Miroir de glace
« Everything happens for a reason. »
Devise du Nuzlocke Challenge
Depuis que le professeur d’archéologie avait saisi sa petite tasse de porcelaine encore brûlante, il n’avait cessé de remuer dans le liquide sa petite cuiller à café avec nervosité, faisant inlassablement les mêmes ronds silencieux et les mêmes tourbillons légers dans la fine couche de crème blonde de son breuvage ; désormais que tous étaient en place, le silence le plus complet régnait dans la salle : seule la grande horloge de l’entrée osait encore faire résonner les coups de son pendule, rompant avec brutalité le silence à chaque seconde. Le gentleman ne détachait plus ses yeux des équidés, les dévisageant avec un regard qui se voulait chaleureux et amical, mais qui ne l’était pas le moins du monde. Il les avait menés chez lui, expliqué rapidement la situation à ses assistants éberlués, allongé Flora dans son lit après qu’elle se fût évanouie en voyant les visiteurs d’un autre monde, installé tout le monde aussi confortablement que possible dans le salon malgré le manque évident de place, préparé un café bien puissant – « Je doute qu’un simple thé soit un assez bon remontant pour cette fois… », avait fait remarquer avec sagesse son alter-ego –, et enfin fait le service à qui voulait être suffisamment en forme pour encaisser tout ce qui était sur le point de se dire. Le simple fait de parler à des chevaux doués de parole était déjà – surtout en une heure aussi avancée – une épreuve bien déstabilisante ; passait encore qu’ils provinssent d’un monde parallèle et qu’ils fussent donc leurs alter-egos ; passait encore qu’ils fussent non pas de simples poneys – il ne l’avait remarqué qu’une fois rentré, une fois la lumière suffisamment présente pour rendre ces détails visibles –, mais un pégase – l’alter-ego d’Emmy – et deux licornes ; passait un peu moins, mais toujours, que les licornes fussent apparemment douées de magie, et que ce fût donc par exemple la tasse de café qui vînt à leur bouche plutôt que la bouche qui vînt à la tasse de café ; mais si, pour bien compliquer les choses, l’Histoire elle-même ne se déroulait plus de la même manière des deux côtés, s’il devait se retrouver face à l’alter-ego de celle qu’il aimait et désirait désormais oublier alors qu’il avait enfin réussi à faire son deuil, s’il allait devoir se remémorer les souvenirs les plus douloureux de son existence pour expliquer aux visiteurs que l’un d’entre eux était en réalité officiellement mort, alors il allait vraiment lui falloir un mental d’acier et un sang-froid à toute épreuve. L’heure plus que tardive ne permettant plus les esprits d’être complètement lucides, tous avaient finalement opté pour l’option « remontant puissant et efficace », autrement dit un bon café bien brutal. Et pourtant, depuis que chacun était installé et prêt à passer aux choses sérieuses, un grand silence planait dans la salle : paradoxalement, personne ne savait comment commencer.
Ce fut finalement la licorne blanche qui se décida enfin à rompre le silence :
« Tout-à-l’heure… vous aviez l’air très troublé de me voir…
- Je sais, marmonna nerveusement l’archéologue. Je suis désolé de vous avoir mise mal à l’aise.
- Serait-ce en lien avec mon alter-ego ? … Où est-elle, d’ailleurs ? »
Le silence retomba encore une fois. Luke vit parfaitement que son mentor se mordait légèrement la lèvre inférieure, aussi voulut-il lui ôter la peine de devoir annoncer la mauvaise nouvelle lui-même.
« Elle est… morte, avoua l’adolescent dans un murmure, la tête baissée. Il y a plus de dix ans. »
La jument fut prise d’une vive quinte de toux durant plusieurs dizaines de secondes, ayant subitement avalé de travers ; elle regretta d’avoir porté la tasse de café brûlant à sa bouche alors que le petit humain parlait. Elle se reprit rapidement, mais peinait à conserver son sang-froid en repensant à ce qu’il leur avait dit.
« Luke… tenta-t-elle doucement en esquissant un sourire forcé. Je sais que tu aimes plaisanter, mais ce n’était vraiment pas drôle. Ni le moment pour ça.
- Mais c’est vrai ! se défendit l’apprenti en fronçant les sourcils, oubliant la gravité de ce qu’il affirmait – même si c’était avec raison.
- C’est la vérité… », approuva gravement son mentor.
Le silence se fit plus dense que jamais lorsque tous les poneys détournèrent leurs grands yeux vers l’homme. Tête baissée, lèvres pincées, il ne pouvait être plus sérieux. Le rebord de son haut-de-forme masquait complètement ses petits yeux noirs, qui étaient cependant emplis de tristesse sans aucun doute : cela s’était fait ressentir dans ses paroles.
