L'Ami du Miroir
Pourquoi ?
Pourquoi a-t-il fallu que je sois aussi bête ? À l’époque, je n’étais qu’un enfant. Idiot. Immature. Seul. Et apeuré.
Hershel, il a fallu que ta félicité vienne sous forme de malédiction. Une malédiction dont l’effet durera même après sa fin. Mon destin, ton destin, il a été scellé le jour où tu as décidé que je ferai partie de ta vie.
Dans cette histoire, « je », « tu », « il », « nous », parfois je me perds avec ces pronoms. Quand je repasse ces événements dans ma tête, je ne sais plus quoi utiliser et où le mettre. Mais franchement, ça m’est égal. Les quatre ont exactement la même valeur.
Je ne sais plus qui a fait l’erreur. Je suis le coupable. Je suis la victime. Je suis tous les protagonistes de cette histoire à la fois.
Je sais juste une chose. Le moi du passé doit dire pardon au moi d’aujourd’hui, et le moi d’aujourd’hui doit dire merci au moi du passé.
******************
Un beau matin de décembre, tu ouvres les yeux sur quelque chose d’étrangement chaud posé sur ton visage. Encore somnolent, tu regardes le plafond puis tournes la tête à droite et à gauche.
« Mmm… »
Tu te rends compte que tu as oublié la fenêtre ouverte, et que le soleil te frappait en plein visage. Dans un geste on ne peut plus compréhensible, tu écartes la tête pour la mettre à l’ombre. Tu veux dormir encore un peu.
Peine perdue. Les rayons du soleil couvrent ton lit en entier.
« Autant de soleil en plein décembre ! » Tu murmures d’une voix fatiguée, presque énervée.
Tu enfouis la tête sous ton coussin. Mais ne parvenant pas à respirer convenablement, tu la retires à nouveau au bout de deux minutes, exprimant ton exaspération par un gromelement étouffé.
Bizarre. D’habitude, tu n’as pas autant de mal à te lever le matin… aurais-tu veillé tard la veille ? Tu essaies de te rappeler...
Tes yeux s’ouvrent grand et tu sautes hors de ton lit en une fraction de seconde.
Il est là ! Juste par terre devant ton lit. Le livre ! Le dernier livre ! Ton préféré, mais aussi celui que tu as pris le plus de temps pour terminer, tant tu te concentrais sur chaque détail.
La veille, il ne te restait plus qu’une vingtaine de pages, ce qui n’était pas rien du tout vu la petite taille de l’écriture et le nombre condensé de mots en une seule page. Tu étais fatigué, mais tu t’étais dit que tu devais le finir coûte que coûte.
Et tu as donc veillé tard, combattant le sommeil qui s’emparait peu à peu de toi. « Je peux le faire, j’y suis presque », as-tu répété tout le long de la nuit.
Tu te penches et le ramasses. Il était fermé. Tu l’ouvres, mais le marque-page n’est plus à l’intérieur. Tu te penches à nouveau et le retrouves non loin par terre. Si tu n’as pas remis le marque-page, cela ne veux dire qu’une chose…
Tu l’as fait ! Tu as pu le terminer en entier avant de t’effondrer !
Tu l’as fait !
Tu restes sidéré pendant quelques secondes. C’est ça, la satisfaction d’accomplir un objectif ? Voilà plus de cinq ans que tu as accepté le défi, et aujourd’hui, aujourd’hui, tu l’as mené à bout.
Tu ne ressens rien en particulier.
Cinq ans… c’est passé vite, tellement vite. On a l’impression qu’une vie est longue, mais en fait non. En vérité, ça passe vraiment vite. Vraiment.
Comme les livres de papa.
Tu poses le livre devant toi. Pourquoi, au lieu d’être heureux, tu te sens étrangement triste ? Ce n’est pas comme si tu allais perdre quelque chose. Ce n’est pas comme si tu avais peur de grandir.
N’est-ce pas ?
Tu secoues violemment la tête. « Non, ce n’est pas le moment de penser à ça ! J’ai plus important à faire ! »
Tu sautes à nouveau de ton lit avec l’énergie d’un enfant qui va jouer avec ses amis. Ne prenant même pas le temps de te coiffer ou de te laver le visage, tu cours vers la porte de ta chambre, dévales l’escalier, et ouvres la porte d’entrée de la maison. En sortant au jardin, tu découvres qu’il fait vraiment chaud aujourd’hui. Dire qu’il a plu sans arrêt les semaines précédentes. Même le temps semble se réjouir pour toi.
Vite ! L’échelle ! Tu ne te rappelles pas l’avoir montée aussi rapidement de ta vie. Tu ne prends même pas le temps de vérifier que personne ne passe à proximité. Tu dois le voir. Tu dois le lui dire.
Et tu dois savoir ce qu’il a à t’offrir.
Tu sautes dans la pièce. Cette fissure au toit qui date désormais de cinq ans, est devenue la plus grande bénédiction de ta vie. Dire que tu avais pleuré le jour où tu l’avais vue…
Il est là.
