Miroir de glace

Chapitre 4 : Chapitre III ~ Entrelacs

Catégorie: T

Dernière mise à jour 10/11/2016 06:48

« La roue du temps ne se contente pas de tourner et de vous emporter dans son cercle. Elle est dentelée et vous accroche sans fin de souci en souci. »

Robert Merle (Madrapour)

 

Huit heures sonnèrent sur l’horloge de l’entrée lorsque tout le monde fut levé, Flora la première. Elle s’était aussitôt dirigée vers la cuisine, préparant comme si de rien n’était le petit-déjeuner. Quelques minutes plus tard, le professeur Layton était entré la saluer chaleureusement, lui demandant si elle se sentait mieux depuis la veille.

 

« Je vais bien, Professeur, merci. Mais j’ai fait un horrible cauchemar… ajouta-t-elle en riant nerveusement. Il y avait des poneys étranges qui étaient venus nous voir et qui… »

 

Elle tenait le plateau à thé tout prêt et avait ouvert la porte qui menait à la salle à manger tandis qu’elle parlait. Et elle vit alors les mêmes équidés qu’elle venait de mentionner en pleine discussion avec Luke et Emmy, comme si de rien n’était.

Le plateau tomba au sol dans un fracas épouvantable alors qu’elle s’était complètement pétrifiée, yeux exorbités et bouche grande ouverte. Ce fut la magie de l’inspecteur qui la rattrapa lorsqu’elle s’évanouit de nouveau et tomba ainsi en arrière, sans prévenir.

 

« Croyez-vous qu’elle pourra un jour nous voir sans réagir ainsi ? demanda alors calmement le pégase.

- Je n’en sais strictement rien… » avoua l’adulte en soupirant, alors qu’il regardait son alter-ego allonger avec douceur l’adolescente sur le canapé.

 

*

*       *

 

Lorsque Luke regarda par la fenêtre vers les dix heures, il fut bien surpris de voir que les gens qui passaient à l’extérieur avaient plus ou moins tous le regard plongé dans un journal qui n’eut pas dû paraître un dimanche. Quand l’adolescent le signala à son mentor, celui-ci ne vit pas d’inconvénient à sortir quelques minutes pour revérifier les dates d’ouverture du kiosque, et – pourquoi pas – acheter le journal, si journal il y avait bel et bien lieu. Après tout, si un numéro du London Times était publié un dimanche, alors cela devait signifier que ce qu’il contenait était particulièrement important, pour le moins aussi insolite que le fait de faire travailler les journalistes un jour de congé.

L’homme revint une petite dizaine de minutes plus tard, l’air grave et les sourcils froncés. Sans avertir qui que ce fût, il se dirigea aussitôt vers son alter-ego en lui présentant la photographie de la une.

 

« Je suppose que vous les connaissez, n’est-ce pas ? »

 

Il y eut un grand silence, tandis que l’étalon dévisageait les deux poulains qui figuraient sur l’image en noir et blanc, corne et ailes plus ou moins bien mises en valeur par leur position. « Ils existent vraiment ! » tenait lieu de titre. Mais lorsque tous se penchèrent par-dessus leurs épaules pour dévisager à leur tour les deux petits poneys, tous furent complètement abasourdis, car ils les reconnurent quasiment aussitôt. L’inspecteur tentait de garder son sang-froid, bien que cela fût particulièrement difficile.

 

« Bon sang… Mais que font-ils ici ?

- C’est une excellente question, répondit le professeur. Mais ce n’est pas tout… »

 

Il ouvrit la page et présenta l’article correspondant : les alter-egos de Luke et Flora étaient mystérieusement apparus non loin du commissariat le matin-même, et n’avaient pas tardé à être arrêtés par la police. En effet, un lien avec la mystérieuse affaire avait été tissé : seul un équidé pouvait, grâce à ses sabots, briser un crâne sans véritable arme de crime. Et lorsque les deux poulains avaient été surpris à parler, ce ne fut qu’une « preuve » de plus de leur culpabilité.

