Fleurs de plumes

Chapitre 6 : Fais pousser pleins de fleurs !

1889 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 29/11/2024 17:58

Fabrix était allongé sur son lit, fixant le plafond de l’auberge. Une œuvre. Il n’était pas un artiste, mais un simple parcheminier… Enfin, pas exactement : il était un parcheminier compétent et expérimenté, pas de fausse modestie. Son œuvre pourrait être un parchemin de qualité exceptionnelle. Mais le seul parchemin exceptionnel qu’il pouvait imaginer était un parchemin fait à partir de plumes colorées, ce qui le menait à une impasse. Et puis, un simple parchemin vierge pouvait-il être une « œuvre » digne d’orner un village aussi extravagant que le Siège de l’Association ? Il y avait quelque chose d’inabouti dans un parchemin vierge. Non, une page blanche ne suffirait pas. Il s’était repassé en mémoire les différents articles qu’il avait vus dans les échoppes de Caislean Merlin. Ils étaient tous luxueux, prestigieux, voire tape-à-l’œil, mais ce n’était pas ce qu’il fallait. Ce n’était pas ça qui serait digne des fleurs d’un arbre plumifère. Il fallait quelque chose qui ne soit pas un produit, quelque chose de plus personnel… Au cours de ses réflexions, il finit par s’endormir.


***


Le château de Lord Arcoval Lastenais était plus une tour qu’une forteresse. Perché sur un large îlot rocailleux du lac Llyn, à moins d’une heure de balai du village, l’édifice tout en hauteur se dressait vers le ciel depuis sa base rocheuse, s’achevant sur un toit pyramidal avec des gargouilles tarabiscotées à chaque coin. Fabrix ne pouvait s’empêcher de penser que l’ensemble devait vaciller à la moindre bourrasque, mais le fait que la tour tienne toujours fièrement debout prouvait qu’elle était plus solide qu’elle n’en avait l’air. Fabrix souleva le heurtoir et frappa.

« Qui va là ?

– Bonjour, je me nomme Fabrix Pétilaud. Je suis un parcheminier venu de l’Artémis pour affaire, et je souhaitais saluer convenablement le seigneur gardien de ces terres que je n’ai fait que croiser en arrivant.

– Lord Arcoval donne audience tous les matins sauf le mercredi et le dimanche. Nous sommes mercredi, revenez demain. »


Avec un soupir, Fabrix remonta sur son balai. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’accueil était austère. Lui qui espérait trouver conseil auprès d’un sorcier local respectable… Dérivant dans le ciel et ses pensées, il longeait les rives du lac sans destination précise quand il remarqua qu’elles prenaient une teinte multicolore. Curieux, il s’approcha et vit défiler sous lui un champ de fleurs éclatantes. Il se posa avec précaution et en cueillit une, qu’il contempla, songeur.

Elle avait une corolle composée de cinq pétales recourbés vers l’extérieur. Ils étaient blancs comme les nuages moutonneux et innocents qui parsèment certains ciels d’été, liserés de lumière. Ils prenaient au cœur une teinte turquoise d’où émergeaient des étamines écarlates. Une œuvre. Fantaisiste, fantasque ou fantastique, il ne savait, mais on pouvait dire sans peine que c’était une œuvre de la nature. Il lui fallait faire quelque chose d’aussi beau, il le sentait, pour pouvoir prétendre à une plume colorée. Un parchemin en forme de fleur ? Fabrix se souvint des pliages qu’Iza aimait faire en attendant le retour de ses parents ; elle avait fait des fleurs pour lui, il s’en souvenait. Mais pourrait-on appeler une œuvre une vague copie faite de parchem… Une douche froide interrompit ses pensées.


« Pardon, Monsieur. Je sais pas encore bien arroser. » Trempé, Fabrix se retourna et se trouva face à une fillette portant une couronne de fleurs. Sur chacune de ses épaules, une paire d’ailes de libellules sortait de la chair et frémissait au vent. Une flaque d’eau voletait derrière elle, soutenue par le Fantasia canalisé par sa baguette.

« Ce n’est pas bien grave, petite, c’est moi qui me suis invité parmi tes fleurs. Viens-tu souvent les arroser ?

– Tous les jours. Et j’essaie de trouver un sort pour les aider à pousser.

– Vraiment ? Tu aimes beaucoup les fleurs, dis-moi.

– Oui. Et j’aime faire des couronnes de fleurs. Alors il faut bien que je m’excuse. »

Fabrix regarda l’enfant avec étonnement.

« T’excuser ? Pour avoir cueilli des fleurs ?

– Oui. M’excuser auprès des fleurs pour les avoir cueillies. »

Accroupie, la fillette caressait les feuilles des plantes devant elle. Sans détacher les yeux des végétaux, elle reprit d’une petite voix :

« Dame Keridven dit que les choses véritablement belles et bonnes ne rendent jamais les coups, même quand on leur fait mal. Qu’elles se vengent en disparaissant, et en nous laissant seuls avec les conséquences de nos actes. Donc si je fais des couronnes de fleurs, il faut que je prenne soin des fleurs en échange, parce que sinon elles vont disparaître. Il faut protéger les choses qui sont belles. »


Elle leva ses yeux clairs vers lui et les plongea dans les siens. Fabrix resta un instant sans bouger, puis il contempla à nouveau la fleur qu’il avait cueillie. Il la coinça dans le ruban de son chapeau, puis s’accroupit à son tour et creusa un petit trou dans le sol. Après quoi, avec une grimace, il arracha l’une des fleurs de sa barbe et la planta. Elle le regarda faire sans un mot puis, quand il eut fini de tasser la terre autour de la tige, elle fit tomber un peu d’eau pour arroser le pied. Et elle lui sourit.

