Les roses et les coqs
« Les pires histoires sont des histoires de famille. »
Jovette-Alice Bernier
Le professeur s'empara sans réfléchir de la lettre, et la montra à son assistant qui insistait pour voir. Celui-ci, après avoir vu ces deux mots qui, pour eux, ne pouvaient logiquement pas être assemblés, afficha la même expression sidérée que son mentor. Il alla jusqu’à lui demander si c’était une farce, ce à quoi le professeur répondit que si Randall avait eu de la famille en France, il lui aurait dit. Mais ça n’était pas une raison pour que Raphaël leur dît tout à son sujet. Après tout, comment aurait-il pu savoir qu’ils connaissaient ce parent ?
Le rouquin arriva peu de temps après, et s’arrêta sur le seuil. Bras croisés sur le torse, adossé négligemment contre le mur, il fixa le professeur qui lorgnait son courrier. Il finit par se racler la gorge, et prit un air froid :
« Si vous lisez le courrier des autres, je ne vois pas pourquoi je ne pourrais pas lire le vôtre. »
L’adulte sembla hésiter un instant, mais se leva, et lui fit face.
« Il se trouve que je connais quelqu’un qui porte aussi ce nom. C’est donc naturel que je réagisse ainsi.
- Ah, vraiment ? demanda ironiquement le rouquin en réajustant ses lunettes. C’est tout juste impossible.
- Et pourquoi, je te prie ? »
Raphaël haussa les épaules, et grogna quelque chose en français. Il prit l’enveloppe des mains du Londonien, et la jeta sur la table. Il répondit alors, toujours aussi froidement, et sûr de lui :
« Je suis le dernier des Ascott. »
Son affirmation choqua les étrangers, au plus haut point. Leur ami Randall, qu’ils avaient encore vu peu de temps auparavant, serait décédé ? C’était inconcevable. Le Français devait se tromper. Forcément.
« Est-il arrivé quelque chose à monsieur Ascott ? osa demander Luke à la place de son mentor.
- Vous le connaissiez ? s’étonna soudainement Raphaël. Pourtant… cela fait longtemps… »
Il marqua une pause, et sembla se perdre dans ses pensées. Il réfléchissait à voix haute, mais en français, si bien que le professeur s’inquiéta grandement pour son ami. Le gentleman perdit finalement son sang-froid, haussant légèrement le ton de sa voix.
« Qu’est-il arrivé à Randall ? Tu dois me le dire ! insista-t-il en saisissant l’étudiant aux épaules, serrant de plus en plus son étreinte.
- Que lui voulez-vous ? défia le jeune en le faisant lâcher. Il ne peut pas vous voir, du moins, pas maintenant.
- Que veux-tu dire ? » interrogea Luke, abasourdi.
Le Parisien s’assit autour de la table, et se servit un verre d’eau qu’il but en une traite avant de commencer son récit. Les british avaient du mal à le croire, mais Randall était venu en France pour « voir une dernière fois quelqu’un ». D’après le jeune homme, ce quelqu’un était un de ses proches, mais il ne précisa pas pourtant qui, pensant que cela ne les concernait nullement. Il ajouta alors que l’intéressé allait repartir quelques jours plus tard, approximativement moins d’une semaine plus tard. Le professeur réclama à le voir, mais son hôte ne l’entendit pas de cette oreille et refusa catégoriquement ; sans donner de bonne raison toutefois.
« Pourrais-je au moins l’appeler ? Nous étions ensemble au lycée, et je n’ai enfin pu lui reparler qu’après dix-huit ans de sépara—
- C’est impossible, vieux schnock, rétorqua Raphaël. Vous ne pouviez le connaître à cette époque. »
L’adolescent se dressa bien droit, et plongea son regard noisette dans celui du professeur. Il n’eut aucun mal, car ils faisaient presque la même taille – sans compter la hauteur du chapeau du gentleman.
« Pourquoi donc ? s’étonna Luke, qui ne perdait miette de la conversation.
- Randall Ascott a aujourd’hui soixante-dix-sept ans, cher professeur Layton » annonça Raphaël.
Le nom de l'adulte avait volontairement été prononcé avec une grande ironie ; l'adolescent avait particulièrement bien détaché chacune des syllabes, surtout celles de son titre : professeur.
L’apprenti se leva d’un bond, criant un « C’est impossible ! » qui sembla retentir dans la ville entière. Le rouquin laissa le professeur se remettre du choc, et alla chercher une vieille feuille dans sa chambre. L’enseignant était extrêmement troublé, buvant plusieurs verres d’eau froide d'affilée pour se remettre les idées en place – en vain. Tout ceci était incroyable. Il avait vu Randall quelques années plus tôt, deux ou trois à peine, et celui-ci avait alors trente-quatre ans. Comment était-ce possible ?
