Fleurs de plumes

Chapitre 7 : La philosophie d'un Lord

1521 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 06/12/2024 18:47

« Monsieur le parcheminier, permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue en mes terres et en mon humble demeure. » Lord Arcoval Lastenais était un homme grand et fin, avec de longs cheveux blonds parfaitement lissés. Vêtu sobrement mais avec élégance, il avait l’allure stricte. La salle d’audience, très haute de plafond mais pas bien large, était ornée de longues tapisseries à la gloire de Cyfandir qui devaient impressionner les nouveaux venus. Cela laissait présager d’un certain égocentrisme, voire d’un caractère hautain, mais il en fallait plus pour déstabiliser Fabrix : il avait déjà rencontré Master Lord Majesty en personne.

« Lord Arcoval, je suis honoré d’être reçu par le noble seigneur qui dirige les terres sur lesquelles je séjourne. Je me nomme Fabrix Pétilaud et je vous prie de recevoir mes plus distinguées salutations.

– Dame ! Je vois que les manières de nos confrères artémisois sont pour le moins courtoises. Que puis-je pour vous, mon bon Monsieur Pétilaud ?

– Ma foi, Lord, je souhaitais avant tout vous présenter mes respects. Mais il est vrai que je souhaiterais aussi me renseigner davantage sur les coutumes locales. Étant en affaire avec l’Association, je m’en voudrais de commettre un impair par simple ignorance. »

Le Lord resta pensif un instant. Puis il se leva du siège sur lequel il trônait et fit quelques pas en direction de son invité.

« Je comprends. Toutefois, lorsqu’il s’agit de deviser au sujet d’une contrée, il est de bon ton de le faire tout en ayant ladite contrée sous les yeux. Monsieur Pétilaud, voudriez-vous m’accompagner sur mon balcon ? »

À ces mots, Fabrix entendit un grondement derrière lui et se retourna. Dans le mur, à plus de trois mètres au-dessus de la porte d’entrée, se trouvait une longue fenêtre dont l’encadrement était plus épais que le reste. Et les pierres de cet encadrement étaient justement en train de remuer pour se dégager les unes des autres ; elles s’envolèrent à travers la pièce et se placèrent en lévitation pour former un escalier. Les battants de la fenêtre s’ouvrirent et Lord Arcoval entreprit de gravir les degrés dans sa direction, faisant signe à Fabrix de le suivre. Le parcheminier déglutit, vérifia qu’il avait sa baguette et son balai claustré à portée de main, puis lui emboîta le pas.


Il monta lentement : le symbole luminescent sous les pierres laissait penser que le sort qui les maintenait en l’air était stable, mais les marches étaient étroites. Une perte d’équilibre pourrait vite finir en chute dangereuse. Arrivé en haut, il se trouva sur un balcon depuis lequel il pouvait voir les berges du lac, le village et, plus loin, la forêt. Lord Arcoval s’était accoudé à la rambarde et contemplait le paysage.

« Avez-vous un avis sur les Némésis, mon bon Monsieur ?

– Sur les Némésis ?

– Oui.

– Eh bien, ma foi, ce sont des monstres destructeurs qui infectent et tuent les gens.

– Je vois. Pour ma part, j’opte pour un constat plus neutre : ce sont des créatures puissantes dont le contact marque des gens et provoque la mort des autres.

– "Marque des gens"… J’ai déjà entendu ce mot de "marque" ici. Vous n’utilisez pas le terme "infection" ?

– En toute honnêteté, Monsieur Pétilaud, trouvez-vous le terme "infection" adéquat ?

– Eh bien… Je n’y avais jamais réfléchi..

– Nous sommes nombreux ici à le trouver incorrect. Ce n’est pas comme si nous étions malades ! Il est absurde de nous désigner avec un terme qui a été répandu par ceux qui nous craignent et qui nous fait passer pour des infirmes.

– Certes… Et donc, l’avis des "marqués" sur les Némésis reste-t-il purement factuel, ou avez-vous une interprétation plus… orientée du phénomène ?

– Je vous sens bien méfiant, mon bon Monsieur… Mais il est vrai que le sujet des Némésis mène rarement à des discussions sereines. Une tradition a longtemps existé en Cyfandir, qui vous en dira peut-être davantage sur notre vision des choses : le fils aîné de chaque famille se faisait éprouvé par une de ces créatures, apportant honneur et gloire aux siens au cas de réussite.

– Comment !