« C’est la vérité. » répéta le gentleman dans un murmure à peine audible.
Son alter-ego hocha lentement la tête de gauche à droite, l’air tendu, comme refusant d’y croire. Il parut se replonger dans des souvenirs lointains, puis eut soudainement comme un vif mouvement de recul.
« Vous voulez dire que… »
Mais la fin de sa phrase tomba dans le silence.
*
* *
« Salle deux cent trois. On peut vraiment dire qu’elle a eu de la chance de s’en sortir. »
Lorsque la licorne frappa à la porte, une voix faible, mais qu’il était si heureux d’entendre malgré tout, lui demanda doucement d’entrer. Quand il pénétra dans la chambre d’hôpital, il revit enfin la jeune jument immaculée. En voyant son ami, elle lui sauta au cou ; il la serra de toutes ses forces.
« J’ai vraiment cru que tu…
- Je suis désolée. » trancha-t-elle.
Le jeune inspecteur fut profondément surpris de l’entendre dire cela, et fronça les sourcils.
« Tout est de ma faute, reprit-elle. Je n’ai pas été assez rapide.
- Mais de quoi parles-tu, Claire ? »
La ponette soupira profondément, regardant les draps blancs de son lit d’hôpital.
« L’expérience… n’a pas été qu’un échec. Je suis allée dans le futur, et j’ai appris ce qui allait se passer… Quand je suis revenue ici, je me suis téléportée hors de la machine et j’ai voulu prévenir Bill qu’elle allait exploser d’une seconde à l’autre… »
Elle baissa la tête plus bas encore qu’avant, dévisageant les bandages qui couvraient les plaies sur ses pattes.
« … Mais elle a explosé juste à ce moment-là. Je n’ai pas eu le temps de le prévenir… Je suis désolée, Hershel. Vraiment désolée. J’aurais pu empêcher la mort de beaucoup de gens… »
Le policier vint de nouveau la serrer tendrement, tentant de la réconforter, lui affirmant que c’eut pu être pire : elle, au moins, avait réussi à y réchapper. Pour lui, c’était déjà beaucoup.
Ils restèrent de longues minutes ainsi, enlacés, ne se préoccupant plus du temps. Puis, finalement, voulant détendre l’atmosphère, Claire rapprocha sa bouche de l’oreille de son ami et lui murmura :
« Au fait, je nous ai vus, dans le futur.
- Ah bon ? Et alors, qu’est-ce qu’il y a dans le futur ? » demanda tendrement son petit ami d’un ton légèrement curieux.
Il sentait encore les boucles dorées de sa crinière caressant son encolure lorsqu’elle se prit à rire doucement et innocemment ; ses tintements de joie avaient ces reflets de diamant pur qu’il ne voyait qu’en elle, et qui la rendaient si spéciale à ses yeux.
« Il y a que nous sommes mariés. »
*
* *
« Mais bien sûr… » murmura finalement l’étalon d’un ton peu convaincant.
Il n’avait rien raconté de ce qui venait de lui passer en tête, aussi son alter-ego ne put-il pas faire la même déduction que lui ; il hésita avant de parler, mais se décida finalement à reprendre :
« Vous dites qu’ici, la magie n’existe pas ?
- Ben, coupa Luke, il y a des magiciens, mais ils ont tous un truc. Ce sont des illusionnistes, en fait…
- Je vois. Tout s’explique… »
Comme s’il n’osait pas dévoiler lui-même ce à quoi il pensait, il se retourna vers la licorne blanche et lui demanda si elle se souvenait de cette fameuse expérience sur les voyages dans le temps, réalisée une dizaine d’années auparavant, et à laquelle elle avait miraculeusement survécu. Elle répéta innocemment ce qu’elle lui avait dit il y avait longtemps : que, connaissant l’issue fatale de la machine suite à son retour du futur, elle s’était…
Elle n’acheva pas sa phrase, demeurant bouche bée et le regard dans le vide. Ce fut à l’inspecteur d’expliquer aux autres que seule la magie lui avait permis de sortir de la machine à temps, et que même cela ne l’avait pas empêchée de passer plusieurs mois à l’hôpital. Et puisque la magie n’existait pas là où tous se trouvaient sur le moment… le reste coulait de source : Claire n’avait jamais eu ne fût-ce que l’idée de se téléporter hors de la machine, faute de moyens ; et, s’étant retrouvée au cœur d’une machine sur le point d’exploser, il n’eût jamais été possible qu’elle y survécût. Lorsque tous eurent compris cela, un long silence plana durant plusieurs longues minutes ; la licorne blanche but de longues traites de café, peinant à se remettre de cette vérité insoutenable.