La licorne au haut-de-forme poussa un long soupir.

 

« Chelmey a toujours autant tendance à faire des conclusions trop hâtives, n’est-ce pas ?

- Ça lui arrive, soupira Emmy. Relativement souvent…

- Professeur, répliqua Luke. Qu’est-ce que nous allons faire ? Nous ne pouvons pas les laisser comme ça ! »

 

L’adulte en question posa une main réconfortante sur son épaule, et lui assura qu’ils s’y rendaient tous immédiatement. Mais une question demeurait… comment faire venir les poneys, en plein jour, sans alerter personne d’autre que la police ?

Les licornes ne tardèrent pas à trouver la solution, qui résidait tout simplement dans la téléportation : les humains s’y rendaient à pied, et une fois certains qu’ils étaient bien arrivés l’inspecteur et Claire utiliseraient leur magie pour s’y rendre avec le pégase. Étant donné que le trajet à pied prenait une petite dizaine de minutes, le reste ne fut pas difficile à programmer : il suffisait de respecter le timing le mieux possible, rien de plus. Il était onze heures et douze minutes : les équidés n’avaient plus qu’à se téléporter à onze heures vingt-deux, et en principe cela devait convenir.

Sur ce, l’archéologue et Emmy partirent devant, seuls : en effet, il avait été demandé à Luke de rester pour s’occuper de Flora et lui expliquer la situation, au cas où elle se réveillerait. Bien que l’adolescent fût déçu de ne pas être de la partie, il ne regretta pas tant de ne pas rencontrer son alter-ego sans y être préparé à l’avance ; cela eut causé plus de dérives et d’ennuis qu’autre chose, aussi remettre ce moment à plus tard n’était pas de refus : pas devant la police, qui déjà ne se ferait peut-être pas convaincre aussi facilement que l’espéraient les adultes. Il lui restait donc juste désormais à éveiller son amie avant leur retour, histoire qu’elle ne s’évanouît pas une troisième fois en apercevant le petit pégase qui portait le même nom qu’elle.

 

*

*       *

 

Décidément, ce dimanche-là n’était pas un jour de chance. Les Londoniens étaient presque arrivés qu’un homme en costume orangé bien reconnaissable vint aborder le professeur en le saluant amicalement – bien qu’« amicalement » fût cette fois plutôt mal pris, puisque le temps était compté et qu’ils n’avaient aucun moyen de prévenir les poneys qu’ils seraient peut-être en retard. Et, au vu de l’heure, il était hors de question de faire demi-tour pour les prévenir. Non, vraiment, c’était bien la première fois que l’archéologue et son assistante étaient relativement peu ravis de croiser le doyen Delmona.

 

« Ah, tu tombes bien Hershel ! C’est encore ma petite fille qui m’a soumis une énigme… Pourrais-tu m’aider, mon garçon ? »

 

Bien qu’un semblant de son manque d’enthousiasme parût dans sa voix, l’homme fit tout pour ne pas laisser paraître qu’ils étaient pressés ; après tout, les énigmes que la jeune enfant lui présentait n’avaient jamais été particulièrement difficiles. Jamais totalement évidentes, mais jamais retorses non plus.

 

Soit il s’agissait vraiment d’un jour de malchance, soit la jeune enfant en question avait réellement décidé de se mettre aux énigmes d’un niveau supérieur. Il ne fallut au gentleman que quelques minutes, mais ce fut apparemment trop long : lorsqu’Emmy regarda la montre à son poignet une fois le champ libre pour eux deux, elle ne put réprimer un faible cri de désespoir.

 

Il était onze heures, vingt-neuf minutes et seize secondes très exactement.

