Miroir de glace
« Le quiproquo, c’est d’abord la vie même qui en est un,
et le plus compliqué de tous. »
Luigi Pirandello
Kensington Gardens était bien sombre, ce soir-là ; la ô combien célèbre statue du mythique Peter Pan était méconnaissable dans l’obscurité ; ne paraissait plus que le côté pierreux et métallique du bronze noir qui brillait aux reflets lunaires. Certes, le jardin n’était pas fait pour être observé de nuit, aussi était-il désert une fois l’astre du jour couché ; cependant, pour être exact, il eût fallu dire « presque désert » ce soir-là.
Une grande silhouette s’avançait dans la pénombre, ses pas pouvant n’être matérialisés que par le bruit des graviers crissant muettement les uns sur les autres. L’ombre s’arrêta aux pieds de la statue, la dévisageant quelques secondes, puis fit volte-face ; il ne vit personne, et pourtant il posa une question bien audible, destinée à une personne réelle :
« Sommes-nous bien au bon endroit ? »
Une voix féminine, dont l’origine était astucieusement masquée par l’ombre noire d’un grand chêne, lui affirma qu’ils se trouvaient bien au point de rendez-vous.
Contemplant encore la pleine lune qui était désormais à son zénith, le professeur Layton tenta de se rappeler comment il avait bien pu se retrouver dans cette situation, à attendre la venue d’un inconnu, en présence d’une personne tout aussi mystérieuse qui tenait à cacher son identité. Il était précisément onze heures du soir : Big Ben, au loin, commençait de cantonner sa mélodie légère de cloches aux voix de carillons.
*
* *
Luke fut, pour une fois, bien surpris de trouver un papier blanc plié en deux dans la boîte aux lettres de son mentor ; non pas qu’il fût dimanche, mais il était persuadé que la poste ne passait qu’à partir de dix ou douze heures : il n’était que neuf heures vingt-cinq.
Certes, mais le facteur pouvait enfin avoir de l’avance, permettant enfin à la première visite de l’apprenti d’être accompagnée de courrier, et ne l’obligeant pas à ressortir quelque temps plus tard pour venir le rechercher ; ce qui l’étonnait le plus était l’absence d’enveloppe, d’adresse, de timbre et de tampon postal. Ce qui signifiait donc que la lettre avait été déposée en main propre par l’expéditeur lui-même, probablement dans la nuit ; mais pourquoi alors ne pas contacter directement le professeur, puisque la peine de se rendre jusqu’à sa demeure avait été prise ? En tous les cas, le jeune garçon se dépêcha d’aller montrer cette énigmatique missive à son destinataire, qui ne se fit pas prier pour la lire :
« Cher Inspecteur Layton… »
L’enfant l’interrompit aussitôt, lui demandant la raison pour laquelle un tel titre était attribué à un professeur d’archéologie ; son mentor tenta d’abord de relire, mais il s’agissait très clairement du mot « inspecteur », et non « professeur ». L’adolescent mit donc cette erreur sur le compte du fait que son mentor était plus reconnu par ses enquêtes que par ses cours, et que l’expéditeur s’était peut-être mal renseigné, ayant fait une déduction trop rapide. Quoi qu’il en soit, le Londonien continua sa lecture :
« Cher Inspecteur Layton,
J’aurais préféré que notre rencontre se fasse dans d’autres circonstances, mais il semblerait que les choses en soient autrement. En lisant la presse de chez vous, nous avons découvert avec horreur cette affaire qui a débuté ; et en effectuant quelques recherches, nous nous sommes rendu compte que, si la police ne trouve aucune trace exploitable, c’est parce qu’elle ne cherche pas là où il le faut.
Ayant prévu de vous rencontrer de toute manière, je vous propose que nous vous aidions à résoudre cette affaire. Je regrette de ne pouvoir vous dire quoi que ce soit de plus dans cette lettre concernant mon identité ou les détails qui font que nous avons une longueur d’avance sur la police, mais je crains que vous soyez incapable de me croire si je ne vous le prouve pas en face à face. Je vous propose donc un rendez-vous cette nuit, à Kensington Gardens, devant la statue de Peter Pan. Je ne devrais être présent que vers les onze heures, car je pense que c’est le meilleur moyen pour que nous ne nous fassions pas remarquer : les murs ont des oreilles, mais les arbres aussi.
PS : À cause de cette affaire, je me doute que vous vous fassiez du souci pour la sécurité de la ville. Je suppose que vous teniez à garder vos proches en un lieu sûr, aussi je vous propose de venir seul. Une amie en qui vous pouvez avoir parfaitement confiance vous accompagnera sur le trajet et s’assurera qu’il ne vous arrivera rien.
