L'Ami du Miroir
Au bout d’un certain moment, quelques petites choses de ta vie ont commencé à changer. Tes camarades de classe ne t’embêtaient plus. Au contraire, leur joie de vie te faisait plaisir, et tu les rejoignais parfois même dans leurs jeux. Lorsque Becky Eildren et ses semblables s’enquéraient de ton état ou te demandaient quelque chose sur tes parents, tu ne ressentais plus de l’hypocrisie en eux, et tu les remerciais très sincèrement pour leur gentillesse.
Lorsqu’il pleuvait la nuit ou qu’il y avait du vent, tu prenais plaisir à écouter ces sons de la nature et à expliquer chacun d’eux scientifiquement. C’était drôle, et tu dormais toujours le sourire accroché aux lèvres.
Et lorsque tu regrettais l’absence de tes parents ou celle de ton frère, tu te disais que ceci n’était qu’une situation temporaire, et que grâce à cette petite séparation, vous alliez être encore plus proches quand vous vous serez retrouvés.
Tu as grandi.
La peur, la confusion, la solitude et les larmes, tu as laissé ça derrière. Les jours passaient, les semaines, les mois, les années. Pas un jour tu n’étais pas allé voir l’Ami du Miroir, et pas un jour tu n’étais sorti de chez lui sans avoir amélioré quelque chose dans ta vie.
Désormais, tu n’es plus un enfant. Bientôt, tu vas entrer à l’université. Et bientôt, tu auras fini de lire tous les livres de ton père.
Tu n’as pas oublié la promesse que ton ami t’a faite. Il allait t’offrir quelque chose. Quoi ? Tu n’en as pas la moindre idée, mais ça sera surement quelque chose d’immatériel. Tu ne vois pas comment il ferait passer son cadeau à travers le miroir, sinon.
« Aujourd’hui, j’ai entamé la lecture du dernier livre ! » Tu lui annonces fièrement un beau matin de mars.
« Cela t’a quand même pris cinq ans », remarque-t-il avec un petit sourire en coin. « Et non pas toute une vie !
-Je n’étais qu’un enfant, et ces gros livres me faisaient peur à l’époque. »
Il se met à rire.
« Un enfant ? Tu es toujours un enfant, Hershel. »
Tu ne peux t’empêcher de grimacer.
« Tu peux parler. Bientôt, je serai plus vieux que toi, et tu ne pourras plus te moquer de moi. »
En fait, contrairement à toi, lui n’avait jamais vieilli. Il est resté exactement le même depuis le jour de votre rencontre. Certes, les adultes changent plus lentement que les enfants, mais il t’a lui-même dit que, derrière ce miroir, il était hors du temps.
« C’est encore loin », réplique-t-il sèchement.
Tu t’es assis sur le sol et tu as ouvert ton livre. Après cinq minutes de lecture, tu as levé ton regard vers lui.
« Qu’est-ce que tu vas m’offrir ?
-Combien de fois vas-tu encore me poser cette question ?
-Mais je veux savoir ! »
Il secoue la tête.
« Si tu veux le savoir, continue ta lecture ! » Ordonne-t-il d’un ton faussement sévère.
Un peu contrarié, tu tournes le dos et te replonges ton livre. Mais tu t’arrêtes de lire au bout de deux minutes. Cette fois-ci, c’est lui qui t’interrompt.
« Que veux-tu étudier, à l’université ? » Te demande-t-il. Tu as trouvé sa question un peu subite…
« L’archéologie, comme mon père.
-C’est pour détruire Target, n’est-ce pas ? »
Tu poses un maque-page, fermes ton livre, le poses devant toi et te retournes. Ceci est un sujet délicat.
« En fait… pour Target… je…
-Oui ?
-Je… tu sais, je n’ai plus aucune envie de me venger. J’ai bien réfléchi et… retrouver ma famille est tout ce que je désire. »
Tu jettes un regard sur le livre sur le sol.
« J’ai commencé à étudier les Aslantes dans le pur objectif de me venger, mais… au fil du temps, ce désir a commencé à se dissiper. Je ne lis plus pour vaincre Target… je lis juste parce que… au final… je suis vraiment fasciné par cette civilisation. Je veux en savoir plus, mais la vengeance n’a rien à voir là-dedans. »
Il te regarde sans mot dire.
