Fleurs de plumes
Chapitre 3 : Au pays des chevaliers-sorciers
2539 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 08/11/2024 18:08
Le voyage se déroula sans encombre ; il avait prudemment choisi un itinéraire qui le maintenait loin des Royaumes d’Estrie et de leur zone d’influence. Une rencontre avec l’Inquisition ne faisait pas partie de son programme. Après avoir contourné les Traines par le sud, il avait longé la côte cyfandirienne jusqu’à Carraig, où il avait pu laisser son dirigeable aux bons soins d’un des rares mécaniciens vivant au pays des dragons. De là, il traversa Triskelion Bae en balai, puis poursuivit son chemin à pied, ses bagages claustrés dans l’un de ses parchemins.
***
Suivant la route de terre, Fabrix sentait autour de lui l’énergie dégagée par la forêt de Caillte. On l’avait prévenu à propos du sortilège de désorientation, mais il n’aurait pas cru que la forêt serait à ce point imprégnée de Fantasia. Arrivé près de Caislean Merlin, il resta un moment ébahi devant les immenses monolithes entourant la cité avant de s’engager dans les rues de la capitale. Après tout ce trajet parcouru, Fabrix s’accorda une bonne nuit de sommeil et une journée de flânerie. L’ambiance de la ville était agréable : on y trouvait une agitation urbaine, mais avec une coloration champêtre, bucolique même. Les fanions pendus entre les toits, les pignons marquant l’entrée des échoppes, les champignons poussant sur les murets et le lierre embrassant les encorbellements ornaient les rues de façon simple et vivante. Au milieu de tout ça, il se laissa aller à un peu de tourisme : la statue de Merlin était grandiose, et les tavernes animées. Puis il se décida à aller voir des confrères parcheminiers.
Il se rendit dans un premier atelier où il se présenta comme un parcheminier artémisois venu étudier auprès de ses confrères cyfandiriens. On lui proposa une visite (gratuite !) de l’atelier et de ses coulisses, ce qui arrangeait bien ses affaires. Il découvrit quelques techniques qui n’étaient pas encore répandues à l’Artémis : comment broyer et cuire le bois blanc des arbres à plumes pour l’incorporer à la pâte et obtenir des parchemins encore plus résistants (le bois noir était privilégié comme matériau pour les armes) ; comment assembler plusieurs feuilles pour les fusionner en un seul parchemin de grande taille ; comment réparer un parchemin déchiré ; comment intégrer des filigranes au parchemin pour indiquer l’atelier d’origine. Il découvrit également que les parchemins étaient ici grandement concurrencés par les pierres de claustrage, qui avaient l’avantage d’être à la fois petites et élégantes tout en permettant de claustrer des objets de grande taille. L’atelier qu’il avait visité, d’ailleurs, fabriquait et vendait les deux. Mais les parchemins étaient tous blancs. Il s’attendait à ce qu’on lui rie au nez mais, lorsqu’il évoqua le sujet, le vendeur lui indiqua simplement l’adresse d’une boutique spécialisée dans les produits de luxe. Un fragile espoir au cœur, Fabrix se rendit sur place.
La devanture de la boutique en question ne laissait pas de place au doute : les produits exposés étaient réservés aux hautes sphères. Le catalogue était magnifique, les prix aussi. Le parcheminier laissa son regard s’attarder sur des pierres de claustrage montées en bijoux dont l’étiquette indiquait qu’elles contenaient des tenues splendides, pour pouvoir se changer en un clin d’œil, et affichait beaucoup trop de zéros. Les autres articles étaient du même genre, et nombre d’entre eux semblaient davantage destinés au décorum nobiliaire qu’à l’efficacité pratique. Mais pour une fois que ça ne coûtait rien de passer le seuil d’une boutique pareille, l’Artémisois se permit d’entrer.
« Bien le bonjour, cher Monsieur. Que puis-je pour votre service ?
– Bonjour… Eh bien, je suis artémisois et je suis à la recherche de parchemins colorés. On m’a dit de m’adresser à vous.
– Mais bien sûr, nous avons tout ce qu’il vous faut ici ! »
Le vendeur le guida vers un présentoir où s’alignaient diverses tenues haut de gamme et, à leurs pieds, des parchemins aux couleurs diverses.
« Comme vous pouvez le constater, nous proposons un panel très varié de teintes. Quelque soit la couleur que vous désirez, vous pourrez la trouvez chez nous !
– C’est impressionnant, en effet. Et comment obtenez-vous toutes ces teintes ?
– Oh, nous travaillons avec des matières de très grande qualité. Nous privilégions toujours les pigments d’origine minérale car ils offrent des coloris plus pérennes. Certains autres artisans utilisent des teintures végétales, mais elles se fanent assez rapidement. En revanche, notre méthode consistant à incorporer de la poudre de pierres fines à la pâte donne des tons exquis et d’une grande noblesse : lapis-lazuli pour le bleu, malachite pour le vert, grenat pour le pourpre…
– Procédé noble et coûteux, je suppose.
