Fleurs de plumes

Chapitre 5 : Un conte de sorcières

2188 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 22/11/2024 18:05

De toute sa vie, Fabrix n’avait jamais observé un spécimen aussi imposant d’arbor plumifera. Un peu en-dessous des cimes, il restait en vol stationnaire pour l’observer, impressionné. La magnifique ramure de l’arbre présentait aux cieux des myriades de plumes, blanches en grand nombre, mais aussi colorées. Le parcheminier incrédule reconnut immédiatement l’objet de sa quête ; ces plumes n’étaient donc pas teintes par un quelconque procédé artisanal, mais poussaient naturellement pigmentées. N’en trouvait-on que sur une variété spécifique de ces arbres fabuleux, encore inconnue sur l’Artémis ? Perplexe, il poursuivit sa descente, atterrit au pied de l’arbre et observa le reste de la clairière. Il comprit alors qu’il était loin d’être au bout de ses surprises. S’il s’attendait à ce que le siège de l’Association soit remarquable d’une façon ou d’une autre, étant donné l’influence visible dont elle jouissait dans la région, il n’avait pas imaginé qu’elle aurait bâti un second village au sein même de la forêt. Un véritable village de sorciers, où la magie imprégnait l’atmosphère comme l’architecture ; en comparaison, même l’Artémis semblait moins fantasque.

C’était un village arboricole où les possibilités offertes par la troisième dimension étaient largement exploitées. La rivière aérienne qui le parcourait en était le signe le plus frappant pour le nouveau venu : depuis un cours d’eau voisin s’élevaient plusieurs bandes liquides qui venaient s’enrouler autour des troncs et des rameaux. On remarquait même un double système de circulation, l’un convoyant l’eau claire que les habitants pouvaient puiser de leur fenêtre, l’autre récoltant les eaux usées pour les faire converger vers l’une des rares constructions situées au sol. Il s’agissait de gigantesques vasques dans lesquelles l’eau tourbillonnait à une vitesse folle et qui constituaient à première vue un système d’épuration, puisque l’eau qui en sortait était à nouveau transparente et retournait innocemment à la rivière naturelle dont elle était issue. Plus surprenant encore, cet aménagement n’avait pas seulement un but pratique. La rivière aérienne habillait les arbres d’un véritable châle aquatique dont le drapé, s’il passait toujours par quelques points fixes, se déformait sous l’effet d’un vent invisible. Les volutes d’eau se divisaient, se rejoignaient, s’enroulaient sur elles-mêmes, allumant et éteignant une foule de petits arcs-en-ciel et entraînant çà et là des poissons d’eau douce dans un invraisemblable tour de manège.

Les constructions n’étaient pas en reste et se distinguaient par leur grande variété. Il y avait une cahute dont les murs étaient constitués d’une multitude de petites tesselles de bois de plume, agencées de telle sorte que l’habitation était devenue une immense mosaïque aux motifs floraux. Dans l’arbre d’à-côté pendait une nacelle fantasmagorique couverte par un baldaquin aux voiles multicolores ; Fabrix ne parvenait pas à déterminer s’il s’agissait d’une habitation ou d’autre chose. Dans un espace dégagé de la clairière, la rivière aérienne se divisait en un labyrinthe de ruisseaux suspendus parmi lesquels virevoltaient des flammèches, faisant naître des nuages de vapeur lors de leur rencontre. De larges schistes en lévitation, agrémentés de paravents brodés, semblaient composer à cet endroit des bains communs. Ailleurs, des tapis volants bordés de plumes étaient utilisés comme étals mobiles : des infectés juchés sur des balais ou d’autres engins y négociaient l’achat d’ustensiles ou de bibelots artistiques.

Cependant, ce village enchanteur devenait cauchemardesque lorsqu’on remarquait la présence en son sein de créatures au pelage blanc et noir, et aux yeux écarlates. Des Némésis se promenaient librement dans la clairière. La plupart étaient de petite taille, et la présence d’individus similaires indiquait qu’il s’agissait probablement d’échos : deux espèces de sangliers au mufle caparaçonné trottinaient au pied des arbres, une demi-douzaine de phasmes géométriques arpentaient les branches et plusieurs colibris aux ailes de lames bourdonnaient un peu partout. À ceux-là s’ajoutaient au moins deux Némésis source : une espèce de serpent mécanique avec trois paires d’ailes qui s’enroulait autour d’un tronc, et un mur écailleux derrière les arbres qui marquaient l’orée de la clairière.