« Pourquoi gâcher ma vie à chercher la vengeance ? En laissant tomber la haine que mon cœur portait, j’ai découvert un plaisir que je ne connaissais pas avant. Celui d’apprendre juste pour satisfaire sa curiosité. Je me sens plus léger… plus…
-Tu veux dire que tu laisses tomber ton objectif ? » Il t’interrompt.
« Non… je veux toujours retrouver mes parents et mon frère mais…
-Et s’ils sont morts ? »
Tes yeux s’écarquillent.
« Dans ce cas-là, je… Non ! Ils sont vivants, j’en suis sûr ! »
Il garde le silence. Il ne semble pas d’accord avec ta nouvelle opinion.
« De toute façon », tu reprends d’un ton détaché. « J’ai un autre problème bien plus urgent.
-Lequel ?
-L’université. Il n’y en a aucune à proximité d’ici. »
Il sourit. Pourtant, tu ne vois rien d’amusant à cela.
« Alors il sera bientôt temps de passer à l’étape suivante…
-Hein ? »
Il s’assit.
« Beaucoup trop de choses ont changé dans ta vie, Hershel. Désormais, il est grand temps d’en commencer une nouvelle.
-Comment ça ?
-Tu vas devoir vendre cette maison et aller vivre ailleurs. Trouve-toi un nouveau nom, et commence une vie nouvelle. »
Tu fronces les sourcils.
« Pourquoi tu me demandes ça ?
-Tu comptes vraiment devenir un archéologue de renom en gardant le nom de Bronev ? Target va immédiatement savoir qui tu es !
-Et alors ?
-Tu es drôlement naïf. »
Derrière son miroir, derrière son masque, tu sens son regard posé su toi. Il a l’air si bizarre aujourd’hui. Pourquoi ne comprend-il pas que tu ne veux plus détruire cette organisation ? Pourquoi dois-tu être naïf si retrouver ta famille et être un archéologue passionné sont tes seuls objectifs ?
« Hershel, approche. »
Tu es surpris. Tu vois qu’il se lève et qu’il pose sa main droite sur le miroir. Tu t’es toujours demandé pourquoi quelqu’un qui portait un masque, un chapeau et une cape, n’avait même pas une paire de gants…
Tu te lèves et avances. Lorsque tu atteins la glace, la barrière en verre t’arrête. Tu poses la main sur le miroir à ton tour. Instinctivement, tu fermes les yeux et baisses la tête.
« Écoute-moi très bien », te dit-il d’un ton que tu ne lui connaissais pas. « Tu dois comprendre que le monde n’est pas régi que par le mal, mais que le mal existe tout de même.
-Je sais… mais chaque personne qu’on dirait mauvaise a ses raisons d’agir, n’est-ce pas ?
- Peut-être, mais elle n’en demeure pas moins mauvaise. »
Tu respires lentement. L’Ami du Miroir enchaîne.
« Alors quelque soit ce que tu décides de faire désormais, tu n’as pas le droit d’abandonner ton objectif à mi-chemin. Veux-tu, oui ou non, retrouver ta famille ?
-Oui, mais… »
Ton cœur frissonne alors que tu sens sa main lâcher la sienne. D’un ton glacé, plus résigné que jamais, il t’interrompt.
« Alors détruit Target ! »
Tu lèves la tête. Il continue plus calmement.
« Vends cette maison, et va habiter loin d’ici. Tu dois laisser ton passé derrière. Trouve-toi un nouveau nom, et sois une nouvelle personne. »
Tu ne réfléchis pas deux secondes avant de lui répondre.
« Je ne vendrai jamais cette maison !
-Tu n’auras pas assez d’argent pour en acheter une autre si tu ne le fais pas. »
Tes larmes commencent à te piquer les yeux.
« Non. Si je vends cette maison, alors je ne pourrai plus jamais venir te voir. »
Cette réflexion le fait sourire.
« Ah, ne t’inquiète pas. Moi, je ne suis pas un problème. »
Et il tourna le dos, disparaissant dans la glace. Te laissant seul avec le livre que tu avais entamé.
Je ne savais plus trop quoi te dire à l’instant.
Le temps où tu voyais la vie triste et morose est révolu. L’Ami du Miroir a tant changé dans ta vie. Grâce à lui, tu n’es plus seul, plus triste, plus pessimiste. Tu vois le futur brillant qui t’attend. Même ta famille ne semble plus aussi éloignée qu’autrefois.
