Les roses et les coqs
« Le hasard fait bien les choses. Quand il les fait. »Jean-Claude Carrière
Luke et le professeur discutaient calmement à propos de leur « mésaventure ». Après le départ de Raphaël, la veille, ils s’étaient posé un grand nombre de questions. Celle qui revenait le plus souvent dans leurs esprits portait tout simplement sur la nature des évènements qui avaient bien pu se dérouler dans les ruines afin qu'ils se retrouvassent ainsi à Paris...
Malgré leurs efforts pour trouver une réponse, ils durent attendre le retour du rouquin. Celui-ci semblait avoir été vexé par la remarque pertinente du professeur, et refusait de les voir, du moins le supposaient-ils. Or, sans lui, ils ne pouvaient rien faire du tout. Un cruel dilemme se posait là.
Ils avaient donc attendu l’adolescent toute l’après-midi, puis la soirée entière, en vain. Ils avaient dû patienter à un tel point que, finalement, être en France sans aucune explication logique apparente ne les choquait plus.
« Alors, professeur, avez-vous une hypothèse sur tout cela ? »
Le professeur réajusta son haut-de-forme ; il s’apprêtait à répondre à son assistant lorsqu’on frappa à la porte.
La personne entra dans la pièce. Le duo reconnut immédiatement Raphaël et son compagnon, Fondue. L’étudiant les salua, tout sourire.
« Alors, mes chers amis, comment allez-vous ? »
Luke, aussi enjoué que le Parisien, répondit sans hésiter :
« Nous attendions ta visite !
- Vous n’aurez plus à m’attendre. »
Le ton de l’étudiant était soudainement devenu grave, comme s’il allait annoncer une mauvaise nouvelle. Derrière ses lunettes, ses yeux n’avaient plus cet éclat de malice de la veille.
Luke se tut. Le professeur ne dit rien non plus pendant quelques instants, avant de sourire, et d’annoncer :
« Tu vas tout simplement nous faire croire à une bien triste nouvelle, avant de changer d’humeur, et nous en dire une bien excellente, n’est-ce pas ? »
Le rouquin grogna quelque chose d’incompréhensible pour les Anglais -sûrement du français- et acquiesça.
« Démasqué par un vieux schnock, sourit-il en s’approchant d’eux. Je suis si mauvais comédien que ça ? »
Il se mit à rire franchement, et s’assit sur le lit du petit british. Son chien le suivit, et fit de même avec le plus âgé. Le professeur, assis sur son lit d’hôpital, retint un mouvement d’étonnement, avant de caresser la tête du petit animal. Raphaël lui sourit, et reprit la parole :
« Pour en revenir sur la raison de ma présence, je voulais vous dire que vos soins ont été payés, vous pouvez sortir de l’hôpital. »
Les mots de Raphaël mirent Luke dans une grande joie, qu’il peinait à cacher. Le professeur esquissa un sourire, qui disparut sitôt après. Il demanda :
« Pourrais-je savoir comment ils ont été payés ?
- Si ce n’est que ça qui vous inquiète, rétorqua le jeune étudiant, ce n’est que quelques mois de travail. J’économisais pour un voyage, mais je vois que notre rencontre le remplacera. »
Il passa sa main dans ses cheveux, et soupira.
« L’ennui, c’est où et comment je vais vous héberger. Mon appartement est plutôt petit… »
Luke répondit du tac au tac, sûrement d’une habitude londonienne :
« On se contentera d’un canapé, ou même d’un simple fauteuil. À vrai-dire, on l’a déjà fait. »
Le rouquin se mit à rire, et s’excusa de devoir les obliger à dormir dans de simples sièges.
« Mais il n’y a pas que ça…
- Seraient-ce nos tenues d’été, en plein mois de février ? demanda le professeur, presque sûr de la réponse du rouquin.
- Exactement. Décidément, rien ne vous échappe, vieux schnock ! »
Le professeur ignorait ce que le terme « schnock » voulait dire exactement, mais il lui semblait bien que ce ne fût pas réellement un compliment ; du moins, selon la manière dont il était prononcé par le Français, cela n'en avait pas du tout l'air.
« À ce qu’on dit, j’ai un certain talent pour remarquer les plus insignifiantes choses. Mais j’en doute fort. »
L’étudiant se mit à rire, et s’excusa presque aussitôt. D’après lui, c’était très modeste de sa part de dire ceci, et la modestie n’était pas vraiment une qualité française. Cette raison suffit aux anglais pour les faire sourire à leur tour.
Raphaël claqua soudainement des doigts, en s’exclamant :
« Ah ! J’avais oublié ! »
Il farfouilla dans ses poches, et sortit de l’une d’elles une feuille de papier pliée en quatre. Il l’ouvrit, et montra le contenu aux british.
Ceux-ci tentèrent de le lire, mais échouèrent. Raphaël s’étonna en voyant leurs mines déconcertées, sans comprendre la raison de leur incrédulité. Puis il se souvint que le texte était écrit en français, et que les étrangers ne comprenaient pas le moindre mot de cette langue.
« Quel imbécile je fais ! Excusez-moi, soupira-t-il en affichant un sourire gêné.
- Ce n’est pas grave, réconforta le jeune apprenti, ça arrive à tout le monde, des erreurs comme ça. »
Le jeune parisien proposa de le traduire rapidement, ce qu’il fit sans attendre la réponse de ses interlocuteurs. Il expliqua juste avant la lecture que c’était un article de journal qu’il avait recueilli le matin même.
