Fleurs de plumes
Fabrix éteignit le feu sous la cuve : celle-ci chantait depuis quatre heures déjà. Il ouvrit la fenêtre, puis la soupape, et la vapeur se rua à l’extérieur dans un sifflement strident. Une fois la cuve redevenue silencieuse, il déverrouilla le couvercle et le retira. Avec une longue spatule en bois, il en touilla le contenu d’un blanc laiteux. Puis il prit sa baguette et souleva la cuve d’un sort. Il la fit léviter jusqu’à un chaudron couvert d’un filtre fin et y déversa la mixture, grattant le fond de la cuve avec sa spatule pour tout récupérer. Et alors que la cuve retournait gentiment à sa place, il remua la mélasse encore présente sur le filtre pour s’assurer que tout ce qui pouvait passer passe. Ensuite, il retira le filtre, le secouant un peu pour faire tomber les dernières gouttes, et alla le déposer sur un établi. Il revint au chaudron, vérifia la texture homogène de la pâte et installa son mélangeur ensorcelé. Il s’assura que les pales se mettaient bien en route et brassaient d’elles-mêmes la mixture, puis retourna à l’établi.
Le temps que la pâte refroidisse, il se consacra au tri des résidus. Avec une pince, il récupérait les hampes et les rachis nus des plumes et les déposait dans un bocal. Il passa le filtre en revue plusieurs fois pour s’assurer de n’en oublier aucun, puis il le racla précautionneusement et transvasa ce qui restait dans un autre bocal : des barbes de plume trop épaisses ou mal dissoutes. Il ferma les deux bocaux, les rangea et mit le filtre à tremper dans un grand bac. Puis il retourna à son chaudron : la pâte avait refroidi. Maintenant le mélangeur actif, il y versa quelques gouttes de liqueur de Fantasia. Puis il reprit sa baguette, en posa la pointe sur une gravure du chaudron et incanta Necto. Le sort de liaison se mit en place, créant une auréole mouvante autour du chaudron. Fabrix le maintint jusqu’à ce que la pâte atteigne la souplesse voulue. Puis il mit fin au sort, arrêta le mélangeur, le sortit du chaudron et le plongea dans un bac proche de celui où il avait mis le filtre à tremper. Après quoi il fit voler le chaudron jusqu’à ses cadres et déversa la pâte sur le tissu tendu entre les armatures de bois. Il l’étala soigneusement, puis sortit deux épais rouleaux qu’il monta sur un premier cadre, un dessus un dessous, et les fit rouler jusqu’à ce que la pâte soit lisse et fine sur son support. Le surplus qui tombait sur les côtés était rattrapé par magie et revenait dans le chaudron. Il répéta l’opération sur tous les cadres. Il ne restait désormais plus qu’à attendre que tout cela sèche, et les parchemins seraient prêts.
L’atelier de Fabrix Pétilaud n’était pas grand. Il y travaillait seul, mais il mettait un point d’honneur à fournir des produits de qualité. Il tirait sa fierté d’artisan de sa capacité à exécuter lui-même tout le processus de fabrication du parchemin, à tirer parti de tous les ingrédients pour proposer un catalogue varié sans rien gâcher. L’eau de lavage des filtres repartait dans les cuves où les plumes, mijotées sous pression, laissaient échapper leurs fibres qui se mêlaient dans la pâte. Les pennes étaient broyées et, comme les fibres épaisses, recuites pour ensuite servir à la fabrication d’autres parchemins. Fabrix fabriquait même une partie des additifs qu’il utilisait et n’avait que quelques associés, qui venaient pré-enchanter certains parchemins contre une commission. Il parvenait ainsi à proposer un vaste catalogue de parchemins : parchemins souples avec affinités aux sorts de soins (parfaits pour les bandages), parchemins robustes recommandés pour claustrer des Némésis, parchemins vierges ou déjà imprégnés d’un sort. Les affaires tournaient bien et il s’était fait une petite réputation sur l’Artémis, lui assurant des clients réguliers. Il avait ainsi établi sa routine, faite de plumes, de cuves, de parchemins et de quelques courtoisies. On le complimentait régulièrement sur sa barbe fleurie : oui, oui, il en prenait grand soin, et coupait tous les matins les plants qui avaient fané. Le plus difficile, c’était la moustache. Surtout, pas de fleurs sous les narines sinon, entre le pollen et les pétales qui chatouillent le nez, il passerait ses journées à éternuer. Mais cela restait une infection facile à vivre, il n’avait pas à se plaindre. C’était d’ailleurs cette infection bien reconnaissable qui avait inspiré le nom de son échoppe : Fleurs de plumes.