« On se croirait dans un conte de sorcière, n’est-ce pas ? »

La voix de Luthianne tira Fabrix de sa stupeur. La garde lui souriait, nullement inquiète. Au contraire, toute son attitude dévoilait la fierté qu’elle éprouvait à l’idée que sa terre natale abritât pareil lieu. Le parcheminier artémisois, lui, ne savait plus trop s’il devait se laisser aller à l’émerveillement ou succomber à la terreur.

« Les Némésis, balbutia-t-il, tous ces Némésis… êtes-vous liés aux Domitors ?

– Rassurez-vous, répondit-elle avec un petit rire, l’Association n’a aucun lien avec cette organisation terroriste. Venez, je vais vous présenter à la présidente. »


Fabrix la suivit vers un cocon suspendu à l’arbre à plume. Celui-ci était fait de larges pièces de tissu épais, coloré d’un dégradé de verts et de rouges et dégageant une forte odeur de Fantasia. Lorsque Fabrix et sa guide arrivèrent devant l’étrange structure, celle-ci s’entrouvrit comme une fleur débutant son éclosion. Un pétale se détacha du reste et descendit jusqu’à eux, formant une délicate passerelle en haut de laquelle les attendait une femme.

Elle était d’âge mûr, quelques fils argentés parsemant sa chevelure châtain. Celle-ci était en partie relevée en un chignon de tresses complexes dans lequel était plantée un plume émeraude ; les mèches restantes tombaient en cascade sur ses épaules. De fines lamelles d’écorce tressées, dans lesquelles étaient enchâssés des cristaux de quartz, formaient une tiare délicate qui complétait l’ornement de sa coiffure, laissant tomber sur son front un croissant taillé dans de la pierre de lune. Elle portait une tunique blanche attachée sur sa nuque, libérant ses épaules sur lesquelles étaient posées d’étonnantes parures faites de bois et de galets. Une ceinture et des bracelets similaires couvraient son ventre, ses avant-bras et ses chevilles. À ses épaulettes étaient attachés de larges rubans iridescents qui virevoltaient autour d’elle, et des voiles de la même mousseline composaient sa jupe aérienne. Sa tenue était complétée par des sandales, de longues mitaines qui lui remontaient jusqu’aux coudes et un collier de plumes blanches qui s’étalait sur sa poitrine. Elle dégageait une impression étrange, paraissant gracile mais présentant également une musculature bien dessinée ; le port de ses accessoires pesant devait y être pour quelque chose.

« Salutations, Monsieur Pétilaud, soyez le bienvenu au cœur de la forêt de Deuchainn. Je suis la présidente de l’Association, Keridven. »


Fabrix ne savait que faire ni que dire. Son avis mitigé sur l’Association l’empêchait de déterminer si cette Keridven était digne de confiance ou si au contraire il devait s’en méfier comme de la peste. Elle semblait puissante, et sagace. Évitant son regard, il se contenta du strict minium :

« Enchanté, Madame.

– Je vous sens mal à l’aise, cher visiteur. Notre siège vous surprend, je présume.

– Eh bien… Disons que la présence de Némésis ruine quelque peu la beauté du lieu…

– Je comprends ; cela étonne toujours les nouveaux venus. Il se trouve que nous nous efforçons d’apprivoiser les Némésis présents dans cette forêt.

– "Apprivoiser" ?

– Disons que nous tâchons de nous attirer leur sympathie. Nous ne cherchons pas à les contrôler, à en faire des serviteurs ou des armes, certainement pas. Mais plutôt de les habituer à la présence humaine. Comme un renard à qui on présente régulièrement le dos de la main pour qu’il découvre notre odeur, et abandonne l’idée de nous mordre.