 

*

*       *

 

Les deux poulains qui s’étaient retrouvés sans le vouloir dans un univers qui n’était pas le leur se trouvaient sur le moment face au redoutable inspecteur Chelmey, qui les dévisageait à la fois avec incrédulité, méfiance et comme un semblant de supériorité. Le bureau de l’agent ne contenait en tout que quatre personnes : l’inspecteur lui-même, son acolyte Barton qui, bien que ne se faisant pas entendre, regardait la scène d’un air aussi actif qu’à son habitude, et enfin les deux suspects en plein interrogatoire. Une fois de plus, leurs petites voix aigües vinrent plaider leur innocence face aux questions autoritaires des forces de l’ordre ; Luke osa même aller jusqu’à demander à l’adulte pourquoi ils étaient accusés – sans aucune preuve – d’un crime qu’ils n’avaient pas commis, et dont surtout ils ignoraient jusqu’à l’existence – lorsqu’ils s’étaient subitement fait encercler par des créatures bipèdes étranges qu’ils n’avaient jamais vues jusqu’alors, personne ne leur avait même expliqué la raison pour laquelle ils étaient arrêtés. Mais l’inspecteur était complètement certain de ses conclusions hâtives, et laissait paraître sur son visage une expression qui exprimait clairement : « Quoi que vous disiez, je ne suis absolument pas dupe. »

Ce fut finalement un grand flash de lumière venu de nulle part qui sauva les deux petits équidés de la colère de l’inspecteur, qui désormais ne devait plus tarder. Le silence se fit pour laisser place à une mine éberluée sur le visage des deux humains lorsque la forte lueur blanche s’éteignit pour laisser place à deux licornes et un pégase à l’air plus adulte que les deux suspects. L’étalon portait le mythique haut-de-forme que Chelmey n’avait jamais réellement apprécié de voir traîner dans des affaires de police qui n’étaient pas censées le concerner ; l’homme se rappela l’étrange similitude qu’il avait à peine notée en regardant les poulains avec les deux adolescents qui accompagnaient souvent ce civil ; et bien qu’il n’eût pas encore demandé à ses suspects leur provenance exacte, il eut peur de comprendre en les regardant plus en détail.

 

« Inspecteur ! » fut toutefois le mot que crièrent les deux poulains en se précipitant vers l’équidé, ce qui augmenta d’un le nombre de questions qui se posaient dans sa tête.

 

Le policier londonien répéta stupidement dans un murmure aphone le mot qui avait été prononcé, ce qui montrait parfaitement qu’il avait complètement perdu le fil de la situation ; mais le poney était bien trop occupé à tenter de calmer les plus petits tout en les réprimandant tendrement pour s’en rendre compte. Le pégase de robe café-au-lait et à la crinière brune y mettait également son grain de sel, taquinant la jeune licorne bleue. La jument immaculée qui était sortie de nulle part en même temps qu’eux était muette comme une carpe en regardant les autres – comme Barton, en vérité, bien qu’elle eût un air moins oisif que l’agent.

Lorsqu’elle eut terminé les réprimandes concernant des détails qui échappaient complètement à l’inspecteur Chelmey, la licorne dont la robe avait la couleur de la veste que portait habituellement l’archéologue scruta les alentours avec anxiété et silence, sans en expliquer la raison. Finalement, l’équidé se tourna vers le policier, lui demandant d’un ton naturel et cependant parsemé de nuances nerveuses :

 

« Le professeur Layton n’est pas encore arrivé…? »

 

Il y eut quelques secondes de silence consterné ; puis l’interrogé répondit avec une tonalité similaire dans sa voix pourtant grave :

 

« Non. Le professeur Layton n’est pas encore arrivé. » se contenta-t-il de répéter platement, presque machinalement.

 

Une longue pause retentit bruyamment.

 

« Barton, reprit finalement son supérieur. Allez dire à Colby que, si le professeur Layton arrive ici, je l’attends dans ce bureau. »

 

Il ajouta un « Vous serez bien aimable » qui ne lui ressemblait absolument pas, et même l’agent le remarqua ; aussi ne tarda-t-il pas à disposer immédiatement, oubliant même son classique « Chef, oui chef ! ». Les poneys s’écartèrent sur son passage pour le laisser accéder à la porte, dans le silence.