Il y menait une vie tranquille, ponctuée par le passage de ses habitués et les visites de commanditaires occasionnels. Il y avait Doubledor, le directeur d’une des écoles de sorcellerie de l’Institut, qui venait renouveler son stock chaque mois ; Malausine, sorcière spécialiste en potions incongrues, qui venait acheter de quoi claustrer ses nouveaux produits ; Viliane, médecin toujours à cours de bandages ; Abulé, chercheur aux tendances mystiques, dont le laboratoire partait souvent en fumée sacrificielle. Et il y avait Rory et Haruki, qui occupaient une place particulière. Au début, ils venaient simplement lui acheter les parchemins nécessaires à leur métier de chasseurs de Némésis, rien de bien surprenant. Mais, un jour, ils lui avaient demandé de garder leur fille Iza une petite semaine, car ils devaient s’absenter tous les deux. Le parcheminier avait d’abord fermement refusé : une enfant risquait de le gêner dans son travail, de causer du grabuge dans son atelier, voire de se blesser avec les cuves brûlantes. Mais ils avaient insisté. Le service de garderie proposé par l’Artémis était absolument hors de prix, et ils se ruinaient déjà avec les frais de scolarité de la petite. Elle aurait d’ailleurs tout le nécessaire : ils la déposeraient avec son linge, ses repas déjà prêts, des cahiers d’exercices et de quoi s’occuper. Et ils pouvaient aussi le rémunérer : du moment que Master Lord Majesty ne prenait aucune commission, cela resterait dans leur budget. Fabrix avait cédé une première fois… puis les suivantes aussi. C’était désormais habituel qu’Iza vienne passer quelques jours chez lui et Fabrix ne demandait plus la moindre dîme en échange. Il avait dû l’avouer, ça lui faisait plaisir de la garder. L’enfant était bien élevée ; elle l’aidait parfois à ranger les parchemins secs, à mettre en ordre sa devanture voire accueillait des clients. Elle avait fini par s’auto-proclamer « l’assistante de M’sieur Fabrix », ce qui faisait sourire tout le monde. Et quand elle ne s’affairait pas dans l’atelier, elle s’asseyait à une table et passait beaucoup de temps à faire des pliages complexes que lui avait enseignés sa mère : un art traditionnel de son pays d’origine.
***
« Non mais dans quel état tu es encore ! »
Cela faisait partie des habitudes de Rory, de ses mauvaises habitudes. Fabrix ne l’avait jamais vu rentrer de mission indemne. Ce jour-là, il était venu chercher Iza avec les deux bras en écharpe. Faute de pouvoir lui tenir la main, la petite s’accrochait à sa chemise.
« Oui, je sais… Haruki était furieuse, surtout quand elle a entendu le sorcier guérisseur dire que les fractures avait dû être propres au début et auraient été simples à ressouder si je n’avais pas empiré mon état. Maintenant, elle me tanne pour que j’emporte un sort de détection de blessures internes.
– Et elle a raison ! C’est à chaque fois pareil, tu ne remarques pas que tu es blessé et tu te retrouves alité trois semaines pour un truc qui aurait guéri en trois jours si tu l’avais soigné à temps.
– Je sais bien, je sais bien…
– Si tu le sais alors écoute-la et investis dans ce sort ! Ça te fera de sacrées économies en frais médicaux, tu verras. Et sinon, est-ce que tu as besoin de quelque chose ? Pas d’autres parchemins de capture, j’espère.
