Fleurs de plumes
Chapitre 9 : Célébration haute en couleur
1682 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 20/12/2024 21:17
Dame Keridven observait avec attention et curiosité les trois objets volants, imitée par de nombreux sorciers et sorcières du Siège qui se pressaient autour de Fabrix. Même lorsqu’il avait présenté son projet de boutique-atelier pour obtenir un crédit de la part de Master Lord Majesty, le parcheminier ne s’était pas senti aussi stressé. Le silence se prolongeait. Enfin, Keridven leva les yeux et le regarda.
« Monsieur Pétilaud, accepteriez-vous de libérer vous-mêmes vos œuvres au sein du Siège ? Je pense qu’il vous revient de choisir le point de départ de leurs vols à venir. »
Fabrix resta interdit un moment ; cela ressemblait à une approbation ! Il claustra chacune de ses trois créations sur un parchemin différent et entreprit de faire le tour du village, suivi par un cortège de marqués à la fois enthousiastes et solennels. Il s’arrêta après des bassins spiralaires et tourbillonnants qui servaient au retraitement des eaux usées. Là, il libéra la libellule qui se mit à dessiner des cercles dans l’air, au-dessus de l’eau. Il s’approcha ensuite des ballons-paniers où, lui avait-on dit, les membres de l’Association conservaient leurs vivres. Le cochicorne les survola, puis se dirigea vers un Némésis qui dormait à côté. Fabrix craignit un instant que la bête, d’un coup de patte, réduise à néant son ouvrage, mais le Némésis se contenta de bailler et de se retourner. Enfin, il monta sur son balai et se dirigea vers le grand arbre plumifère. Avec un pincement au cœur, il regarda son petit dragon se perdre parmi les ramures blanches et chamarrées. Ça faisait quelque chose, tout de même, de se séparer de ses trois bestioles. Fabrix souffla un grand coup, puis il s’éloigna de l’arbre et revint se poser devant Dame Keridven. Il lui fit face, tentant autant que possible de ne pas ressembler à un enfant attendant le verdict d’un professeur réputé particulièrement strict. Keridven lui sourit.
« Monsieur Pétilaud, prenez donc trois plumes de votre choix sur cet arbre. Puis venez vous joindre aux festivités : une célébration en votre honneur semble de mise. »
***
Dans le cerveau de Fabrix, les neurones avaient cessé d’établir des connexions. C’est du moins l’impression qu’il avait tant tout lui semblait irréel. Il n’entendait pas les compliments, pas plus que ses propres réponses ; son corps dispensait les sourires et les politesses selon l’intelligence d’un pilote automatique instinctivement enclenché. Yvon avait dû le féliciter chaleureusement, car il avait senti des bulles lui éclater au visage. À un moment, on l’avait entraîné dans une ronde ; la musique semblait habiter l’ensemble du Siège. Plus tard, il se souviendrait vaguement des arabesques de Luthianne et de la façon dont ses mouvements faisaient danser ses pois pourpres. Il y avait eu des sorts, aussi. Quelqu’un avait conjuré des silhouettes de Fantasia qui avaient virevolté dans le village ; l’une d’elles avait été poursuivie par le dragon de papier. Tout était beau, tout était flou.
Une chose était claire, distincte : il avait dans la poche intérieure de sa veste un parchemin, et sur ce parchemin il y avait le dessin de trois plumes. Trois plumes claustrées, par précaution. Pour ne pas les froisser, ni les perdre. Quand il arrivait à s’extraire de la ronde et des rires, il se réfugiait entre les racines de l’arbre et il les sortait. Un bouquet de trois plumes, une jaune, une rouge, une bleue. Il avait eu droit à trois plumes. Elles étaient belles, si belles. Il les contemplait, puis il les rangeait, heureux. Il retournait se joindre à la fête. À un moment, dans un élan d’euphorie, il s’était jeté sur le Némésis le plus proche pour lui faire un gros câlin. Il se souviendrait de son pelage duveteux, confortable, pour ne pas dire accueillant. Il n’évoquerait jamais ce souvenir. De honte. Mais en même temps, il ne regrettait rien.
***
Le lendemain de la fête, Fabrix rassembla ses affaires. Il était temps pour lui de rentrer. Mais il tenait à repasser par le Siège avant de partir, cela lui semblait nécessaire. Il avait fini par connaître le chemin, à force. Et il avait un peu moins peur de l’aura némésistique que dégageait la forêt. En arrivant, il remarqua une silhouette perchée près de la cime de l’arbre à plumes colorées. Dame Keridven. Elle était assise sur l’une des fines branches du haut de l’arbre, qui s’éloignait du tronc tel un bras tendu, parfaitement droite. La présidente de l’Association ne portait pas ses habituelles parures de bois et de pierre, mais portait une longue cape qui descendait depuis ses épaules pour rejoindre des bracelets qu’elle portait aux poignets et aux chevilles, et auxquels le tissu était attaché. Fabrix arrêta son balai près d’elle.