Derrière son miroir, debout, le dos parfaitement droit, les mains jointes, l’expression de son visage plus neutre jamais.
Tu ne prends pas le temps de l’observer. Tu cours, cours, cours, tellement vite que tu heurtes la glace, plaçant tes deux mains contre la face de celle-ci.
Tu ris. Cet instant-là, est et sera, le plus heureux de ta vie.
« Je l’ai fait ! » t’exclames-tu en t’écartant, les mains toujours accolées contre le miroir. « Je l’ai vraiment fait. »
Il sourit.
« Voilà qui est magnifique. »
Tu le regardes. Il te regarde également.
« Qui y a-t-il ? » Demande-t-il.
« C’est ça ta réaction ? Je t’annonce tout de même l’accomplissement d’une tâche sur laquelle j’ai travaillé pendant presque le tiers de ma vie ! Tu réagis plus lorsque je te raconte une journée banale, d’habitude ! »
« Hershel… » dit-il simplement. « Assieds-toi. »
Il ponctue son ordre d’un geste de la tête. Tu t’exécutes sans renâcler, et il s’assoit également.
« Bon », reprend-il d’un ton calme qui ne lui est point inhabituel. « Je n’ai aucune envie de m’égarer dans de longs discours… mais… j’ai l’impression que ça va être dur à expliquer… »
« Expliquer quoi ? » Demandes-tu en le regardant d’un air intrigué.
« Tant de choses… »
Il baisse la tête et tu l’entends murmurer à lui-même : « J’appréhendais ce jour-là. »
Et là, tu sens un étrange sentiment s’emparer de toi. Une boule dans l’estomac, la gorge nouée, ton visage qui change d’expression malgré toi. Serait-ce la peur ? La peur… ça faisait longtemps…
« Vas-y, parle ! » T’écries-tu soudainement, ne pouvant plus supporter.
Il leva vers toi un visage qui arborait un sourire fragile.
« Eh bien, Hershel, je vais t’offrir ton cadeau que tu as tant attendu. Qu’en penses-tu ? »
« Mais… »
Ne te laissant le temps de protester, il se lève et tu lèves les yeux pour le suivre. Il est si grand… pourtant vous avez désormais la même taille, mais lui… lui… il a tellement de prestance.
« Quel est mon cadeau ? » Demande ta voix tremblante.
« Toi. »
« Pardon ? »
Ne rajoutant un mot, il lève la main vers son masque blanc et l’enlève, te faisant découvrir ce que cette petite pièce qui couvrait toujours son visage cachait.
Tu te lèves en un bond.
En face de toi, derrière le miroir, tu pouvais voir le reflet identique de ton visage.
« Qu’est-ce… que ça veut dire ? »
« Que toi et moi ne sommes qu’une seule personne », répond-il très calmement. Mais toi, tu n’es pas calme du tout.
« Comment ça nous sommes une seule personne ? » Tu hurles presque alors que tes yeux ronds fixent chaque trait de son visage. « Qu’est-ce que ça signifie ? »
« Hershel… qu’est-ce que c’est ? » Dit-il en fixant l’objet qui vous sépare.
« Un miroir ? »
« Exact. Et moi, je suis ton reflet. »
C’est une blague. Ça ne peut être qu’une blague.
« Mais c’est impossible. Tu ne me ressembles pas ! Enfin si, tu me ressembles, mais on n’est pas identiques. On ne porte pas les mêmes habits, tu as une voix et une personnalité différente, tu es plus âgé que moi… tu… tu es là depuis que je suis un enfant et tu n’as pas changé alors que moi si. »
Comme un soldat battu qui utilise ses dernières balles, tu déploies tes arguments en espérant qu’il se mette à rire et qu’il te dise qu’il se moquait simplement de toi. Mais tu sais qu’il dit la vérité. Tu le sais mieux que quiconque.
« Tu l’as dit toi-même », explique-t-il. « Je suis là depuis que tu es enfant. Je suis apparu dans ta vie lorsque tu as découvert cet endroit. »
« Oui… »
Il soupire.
« Tu avais treize ans. Tes parents ont été kidnappés par une organisation criminelle, et tu as dû céder au dernier espoir qui s’offrait à toi pour que ton frère puisse mener une vie meilleure. Tu t’es retrouvé seul. Tu avais trop de responsabilités, beaucoup trop pour ton âge. Tu n’avais personne, et les problèmes s’abattaient sur toi jour après jour, te faisant sombrer un peu plus dans la dépression à chaque fois. »
« Mais ça », tu l’interromps. « C’est du passé. Depuis que tu es arrivé, ma vie va très bien, et je suis on ne peut plus heureux. »
Une expression terriblement mélancolique se dessine sur son visage.
« C’est justement ça, le problème. »
Tu ne dis rien, mais tes yeux commencent étrangement à te piquer.
