, des Stax.

Imaginant le gosse, avec sa petite voix timide et sa stature d’aiguille coller une droite à l’insupportable prince mandralien le fit éclater brièvement de rire, bien malgré lui.

Tiré de sa somnolence, le talsi dérapa sur le rebord rendu humide par les minces coulées s’infiltrant à travers le vitrage, se rattrapant de justesse en raidissant le dos. Papillonnant des paupières, il sembla un instant perdu, se demandant où il pouvait diable se trouver, avant de reconnaître l’endroit.

Grognant, Zane rangea la main qu’il venait de tendre, juste au cas où le gosse s’étalerait sans autre forme de procès. Pas question de se faire heurter à cause d’une fatigue intempestive, voilà tout !

– Tu t’endors sur place, marmonna-t-il peu aimablement, quoique du ton le plus autoritaire en réserve. Va te coucher, avant de te casser le nez.

Ouvrant la bouche, comme s’il allait protester, le talsi eut de justesse la présence d’esprit de la refermer. Optant pour une autre forme d’approche, débitant son argument d’une voix pâteuse.

– Mais je voulais voir Tekris et Zair rentrer, moi… déclara-t-il plaintivement.

– Je m’en charge, rétorqua Zane. À ce niveau-là, tu finiras couché sur le sol sans pouvoir séparer rêve et fiction. Et je n’ai aucune envie de te porter jusqu’à ton lit !

Le gosse tourna son visage mince vers lui, une moue incrédule se peignant sur ses traits émaciés. Vraiment, il devenait urgent de le nourrir correctement, et pas seulement en prélevant sur la part de Tekris. Oui, mais s’il agissait ainsi, il admettait la présence de ce satané mioche parmi eux !

– Tu m’aurais ramené dans ma chambre ? s’étonna l’objet de ses pensées, la voix tremblante.

– Hum. Peut-être, si je suis de bonne humeur. Et je t’aurais fait une grande faveur, sache-le !

Ne répondant pas, le talsi essuya furtivement les larmes perlant au coin de ses paupières. Allons bon, pourquoi pleurait-il, cette fois ? Il ne venait pas de lui lancer quelconque pique, ou autre prétexte habituel de ses crises de tristesse, bien trop fréquentes même selon ses critères très personnels !

Avant qu’il n’ait trouvé la réponse à sa question, le gosse se redressa. Puis serra la taille de l’extraterrestre de ses bras fins, collant sa joue contre son ventre.

– Merci, souffla le talsi, gorge noué, avant de desserrer sa prise et de repartir vers sa chambre tout aussi sec.

Bras en l’air, Zane ne sut trop comment réagir. Quelle mouche le piquait (réalisant qu’il devait ressembler à un parfait idiot, il rabaissa les bras) ? Il ne lui avait rien promis pourtant ! Et quelle idée de se coller à lui de cette façon ! Si le petit ne lui avait pas prouvé être ignorant des subtilités de la couette, Zane se serait sérieusement posé des questions quant à une certaine forme de masochisme.

Délaissant ses inutiles interrogations à ce sujet, ou refusant d’y réfléchir, Zane se perdit de nouveau dans la contemplation de la neige. Pourquoi mettaient-ils tant de temps ? Tekris aurait dû accepter de le laisser prendre sa place, au lieu d’insister lourdement pour continuer à se battre dans l’arène ! Et tout cela pour quel prétexte ?? Que cela avait toujours fonctionné jusque-là ! Ce n’était pas une raison, pas du tout ! Le croyait-il donc incapable de mettre une tannée aux imbéciles osant se frotter à lui ? Pourtant, autrefois, il se chargeait personnellement de ramener l’argent au trio, leur permettant de vivre à peu près décemment.

Jusqu’à ce que tu décides, peu désireux de te salir les mains, de confier cette tâche à Tekris, souffla quelque chose qu’il crut identifier comme sa conscience. Sa conscience ?! Que venait-elle fiche ici, après tant de temps à se tapir dans un recoin barricadé de son esprit ? Décidément, il ne comprenait rien. Et ne chercherais pas à comprendre, d’autres préoccupations l’attendaient.

Un point sombre, à l’horizon, surgit à la périphérie de sa vision. Plissant le front, il se pencha un peu plus en avant, son souffle formant de la buée sur la vitre, scrutant l’immensité céleste couverte de son éternelle chape nuageuse, traversée d’éclairs bleus, argent, voir d’un blanc éclatant au plus fort des tempêtes. Heureusement, cela arrivait rarement ; le talsi crevait de peur à chaque coup de tonnerre. Se blottissant contre le large torse de Tekris à chaque grondement.