– La qualité se paie toujours, cher Monsieur.
– Bien sûr. Et qu’en est-il de leurs propriétés ? La poudre de pierre n’a-t-elle pas tendance à alourdir le parchemin et à réduire l’affinité avec le Fantasia ?
– Il est vrai que ces parchemins sont faits avant tout pour être utilisés comme accessoires et ornements vestimentaires. Par exemple, nous pouvons en tapisser l’intérieur de vos poches ou même en faire des écharpes d’apparat, vous permettant d’ajouter une touche de sorcellerie à vos tenues. Prenez ce modèle : nous mêlons à la pâte de la poudre d’or, ce qui lui donne cet éclat incomparable. L’un des plus éminents chevaliers de l’ordre de Merlin nous a acheté une cape faite entièrement de ce matériau.
– Et pour ce qui est de la claustration ? De la composition de sorts ?
– Nous nous assurons bien sûr de maintenir la faculté de claustration de ces parchemins en ajoutant de grandes quantités de liqueur de Fantasia dans la pâte. Toutefois, il est déconseillé de les utiliser pour enclore un sort, ou d’y garder trop longtemps un objet claustré. Un entretien spécial est même recommandé pour renforcer les sorts de liaison. Nous avons d’ailleurs un partenariat avec un pressing très renommé, qui saura prendre soin de vos toilettes les plus délicates et assurer la pérennité de vos parchemins de cérémonie.
– Je vois… »
Fabrix ne comptant pas Master Lord Majesty parmi ses clients réguliers, la production de pareils parchemins risquait de faire sombrer son commerce plus qu’autre chose. Il sortit de la boutique sans avoir rien acheté. Il prit tout de même la peine de passer chez un grossiste pour acheter quelques pierres susceptibles d’être utilisées comme pigments : de l’ocre pour le rouge et le jaune (moins précieux que l’or ou le grenat, mais bien plus abordable). Et du lapis-lazuli pour le bleu, sur ce point, il n’y avait pas d’économies possibles s’il voulait se limiter aux pigments minéraux. Ces achats faits, il se dirigea vers une boutique moins fastueuse, mais qui fournissait bon nombre de chevaliers et gardes-sorciers. Chez ces gens plus proches de la vie courante il obtint une information digne d’intérêt : l’une des plus importantes sources de matière première pour les parcheminiers était le sud de la Anse des Derniers. Une vaste forêt du Spyll, étroitement surveillée, était laissée en territoire à plusieurs Némésis vivants. De grands arbres plumifères y poussaient donc, et une association de sorciers s’occupait de collecter et revendre les plumes. Et, depuis quelques temps, une rumeur circulait comme quoi on y trouverait des plumes colorées. C’était probablement une arnaque, mais c’était aussi l’occasion pour un parcheminier d’élargir son réseau de confrères, ainsi que de refaire ses stocks de plumes à des prix sûrement bien inférieurs à ceux de l’Artémis. Il décida de s’y rendre sur le chemin du retour.
***
Fabrix laissa son dirigeable à Cap-Valky et survola en balai le Bas Cyfandir. Arrivé en Spyll, il repéra très vite la forêt dont on lui avait parlé : son orée était bordée de nombreuses tours de guet. Un non-infecté aurait pu s’étonner de voir une belle forêt verdoyante être ainsi mise en quarantaine, mais Fabrix la sentait pulser. Et cette aura, qui se déployait autour d’elle en vagues angoissantes, indiquait la présence de Némésis en son sein. De beaucoup de Némésis. Le parcheminier s’arrêta un moment, prit d’une fascination morbide pour ce vivarium géant, et en plein air. Il pria Merlin, s’il veillait bien sur Cyfandir comme l’affirmait ses habitants, d’avoir choisi quelqu’un de compétent et sérieux comme Lord local.
« Veuillez vous écarter, voyageur ! »
Fabrix se retourna et se trouva face à un formidable dragon-pie, chevauché par un chevalier-sorcier. Ce dernier tenait en main ce qui devait être le croisement d’une rapière et d’une baguette avec lequel il lui faisait signe de s’écarter pour le laisser passer, ainsi que le groupe de gardes qui le suivait. L’Artémisois se décala et laissa la place aux célèbres défenseurs de Cyfandir.
« Merci, voyageur, lui lança le chevalier. Un conseil, descendez vers le sud : une tour de guet au nord-est nous a signalé un Némésis aux velléités d’évasion.
– Je vous remercie du conseil, Lord. Je ne comptais pas... »
La phrase de Fabrix mourut sur ses lèvres. Le chevalier s’était déjà détourné et consacrait désormais toute son attention à ses hommes.