« Dame Keridven, la salua-t-il, je viens vous présenter une dernière fois mes hommages avant mon départ.
– Monsieur Pétilaud, je m’attendais à votre visite. Voudriez-vous ven… »
Une brise vint agiter les plumes du balai de Fabrix et celles de l’arbre, et Keridven sembla soudain s’accrocher fermement, de toute la force de sa musculature bien dessinée, à la branche sur laquelle elle se tenait.
« Tout va bien ? demanda le parcheminier surpris.
– Oui, ce n’est rien. Mais descendons, voulez-vous, ce sera plus sûr. Près du sol, j’aurais moins de risque d’être emportée. »
Elle se mit debout sur la branche et, d’un saut, se jeta dans le vide. Les jambes jointes, elle écarta les bras et l’air vint gonfler sa cape : elle descendit en planant vers le Siège. Fabrix la suivit avec précautions. Il atterrit à côté d’elle, près des racines de l’arbre. Elle retira sa cape et récupéra ses épaulettes pesantes et ses bracelets plombés.
« Vos animaux volants rencontrent un franc succès, Monsieur Pétilaud. Plusieurs personnes ont déjà été ravies de décrocher un parchemin qui leur est ainsi passé à portée de main, et quelques enfants se sont donné pour mission de faire en sorte que tout parchemin utilisé soit immédiatement remplacé. Ils trouvent ça triste de voir ces petites bêtes voler à vide.
– Eh bien, je suis heureux que cela plaise.
– Aviez-vous pensé vos créatures pour qu’elles soient les assistantes de sorciers en manque de parchemin ?
– Pas exactement… Pour être honnête, lorsque vous m’avez demandé une œuvre, j’ai tout de suite pensé à du parchemin. C’est ce que je sais faire. Mais j’avais l’impression qu’une simple feuille vierge, ce n’était qu’un vide, quelque chose d’inaccompli. Et puis, Lord Arcoval a parlé des possibilités infinies du Fantasia, et je me suis dit qu’en fait, une feuille de parchemin vierge c’était aussi ce qui incarnait le mieux cet infini. Même si ce n’était pas assez travaillé pour être une œuvre. Pour mon œuvre, il fallait que je choisisse quoi faire de ce parchemin.
– Et maintenant vous offrez aux autres la possibilité de faire le même choix à travers vos créatures. Très poétique, Monsieur Pétilaud. »
Elle s’assit sur l’une des racines de l’arbre plumifère et lui sourit.
« Des êtres de papier qui viennent nous présenter le miroir de nos accomplissements possibles… Je crois que j’en aime encore davantage vos œuvres. Pour ma part, ce que je préfère chez elles, c’est leur capacité à voler indépendamment. On peut toujours les guider, bien sûr, avec un peu de Fantasia au bout d’une baguette, mais on ne peut jamais être sûr qu’elles vont vous suivre. On ne les contrôle pas.
– Et cela vous plaît ?
– Oui, beaucoup. Pour moi, c’est là l’enseignement fondamental que nous apprenons auprès des Némésis. Qu’il y a des choses qui échappent à notre contrôle. Nos marques nous le rappellent chaque jour.
– Ma foi, je n’aurais jamais été chercher un sens philosophique aux infec… aux marques. Pour moi, c’est simplement un fait ; avec lequel on doit composer.
– Exactement. Nous apprenons à composer avec ce que nous ne maîtrisons pas. Notre être lui-même nous dit que nous ne pouvons pas tout contrôler. Que nous ne devons pas tout contrôler. Car le contrôle étouffe.
– Il protège aussi… Mais comme tout, je suppose que c’est une question d’équilibre.
– Vous préférez couper court aux débats philosophiques, n’est-ce pas ?
– Disons que je n’ai jamais eu beaucoup de goût pour les choses trop abstraites. Je suis un artisan, je travaille avec du concret.
– C’est vrai. Alors, Monsieur l’artisan, je vous souhaite un bon retour chez vous. Puisse votre voyage être agréable, et vous donner l’occasion de rencontres intéressantes.
– Pour ce qui est des rencontres intéressantes, je pense avoir eu mon compte pour ce périple, et pour les dix prochaines années au moins ! De mon côté, je vous souhaite une bonne continuation, et de nombreuses fleurs sur votre arbre.
– Je vous en remercie.
– Ah, oui… Avant de partir, une dernière chose…
– Oui ?
– Si vous voyez Lord Arcoval, présentez-lui mes respects. Et dites-lui aussi que, bien que le goût m’ait d’abord surpris, j’ai fini par apprécier la forêt noire telle qu’on la sert par ici. »
Dame Keridven lui adressa un sourire, puis le regarda s’éloigner.