Peut-être, mais il ne pouvait pas avoir envie de devenir sien, puisqu’il ignorant les véritables tenants et aboutissants de la sexualité ! Mais cela signifiait également que quand les hormones du garçon se réveilleraient, il faudrait organiser une longue session d’explications, ne serait-ce que pour éviter de le voir troublé outre-mesure à cause de sensations encore inconnues. Zane s’en était déjà chargé pour Tekris, relativement précoce en la matière, puis pour Zair un peu plus tard. Bien que devoir parler de sexualité féminine, et répondre à toutes les questions dessus, fut un exercice des plus pénibles. Autant le colosse, il pouvait se mettre à sa place, autant sa petite sœur… Werk. Et engager une troisième discussion à ce sujet ?! Si seulement il avait pu déléguer ! Mais Tekris, hors de question, quant à Zair, elle risquait de se montrer bien trop direct pour le ufrak, le craintif, qu’était le gosse.

Grossissant rapidement, la tache aperçue un peu plus tôt se para de contours, progressivement distincts, caractéristiques de deux silhouettes. Enfin, ils revenaient ! Et avec ce qu’ils ramenaient, bientôt leur quête reprendrait, ses élucubrations au sujet de Tekris disparaissant en même temps qu’apparaîtrait la saine délimitation imposée par les tentes, au tissu trop fin pour isoler phoniquement les adolescents !

Pourtant, l’angoisse revint le dominer presque immédiatement. Les formes se rapprochant de l’imposant bâtiment se tenaient bien trop proches. Au lieu de voler côte à côte, ses coéquipiers se collaient presque l’un à l’autre, comme pour… se soutenir ?

Sans attendre que le duo atterrisse, Zane dévala les marches conduisant à l’entrée principale, guettant les environs au cas où une touffe sirop d’érable malvenue aurait la mauvaise idée de se mettre dans ses pattes. Ou le talsi dormait déjà d’un sommeil de plomb, ou il avait l’intelligence de ne pas intervenir ; en tout cas, l’extraterrestre ne vit rien de suspect surgir d’un couloir pour se poster à ses côtés.

Il atteignit l’entrée au moment où, essoufflée d’avoir dû soutenir le colosse durant tout le voyage, Zair refermait hâtivement la lourde porte coulissante, laissant un air glacé s’infiltrer brièvement dans la forteresse, se déposant sur le métal si particulier des murs. Si le regard onyx vola à peine sur la jeune combattante, visiblement en grande forme excepté un énervement évident, les yeux de Zane s’écarquillèrent significativement en passant sur le corps massif du colosse, appuyé contre l’une des parois du couloir.

Une traînée écarlate trempait le flanc droit du blouson du garçon, affreux sourire sanguinolent, semblant comme se moquer de l’imbécile planté au beau milieu du couloir sans parvenir à esquisser le moindre geste.

Le lourd soupir de Zair l’arracha à sa torpeur. Furieux contre lui-même (ce qui était extrêmement rare), l’irascible extraterrestre reprit le contrôle de lui-même. Parcourant la distance le séparant du colosse en quelques enjambées, il passa ses bras autour de sa puissante poitrine, l’aidant à s’asseoir un peu plus confortablement sur le sol.

Bon sang, ce que le coeur de Tekris pouvait battre vitre contre le sien !

– Que s’est-il passé ? demanda-t-il sèchement, relevant le vêtement trempé.

L’odeur ferreuse, caractéristique du fluide vitale, agressa ses narines. Pourtant, ce n’était pas une grande quantité qui tâchait le flanc de son coéquipier, mais il haïssait cette odeur prenante, terriblement entêtante, refusant de quitter les narines à moins de respirer un flacon de sels entiers. Et encore.

– Une fille est entrée dans l’arène. Avec un couteau. Tekris n’a rien pu faire.

– Mhm, évidemment ! Une chance, la blessure est plutôt superficielle, déclara le jeune homme avec l’oeil exercé de l’habitude. Quelques jours de repos, et tu seras de nouveau sur pied. À moins de te tenir tranquille.

Ce ne fut que lorsqu’il constata son soulagement, qu’il réalisa que la panique s’était emparée de son être. Mais pourquoi, tsal !? Ce n’était pas la première, ni la dernière blessure que le colosse se récoltait !