La porte du bureau se referma sans un bruit ; les équidés détournèrent tous d’un seul bloc leur regard vers l’inspecteur ; celui-ci les regarda dans le même silence et la même expression neutre durant un long moment.

 

« Pouvez-vous m’expliquer ce qui se passe, au juste ? demanda finalement l’humain dans un murmure complètement muet.

- Bien sûr… » commença l’étalon brun foncé.

 

Mais le silence et l’immobilité retombèrent encore, personne ne sachant comment continuer. Finalement, au bout d’un temps indéterminé, la porte du bureau de l’inspecteur s’ouvrit sans prévenir : apparut Barton, suivi du professeur Layton et de son assistante qui se faisaient attendre depuis déjà longtemps.

Chelmey devait être particulièrement peu à son aise, car il ne songea même pas à réprimander son acolyte pour ne pas avoir frappé avant d’entrer.

L’archéologue ne tarda pas à expliquer calmement et précisément ce qui se passait, autant pour les forces de l’ordre présentes que pour les deux poulains qui étaient, eux aussi, complètement perdus. Une fois que tout fut clair pour tous, il ne fallut pas longtemps au policier pour revenir sur ses conclusions qui s’avéraient en effet complètement fausses…

 

« Cette théorie n’est cependant pas complètement fausse, défendit toutefois l’étalon. Il faudrait que nous puissions avoir accès à au moins une des scènes de crime afin d’avoir plus de détails, mais il ne faut pas exclure l’hypothèse que les coupables soient des poneys. Le fait que la machine qui nous a permis d’arriver ici se soit éteinte sans qu’aucun d’entre nous ne l’ait fait prouve que celui qui l’a fait provient de chez nous ; ou, du moins, qu’il s’y est trouvé… »

 

Son alter-ego l’interrompit, continuant cependant dans sa lancée :

 

« Ce qui signifie donc également que quelqu’un tient à ce que vous soyez coincés ici…

- Mais je ne comprends pas, répliqua le pégase jaune. Si les meurtres ont lieu ici, pourquoi le coupable tiendrait-il à ce que nous soyons absolument sur les lieux ? Le fait au contraire de vous coincer chez nous aurait été plus logique, si le but est de nous empêcher de mettre cette affaire au clair…

- Ça voudrait dire que le coupable tient à ce que nous le mettions à jour ? conclut Emmy. Mais ça n’a pas de sens ! »

 

Il y eut un grand silence pesant, personne ne semblant trouver une quelconque logique à ce qui se passait. Finalement, la licorne au haut-de-forme se tourna vers la jument immaculée en affirmant gravement :

 

« Quoi qu’il en soit, c’est certain : quelqu’un t’a devancée dans tes recherches, et est en possession d’une machine qui lui permet de voyager entre nos deux mondes sans aucun souci. »

 

Le silence retomba encore une fois ; certain d’en avoir assez entendu, l’inspecteur Chelmey affirma qu’ils pouvaient sortir tranquilles du commissariat, qu’il s’arrangerait avec les forces de l’ordre pour le reste. Après avoir salué poliment les policiers, le groupe s’en alla en effet : les licornes se téléportèrent avec les deux pégases et les deux humains – sans que ceux-ci n’eussent par ailleurs eu le temps de comprendre ce qui leur arrivait. Les deux hommes demeurèrent dans le bureau, immobiles, le regard dans le vide. Ce ne fut qu’au bout d’un long moment que le silence fut brisé, l’inspecteur se passant la main droite sur le visage comme pour en extraire la nausée qui venait de l’accabler.

 

« Barton ?

- Oui, chef ? »

 

Une courte pause résonna dans la salle, le temps que le quadragénaire prit pour pousser un léger soupir silencieux, le regard plongeant sur son bureau noyé par la paperasse.