– Je vois…  »

Fabrix ne voyait ni ne comprenait quoi que ce soit, mais il sentait la sueur couler le long de sa nuque, et un désir de plus en plus pressant de partir très loin de ce village bigarré. Même dans le cas où ces gens n’auraient véritablement aucun lien avec les Domitors de Bôme, ils pratiquaient visiblement une magie du même acabit. Et Fabrix ne voulait surtout pas y être mêlé. Mais dans la mesure où ses hôtes ne semblaient pas particulièrement hostiles, il aurait été dommage de ne pas aborder le sujet qui le préoccupait avant de prendre la poudre d’escampette.

« Et… sinon… je vois que votre arbre porte des plumes… euh… colorées. A-À vrai dire, elles sont la seule raison de ma présence ici, car… euh, voyez-vous, euh… on m’a dit que vous ne les vendiez pas, mais que vous les cédiez uniquement contre… euh… une autre forme de… contrepartie…

– Les plumes colorées, bien sûr… Elles sont notre plus grande bénédiction. Du moins, c’est ainsi que je les vois. »


Keridven leva les yeux vers l’arbre plumifère, le regard songeur. Fabrix attendait, sans oser prononcer un mot, que la sorcière continuât. Il sentait qu’elle allait se lancer dans un long monologue explicatif, à demi-perdue dans ses souvenirs et ses rêves, qui devaient inclure une forêt où Némésis et humains cohabitaient en fumant à tour de rôle je-ne-sais-quel calumet de l’harmonie. Keridven se détourna de l’arbre et planta son regard dans celui du parcheminier.

« Monsieur Pétilaud, pensez-vous qu’un arbre à plume puisse fleurir ? »


La question laissa Fabrix bouche bée. Jamais, au grand jamais, il ne s’était posé cette question. Mais le fait que la présidente de l’Association lui posât cette question laissait deviner la réponse, et les conséquences de cette réponse donnaient le vertige à l’Artémisois.


« Je n’ai jamais pu m’empêcher d’être admirative devant la majesté de ces arbres. Ils sont si beaux… Je les ai longuement observés, étudiés et j’ai fini par m’interroger : si les plumes sont leur feuillage, que seraient les fleurs de ces arbres ?

– Et les plumes colorées sont la réponse à cette question ?

– Vous êtes perspicace, Monsieur Pétilaud. C’est en effet l’explication que je donne à l’apparition de ces plumes. J’ai connu l’Association à l’époque où elle était encore dite "des Chasseurs de plumes", voyez-vous. À l’époque où tous ses membres vivaient hors de la forêt et n’y entraient que pour des expéditions visant à prélever un maximum de plumes en un minimum de temps. J’ai fini par considérer ces pillages comme inacceptables et j’ai créé une nouvelle branche de l’Association, avec d’autres méthodes. Et après des années et des années passées auprès de cet arbre, à prendre soin de lui, il a commencé à porter des plumes aux teintes éclatantes. Les plumes blanches sont toujours majoritaires, comme vous pouvez le voir, mais la seule présence des ces quelques gerbes colorées est à mes yeux une immense victoire. »


Une immense victoire. Si les plumes colorées étaient réellement les fleurs des arbres plumifères, l’expression était faible. Fabrix regardait le plumage de l’arbre avec un œil neuf, proche de l’émerveillement, mais la présence des Némésis le dissuadait de s’attarder, ou d’interroger plus avant son hôtesse sur le procédé mystérieux grâce auquel ils avaient pu faire fleurir l’arbre. Il en resta donc à l’essentiel.

« Et donc… quel genre de contrepartie exigez-vous pour accepter de vous départir d’une de ces si précieuses plumes ?

– Vous êtes un homme direct, Monsieur Pétilaud. Pour faire simple, nous exigeons une œuvre.

– Une œuvre ?

– Oui, une œuvre. Une œuvre fantaisiste, fantasque ou fantastique, imprégnée de Fantasia. Une œuvre de votre cru, faite par vous seul ou avec de l’aide. Elle viendra enrichir notre village et, en échange, nous vous permettrons de cueillir la plume de votre choix. Surtout, ne vous hâtez pas, la précipitation est mère de bien des maux. Prenez votre temps pour y réfléchir, et profitez-en pour visiter la région. »


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