Non ; il se doutait de la réponse, mais la refoula avec violence avant qu’elle ne se soit réellement formulée.

– Si tu m’avais demandé, je te l’aurais dit, fit remarquer Zair, un mince sourire étirant ses lèvres.

Zane lui dédia l’un de ses plus beaux regards mauvais, la faisant à peine tressaillir. Le désavantage d’avoir grandi avec une personne peu impressionnable.

– Ne ne te fâches pas, elle m’a évité un rétamage en bonne et due forme, plaisanta le colosse, la bouche un peu trop crispée au goût de son comparse. Par contre, je crains que l’Inde, ce soit râpé pour nous.

– Il n’existe pas qu’un seul quartier organisant des paris illégaux, marmonna Zane, pragmatique. Combien d’argent avons-nous perdu, à cause de cette pétasse ?

– Pas loin de mille cinq-cent balles, répondit Zair, jetant un regard désolé à sa bourse.

Son frère releva un bref instant les yeux. Autant que ça ?! Voilà qui contrariait terriblement ses projets. C’était décidé, la prochaine fois, ce serait lui qui irait se battre ! Et si jamais l’autre fille pouvait se présenter sous son nez, il se ferait un plaisir de lui expliquer que personne n’amochait ce qui lui appartenait !

– Zair, aide-moi, on va l’amener dans sa chambre afin de pouvoir le soigner correctement.

– Je peux très bien marcher, à condition d’y aller prudemment, râla Tekris (un regard de son chef d’équipe l’incita à réviser sa position avant un débordement fort désagréable). Au fait, ou est minipuce ?

– Dans son lit, je l’y ai envoyé parce qu’il ne tenait pas le coup.

À cette réponse, Tekris freina des quatre fers, forçant ses coéquipiers à faire de même.

– Non mais tu veux une attaque kaïru dans la figure ?! pesta Zane.

– Hors de question qu’il me voit comme ça ! expliqua le colosse, bien décidé à imposer ses vues.

– Pardon ? Et pourquoi ça ? l’interrogea Zair, aussi surprise que son frère.

– J’ai une réputation à tenir. Demain matin, d’accord, je me sentirai encore mieux. Mais s’il se réveille, et me voit transporté tel un papi, comment va-t-il se sentir protégé si je suis incapable de marcher seul ?

Une réputation ? répéta mentalement Zane, abasourdi. Et puis quoi encore ?!

– On s’en fiche, l’important c’est de te soigner ! lança Zair, tentant de le pousser à avancer.

En vain ; le colosse semblait décidé à prendre racine pour avoir gain de cause, quitte à rester jusqu’à l’été.

– Pas question ! Je ne retourne pas là-bas tant que je ne suis pas remis sur pied.

– Par tous les saints, quels qu’ils soient ! jura la seule femme du trio. Ce n’est pas parce que tu es le plus jeune membre des Radikors que tu dois te comporter comme un bébé !

– Dans ma chambre, proposa impulsivement Zane.

Interrompus en plein débat, Zair et Tekris se tournèrent vers leur comparse, incrédules. Se raclant bruyamment la gorge, autant pour gagner un peu de temps que pour maîtriser la pointe d’excitation titillant son cerveau, il se redressa de toute sa hauteur, le visage de marbre.

– C’est le plus simple, et le plus rapide. Nous n’avons pas le temps de tergiverser éternellement. Et surtout, c’est la pièce occupée la plus éloignée du gosse.

Et ce n’était pas une coïncidence, d’ailleurs. Même si ledit gosse avait déjà prouvé que cela ne suffisait pas. Au moins, ses entraînements le laissaient trop épuisé pour aller mettre son nez partout.

– Je ne suis pas sûr… commença Tekris.

– Pourquoi pas ? coupa Zair, une étincelle pétillant au sein de ses yeux pâles. Je rejoins l’avis de Zane. Et puis, qui sait, cela aidera peut-être l’équipe.

Sans donner plus d’explications à cette phrase sibylline, Zair se tourna vers con coéquipier, sans se départir de son petit air amusé.


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Bonjour, ou bonsoir!


Le chapitre se termine de manière un peu abrupte, mais c'est en réalité la première partie du numéro seize; sauf que, évidemment, l'ensemble est très long, d'où le découpage en deux chapitres et les tailles qui seront un peu plus petites que d'habitude.


Sur ce, j'espère que vous avez aimé, et bonne journée/soirée!


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