« Comment tu t’appelles, Monsieur ?

– Fabrix. Et toi ?

– Moi, c’est Danaa. Ta marque est vraiment belle, Fabrix. Fais pousser pleins de fleurs !

– Euh… Merci. »

Elle sauta sur ses pieds et partit en galopant. Fabrix se leva lui aussi et remonta sur son balai. Pendant le trajet du retour, il se dit qu’il lui faudrait fleurir davantage son atelier. Enfin, il devait d’abord se sécher.


***


Les pliages de Mugen no Machi se font avec un papier très fin mais résistant, et les feuilles doivent avoir une forme géométrique parfaite (carré ou rectangle de préférence) sans quoi le résultat en pâtira. Les parchemins de plumes, de leur côté, étaient certes résistants mais avaient tendance à être épais et de forme quelque peu imprécise : lorsqu’il s’agit de claustrer des armes ou un Némésis, on se soucie peu de savoir si les angles du parchemin sont bien droits. Il fallait aussi que le papier soit assez rigide, une texture trop souple, comme le tissu, ne garderait pas précisément la forme donnée par le pliage. Créer un parchemin permettant de réaliser un pliage complexe était donc déjà un défi en soi. Pour ce qui était du choix du pliage, il avait encore le temps d’y réfléchir. Il faudrait aussi songer à apposer un sort dessus, puisqu’on attendait « une œuvre imprégnée de Fantasia ». Peut-être un sort permettant d’animer le résultat. Mais il verrait tout cela plus tard.


Fabrix avait demandé à l’aubergiste l’adresse du menuisier du village. Après déjeuner, il s’y rendit et passa l’après-midi à détailler sa commande : des cadres pour produire des parchemins à la forme aussi précise, ça ne s’improvise pas. Une fois tous les détails réglés, il retourna à l’auberge avec l’intention de demander à Maître Ganelan s’il serait possible de lui emprunter sous peu deux de ses marmites. Lorsqu’il entra, il reconnut au comptoir l’homme qui, le jour de son arrivée, avait dû être traîné chez lui tant il était soûl. Au vu du regard vitreux qu’il posait sur sa chope vide, qu’il agitait de temps à autre dans l’espoir qu’on vienne la remplir, il était parti pour réitérer son exploit. Ganelan semblait toutefois essayer de limiter les dégâts en ne le servant qu’à des intervalles espacés. Fabrix s’assit à l’autre bout du comptoir, et fit signe à l’aubergiste.

« Qu’est-ce que j’vous sert, mon bon Monsieur ?

– Quelque chose de léger, pour commencer la soirée.

– Très bien, m’sieur, ça coule !

– Et sinon, dîtes-moi, Maître Ganelan, si je puis me permettre…

– Euh, oui, permettez-vous, Monsieur.

– Eh bien, vous avez l’air d’avoir quelques ivrognes notables dans le village, je me trompe ?

– Ah ça ! C’est Stavill. Il arrête pas d’venir ici depuis qu’il a perdu son fils. Même pas douze ans, le petiot. Un Némésis.

– Un Némésis a donc attaqué le village récemment ? demanda Fabrix, surpris.

– Non, non. Un Némésis de la Forêt. Le minot y est entré et s’est fait toucher.

– Et les gardes n’ont rien vu ?!

– Le rôle des gardes, c’est de faire qu’y ait rien qui sorte. Si un Némésis essaie d’sortir, vous pouvez êt’ sûr qu’ils vont l’renvoyer d’dans, et que si y’a un problème, le lord Arcoval en personne va v’nir s’en occuper. Mais c’est pas interdit d’entrer dans la Forêt. Tout l’monde connaît les risques au-d’là d’l’orée, même les petiots. Y’en a qui sont déterminés, et qui passent.

– Qui y passent, surtout, bougonna Fabrix. Un enfant d’à peine douze ans.

– Et y’en a qui r’viennent aussi. La p’tite Danaa, par exemple, elle est marquée maintenant. Bon, avec ses p’tites ailes sur les épaules, elle deviendra pas chevaleresse, j’pense pas. Mais elle fera une sorcière bien mignonne ; j’suis sûr qu’elle rejoindra l’Association ! »

Alors que l’aubergiste s’éloignait pour s’occuper de Stavill, Fabrix resta à fixer son verre, interloqué. Quel gosse sain d’esprit irait volontairement se promener dans une forêt pleine de Némésis ? Et quel parent responsable le laisserait faire ? Ces dangereuses escapades n’étaient probablement pas juste le fruit de la témérité des jeunes des environs, ou de l’inconscience des adultes. Il devait y avoir autre chose, quelque chose qui était lié à l’Association et ses Némésis domestiques, et que les autorités ne pouvaient pas avoir manqué de remarquer. Cela plaisait de moins en moins au parcheminier. Fabrix se promit de se montrer encore plus prudent et décida une fois de plus d’appeler publiquement l’Artémis dans la salle de la taverne, pour préciser qu’il se rendait le lendemain chez le Lord de ces terres. Après tout, il est toujours dangereux de se mêler des coutumes locales, et il semblait bien que cette histoire de plumes colorées l’y avait empêtré.


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