Au bout d’un long moment d’une durée indéterminée – personne n’avait compté les coups du grand pendule de l’entrée, mais une ou deux centaines durent aisément avoir résonné durant ce temps-là –, le pégase se décida donc de tenter de changer de sujet :
« Mais qu’est-ce qui vous a conduit à devenir professeur d’archéologie, et pas inspecteur de police ? »
Le concerné commença par un « Eh bien… », mais en resta là sur le moment, n’en disant pas plus. Lui revenait pourtant parfaitement à l’esprit l’aventure dans les ruines d’Akavadon où son meilleur ami avait disparu durant pas moins de dix-huit années à cause d’une chute vertigineuse ; le croyant alors mort, il avait décidé de lui rendre hommage en se tournant vers l’archéologie, sujet qui ne l’intéressait guère à l’époque mais que le rouquin adorait par-dessus tout – d’où cette exploration improvisée des ruines. A force d’avoir tenté de le persuader – en vain – qu’il était fait pour être archéologue, Randall Ascott n’avait pu le convaincre que par sa disparition…
Finalement, l’homme au haut-de-forme releva la tête, répondant par une question qui était en réalité destinée à son alter-ego :
« Vous connaissez bien un certain Randall Ascott ?
- Bien évidemment, répondit l’étalon en souriant. C’est un très bon archéologue, lui aussi… »
Bien qu’il ne comprît pas tout de suite, l’inspecteur fit aussitôt le lien avec ce qu’il venait de se dire. Ce fut cependant à son « double » de reprendre avec une autre question :
« Serait-il, à tout hasard, un pégase ?
- Exactement, mais où voulez-vous en venir…? »
Il y eut un court silence, le temps que le professeur Layton avalât muettement une bonne gorgée de café.
« Bien ; alors je suppose qu’il n’est rien arrivé de grave il y a un peu plus de vingt ans, alors que vous exploriez les ruines d’Akavadon… »
La licorne parut se replonger dans ses souvenirs, mais le nom d’« Akavadon » lui était inconnu ; toutefois, il se souvint en effet d’avoir fait une exploration de ruines en compagnie du pégase. Mais le temps avait fait qu’il avait quasiment oublié tout le reste. Il était allé jusqu’à oublier ce que son ami y cherchait avec tant d’enthousiasme ; quoique, après rapide réflexion, ils avaient découvert un trésor inestimable, suite à quoi les deux lycéens étaient devenus particulièrement célèbres.
« À un moment donné, insista pourtant l’archéologue, Randall n’a-t-il pas eu à se servir de ses ailes suite à une mauvaise chute ? »
Ce fut comme un déclic : les yeux du poney s’écarquillèrent, et il se souvint ; il revit le pégase sautant sur l’un des rochers, ratant de peu la berge stable où lui se trouvait, et finalement déployant ses ailes afin de se poser près de lui, en sécurité ; il entendit de nouveau ce qu’il lui avait aussitôt rétorqué, d’un ton qui se voulait réprimandant, mais qui était plus plaisantin qu’autre chose :
« Heureusement que tu es un pégase ! Qu’est-ce qui aurait pu t’arriver si tu ne volais pas, hein ? »
Jamais il n’eut imaginé que cette « condition irréalisable » fût réelle en un autre cas. Son sang se glaça aussitôt.
« Et Randall… murmura-t-il.
- Il va bien aujourd’hui, le rassura son alter-ego. Il est tombé dans une rivière souterraine qui lui a permis de survivre à sa chute, mais tout le monde l’a cru mort durant pas moins de dix-huit années. »
Et tandis qu’il lui contait comment cela le décida à se tourner vers l’archéologie plutôt qu’autre chose, son assistante remarqua que Luke s’était endormi sur son épaule. Proposant au professeur d’aller le coucher, celui-ci décida d’accompagner les équidés jusqu’à l’endroit où ils pourraient retourner d’où ils venaient.
*
* *
L’incompréhension régnait autour de la statue de Peter Pan. Lorsque Claire s’était dirigée vers l’édifice de pierre et de métal et y avait posé le sabot, rien de particulier ne s’était produit ; mais ce fut cela qui stupéfia les équidés. Face aux interrogations de l’humain, la scientifique lui répondit que, suite à l’accident de la machine à voyager dans le temps, elle avait préféré arrêter ses recherches sur le temps – beaucoup trop dangereux, en fin de compte, si jamais une véritable machine était construite un jour – pour se tourner vers les mondes parallèles ; ainsi avait-elle créé, suite à de longues années d’études, une machine fonctionnelle qui était celle qui leur avait permis de se rencontrer.