D’une certaine manière, il a réalisé tous tes souhaits.
Mais aujourd’hui, debout dans la petite chambre secrète, fixant le miroir dans lequel il venait de disparaitre, tu t’es rendu compte de quelque chose.
Peu importe qu’il t’aide ou pas. Tout ce que tu voulais, c’était pouvoir continuer à le voir et à lui parler. Rien que ça. Aussi bizarre que cela puisse paraître, avec lui tu avais l’impression d’être hors du temps, hors de la logique. Tu parlais de la même manière à treize ans et à dix-huit. Tu ne te posais jamais trop de questions sur lui. C’était comme si… comme si… lui et toi n’étiez qu’une seule âme séparée en deux par ce miroir. Comme si… il n’était rien d’autre que ton reflet.
Tu ne vendras jamais ta maison.
************
C’est bientôt la fin de l’année. Le temps est froid et la pluie ne s’arrête jamais. Durant les derniers mois, tu as travaillé d’arrache-pied pour réussir tes examens, et à chaque fois que tu avais un instant de libre, tu lisais.
« Plus que quelques jours », tu te dis en observant le livre ou un marque-page était posé vers la fin. « Plus que quelques jours et je l’aurais terminé. »
Ces derniers temps, tu as été si occupé que tu n’es pas souvent allé voir l’Ami du Miroir. Mais parfois, tu pouvais entendre sa voix t’encourager. Il était toujours là, où que tu sois.
Mais aujourd’hui, tu as envie de le voir. Tes examens commencent demain, et tu veux avoir sa bénédiction, en quelque sorte.
Lorsque tu vas le voir, tu découvres qu’il t’attend déjà. Assis sur le parquet derrière le miroir, il t’offre un sourire.
« Comment vas-tu ?
-Je suis si fatigué. »
Tu t’effondres par terre à ton tour. Le sol est glacé et complètement trempé à cause de la pluie torrentielle de la veille.
« C’est pour demain, n’est-ce pas ?
-Oui. Et je crains que je ne puisse pas venir te voir durant toute la période d’examens. »
Il secoue la tête.
« Ce n’est pas grave. »
Vous restez silencieux pendent un instant, puis il parle à nouveau.
« Desmond Sycamore. »
Tu te retournes vers lui, surpris.
« Qui est-ce ?
-Tu te rappelles ? Je t’avais suggéré, il y a quelques mois, de changer d’identité. Que penses-tu de ce nom-là ?
- Pourquoi Desmond Sycamore ?
- J’ai passé beaucoup de temps à y réfléchir, et j’ai trouvé que ça sonnait très bien. C’est un nom qui irait très bien à un archéologue de renom. »
Tu roules les yeux.
« N’importe quoi ! »
Et puis vous vous replongez dans le silence.
« Tu es sûr que tu n’en veux pas ? Bon, je vais trouver un autre.
-Non ! Ce n’est pas la peine… je… n’ai pas l’intention de partir d’ici, ni de changer de nom.
-Pourquoi donc ?
-Je te l’ai déjà dit. »
Il soupire.
« Ce que tu es têtu ! »
Il n’a pas compris qu’à cet instant, c’était plutôt lui qui était têtu. Ne voulant pas entamer un énième débat inutile, tu essaies de l’ignorer en te plongeant dans la lecture du livre qui ne te quittait désormais plus. Le lire n’était guère une corvée. De tous ceux qui appartenaient à ton père, c’était de loin le meilleur. L’auteur était un véritable génie. Les autres se contentaient de décrire la civilisation aslante ou raconter son histoire, mais celui-là, il faisait bien plus. Il décortiquait chaque texte ancien et proposait des théories plus intéressantes les unes que les autres. Tu avais l’impression de lire un roman à suspense, pas un livre d’archéologie.
Une théorie particulière avait retenu ton attention. C’était celle que l’auteur laissait pour la fin, celle que tu lisais à l’instant. Celle-ci disait que les Aslantes avaient certes disparu, mais que toute leur technologie et toutes leurs créations les plus stupéfiantes existaient encore sur la surface de la terre. Apparemment, ils auraient laissé un émissaire pour aider les civilisations qui viendraient après à trouver ce trésor. Une sorte d’héritage.
