Fleurs de plumes

Chapitre 8 : L'artisan au travail

1865 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 13/12/2024 23:34

« "Je ne suis pas pâtissier." Vous auriez dû lui répondre ça, mon bon m’sieur. J’suis sûr qu’il a été déçu que vous ne le lui disiez pas.

– Pardon ? demanda Fabrix en dévisageant l’aubergiste.

– Not’ bon Lord Arcoval, quand il dirige ses gens pour voler, il leur dit toujours d’aller vers le "ciel blanc" ou la "forêt noire". Alors c’est devenu une plaisanterie locale : à chaque fois qu’on lui dit que c’est d’la tarte aux pommes qu’on a en dessert, ou encore qu’il aurait dû mieux manger pour ne pas avoir faim, il s’énerve. Mais il s’amuse en même temps. Je suis sûr qu’il attendait de voir ce que vous alliez lui trouver.

– Ou alors, il a été heureux que quelqu’un le prenne au sérieux. Bref, pourriez-vous me prêter quelques unes de vos marmites dans les jours à venir ? Je vais avoir besoin de matériel.

– C’est pour préparer quèque chose pour l’Association ?

– Je vois que vous êtes déjà au courant…

– Oh vous savez, les nouvelles vont vite ici : c’est un p’tit village. Et c’est plutôt rare que quelqu’un soit aussi motivé pour gagner une plume de l’Association. Surtout un étranger. Alors, si vous avez besoin de marmites, j’peux vous arranger ça. Mais par contre, faudra bien me les laver après, j’veux pas que mes ragoûts aient goût à plumes ! »


Fabrix éteignit le feu sous la marmite : elle bouillonnait depuis quatre heures déjà. Il touilla le contenu avec une longue spatule puis, d’un sort, il la fit s’élever et la transporta jusqu’à l’autre marmite. Cette fois, il avait placé trois filtres au-dessus du récipient, de plus en plus fins. Il ne voulait garder que les meilleures fibres. L’opération finie, il contempla avec satisfaction la mélasse d’un blanc laiteux qu’il avait obtenue. Il y plongea le mélangeur qu’il avait bricolé et le lança, ajoutant ensuite quelques gouttes de liqueur de Fantasia. Dame Keridven l’avait autorisé à prélever un peu de la sève de l’arbre plumifère du Siège, et Fabrix sentait que ce produit était plus puissant que la liqueur qu’il utilisait d’ordinaire. Après quoi, il laissa le mélangeur tourner, plaçant une barrière de protection tout autour de la marmite pour éviter que quoi que ce soit ne tombe dans la pâte et ne vienne la gâter.

Il avait finalement choisi d’installer son atelier provisoire sur la place du village, après avoir demandé les autorisations nécessaires. C’était un endroit suffisamment vaste et plat pour qu’il puisse exercer son art (mieux que la terrasse de l’auberge en tout cas, et hors de question d’aller au Siège !) mais il avait l’inconvénient d’être un lieu de passage. Comme l’avait dit Maître Ganelan, les rumeurs vont bon train dans un petit village : tout le monde savait que le parcheminier artémisois devait concocter une œuvre pour l’Association. Fabrix soupçonnait même Yvon, de la succursale, d’avoir répandu l’information dès qu’il avait demandé à trouver des plumes colorées. Et ainsi, à peine s’était-il mis au travail qu’il s’était retrouvé assiégé par un groupe de curieux venus le regarder faire, au point qu’il avait dû établir un périmètre de sécurité. Ils n’avaient pas l’air mal intentionnés, mais Fabrix les gardaient à l’œil. Surtout les enfants. Une imprudence ou une facétie aurait vite fait de ruiner ses efforts.

La pâte était lisse et homogène, parfait. Il retira le mélangeur et fit léviter la seconde marmite en direction de trois vasques qu’il avait empruntées à l’Association. Il n’en revenait d’ailleurs toujours pas : on lui avait prêté du matériel gratuitement. Certes, contre la promesse de le rapporter en bon état et bien lavé, mais gratuitement. Une différence culturelle de taille avec l’Artémis, peut-être encore plus grande que le rapport aux Némésis. Dans chacune des vasques, il versa une petite quantité du mélange, puis déposa la marmite sur le côté ; il y restait de la pâte et Fabrix réactiva son mélangeur pour éviter qu’elle ne se fige. Il revint aux vasques. Trois spatules mues par un sort commencèrent à remuer le contenu de chacune d’elles avec fluidité ; place à la suite des opérations. Dans la première, Fabrix laissa tomber un peu de poudre d’ocre jaune tamisée. Doucement, doucement : il ne fallait surtout pas faire de grumeaux. La pâte devait rester parfaitement lisse, mais la couleur devait s’y incorporer. La pâte était devenue marbrée, des traînées de blanc plongeant dans des traînées de jaune. Ajouter encore un peu de poudre doucement, doucement. Il n’y avait presque plus de blanc, mais la pâte restait encore bien claire. Un peu plus de jaune, doucement, doucement. S’essuyer le visage, si une goutte de sueur tombait dans la pâte, cela pouvait tout gâcher. Encore un peu de jaune. Continuer de mélanger pour que la teinte soit bien homogène. Enfin, une pâte d’un jaune soutenu, sans grumeaux ni marbrures. Le parcheminier pointa sa baguette sur la vasque et incanta Firme Necto : le sort de lien traça une auréole autour du récipient avant de se fondre dans le contenu. Fabrix poussa un profond soupir : pour l’instant, tout se passait bien. Il lui restait à répéter l’opération avec les deux autres vasques.