– Je comprends que cela puisse vous choquer ; cette coutume a été abolie assez récemment. Cependant…

– "Cependant" ? Il y a un "cependant" ?!

– En effet. L’épreuve d’un Némésis, c’est quitte ou double.

– C’est risquer sa vie !

– N’est-ce pas le devoir d’un chevalier de risquer sa vie pour Cyfandir ?

– C… Certes, mais aller jusque là…

– Cyfandir est un royaume fondé sur la pratique de la sorcellerie, Monsieur Pétilaud. Nul ne peut prétendre au titre de Lord ou de souverain de ces terres sans posséder cette faculté. L’art de la sorcellerie n’est accessible qu’à ceux qui sont marqués par les Némésis. Moi-même, je ne m’imaginais pas vivre autrement que chevalier-sorcier, alors je suis allé trouver un Némésis.

– Mais imposer cela aux autres…

– Conformément à la volonté royale, je n’impose à personne de passer l’épreuve. Mais je n’irai pas retenir ceux qui, de leur plein gré, veulent tenter ce pari. Surtout que, souvent, il y a une intuition… Certains sentent qu’ils survivront, qu’ils seront acceptés. Cyfandir a besoin de gens déterminés et braves pour assurer la relève. Nos enfants qui entrent puis ressortent de la Forêt de Deuchainn sont l’avenir de notre pays.

– Et ceux qui ne ressortent pas, alors ?

– Ce sont des enfants valeureux qui n’ont malheureusement pas été choisis. Leur vie s’est terminé en apothéose.

– Je doute que les familles voient la chose du même œil…

– C’est à chacun de faire face à la dure réalité lorsqu’elle se présente. Chacun est libre d’envisager les choses sous le prisme qu’il se choisit. Vous êtes libre de craindre les Némésis, mais vous pouvez aussi les admirer. Vous êtes libre de vous méfier de la sorcellerie comme les Inquisiteurs, mais vous pouvez aussi l’embrasser. Aujourd’hui encore, nous ne voyons pas de limites au Fantasia ! La sorcellerie a le pouvoir de modeler le monde. Pourquoi se détourner de ce pouvoir quand on peut le mettre au service du bien commun ? »


Fabrix se sentait très mal à l’aise. D’un côté, le discours de Lord Arcoval lui semblait complètement fou, l’ardeur avec laquelle il parlait de « l’épreuve » insensée. Mais, en même temps, il y voyait une certaine logique. Pour des gens qui avaient grandi dans un pays où la sorcellerie était signe de noblesse, il n’était pas inconcevable que l’on désire être infecté. Mais les risques étaient, aux yeux du parcheminier, bien trop grands. Il pensa à Iza : elle avait beau rêver de faire de la sorcellerie comme ses parents, jamais Rory, Haruki ni lui-même ne la laisseraient s’approcher d’un Némésis.

« Ai-je répondu à vos questions, mon bon Monsieur ?

– Ah, euh, oui, excusez-moi, j’étais ailleurs. Oui, je crois que je comprends un peu mieux. Il y a juste un point encore, peut-être, mais je ne voudrais pas être indiscret…

– Demandez toujours.

– Eh bien, si la sorcellerie est le pouvoir de modeler le monde, quel genre de monde, pensez-vous, l’Association cherche-t-elle à modeler ?

– Hum… bonne question. Je connais Keridven depuis longtemps et il me semble qu’elle a toujours cherché à, disons, embellir le monde. Je me souviens d’un jour où elle m’avait dit être lasse d’un monde en noir et blanc, et rêver d’un monde en couleur.

– Elle semble aimer les formulations ambivalentes. Est-ce un hommage à ses plumes ou une réflexion plus philosophique ?

– L’un et l’autre, probablement. Nombreux sont ceux qu’une multitude de couleur effraie et qui préfèrent ne voir que du noir et du blanc. Ce contraste simple offre des repères. Des achromates volontaires, en quelque sorte.

– Et vous ? Préférez-vous voir le monde en couleur ou en noir et blanc ?

– Il y a longtemps que j’ai cessé de voir les couleurs mais, paradoxalement, je les imagine d’autant mieux. »

Fabrix tourna un regard surpris vers son interlocuteur.

« Par ici, nous sommes moins prudes qu’à la capitale en ce qui concerne nos marques.

– Je vois… Lord, je vous remercie pour vos éclaircissements. Si vous le permettez, je vais maintenant prendre congé.

– Je vous le permet, cher Monsieur Pétilaud. Puisse votre art embellir notre Forêt noire. »


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