« En avant, les braves ! Nous ne pouvons pas laisser un Némésis s’échapper. Souvenez-vous toujours que nous sommes les maîtres de la Forêt noire !
– Mais, Lord Arcoval, protesta un garde avec un sourire en coin, vous savez bien qu’on rate toujours la crème !
– Oui, renchérit un autre qui cachait mal son amusement, la spécialité de chez nous, c’est plus la tarte aux pommes…
– Foin de vos plaisanteries, pleutres ! s’écria le chevalier. Le devoir nous appelle. Je vous veux en formation d’attaque, fendez notre ciel blanc comme une horde de dragons sauvages !
– À vos ordres, Lord Arcoval ! »
Et la troupe s’éloigna rapidement. Si Merlin avait choisi un Lord compétent, il avait visiblement oublié de lui donner des subordonnés sérieux. Ou peut-être que Merlin ne s’en préoccupait pas, tout simplement.
Fabrix se posa dans un petit village au bord du grand lac Llyn, au sud de la « Forêt noire ». Le village était à vrai dire presque un hameau, comptant deux douzaines de bâtiments dont une unique auberge : le Relais du Lac. Le lieu semblait servir également de taverne car des gens du cru étaient venu y prendre un verre en cette fin d’après-midi. Derrière le comptoir, un bonhomme corpulent s’affairait autour des verres et des bouteilles.
« Bien l’bonjour, Monsieur, qu’est-ce que j’peux faire pour vous ? C’est pour une chambre ?
– En effet, je voudrais une chambre pour deux à trois nuits, je ne sais pas exactement combien de temps je vais rester.
– J’dois avoir ça. C’est la première fois que j’vous vois par chez nous. Vous v’nez pour des plumes ? »
– On ne peut rien vous cacher, dites-moi !
– Oh, c’est plutôt l’habitude. Vous savez, les seuls étrangers qui veulent dormir ici, ils viennent pour des plumes. J’commence à ben connaître quèques marchands d’la capitale, maintenant. Y’en a même, dans les gens qui viennent pieuter chez moi, des qui vendent des plumes à la reine !
– Des plumes colorées, par exemple ?
– Ah, vous vous intéressez à ça ! Faut voir avec l’Association, c’est eux qui gèrent toutes les plumes, et surtout les plumes spéciales. Et ils y font trèèèès attention, à leurs plumes.
– Vous parlez de l’association des Cueilleurs de plumes ? Ils ont donc vraiment des plumes colorées ?!
– Ici, tout l’monde dit "l’Association". Y’en a pas d’autres, après tout, et c’est qu’i sont importants, vous savez, c’est leur travail qui fait qu’le village est connu. Même le Lord Arcoval il les respecte beaucoup. Et pour c’qu’est des plumes colorées, c’est sûr qu’ils en ont : on en voit des fois qu’en portent.
– Je vois… C’est très intéressant. Et où est-ce que je peux trouver les membres de cette Association ?
– Ils ont un comptoir juste à côté : pas bêtes, ils se mettent pas loin de mon auberge, là où y’a tous les marchands qui crèchent. Mais à c’t’heure-ci, j’suis pas sûr qu’ce soit encore ouvert.
– Ma foi, ça me laissera le temps de me reposer. »
Fabrix s’installa dans sa chambre, petite mais confortable. Puis il redescendit dans la grande salle pour dîner. Quelques marchands étaient déjà attablés, parlant affaire, mais Fabrix était trop fatigué pour aller entamer une conversation avec eux. Il se contenta donc de manger dans son coin, en observant les autres clients. L’un des buveurs de l’après-midi était toujours au comptoir, visiblement déterminé à noyer jusqu’à sa dernière lueur de conscience dans l’alcool. À côté de lui, l’un de ses amis essayait en vain de le décoller de son verre pour le ramener chez lui.
« Une autre, Maît’Ganelan ! Et remplis-la c’te fois ! Rem-remplis-la pour de vrai !
– Non mais arrête, t’es déjà rond ! Faut qu’tu rentres, là !
– Ben je rent’ là, iiiiici. Ch’uis bien là, mouè. Là, à la taberge, chuis bien. Et chpeux oublier trèèèèès ben. Pas ma femme et ryen du p’tiot, juste mouè et mon verre et mon vide. Tavu, j’deviens poète ! Juste moi, mon verre, mon vide, mon verre vide qu’y faut qu’tu rempisssse, Maît’Ganelan ! »
Il agita sa chope bien haut, en se balançant sur son tabouret, perdit l’équilibre et s’effondra au sol avec un rire nerveux. Son ami le prit sous un bras et, aidé de l’aubergiste, reconduisit l’amateur d’oubli hors de l’établissement. Fabrix poussa un soupir de soulagement : il s’imaginait mal dormir avec un soûlard se lamentant en-dessous de sa chambre.