J’espère que vous répondrez à mon appel. »
Un long silence s’installa dans le bureau de l’archéologue. Luke, finalement, lui demanda s’il comptait écouter un inconnu en de pareilles circonstances, et se rendre au lieu-dit à l’aveuglette ; celui-ci ne sut que répondre, mais murmura avec déception qu’il s’agissait du seul moyen à disposition pour en savoir plus.
« Vous ne trouvez quand même pas un peu étrange qu’il vous demande d’y aller seul ? insistait l’adolescent, qui regrettait visiblement de ne pouvoir l’accompagner.
- L’expéditeur de cette lettre a raison, répliqua l’adulte avec sagesse. Les rues sont dangereuses de nuit, surtout en ce moment… Et il est mieux que vous restiez tous ici. »
L’enfant voulut protester, mais l’homme ne l’écoutait déjà plus ; s’étant déplacé vers le téléphone, il composa le numéro d’Emmy, l’invitant pour la soirée : elle accourut le quart d’heure suivant, garant son scooter à proximité de la voiture rouge du Londonien. Les quatre amis parlèrent de cette mystérieuse missive autour d’un Earl Grey préparé par Flora, débattant sur l’attitude à suivre durant la soirée. Tous voulaient l’accompagner, comme toujours, mais lui s’y opposait fortement, bien que persuadé du danger qu’il encourait à être seul.
Finalement, le gentleman parvint à écarter le sujet en proposant à ses amis une nouvelle énigme, qui leur redonna le sourire. Dès qu’elle fut résolue, comme d’habitude la suite coula de source : la première en rappela à l’un d’eux une deuxième, à laquelle suivit une série d’autres, et ainsi de suite ; tous passèrent ainsi un agréable samedi après-midi à réfléchir autour de biscuits et d’un bon thé chaud. Les assistants avaient finalement complètement oublié cette affaire, même si intérieurement l’adulte continuait d’y réfléchir.
Kensington Gardens, plus particulièrement devant la statue de Peter Pan ; le lieu de rendez-vous avait peut-être un lien avec l’enquête. Il s’agissait de la représentation du personnage principal d’un roman fantastique, et ce mystérieux expéditeur inconnu mentionnait quelque résolution à l’affaire qui fût difficilement croyable… Cela ne pouvait n’être dû qu’au hasard.
Pourtant, finalement emporté lui aussi par le flux d’énigmes de ses amis, l’enquête finit par lui sortir de l’esprit, et il n’y repensa plus avant les neuf heures du soir. Ce fut alors entouré de vives protestations répétitives que l’homme au haut-de-forme sortit de chez lui, demandant à Emmy de veiller sur les deux enfants ; avant de pouvoir réellement s’assurer de les maintenir dans son bureau, il lui fallut cependant leur soumettre une nouvelle énigme particulièrement retorse, qui les rendit soudainement aussi muets que des carpes durant plusieurs longues minutes. Une fois certain qu’ils ne tenteraient pas de le suivre, l’archéologue sortit de chez lui et s’engouffra dans les sombres rues d’un Londres déjà endormi.
Il n’eut cependant pas parcouru dix pieds qu’un bruit de pas retentit non loin, semblant le suivre ; il était vrai que l’expéditeur anonyme de la lettre lui avait dit qu’il serait accompagné. Mais de qui s’agissait-il ?
« Bonsoir. », tenta-t-il afin d’ouvrir la conversation et de laisser retomber la tension qui montait légèrement.
Silence. L’origine des pas se cachait idéalement dans les endroits où le professeur ne regardait pas, et la silhouette invisible ne répondit pas tout de suite. Cependant, au bout d’un temps une voix à la fois fluette et adulte, grave et sérieuse, se fit entendre :
« Bonsoir. »
L’homme s’arrêta soudainement, fronçant les sourcils. Il connaissait parfaitement bien cette voix.
« Emmy ? Je t’avais pourtant demandé de ne pas—
- Je suis désolée, mais je ne suis pas réellement celle à qui vous pensez. » coupa l’inconnue.
Bien qu’étonné de la similitude évidente entre la voix de cette personne et celle de son assistante, il s’excusa poliment de son erreur ; la femme accepta ses excuses sans aucun souci.
« Pourrais-je cependant savoir à qui j’ai affaire exactement ? » demanda-t-il en se tournant vers le bruit de pas.