Cette théorie était complètement farfelue, mais elle te plaisait énormément. Et si c’était vrai ? Et si c’était moi qui retrouverais cet héritage ?
Mais tu ne peux t’empêcher de rire en imaginant quelqu’un du nom de Desmond Sycamore faire une découverte pareille, ce nom est juste impossible.
L’Ami du Miroir a si mauvais goût !
Tu tournes une page.
« Hershel ?
-Laisse-moi me concentrer. Je veux lire.
-Quand est-ce que tu vas terminer ?
-S’il te plaît… »
Ce n’est pas que tu n’as pas envie de lui parler. C’est juste que ce que tu lis à l’instant est si fascinant.
« Je n’en ai que pour une minute.
-Qu’as-tu à me dire ? » Lances-tu d’un air exaspéré.
« Tu vas bientôt finir ce livre n’est-ce pas ?
-Oui…
-Tant mieux. Parce que le moment approche…
-Quel moment ? »
Il pose le regard sur toi.
« Le moment de réaliser ton ultime souhait.
-Mon ultime souhait ? »
Tu te demandes sérieusement quelle mouche l’a piqué.
« Quel est ton ultime souhait ?
-Moi ? Être archéologue, et sauver ma famille.
-Ce n’est pas de ça que je parle. Je parle de ton vrai souhait. La chose que tu désires par-dessus tout au monde.
-Oui, et c’est ça.
-Ce n’est pas ça, Hershel.
-Comment peux-tu savoir ? »
Il soupire.
« Pars maintenant, et ne reviens que lorsque tu auras terminé. Tu comprendras lorsque tu verras. »
Tu ouvres la bouche pour poser une question mais il tourne déjà le dos.
« Eh, attend ! Tu ne peux pas partir comme ça ! Je n’ai rien compris.
-Je t’ai dit que je ne te prendrais qu’une minute.
-Mais… »
Il disparaît derrière le miroir. Curieux, perplexe et énervé, tu frappes le sol d’un coup de poing. L’Ami du Miroir n’était pas l’ami du miroir. C’était ton ami qui vivait dans un miroir, alors pourquoi semblait-il que, ces derniers temps, il préférait rester dans son miroir plutôt qu’avec toi ?
Tu te rappelles qu’à la base, c’est toi qui n’as pas voulu lui parler. Et tu te sens si en colère que tu jettes le gros livre contre la glace. Heureusement que celle-ci est solide, et qu’il ne lui arrive rien.
Il a été une partie de ta vie pendant cinq ans. Cinq ans que tu le voyais presque tous les jours. Tu ne veux pas de souhait, tu ne veux pas de vengeance, tu ne veux pas ne plus être seul ou ne plus avoir à qui parler. Tu ne veux rien d’autre que…
Tes yeux s’écarquillent. Et si c’était ça, ton ultime souhait ?
Tout ce que tu veux, c’est rester avec l’Ami du Miroir à tout jamais.
Mais comment… « Comment peut-on offrir ceci en cadeau ? »
************
Hershel, savais-tu que toutes les histoires ont une fin ?
Le moment est venu. Bientôt tu pourras enfin comprendre. Tu as grandi, Hershel. Tu as grandi, et tu as besoin de moi. Mais je me rends compte que durant toutes ces années, j’ai fait une énorme erreur.
Coincé derrière ce miroir, j’ai cru que j’allais pouvoir t’aider. J’ai pu aider l’enfant que tu étais autrefois, mais maintenant, les choses ont changé.
Jamais je n’aurais cru que ça finirait comme ça.
Hershel, ton bonheur, ton sourire, tes ambitions, tout ceci n’est qu’une affreuse illusion. Tu vis aux fins fonds d’un tourbillon d’illusions. Tu n’as pas pu trouver l’équilibre entre le bien et le mal. Tu n’as pas pu unir les deux en toi.
À cause de moi.
Alors il est temps d’essayer de te libérer. Peu importe ce qui arrivera après. Hershel, sors de cette illusion. Pitié, tu dois en sortir.
Là, dans cette petite pièce coincée entre le toit et le plafond d’une maison, il y a un miroir. D’un côté, il y a moi. De l’autre, il y a toi. Et nous sommes « amis ».
Tu es le bien. Je suis le mal.
Tu es le passé. Je suis le futur.
Tu es l’espoir. Je suis le désespoir.
Et si tu veux vivre, tu devras les unir.