 

« Soyez gentil, allez me chercher un café. Oh, et tant que vous y êtes… apportez aussi un cachet d’aspirine. »

 

*

*       *

 

Lorsqu’une vive lumière apparut dans le salon où Luke et Flora discutaient paisiblement, cette dernière prit peur et vint se coller contre le jeune adolescent en poussant un petit cri de stupeur. Celui-ci la rassura cependant tandis que les silhouettes de cinq équidés et de deux hommes se matérialisèrent face à eux ; une fois ceux-ci complètement visibles et la lueur évanouie, l’apprenti se réjouit en remarquant que son amie n’avait pas fait de malaise cette fois-ci, s’approchant au contraire avec hésitation vers le groupe. Elle les salua amicalement – bien qu’avec nervosité –, s’excusa auprès des poneys pour ses réactions qui n’étaient pas réellement les plus chaleureuses possibles à offrir à des invités. Au départ, le professeur et Emmy demeurèrent silencieux et immobiles, encore légèrement sonnés : leur premier ressenti à propos de la téléportation n’était pas réellement des plus agréables, aussi l’inspecteur ne fût-il pas surpris en fin de compte lorsqu’il remarqua que l’assistante de son alter-ego s’effondra sur le canapé, se tenant la tête et demandant calmement à Luke d’aller chercher de l’aspirine.

 

« Il est vrai que le premier voyage n’est jamais très agréable, marmonna-t-il doucement. Nous aurions dû vous prévenir.

- Ça va aller… » articula la jeune lady dans un murmure, lui esquissant un faible sourire forcé.

 

L’homme au haut-de-forme, lui, resta debout ; il ne put toutefois s’empêcher de s’appuyer contre le mur le plus proche en se maintenant légèrement la tête, se massant mollement la tempe. Lorsque son apprenti revint de la cuisine, il avait apparemment prévu le coup : en effet, il avait non pas un, mais deux verres d’aspirine qu’il tendit à ses deux amis à tour de rôle.

Le pégase à robe café-au-lait cependant ne tarda pas à relancer le sujet de l’affaire que tous cherchaient à élucider :

 

« Au fait, qu’est-ce qui vous a retenus tout-à-l’heure ? Pourquoi avez-vous pris plus de temps que prévu ? »

 

Alors que son « double » racontait la rencontre inespérée du doyen Delmona – et avait précisé de qui il s’agissait, puisque l’inspecteur de police et ses amis ne semblaient pas connaître les fréquentations de l’université –, le professeur Layton se tut en fronçant les sourcils. La petite licorne bleue s’approcha de lui en lui demandant timidement ce qu’il avait ; il dut dire tout haut ce qu’il songeait tout bas :

 

« Le doyen ne fréquente que rarement le commissariat… Généralement, c’est à l’université qu’on peut le trouver, et il reste souvent chez lui durant le week-end… Quant à la difficulté de cette énigme, je doute qu’une petite fille aussi jeune que la sienne puisse songer à des problèmes si complexes. Il fallait tout de même maîtriser des formules en mathématiques qu’elle n’est pas censée connaître…

- Que voulez-vous dire, Professeur ? » demanda la jeune Londonienne qui était partie faire du thé et revenait désormais de la cuisine, un plateau plein de porcelaines et de biscuits dans les mains.

 

La mine du gentleman s’assombrit autant que celle de son alter-ego, si ce n’était plus.

 

« Cela signifie que ce n’était probablement pas le véritable doyen, et que ce n’est pas un hasard s’il nous a bloqué le chemin : il voulait que nous n’arrivions pas à temps…

- Ce n’est pas tout, compléta gravement la licorne brune. S’il vous attendait, c’est qu’il avait certainement anticipé tous nos mouvements. »

 

Le silence retomba encore une fois, tandis que Flora faisait le service – bien qu’elle ignorait comment s’y prendre avec les poneys, aussi préféra-t-elle poser le plateau au centre de la table autour de laquelle s’était installé le groupe, laissant chacun se servir comme il pouvait. Lorsque son regard vira vers son alter-ego, elle ne put s’empêcher de dévisager le petit pégase de haut en bas, de son petit ruban bordeaux aux moindres détails de chacune des plumes orangées et pelucheuses de ses petites ailes repliées sur son flanc.