En effet, à ce moment précis le murmure répété des entrechocs entre le sol et les pas se trouvait à découvert ; il lui eut suffi de se retourner suffisamment rapidement pour entrapercevoir son interlocutrice, même avec l’obscurité de la nuit. Pourtant, il ne fut visiblement pas assez rapide : dès qu’il se retourna, la voie était déjà redevenue déserte. Il entendit du bruit sur un toit, leva les yeux, mais déjà l’ombre s’était volatilisée ailleurs ; il ne put jamais que distinguer une silhouette noire et difforme se déplacer à toute allure afin de ne pas se faire voir plus en détail.
« N’essayez pas de savoir à quoi je ressemble. » chuchota-t-elle alors qu’elle était juste dans son dos ; il se retourna, elle avait déjà disparu dans l’ombre d’une ruelle : « Vous ne devez pas me voir avant que l’inspecteur ne vous ait tout dit. »
Elle parut se reprendre vivement, comme si elle avait prononcé quelque chose d’interdit.
« De quel inspecteur parlez-vous ? répliqua le professeur. S’il s’agit vraiment de la police, il n’y a aucune raison d’agir ainsi.
- Vous le verrez là-bas, il se présentera lui-même.
- Est-il de Scotland Yard ? » insista l’archéologue.
Un court silence retentit, alors que l’inconnue devait visiblement chercher la manière avec laquelle elle devait répondre :
« Oui et non. Mais vous comprendrez tout une fois arrivé là-bas, je vous le promets. »
*
* *
« Bonsoir, Inspecteur. »
Le professeur Layton revint soudainement à la réalité lorsqu’il entendit ces paroles. Il fut particulièrement surpris de se voir attribuer un titre dans la police qu’il n’avait pas, mais il le fut plus encore lorsqu’il se rendit compte que, de même que sa mystérieuse accompagnatrice, cette voix masculine, aux tons d’adulte à la fois sérieux et réconfortants, ne lui était pas du tout inconnue.
« Bonsoir Monsieur, répondit-il du même ton poli, mais grave. Je suis cependant désolé, je crois que vous vous trompez de personne. »
Un long silence tendu plana, tandis que la pression grimpait inexorablement.
« Vous vous appelez bien Hershel Layton ? » demanda la voix, visiblement désorientée.
L’archéologue opina du chef, mais préféra connaître l’identité de ses interlocuteurs avant toute chose ; non pas qu’il commençât à perdre patience, mais il tenait tout de même à savoir à qui il parlait.
« Bien sûr, ce n’est pas le plus important… Je devrais donc commencer par me nommer ; mais, aussi étrange cela puisse-t-il paraître, vous connaissez déjà mon nom, ainsi que celui de mon assistante. »
Aussitôt, deux noms en effet lui étaient venus à l’esprit ; ils concordaient parfaitement avec ces voix qu’il ne reconnaissait que trop bien, mais cela paraissait tellement absurde…
« Hershel Layton, reprit la voix. Croyez-vous que les mondes parallèles ne sont que des chimères ?
- Vous désirez me faire croire que vous viendriez de l’un de ces mondes parallèles, et que vous seriez mon « alter-ego », en quelque sorte ? déduisit le gentleman, sceptique malgré tout.
- Pas exactement… J’espère pouvoir vous le prouver, afin que vous n’ayez pas à craindre une affaire similaire à celle qui a failli raser Londres. »
L’homme au haut-de-forme fronça les sourcils.
« La forteresse mobile de Clive n’a pas failli raser Londres, puisqu’une bonne partie de la ville a été complètement ravagée ! » rétorqua-t-il.
Un ange passa.
« Mais… Clive n’a pas été arrêté à temps… ? demanda l’étranger d’une voix blanche, interloqué.
- Pas avant qu’il n’atteigne la surface, en tout cas. » prononça gravement l’archéologue.
Le silence retomba encore, mais « l’alter-ego » finit par reprendre la parole :
« Nous règlerons ces malentendus plus tard ; je vous avais promis des explications, et nous n’arrêtons pas de dériver du sujet initial. Donc, pour résumer, nous sommes donc des « alter-egos » qui vivons initialement dans deux mondes parallèles différents, et où en théorie nous sommes censés vivre les mêmes actions…
- Mais ce n’est visiblement pas le cas, si j’ai bien compris, trancha le professeur Layton.