– Non ! Maman dit toujours : quand il y a trop de bandages, il faut rester sage ! Papa doit rester à la maison et guérir ! »
Iza s’était campée devant le comptoir, affichant un air autoritaire sur son visage encadré par ses petites tresses châtain. Dire qu’elle avait déjà huit ans.
« Tu as raison, tu as raison. On va rester raisonnable : bandages, parchemins de soins et parchemins vierges polyvalents.
– Les bandages, il en faut beaucoup, donc faut aller dans la remise ! Pour le soin dans l’armoire fermée à clef, et les autres c’est sur la troisième étagère en face.
– Mais c’est que tu connais la boutique par cœur ma puce !
– Évidemment ! » affirma-t-elle avec assurance.
Fabrix sourit, leur apporta les articles demandés et les posa sur le comptoir.
« Papa ! C’est moi qui porte les parchemins !
– Mais ça va aller ma puce, j’ai pas mal, tu sais.
– T’as jamais mal, Papa, mais t’es tout le temps cassé. Tu peux pas utiliser tes bras puisqu’ils sont dans les bandages, alors c’est moi qui porte !
– D’accord, d’accord…
– Fais pas semblant, je te surveille !
– Eh bien, plus possible de jouer les têtes brûlées, Rory, pas avec un garde pareil ! Veille bien sur ton Papa, Iza.
– Un peu que je vais veiller sur lui ! Et tu verras, M’sieur Fabrix, un jour, j’irai chasser les Némésis avec lui et comme ça il sera pas blessé !
– Non. »
Le visage de Rory s’était fermé. Son ton était dur, catégorique. Il s’accroupit devant sa fille et la prit par les épaules.
« Iza, ma puce, ma chérie, on en a déjà parlé. Tu ne t’approches pas des Némésis, jamais. C’est trop dangereux.
– Mais toi tu y vas.
– Moi j’ai la sorcellerie, et je ne meurs pas si je les touche.
– Mais peut-être que moi aussi je mourrai pas, comme Maman et toi.
– On n’en sait rien, ma puce. C’est trop risqué. Je ne veux pas te perdre, tu comprends ?
– Oui…
– C’est bien, dit-il en la serrant contre lui. Merci, ma puce.
– Mais Papa…
– Oui ?
– Tes bras... »
En prenant sa fille dans ses bras, Rory avait bravé les consignes de tous ses médecins, et les ordres de sa femme.
« Haruki va me passer un de ces savons… »
***
Fabrix regardait une plume, qu’il tournait et retournait dans sa main, réfléchissant. Il repensait à cette fin d’après-midi. Pour égayer la petite après cette discussion sérieuse, il lui avait coupé une de ses fleurs de sa barbe.
« Tiens, princesse, elle est pour toi. Celle-ci a un joli bleu, tu aimes le bleu, non ? »
Elle avait pris la fleur, ravie. Avait admiré la teinte des pétales pendant que son père remettait tant bien que mal ses bras bandés dans leurs écharpes.
« Dis, M’sieur Frabrix…
– Qu’est-ce qu’il y a, Iza ?
– Tu as des bandages bleus ? Pour mettre autour des bras de Papa. Ça serait bien de changer un peu, non ? »
Fabrix n’avait pas de bandages bleus. Ni de parchemins bleus. Ni rouges, ni verts, ni jaunes, ni mauves, ni de quelque couleur que ce soit. Toute la gamme de ses parchemins avait une teinte qui se situait entre le blanc et le beige, avec des nuances de crème ou de tons laiteux. Toutes les plumes d’arbor plumifera étaient blanches. Quelques reflets irisés de Fantasia valsaient sur leurs barbes, certes, mais rien de plus. Et personne ne s’en plaignait : le blanc allait très bien pour tracer un sort sur un parchemin, et c’était ça la préoccupation principale de tous ses clients. Il n’avait encore jamais entendu parler de parchemins colorés. Cependant, l’idée n’était pas si délirante, et Iza n’était certainement pas la première à envisager de teindre des parchemins. Mais existait-il seulement des colorants capables de se fixer sur les fibres de plume ? Et ce, sans altérer les propriétés du produit fini ? Il demanderait à Abulé ce qu’il en pensait, la prochaine fois qu’il viendrait.