« Lorsque le toit de ta maison fut détruit suite à l’orage, ta dépression a atteint son paroxysme. Tu en avais assez, et ça se comprend. Mais c’est là que tu as découvert cette pièce coincée entre le plafond et le toit. En fait, elle n’a rien d’unique. C’est surement un vieux grenier bouché à cause des rats. Oui, une pièce on ne peut plus banale, mais pour l’imagination fertile d’un enfant de treize ans, elle ne l’était pas. C’était un véritable asile. »
Tu déplaces ton regard autour de la pièce. Le vieux papier peint, le sol en bois usé, la fissure dans le toit, tous t’avaient tenu compagnie pendant cinq ans, t’avaient vu grandir, rire, pleurer, et rêver.
« Dans cette pièce, tu as également trouvé ce miroir. Tout comme la pièce, il n’a rien de magique, mais le désespoir qui s’emparait de toi et ton besoin de réconfort en ont décidé autrement. C’est ainsi que ton esprit a déformé l’image de ton reflet pour créer quelqu’un d’autre. Quelqu’un qui t’écoutera, qui te parlera, qui te donnera l’impression que tu n’es pas seul au monde. C’est comme ça que je suis né. »
Sans même que tu t’en rendes compte, les larmes se mirent à glisser d’elles-mêmes sur tes joues glacées.
« Un ami imaginaire, pour faire plus simple. »
« Non ! » Hurles-tu tout d’un coup. « Tu n’es pas un ami imaginaire. Tu es l’ami du miroir ! Mon ami qui vit dans un miroir… »
Tes larmes redoublent et tu te couvres les yeux avec une main. Tu n’as pas besoin d’explication ; tu le sais déjà. Tu l’as toujours su. Mais tu ne veux pas l’écouter, pas de lui.
« Je ne vis pas dans le miroir, Hershel, je vis dans ton esprit. »
« Non ! Si tu étais moi, comme tu le prétends, on n’aurait jamais eu des avis différents ! Jamais tu n’aurais détesté le nom que je t’ai donné, jamais je n’aurais détesté celui de Desmond Sycamore ! »
Les dernières balles du soldat…
« Hershel, tout ça fait aussi partie de ton imagination. Tu m’as créé une personnalité qui n’a rien à voir avec la tienne. Tu voulais encore plus te convaincre que nous sommes deux êtres distincts. Là, à l’instant, ce n’est rien d’autre qu’un débat intérieur entre toi et toi-même. SI je te parle aujourd’hui, c’est car toi tu le veux. C’est toi qui en as assez de cette illusion. »
Tu pleures. Tu ne peux plus arrêter de pleurer.
« Peu importe que tu sois imaginaire ! Je m’en fiche ! » Cries-tu pour de bon. « Illusion ou pas, restons ensemble. Tu es la seule personne qui me reste dans ce monde. Pitié ne m’abandonne pas toi aussi ! »
Il baisse la tête.
« Ce n’est pas bon pour toi, Hershel. »
« Comment ça, ce n’est pas bon ? Je n’ai jamais été aussi heureux que durant ces cinq années que j’ai passées avec toi. »
« Est-e que tu n’as pas encore compris ? Durant tout ce temps, tu as laissé toutes tes craintes, toute ta haine, se déverser en moi. Un humain a besoin d’équilibre, il lui faut et le bien et le mal, mais à cause de moi, tu as perdu un peu les deux. »
« Ce n’est pas vrai… »
« Tu as tout laissé tomber. Tes parents, ton frère, tes rêves. Tout ça sous la couverture d’un pseudo-bonheur. Tu n’es pas heureux, Hershel. Tu souffres. Tu te rends compte que tu frôles la dissociation de personnalité ? Tu as trop cru à ton illsion. »
« Ce n’est pas… »
Je ne dois pas partir. Il doit rester avec moi. Tu ne supporteras pas mon départ. Les pronoms s’emmêlent dans ta tête. Qui est-il ? Qui es-tu ? Qui suis-je ? Tu ne fais plus la différence. Ce sont tous une seule personne. Non ! Si…
Tu te mords les lèvres, mais tu n’arrives pas à étouffer tes sanglots.
« Je m’en fiche de tout ça ! Je veux bien être malheureux, mais reste avec moi. Je ne veux pas, je ne veux pas être seul à nouveau.
Tu lèves la tête vers le plafond.
« JE NE VEUX ÊTRE SEUL À NOUVEAU ! » Tu hurles plus fort que tu ne l’as jamais fait.
Puis tes genoux craquent et tu tombes par terre, tu rampes jusqu’au miroir et poses les deux mains dessus dans une tentative désespérée de le rattraper.
Il s’agenouille et pose ses deux mains sur les tiennes.
« Les deux faces d’un miroir sont parfaitement identiques », dit-il d’une voix plus douce que jamais. « Mais elles ne se rencontreront jamais. »
Il t’offre un sourire sincère.
« Hershel, j’ai été très, très heureux de t’avoir connu. Adieu. »
Sur la face du miroir, tu vois alors l’image d’un jeune garçon, plus un enfant, pas encore un adulte, qui est accroupi par terre et dont les larmes baignent un visage décomposé.