 

« Mais comment avez-vous pu vous retrouver ici ? demanda Claire aux deux poulains.

- C’est très étrange, répondit justement la petite pouliche en fronçant les sourcils d’incompréhension. Vous n’allez peut-être pas nous croire, mais la machine s’est allumée toute seule.

- En tout cas, c’est tout ce que nous avons pu voir avant de nous retrouver près du commissariat d’ici… » continua Luke.

 

L’inspecteur songea alors que le coupable avait dû user du sort de télékinésie pour être capable de manipuler l’engin à distance, et qu’il devait donc s’agir d’une licorne. En tous les cas, cela ne les avançait guère beaucoup plus loin. La petite licorne bleue, pourtant, s’illumina au bout d’un instant ; le bout de sa petite corne émit une petite lueur tandis que la sacoche qu’il portait sur le côté droit s’ouvrait toute seule. En sortit un paquet de feuilles plus ou moins ordonnées qui étonna tout le monde – sauf son amie qui l’avait vu faire.

 

« Au fait, ce sont les plans de la machine… Ils trainaient sur le bureau, et j’ai pensé que ça pourrait vous être utile… »

 

La scientifique rayonna ; elle se redressa et vint rejoindre le petit poulain en trottinant joyeusement et rapidement, se précipitant afin de s’assurer le plus vite possible qu’elle ne rêvait pas. Sa corne elle aussi se mit à briller d’une petite lueur violette tandis que les feuilles se montraient devant son museau, se séparant en plusieurs amas flottant dans les airs. Les yeux de la licorne se mouvaient à toute vitesse à travers le cadre de ses lunettes ; finalement, les masses de papier se rassemblèrent en une pile qu’elle posa sur un coin de la table – suffisamment loin des tasses de thé – avant de se retourner vers le petit poulain.

 

« Tu savais que tu es génial ? » marmonna-t-elle en passant amicalement son sabot dans la crinière brun clair du petit apprenti.

 

Elle savait bien que cela n’était pas suffisant pour leur permettre de rentrer chez eux : une pile de papiers ne pouvait pas en elle-même avoir une quelconque utilité. Cependant, il s’agissait déjà d’une petite lueur d’espoir qui venait de se rallumer ; et cela faisait toute la différence.

 

*

*       *

 

Clark et Brenda Triton étaient venus vers cinq heures, comme convenu le matin-même. Lorsqu’ils avaient téléphoné vers neuf heures, leur soulagement avait été bien plus qu’évident quand la voix de leur fils avait résonné dans le combiné. Et quoi de plus normal ? Luke n’était pas rentré chez lui la veille, et personne n’avait pensé à les prévenir de quoi que ce fût, complètement dépassés par la suite des évènements qui ne leur laissait pas le temps de souffler. Les parents avaient été surpris de constater l’absence du professeur alors que l’apprenti restait chez lui, et le père eut tôt fait de deviner que quelque chose n’allait pas. La mère, non loin, avait suggéré avec raison qu’« Hershel a vraiment un don pour dénicher les mystères à résoudre ». Et l’enfant dut tout avouer, bien qu’à moitié convaincu que ses parents le croiraient ; en effet, la vérité fut difficile à avaler, mais le journal finit par donner raison à l’adolescent. Bien que toujours pas rassurés, le couple finit par raccrocher – non sans recommander et répéter maintes fois de bien être prudent.

Comme par hasard, Flora avait ouvert un œil juste au moment où le combiné produisit son déclic significatif, soutenant bien que la communication était désormais rompue.