« L’exposition sur Babylone et son histoire reviennent au Louvre, au début du mois prochain. De nouvelles trouvailles encore plus impressionnantes qu’anciennes n’attendent que d’être exposées, et, bien sûr, d’être observées ! De nombreux archéologues viendront observer ces artéfacts, et estimer leur âge exact ainsi que leurs valeurs. Ne ratez pas cette chance, car c’est sûrement la dernière ! »
Le rouquin replia la feuille et la remit dans sa poche, avant d’ajouter :
« Après ça, ils seront envoyés à Londres. »
Il jeta un rapide coup d’œil au professeur, qui restait plongé dans ses pensées. Impossible de lire à travers son esprit, mais on pouvait rapidement deviner qu’il cherchait un lien à toutes ces affaires. Après tout, ce n’était peut-être pas une coïncidence… D’abord les ruines, puis se réveiller à Paris, pour ensuite apprendre qu’un arrivage de Babylone serait exposé, puis envoyé dans leur ville…
Un sourire énigmatique se dessina sur ses lèvres. Cela faisait longtemps, bien trop longtemps à son goût, qu’il n’avait suivi une enquête aussi… étonnante. Pourtant, il en avait vu d’autres, bien étranges ! À croire que, de professeur d’archéologie, il était devenu expert en affaires paranormales ; ou presque, en tout cas.
« Si j’ai bien compris, tu nous as fait sortir de l’hôpital pour aller voir ces choses ? »
L’étudiant hocha la tête.
« Vous avez parfaitement saisi l’affaire, vieux schnock. Qu’attendons-nous ? »
Les deux british hochèrent la tête, et tous allèrent prévenir la réception du départ des Anglais.
Le quatuor -car il ne fallait pas non plus oublier le chien- arpentait tranquillement les rues de la ville. Raphaël essayait d’ignorer les regards étonnés des passants, pour ne pas devenir rouge de honte, et, dès qu’il le pouvait, il empruntait des raccourcis peu fréquentés menant chez lui. L’un d’eux, particulièrement court, les mena directement à côté de l’immeuble.
Avant de pénétrer dans son appartement, Raphaël s’arrêta aux casiers, pour récupérer son courrier. Il saisit les enveloppes et ferma le casier, sans daigner feuilleter l’intitulé de la plupart. Ce devait sûrement être une simple flopée de factures.
Il déverrouilla sa porte d’entrée, située au rez-de-chaussée, et invita ses amis à entrer. Les deux british acceptèrent poliment, mais furent rapidement devancés par le chien, bien trop pressé de rentrer à la maison.
Le professeur et son assistant découvrirent la grande pièce de l’appartement, qui en comptait quatre. Dans cette salle-là, qui faisait office à la fois de cuisine, de salle à manger et de salon, il y avait beaucoup de décoration typiquement française. Luke s’émerveilla même en voyant un bel accordéon soigneusement posé sur un buffet. Il demanda alors à son hôte s’il savait en jouer.
« Désolé, mais non, s’excusa platement le Parisien. Et toi, tu joues d’un instrument ?
- Bien sûr ! Je fais du violon ! »
La réponse provoqua chez Raphaël un déclic, que seul le gentleman remarqua. Il songea aussitôt aux allures peu fiables du garçon. Parfois, il semblait guetter quelque chose chez les autres, comme à l’affût, ou comme s’il avait peur qu’on découvrît quelque détail étrange chez lui. Mais cela devait être son imagination, du moins l’espérait-il.
Il se contenta de réajuster son haut-de-forme, et d’observer la salle.
Une chose était claire, l’étudiant ne roulait pas sur l’or. Dans la cuisine, il y avait très peu de place, et les équipements laissaient à désirer. Le professeur n’était pas très doué en cuisine, ça n’était pas sa passion, mais il fallait admettre qu’il avait raison. Et le salon pouvait accueillir jusqu'à quatre personnes, au grand maximum.
Raphaël expliqua avec regret qu’il ne pouvait pas les recevoir convenablement : il n’y avait que deux chambres, avec chacune un seul lit, à une place. Il fallait le comprendre, il vivait seul ici depuis quatre ans avec son chien, il n’avait pas de quoi recevoir d’invités pour longtemps. L’adulte opina, et annonça qu’il dormirait sur le canapé, afin que les deux jeunes puissent dormir correctement.
« Allez, je vous offre à boire ! Vous voulez quoi ?
- Du thé, s’il-te-plaît ! » répondirent en cœur les deux anglais.
Raphaël farfouilla dans ses placards, mais il dut se rendre à l’évidence : il n’y avait pas la moindre trace de sachets de thé pour les Londoniens. Ceux-ci se contentèrent d’un jus de fruits pour l’apprenti, et d’un verre d’eau pour le professeur.
Alors que les invités sirotaient leurs breuvages, Raphaël s’arrangeait pour faire assez de place dans la seconde chambre, afin d’héberger les deux personnes. Il avait l’intention de dégager son vieux clic-clac du bazar ambulant, et de l’installer pour l’adulte. Les yeux du professeur se promenaient sur les enveloppes, et seule l’une d’elles, bien mise en évidence l'étonna grandement.
Ce qui stupéfia le professeur et le pétrifia totalement fut en réalité les deux mots écrits à la plume qui permettaient d’identifier le destinataire. Il crut d’abord avoir mal lu, mais il n’y avait aucune erreur possible. Il s'agissait bien d'une écriture lisible, qui présentait clairement le nom complet du jeune Parisien :
Raphaël Ascott