« Le problème, c’est que nous ne l’avions pas éteinte en partant ; et vu que le passage s’est refermé, la seule explication logique est qu’elle l’est en ce moment…
- Ça veut dire que nous sommes coincés ici ? » s’exclama Emmy, soudainement inquiète.
La licorne à la crinière dorée poussa un long soupir tendu.
« Le seul moyen de rentrer, ce serait que quelqu’un la rallume et nous en prévienne. Mais c’est peu probable…
- Il n’y a aucun autre moyen ? demanda l’archéologue.
- Ou alors, il faudrait construire une autre machine à partir d’ici, qui nous permettrait de faire le voyage inverse. Mais j’ai laissé tous mes plans chez nous, alors ça risque de me prendre beaucoup de temps… »
Elle marqua une pause ; cependant, elle avait une dernière chose à ajouter. Et comme de toute manière le moral de ses amis était déjà au plus bas, autant tout dire :
« Et, pour finir, il me faudrait bien sûr avoir les moyens de la construire, cette machine. Autrement dit : un laboratoire, du matériel, des matières premières comme des ordinateurs, des câbles solides, et beaucoup d’autres choses. Et, surtout, une aide financière de seulement quelques centaines de milliers de livres… »
Sa dernière phrase tomba dans un long silence :
« Conclusion : nous ne sommes pas vraiment près de rentrer chez nous. »
*
* *
« Luke, tu sais bien qu’ils nous ont demandé de ne pas toucher à cette machine…
- Flora, ils y sont depuis hier midi, ils ne sont toujours pas rentrés, et elle est éteinte ! Tu ne crois tout de même pas que c’est normal…
- Et que va dire ton père ? »
Le petit pégase orangé s’était approché de la tête de la petite licorne bleue durant la dernière phrase, pouvant ainsi la lui murmurer dans l’oreille sans que le concerné, à l’autre bout de la salle et ne prêtant déjà plus réellement attention à eux, ne pût l’entendre. Le petit poulain, têtu, lui lança un regard laissant supposer quelque chose comme un mélange de « On peut au moins regarder les alentours » avec un « Promis, je ne touche à rien » qui paraissait tout sauf sincère. La jeune pouliche se contenta de regarder au plafond en soupirant, tandis que le petit étalon trottinait déjà vers le bureau où trônaient en désordre moult paperasses en tous genres. Il en ramassa quelques-unes qu’il classait et rangeait dans sa sacoche – « Ça pourrait leur être utile ! » –, puis il inspectait chaque détail de la salle ; son père les avait laissés seuls quelques instants, le temps d’aller prévenir Scotland Yard de la disparition de l’inspecteur Layton ainsi que de sa femme et son assistante.
Luke recherchait activement le moindre détail qui eut pu leur permettre de comprendre comment et pourquoi la machine s’était éteinte, et comment l’ami de son père et les deux juments pouvaient rentrer – si c’était possible, du moins. Flora, cependant, s’était subitement tétanisée en regardant l’écran de l’ordinateur qui s’était allumé sans prévenir.
« Luke… »
Il ne l’écoutait plus, plongé dans le décryptage d’un traité de physique multidimensionnelle qui n’avait pour lui aucun sens quelconque.
« Luke… » répéta son amie, de plus en plus effrayée.
Aucune réaction ne put lui être soutirée. Finalement, le petit pégase se retourna et s’énerva :
« LUKE ! »
Une seconde.
Ce fut le temps qui se découla depuis le moment où le concerné détourna le regard de son livre, écarquilla les yeux en regardant l’immense ordinateur, se précipita pour aller voir, et où soudainement la machine démarra toute seule, sans prévenir. Les deux poulains ignoraient qu’il était possible de forcer les gens à emprunter le passage ; mais à partir du moment où ils furent comme propulsés de l’autre côté, ils s’en rendirent compte avec horreur. À moins qu’une seule seconde fût trop courte pour qu’ils eussent le temps de se rendre compte de quoi que ce fût.
Clark Triton pénétra de nouveau dans la salle quelques minutes plus tard, et la trouva vide, dans un désordre plus flagrant encore qu’avant.
« Les enfants…? »
Il n’obtint aucune réponse. Lorsqu’il se tourna vers l’écran de la machine, celui-ci se trouvait éteint, comme lors de son départ de la salle.