Le rouquin revint quelques instants plus tard, et montra une feuille aux anglais. Ceux-ci devinèrent rapidement qu’il s’agissait d’un arbre généalogique, incomplet soit dit en passant. Ils observèrent le nom que leur montrait leur hôte. C’était bel et bien Randall Ascott. Tout concordait. Il y avait ses parents, sa femme Marissa, et… sa descendance. D’après le schéma, Raphaël était le petit-fils de l’ami du british.
« Mon père est venu en France après… quelque chose. Mais les faits sont là. Il est bien le fils de Randall Ascott. »
Luke répéta pourtant que tout ceci était impossible, car Randall avait trente-cinq ans la dernière fois qu’ils l’avaient vu, et que c’était seulement deux ans auparavant. Après un calcul rapide, Raphaël répondit que son aïeul était âgé de trente-cinq ans en 1971.
« Et aujourd’hui, nous sommes en 2013, mon jeune ami » ajouta-t-il.
Le jeune adolescent resta pantois, mais refusa tout de même d’y croire. Il défendit son opinion en argumentant que, pour le croire, il voulait voir une photographie du Randall actuel.
L’étudiant haussa les épaules, et sortit d’un tiroir du buffet un vieux cliché, pris quelques années auparavant. C’était devant le manoir de la famille Ascott, qui appartenait aux Dumont avant. On y voyait Randall et Marissa, souriants, âgés d’une soixantaine d’années, avec un homme qui semblait en avoir trente, roux comme Raphaël. Celui-ci était devant, souriant. Il avait alors quatre ans. Aux côtés du père du français, il y avait une femme à la peau claire et aux cheveux foncés. Elle souriait, comme tous les autres, et portait un petit bébé dans les bras. À côté du jeune garçon, on pouvait voir une jeune fille de dix ans, aux longs cheveux châtains, tenant Raphaël par la main.
« Cette photo a été prise à la naissance de ma petite sœur, en 1999, expliqua le français. On y voit mes parents, mes grands-parents, à savoir Randall et Marissa Ascott, et mes sœurs. »
Le professeur scruta longuement l’image, mais il dut se rendre à l’évidence. C’était une authentique… Les lieux concordaient, les traits du visage des personnes aussi… Mais son apprenti refusait d’y croire. Selon lui, ils étaient tout simplement embobinés.
« Que sont devenus tes parents et tes sœurs ? » demanda-t-il, pensant piéger l’étudiant.
Piqué au vif, celui-ci ne répondit pas. Il garda le silence, et tenta de changer de conversation, demandant aux Anglais comment ils avaient rencontré son grand-père. Mais l’apprenti n’était pas dupe. Ce n’était pas dans son habitude de profiter des faiblesses des autres, mais il voulait connaître la vérité. Tout ceci ne pouvait pas exister, puisqu’ils n’avaient pas vieilli comme l’ami du professeur.
« Et qu’est devenue Marissa Ascott ? Et tes parents ?
- Tais-toi ! » cria l’adolescent, le fusillant du regard.
Luke ne se démonta pas, et insista de plus belle.
« Je veux savoir ! Tu ne dois pas nous cacher tout ça !
- Rien de tout ça ne te concerne ! » contra le Parisien.
Sentant que la bagarre allait éclater, le professeur s’interposa entre les deux jeunes, mettant fin à leurs cris. Il demanda alors à ce que Raphaël s’expliquât, mais ne le força pas à tout leur raconter. Celui-ci lui jeta un regard noir, et serra le poing, avant de leur dire que le dîner était dans le réfrigérateur et qu’il allait se coucher, laissant les deux étrangers muets.
Mais quelle galère ! grogna le rouquin intérieurement – bien qu'il lui sembla le marmonner également en français –, pourquoi je m’occupe d’eux ?
Il claqua violemment sa porte, s’affalant sur son lit. Il regarda une nouvelle fois une autre photographie, plus récente, de sa famille. Mia, sa grande sœur, le serrait dans ses bras et riait de bon cœur pendant qu’il tenait le mieux possible sa petite sœur, Maya. Derrière eux, ses parents souriaient encore. En y repensant, il se souvint que c’était juste avant que sa mère ne parte…
« Allez, Raphie ! Fais attention !
- Mia, arrête de me pousser !
- Calmez-vous, les enfants. Vous allez blesser Maya. »
Tout heureux à l’idée de revoir leurs grands-parents, Mia et Raphaël se chamaillaient pour savoir qui allait porter Maya, leur petite sœur, sur la photo qu’ils allaient prendre. C’était leur rituel à eux, depuis douze ans. Chaque année, toute la famille revenait voir les Ascott, à Dorémont, et prenait une photographie, tous ensemble.
