Fleurs de plumes
Chapitre 2 : Comment bousculer des habitudes
1890 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 01/11/2024 20:24
La visite d’Abulé ne tarda pas à venir. Quelques jours plus tard, une odeur de brûlé pimentée de Fantasia instable annonça sa venue : sa célèbre tête d’âne avait le poil roussi. Fabrix constata qu’un peu de fumée s’échappait encore de ses longues oreilles.
« Alors, qu’est-ce que c’était cette fois ?
– Hi-haan, mon nouvel essai pour voler a échoué. J’étais pourtant sûr que mon arc-en-ciel discoïdal à force lévitationnaire allait révolutionner notre façon d’arpenter les cieux et nous permettre de nous élever jusqu’à l’éther iridescent des sphères hallucinatoirement sacrées ! Haaan !
– Certes… Je vois que tu travailles beaucoup. De quoi as-tu besoin ? Il te reste encore du matériel, ou bien tout a explosé ?
– Haan, les dégâts sont assez légers : il n’y a qu’un seul mur d’effondré et j’ai pu sauver les deux tiers de mes étagères des flammes. En revanche, le souffle de l’explosion a projeté mes fioles dans tous les sens et plusieurs se sont brisées, haan. J’aurais dû acheter celles avec un sort de renforcement incorporé au verre, mais le prix… hi-haan.
– Je comprends. Mais si c’est pour racheter des fioles à chaque fois, l’investissement en vaut peut-être la peine. Et pour les potions, ce n’est pas moi qu’il faut aller voir, tu sais.
– Ce ne sont pas des potions qu’il me faut, haan. Tout mon stock de liqueur de Fantasia y est passé, et je sais que tu peux m’en avoir à un prix convenable, hi-han.
– Oui, bien sûr. Je verrai ça la prochaine fois que je passerai aux Vivariums. Ça m’étonne, d’ailleurs, que tu passes toujours par moi. Tu pourrais y aller toi-même, ce serait encore moins cher.
– Tu sais, hi-haan, les affaires ne sont pas mon fort. Et je n’ai jamais aimé la proximité des ces bêtes, haaan ! Et puis, je n’ai pas le temps ! J’ai mes expériences à poursuivre !
– L’arc-en-ciel disco de lévitation vers l’éther ?
– Ne te moque pas, hi-haan ! Et non, cette idée a besoin de temps pour mûrir et porter ses fruits. Je compte revenir à la recherche d’un remède aux infections, après tout, c’est ce qui est le mieux financé. C’est d’ailleurs parmi les rares recherches que Majesty accepte de financer, avec un taux inférieur à dix pour cent, haan. J’ai pensé, vois-tu, à une rose ensorcelée. Je l’arroserais de liqueur de Fantasia pour l’infuser d’un sortilège de métamorphose, et les infectés affligés de malformations retrouveraient un corps parfaitement humain en la mangeant, hi-haan !
– Si tu réussis, tu pourras espérer vendre tes roses très cher à Majesty… Mais sinon, en parlant d’expérimentation, j’aimerais te poser une question.
– Oui-haan ?
– Est-ce que tu aurais entendu parler de pigments permettant de colorer des parchemins, par hasard ?
– Colorer des parchemins, haan ? Non, ça ne me dit rien. Ça n’a pas beaucoup d’utilité, après tout. Hi-han. Personne ne vend de parchemins colorés à l’Artémis, de toute façon ?
– Non, j’en aurais eu vent dans si c’était le cas.
– Peut-être que ça se fait en Cyfandir, hi-haan. Pour la pompe royale. Pourquoi cette question, d’ailleurs ?
– C’était juste par curiosité. Et si un jour l’envie te prend d’essayer, tiens-moi au courant des résultats.
– Haan, compte sur moi ! Et donc, je disais : une demi-douzaine de bouteilles de liqueur de Fantasia. »
***
Fabrix avait toujours trouvé que les Vivariums à Némésis étaient des bâtiments impressionnants. Il le fallait, bien sûr, pour pouvoir accueillir des créatures aussi grandes, mais tout de même… Il avait beau savoir que de puissants sceaux empêchaient les monstre de quitter leur cage de verre, il comprenait qu’Abulé se sente mal-à-l’aise en se retrouvant si près d’eux. Il en admirait d’autant plus Akrid, le gestionnaire desdits vivariums. Ce dernier ne semblait pas craindre outre mesure ses pensionnaires, et il avait même tendance à les traiter comme de gros animaux de compagnie. Heureusement, il restait très professionnel et ne plaisantait pas avec le règlement de sécurité. Les deux hommes s’entendaient bien, ce qui était une bonne chose pour des associés.
« Tu viens refaire ton stock, Fabrix ?
– Comme d’habitude : plumes et liqueur. Enfin, un peu plus de liqueur que d’ordinaire, Abulé risque de m’en prendre pas mal pour ses prochaines expériences, et je ne voudrais pas tomber à court. Je t’ai fait une liste détaillée.