 

Lorsque les deux adultes parurent vers cinq heures, allant chercher leur fils, il leur fut difficile de garder leur sang-froid à la vue des poneys, bien que prévenus à l’avance ; et pourtant, ce furent eux qui insistèrent pour s’occuper également de la petite licorne bleue afin de ne pas surcharger le professeur. Après tout, il s’agissait de l’alter-ego de leur fils, n’est-ce pas ?

En effet, déjà la nuit passée avait été dure pour tous à cause du manque significatif de place, il était bien plus que nécessaire de s’organiser cette fois-ci puisque d’autres venaient s’ajouter à la liste. Le résultat cependant laissait au contraire penser à un capharnaüm monstre, puisque la moitié des draps et oreillers étaient désormais entassés dans la majeure partie du salon afin d’avoir un endroit où coucher les poneys, faute de matelas supplémentaires – et les humains voyaient par ailleurs mal comment des équidés pouvaient dormir correctement dans un lit ; un lit d’humain, du moins.

 

*

*       *

 

« Luke ? »

 

L’adolescent grogna un léger « Mmh ? » tout en sortant sa tête de ses couvertures, montrant ses cheveux en bataille et son air épuisé. Juste à côté de son lit, couché sur un petit matelas à même le sol, la licorne bleue qui venait de l’appeler continuait de le regarder avec insistance.

 

« Je suis désolé, je ne veux pas t’empêcher de dormir, mais…

- Ne t’inquiète pas. De toute manière, je n’ai pas sommeil. »

 

En effet, le jeune homme n’avait cessé de gesticuler dans ses draps, se tournant et se retournant en tous sens ; la journée avait été remplie d’émotions, et bien qu’épuisé il ne parvenait visiblement pas à s’endormir. Le petit poney proposa alors de parler un peu de leurs mondes respectifs, histoire d’en connaître un peu plus : son alter-ego trouva l’idée intéressante, surtout pour faire passer le temps.

 

« Je commence : comment as-tu rencontré l’inspec—… Je veux dire, le professeur Layton ? »

 

Il ne leur fallut pas longtemps pour comprendre que ce point d’histoire leur était commun ; dès que le mot « Misthallery » avait été prononcé, cela devint de plus en plus évident. L’un et l’autre s’amusèrent à se raconter des anecdotes, mais la plupart d’entre elles avaient été vécues par les deux. Le Londonien finit par murmurer :

 

« C’est drôle, quand même… On dirait que seuls les adultes ont vécu des choses différentes…

- C’est peut-être parce qu’ils savent se servir de leur magie ou de leurs ailes. Celles de Flora, par exemple, sont encore trop petites pour qu’elle puisse voler de manière efficace. Et je manque encore d’entraînement pour ma magie. Comparé à l’inspecteur, en tout cas, je ne sais pas faire grand-chose. »

 

L’adolescent réfléchit quelques secondes avant d’acquiescer : « C’est vrai que c’est logique, après tout. »

Le silence se replongea dans la chambre de Luke. La petite licorne se coucha sur le dos, de manière à observer le plafond, se remémorant la fin de la soirée. Bien que très différents physiquement, il avait bien reconnu sans peine son père et sa mère dans le caractère des deux humains : chaleureux, amicaux, plaisantins lorsqu’il le fallait. Et pourtant… Ce n’étaient pas ses parents ; il n’était pas chez lui ; tout – ou presque – y ressemblait, mais il fallait se rendre à l’évidence : ses vrais parents étaient loin, dans un autre monde. Il n’était même pas certain de les revoir un jour. Et il n’osait imaginer à quel point ils pouvaient être inquiets, en ce moment-même. Son père était en train d’appeler la police pour signaler la disparition de l’inspecteur, de Claire et d’Emmy : il avait certainement signalé également la sienne, ainsi que celle de Flora.

Mais sans l’inspecteur Layton, ils n’y arriveraient probablement pas. Lui seul pourrait résoudre cette histoire.