« Mais maman ! protesta Raphaël, c’est Mia qui l’a portée l’année dernière !
- Parce que je suis plus responsable, moi ! » taquina la jeune fille.
Piqué au vif, le petit garçon rétorqua, moqueur :
« T’as que douze ans ! T’es pas responsable comme papi ! »
Les deux enfants savaient que leur grand-père avait disparu pendant de longues années, alors qu’il était parti à la recherche d’un trésor inestimable. Ils savaient aussi que c’était grâce à son compagnon de l’époque qu’il avait été retrouvé. Le seul point d’ombre était comment, mais ça, ils n’étaient encore que très jeunes, et n’avaient pas à le savoir. À vrai-dire, seul Isaac, leur père, connaissait la vérité.
L’heure de prendre la photographie approcha. Marissa sortit son appareil et demanda à Henry, son vieil ami, de prendre un cliché, comme à chaque fois depuis cinq ans. Randall choisit l’endroit, et opta cette fois pour un autre lieu que Dorémont : Stansbury, leur ville d’enfance. Il racontait toujours que c’était là qu'il avait grandi, et ne perdait jamais une seule occasion de le rappeler, ainsi que de faire visiter la petite bourgade. Cette fois-ci, la famille s’était rendue sur la colline du village, l’endroit préféré des grands-parents.
« Allez, installez-vous correctement, les enfants, sourit le père de Raphaël.
- Papa ! Je peux prendre Maya ?
- Bien sûr, Raphie, sourit Mia. Je l’ai eue l’année dernière ! »
Les yeux de l’enfant brillèrent d’excitation. Pour la première fois, il avait dans ses bras sa petite sœur. Il fit attention à ne pas lui tirer ses longs cheveux noirs de jais, et la porta comme lui indiquait sa grande sœur. Celle-ci s’assit derrière lui, et l’enlaça par surprise. Il se mit à rire, bientôt suivi par Mia, et aussi par Maya, qui était ravie de voir la bonne humeur de sa famille.
Isaac et Misty se posèrent dans le dos de leurs trois enfants, et de chaque côté s’installèrent Randall et Marissa. Les différences entre les couleurs de cheveux de chaque personne étaient remarquables. D’un côté, le blond platine de la grand-mère tenait encore malgré son âge, et les cheveux roux clair de l’aïeul grisaient légèrement. À côté de celle de sa mère, la chevelure d’Isaac semblait s’enflammer, et contrastait beaucoup avec la teinte sombre de celle de sa femme. Devant eux, Raphaël ressemblait à une exacte copie de son père, tout comme Maya avec sa mère. Mia, elle, était une sorte de métissage. Ses cheveux châtain clair étaient parsemés de mèches rousses et brunes, qui disparaissaient au fur et à mesure de sa croissance.
« Bon, tout le monde est prêt ? » demanda Henry, avant d’appuyer sur l’appareil.
Tout le monde fit un large sourire, emplis de gaieté.
Les souvenirs de Raphaël ressurgirent subitement. Peu de temps après cette photo, sa famille s’était dissoute. Il savait que sa mère était médium, et que ses sœurs étaient en formation pour le devenir. Du moins, Mia l’était. Quelques jours après, elle avait été embauchée pour aider à une enquête. Et dans la semaine qui suivit, elle disparut, sans laisser de traces.
C’était ce que l’enquête de Raphaël dans les papiers de son père avait dit. Depuis toujours, on lui avait fait croire que sa mère était morte dans un accident de voiture. Il préférait amplement la fausse histoire, car il savait, au fond de lui, que sa mère ne reviendrait pas. Ses sœurs, Maya et Mia, retournèrent dans leur village natal juste après. Le rouquin était le seul de la famille à être Parisien de souche. Sa mère et ses sœurs venaient d’un village de médiums, et son père d’Angleterre.
C’étaient peut-être deux mondes différents. Mia m’a déjà dit que les mariages ne tenaient jamais dans cette famille…
Il repensa alors à ce moment déchirant, où on lui avait dit que sa mère ne reviendrait plus. On avait retiré de force Mia et Maya, sans que les enfants ne comprennent pourquoi. D’ailleurs, il entendait encore la voix de sa grande-sœur, qui tentait de se faire rassurante :
« On se reverra dans pas longtemps ! Fais attention à toi, hein, Raphie ! »
Il tenta d’oublier cette voix, et se recroquevilla sur son lit. Fondue s’approcha de lui et lui lécha la joue pour le réconforter. Après tout, son maître semblait inquiet et triste, c’était naturel pour lui de vouloir l’aider. Mais même l’affection du chien ne suffisait pas pour faire sécher les larmes qui coulaient sans retenue le long des joues de Raphaël.