– Ça marche ! »
Le garde-monstre, comme il aimait se nommer, se dirigea vers la réserve où il conservait ses produits. En attendant, Fabrix s’accouda à une barrière empêchant d’approcher des vitres d’un vivarium et observa l’arbor plumifera qui avait poussé à l’intérieur. L’œil averti remarquait immédiatement les marques d’exploitation des matériaux : plusieurs branches du sommet avaient été entièrement plumées, certaines avaient même été coupées pour récupérer le bois. Plus bas, des bouteilles étaient accrochées au tronc, un petit tuyau partant du goulot pour plonger sous l’écorce : la sève translucide, la liqueur de Fantasia, les remplissait lentement. Akrid irait les récupérer plus tard, quand elles seraient pleines. Et quand le Némésis enfermé ferait la sieste. Pour l’instant, il faisait sa toilette et ce n’était pas le moment de le déranger. Fabrix laissa son regard dériver sur le poil noir et blanc de la bête puis le long de l’arbre, avec son écorce blanche rayée de noir. À moins que ce ne soit l’inverse, une écorce noire rayée de blanc ? Peu importe. L’arbre bicolore se dressait, déployant son plumage blanc. Immaculé.
« Et voilà pour toi, Fabrix, tout y est !
– Ah, merci, répondit-il sans détacher son regard de l’arbre.
– Beau spécimen, hein ? Ce Némésis est là depuis plusieurs années déjà, et l’arbre qu’il a fait pousser est l’un des plus massifs des Vivariums. Il a un bon rendement.
– Et toutes ses plumes sont blanches.
– Bah, oui, comme toutes les plumes de ces arbres-là.
– Oui, comme toutes les plumes de ces arbres-là. Je me demandais juste s’il y avait une raison à cela, à ce qu’elles soient blanches.
– Eh ben, tu gamberges aujourd’hui ! Tu sais, faut pas perdre trop de temps avec ce genre de question. Les plumes sont blanches, les feuilles sont vertes, point barre.
– Ouais, t’as probablement raison…
– Tiens, voilà de quoi t’aider à retrouver le chemin de la réalité.
– Qu’est-ce que c’est ?
– La facture.
– La fact… Attends, quoi ! Mais tu as encore augmenté tes prix, et pas qu’un peu !
– La loi du marché, que veux-tu… La ville se développe, de nouveaux parcheminiers s’installent, la demande se fait plus forte. Et il paraît que notre matou national a prévu une nouvelle taxe sur les matériaux plumiques pour financer les travaux d’agrandissement de la cité.
– Comme si Majesty avait besoin de financer quoi que soit pour sortir une nouvelle taxe de sous sa couronne… Sa chambre forte déborderait qu’il nous ferait payer l’achat d’un nouveau coffre !
– Ça, il est dur en affaire, notre bon souverain !
– Il n’est pas le seul. Je suppose que tu n’as pas l’intention de baisser ton prix d’une seule dîme.
– La ristourne pour vieux associés est déjà incluse, pas moyen que je descende plus bas que ça. Tu me connais.
– Très bien, je te fais un chèque. Les roses d’Abulé ont intérêt à sacrément bien se vendre… »
***
Fabrix n’était pas du genre à se lancer tête baissée dans une aventure. Son train-train quotidien lui allait très bien, il était fait pour une vie paisible et casanière. Mais il fallait admettre que la routine ne suffisait pas à faire tourner un commerce, et un véritable artisan se devait de laisser la porte ouverte à l’innovation. Des parchemins colorés pourraient être un plus dans son catalogue, certains sorciers mal organisés seraient heureux de pouvoir utiliser un code couleur pour classer leurs sorts et les distinguer au premier coup d’œil. Personne n’en faisait sur l’Artémis, s’il y arrivait, il aurait l’exclusivité du produit. Sauf qu’il fallait d’abord réussir à produire ledit produit, et l’idée de tenter des expériences par lui-même ne l’enthousiasmait guère. Il préférait laisser les explosions de Fantasia à ses clients téméraires. Sans compter que c’était prendre le risque de gâcher des cuvées entières de plumes. Mieux valait se renseigner d’abord et voir si l’idée n’avait pas effleurer l’esprit d’autres gens ; il pourrait alors profiter de leur travaux. Et il n’y avait qu’un endroit où il pouvait espérer trouver ces précurseurs des parchemins colorés, s’ils existaient : l’autre grand royaume de sorciers du Pharénos Occidental-Nord, terre de magie par excellence, Cyfandir.
Son idée en avait surpris plus d’un. Parmi ses connaissances, peu de gens avait imaginé qu’il puisse se lancer dans un voyage à l’étranger. Ce à quoi il répondait que quelques semaines de vacances, un peu de dépaysement, avec à la clef, peut-être, de nouveaux produits sur l’étalage, ça ne pouvait qu’être bénéfique. Après tout, il ne s’était jamais rendu en Cyfandir et c’était l’occasion de nouer des contacts au-delà de l’Artémis. Il pourrait aussi refaire là-bas son stock de plumes à des prix raisonnablement moins élevés (une pensée qu’il s’était gardé de partager avec Akrid). Il planifia son périple avec soin. Il écoula ses stocks, prévint ses clients de son absence, loua un petit dirigeable et déposa le reste de sa recettes à la M. L. M. Central Bank (il grinça des dents en voyant le pourcentage prélevé, mais c’était la banque la plus sûre de l’Artémis, si ce n’est du monde). Il confia ensuite la clé de son coffre bancaire à Rory et Haruki en leur demandant de porter à sa place le montant de sa prochaine mensualité au chat jaune car il risquait de ne pas pouvoir le faire lui-même. Or chaque minute de retard était facturée, et il souhaitait pouvoir rembourser le crédit qu’il avait pris pour sa boutique avant sa mort. Toutes ces précautions prises, il empaqueta provisions, vêtements de rechange et quelques échantillons de parchemin, puis il se mit en route.