 

« Je crois que c’est à ton tour de me poser une question, insista le petit humain au bout d’un instant.

- Excuse-moi, je crois que je rêvassais un peu. »

 

Il fallait trouver une question… N’importe laquelle.

 

« Dis, tu sais ce que tu voudras faire plus tard ? »

 

Il y eut un grand silence consterné. L’adolescent montrait bien par sa moue surprise qu’il s’agissait là d’une question pour le moins… incongrue.

 

« Non, désolé. Je pense parfois à continuer de résoudre des mystères et des énigmes, comme le professeur, mais ce n’est pas son vrai métier alors… Non, vraiment, je ne vois pas. »

 

S’ensuivit la question fatidique, parfaitement prévisible :

 

« Pourquoi me demandes-tu ça ? »

 

Pour toute réponse, l’équidé fixa son flanc, pourtant tout aussi azur que le reste de sa fourrure.

 

« Tu n’as peut-être pas remarqué, mais il y a des sortes de « dessins » sur le flanc des poneys adultes.

- Ce sont des tatouages ? Ce n’est pourtant pas dans leur s—

- Pas exactement, coupa la licorne. En fait, ce sont des cutie marks : ça apparaît lorsqu’un poney découvre sa vocation, et il la garde toute sa vie. »

 

L’humain avait vu durant la journée tellement de choses improbables qu’il n’eut aucun mal à accepter un concept qui, d’ordinaire, l’aurait laissé relativement sceptique. Si la magie existait, alors pourquoi pas des dessins qui apparaissaient tout seuls ?

 

« Et alors ? reprit-il.

- Ben, je n’en ai pas encore. Et je me disais que, puisque tu étais mon alter-ego, on aurait peut-être la même vocation…

- Possible. Mais bon, quand on regarde l’inspecteur et le professeur…

- C’était à cause d’un événement externe, si j’ai bien compris. », contesta le poney.

 

L’enfant haussa les épaules, mais l’insouciance de son geste était loin de représenter le cours de ses pensées. Randall, mine de rien, avait joué un grand rôle dans la vocation du professeur d’archéologie ; et tout cela par une simple question de physique : par un seul instant, une seule situation à l'apparence tout à fait anodine, tout un destin avait été changé. Cet accident n’avait jamais dû arriver ; s’il y avait un monde dans lequel l’Histoire s’était déroulée dans le bon sens, c’était bien celui des poneys. Le professeur Layton n’était pas censé exister. Ce n’était pas pour rien que Luke s’était souvent imaginé que son mentor eut bien mieux fait de faire de ses enquêtes un véritable métier : non seulement cela lui permettait d’accéder plus facilement à ce à quoi un civil n’était pas censé avoir accès, mais au lieu de seulement aider Scotland Yard, il eut pu faire une bien meilleure carrière en tant tout simplement qu’inspecteur, par exemple : ce qu’était son alter-ego. Et, ultime point : en étant inspecteur et non professeur, cela lui eut permis de crouler beaucoup moins sous le travail. Certes, le poids du papier était à peu près égal dans ces deux métiers ; mais peu importaient les valeurs de A et B, A+B était toujours supérieur à A tout court. Certes, ce n’était pas le cas si B égalait zéro, lui affirma aussitôt son sens mathématique ; mais il n’y avait pas de zéro dans le monde du travail, aussi cette option était-elle mise à l’écart.

 

« Luke ? »

 

L’apprenti du professeur Layton eut un petit soubresaut.

 

« Oui ?

- C’est ton tour. As-tu une question…? »

 

Sorti de ses pensées, le petit humain ne tarda pourtant pas à trouver une question à lui poser ; pourtant, paradoxalement, il laissa perdurer un petit silence, comme s’il réfléchissait. Puis il se décida enfin : en effet, cela faisait en réalité un moment que cette question lui torturait l’esprit.

 

« Ce n’est quand même pas un peu difficile de jouer du violon avec des sabots ? »

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