Il avait désormais face à lui une vasque de pâte jaune, une vasque de pâte rouge (colorant : poudre d’ocre rouge) et une vasque de pâte bleue (colorant : poudre de lapis-lazuli). Il s’était décidé, pour cette œuvre, à employer les méthodes de coloration de Caislean Merlin et à rentabiliser les pigments achetés à la capitale. Du moins, il l’espérait. Le parcheminier se dirigea vers les cadres qu’il avait commandés au menuisier du village. Il vérifia qu’ils étaient stables, solides, et la toile bien tendue. Il déposa plusieurs petits tas de pâte sur un cadre qu’il étala rapidement avec une spatule, puis il prit un double rouleau dont il fit passer simultanément les cylindres sur et sous le cadre. Il récupéra le surplus de pâte sur les bords et le remit dans la vasque : il ne restait plus qu’un fine couche sur le cadre, une future feuille. Il répéta l’opération jusqu’à ce que les trois vasques soient vides, puis il passa à la pâte restée dans la marmite.


Trois feuilles bleues, deux feuilles jaunes, trois feuilles rouges, cinq feuilles blanches, toutes extraordinairement fines et de grande taille. Et sept parchemins plus épais, fait avec les fibres qui n’avaient pas passé le filtrage. Entre la préparation du matériel, la concoction de la pâte, le séchage des feuilles et le nettoyage des marmites, il y avait passé plus de deux jours. Fabrix était fatigué, mais il était fier de ces feuilles peu ordinaires qu’il avait réussi à créer. Il fallait maintenant passer aux choses sérieuses.


***


C’était prêt. Il avait passé des heures en appel avec Iza et sa mère pour qu’elles lui expliquent comment obtenir les animaux qu’il voulait à partir de ses nouveaux papiers. Il aimait le travail de précision, mais l’origami du Pays d’en Haut pouvait se révéler vraiment éprouvant (« Mais puisque je te dis qu’il faut bien mettre le papier bord à bord ! », « Pense à marquer les plis, c’est la base ! »). Il avait froissé plusieurs feuilles avant d’y arriver. Mais désormais, il avait devant lui un cochicorne rouge, un dragon jaune et une libellule bleue. Il avait, à chaque fois, utilisé une feuille blanche pour faire les ailes, qu’il avait emboîtées sur le corps de l’animal. Et dans les plis de ces ailes, il avait délicatement tracé le sort qui permettait à ses petites bêtes de voler.

Elles papillonnaient autour de sa baguette, montant et descendant de façon irrégulière. Le sortilège de base était simple : elles se dirigeaient vers la source de Fantasia la plus importante dans un rayon d’une dizaine de mètres. Il l’avait un peu complexifié en ajoutant un comportement qui consistait à s’éloigner du feu et de l’eau, deux éléments délétères pour le papier. Elles se promèneraient ainsi toutes seules, en transportant leur charge : du dos de chacune des miniatures, deux fils tombaient jusqu’en dessous des pattes et aux bout des fils étaient attachées de petites pinces auxquelles il avait suspendu un parchemin vierge. Fabrix regarda son œuvre avec fierté, et une pointe d’angoisse. Bien sûr, il s’inquiétait de savoir si cela conviendrait à l’Association, mais il s’inquiétait aussi du devenir de ses créatures : elles semblaient si fragiles. Craignant qu’une bourrasque ne les emporte au loin, il les claustra dans un parchemin qu’il rangea dans la poche intérieure de sa veste. Puis il alla prendre son balai, et se décida à sortir.


Il retrouva Luthianne, la garde forestière à la peau pointillée, sur la même tour que le premier jour. Elle lui sourit en le voyant arriver et, avant même qu’il ne manœuvre pour se poser sur la tour, elle avait enfourché son balai et le rejoignait. Sans parler, ils volèrent tous deux vers les profondeurs de la Forêt. Plus ils avançaient, plus Fabrix était nerveux. Et pour une fois, la présence des Némésis sous les feuillages n’y était pour rien, ou au moins pas pour grand-chose. Il avait les mains moites, au point qu’il avait une mauvaise prise sur le manche de son balai. Quand il arriva au Siège, qu’il vit que Dame Keridven et un grand nombre de sorciers et d’infectés l’attendaient en bas, il crut qu’il allait rater son atterrissage et se vautrer publiquement au sol. Après quelques loopings maladroits, il parvint tout de même à se stabiliser et à se poser dignement. Personne ne dit un mot. Tout le monde le regardait, et attendait. Même les Némésis avaient tourné leur museau dans sa direction. Fabrix inspira un grand coup, expira longuement. Puis il sortit le parchemin qu’il gardait précieusement dans sa poche.


« Voici mon œuvre. »


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