- C’est ce que nous venons de découvrir, en effet… Mais il y a autre chose. »
Il marqua un léger temps de pause, avant de reprendre :
« Je suppose que vous vous doutiez qu’il y a une raison pour que nous soyons cachés pour le moment. En fait, en arrivant ici nous avons découvert que, morphologiquement, les habitants de ce monde et ceux du nôtre sont en réalité totalement différents…
- Vous sous-entendez que vous n’êtes pas des êtres humains…? sourcilla le professeur d’archéologie, tentant de demeurer sceptique malgré tout.
- Nous allons vous laisser en juger par vous-même. » répondit tout simplement son « alter-ego » alors qu’il sortait de derrière la statue de l’enfant éternellement jeune, celui d’Emmy se dégageant lentement de l’ombre du chêne qui la rendait jusqu’alors invisible dans la nuit.
Le gentleman comprit pourquoi – s’il ne s’agissait cependant pas d’une supercherie – toute cette mise en scène avait été mise en œuvre, les visiteurs d’un autre monde ayant préféré voiler leur apparence jusqu’au bout : ce n’étaient en effet pas des hommes devant lui, mais deux équidés apparemment doués de parole ; ce qui suffisait largement pour effrayer une population non avertie au préalable. Cependant, malgré cette différence particulièrement notable, l’homme put prendre en note que de nombreux détails étaient en commun avec son assistante et lui : l’alter-ego d’Emmy était parfaitement reconnaissable avec une crinière brune, bouclée et légèrement bouffante. Il revit le même éclat de détermination et de volonté qui se reflétait habituellement dans le regard de la Londonienne, avec cet air à la fois sérieux et enjoué ; il distingua la même silhouette fine et agile qui lui avait permis de se faufiler si discrètement entre les ombres, peu auparavant, et qu’il reconnaissait en effet chez la jeune femme qu’il côtoyait régulièrement.
Son propre alter-ego, outre l’incontournable haut-de-forme qui n’avait même pas changé de couleur, n’en avait pas moins de nombreux points communs avec le reflet que le professeur voyait lorsqu’il passait devant un miroir ; la crinière courte et brun clair – bien que ce fût difficilement discernable avec l’obscurité –, le regard sombre où se reflétaient des pensées impénétrables et un air doux sous des aspects sévères. Son corps était robuste et ses pattes effilées, source d’endurance et de force dans la course.
« Ainsi… reprit finalement l’homme en réfléchissant, vous êtes inspecteur de police ?
- C’est exact, approuva le poney en faisant un petit signe de la tête. Je travaille à Scotland Yard – enfin, le Scotland Yard de notre monde…
- Si vous n’êtes pas inspecteur, continua l’alter-ego d’Emmy, alors quelle est votre profession exactement ? »
Lorsque le gentleman expliqua qu’il était professeur d’archéologie, il y eut un grand silence. Le policier regardait l’homme avec le plus grand étonnement possible, complètement éberlué. Finalement, une voix supplémentaire, féminine, s’ajouta alors que son origine était encore cachée :
« Apparemment, rien ne contredit la théorie qui montrerait que l’Histoire pourrait se dérouler différemment d’un monde à un autre. Mais tout de même, à ce point-là… »
Le cœur de l’archéologue parut manquer un battement. Encore une fois, cette voix lui était familière… mais cette fois beaucoup trop ; cette voix, même après des années, il l’eut reconnue entre mille. Sans réfléchir, il fit le tour de la statue en quelques enjambées pour se retrouver en face à face avec une jeune jument qui, une petite lampe de poche attachée à côté de l’oreille droite, lisait une feuille portant des abréviations et autres équations improbables.
La robe immaculée, la crinière blonde aux reflets roux et aux boucles dorées, ne lui rappelaient que trop l’alter-ego qu’il avait connu. Mais c’était surtout ce regard, cette teinte d’or invisible et qui pourtant reflétait un esprit vif, intelligent et malgré tout enfantin, qu’il ne connaissait que trop bien. Encore pris de légers spasmes nerveux sans retenue, la dévisageant dans le blanc des yeux, il ne répondit rien lorsque sa voix claire et fluette résonna encore une fois :
« Est-ce que tout va bien…? »
L’étalon coiffé du haut-de-forme arriva à ce moment et vint s’arrêter près de son alter-ego, légèrement inquiet, sourcils froncés.
« Que vous arrive-t-il ? On dirait que vous voyez un fantôme… »
Tentant de regagner son sang-froid sans y parvenir, l’homme murmura faiblement, hochant très lentement la tête de droite à gauche comme pour essayer de se dire que ce qu’il voyait était impossible :
« Je crois… que vous n’êtes vraiment pas passé loin. »