Les roses et les coqs
« Le sage est celui qui s’étonne de tout. »
André Gide
Aujourd’hui, nous sommes enfin partis explorer les ruines de Babylone. Le professeur souhaite me montrer quelque chose, mais il refuse de m’en dire plus. J’ai tellement hâte de découvrir ce qu'il cache ! ~~~
~~~ Une énigme que personne n’avait réussi à résoudre jusqu’alors bloquait l’entrée du temple. C’est ça que le professeur voulait tant me montrer ! Il lui a fallu réfléchir quelques minutes, mais il n’a eu aucun mal à la résoudre lorsqu’il a compris ce qu’il devait faire. J’espère que je pourrai résoudre la suivante, s’il y en a une.
L’adolescent referma le carnet. Il avait lu et relu trois ou quatre fois son contenu qu’il traduisait mentalement de l’anglais, mais il ne comprenait toujours pas ; et ce n’était pas dû à une quelconque erreur de traduction, puisque le manuscrit n’avait rien de sibyllin et qu’il se débrouillait tout de même plutôt bien en langues étrangères – l’anglais pour le moins. Ce texte décrivait avec précision et exactitude quelques jours d’une histoire vécue, et ce rapport concernant des ruines en particulier. Il s’agissait d’une sorte de journal intime, de rapport d’excavation dans des ruines, certes, mais les dates et les lieux étaient bien plus que connus. Tantôt Londres, tantôt Babylone… Tout était relaté avec quelque chose d'insaisissable qui rendait ce récit véridique.
L’étudiant passa une main dans son épaisse chevelure rousse et rajusta ses lunettes. À ses côtés, un petit chien dormait sur son lit. Il était tard dans la nuit, et la soirée l’avait épuisé.
« Allez mon gros, sourit le jeune homme en caressant tendrement son dos, fais dodo. Tu l’as mérité. »
L’animal lui jeta un regard empli de fatigue, puis se rendormit aussitôt, ronflant muettement comme s’il craignait que le bruit le réveillât lui-même.
Le garçon retourna s’asseoir pour lire à nouveau le contenu du mystérieux calepin. Il l’avait trouvé dans le musée Rodin, lors de sa tournée de reconnaissance. Car, il faut bien le préciser, cet étudiant était un voleur réputé dans sa ville, mais cachant sa véritable identité sous une couverture certaine. Personne ne le suspectait, et cela l’arrangeait bien.
« Demain, j’irai faire des recherches à la médiathèque pour connaître l’auteur de ce carnet, réfléchit-il tout haut, en murmurant pour lui-même. Une histoire aussi réaliste doit dater. »
L’absence manifeste de date ne pouvait l’aider à confirmer cette dernière affirmation.
Les souvenirs de la soirée lui revinrent à l’esprit. Il était parti au musée Rodin pour faire une visite de reconnaissance avant son vol prochain. Il avançait tranquillement dans les couloirs et profitait de sa soirée avec son compagnon à poils, lorsque celui-ci s’était arrêté et avait grogné ; il avait détecté quelque chose dont l’odeur n’était visiblement pas prévue.
Après l’avoir suivi avec prudence, il était tombé – il s’agit du meilleur mot pour cela – sur deux personnes allongées sur le carrelage de marbre. Ecroulées à terre, inertes ; elles paraissaient avoir perdu connaissance depuis longtemps. Mais elles étaient encore vivantes : juste inconscientes.
Son premier réflexe avait été de saisir son téléphone portable et de composer le numéro 15. Sans décliner son identité cependant – bien que ce fût contraire à la pratique « traditionnelle », mais il n’avait de toute manière pas suivi de formation ; et même s’il l’avait fait, cela n’eût rien changé – il avait donc débité au médecin que les deux personnes s’étaient introduites dans le musée et que, voyant par la suite qu’elles ne revenaient pas, il eût été les chercher. Il s’agissait d’une pure invention, mais il ne pouvait les laisser ainsi sans aide ; et il lui fallait trouver une excuse pour pouvoir les trouver, évidemment autre que cette visite de reconnaissance avant un vol.
Les ambulances étaient parties aussitôt. Le médecin avec qui il était en conversation téléphonique continuait de lui poser des questions sur l’état des inconnus, mais il en eut bientôt terminé ; il ne devait pas s’agir de quoi que ce fût de grave, et les agents du SAMU ne tarderaient plus. Dès qu’il eut raccroché, il était parti se cacher… Et avait trouvé, au passage, le fameux carnet.
Ainsi, une fois rentré, il l’avait feuilleté et avait découvert cette histoire d’excavation archéologique dans la fameuse cité antique de Babylone. Mais, à présent qu’il avait traduit mentalement, lu et réfléchi, il venait à se demander s’il s’agissait réellement d’une histoire fictive. Cela paraissait réel, mais aucune fouille n’était menée sur le site de Babylone sur le moment ; du moins, il n’avait aucunement entendu parler de cette histoire. Et le carnet paraissait très récent ; c’était à peine si l’encre était sèche, lorsqu’il l’avait trouvé. Vraiment, cela en devenait bien énigmatique.
L’étudiant rajusta la monture fine de ses lunettes en regardant par la petite fenêtre de sa chambre.
« C’est étrange, tout ça… » souffla-t-il finalement pour lui-même.
Cela commençait presque à l’agacer, d’être confronté à tant de questions dont il n’avait pas les réponses. Comme s’il essayait de se changer les idées, il décida d’arrêter de penser au carnet, et de se concentrer sur les étranges visiteurs nocturnes qu’il avait vus.
Le plus grand, adulte, faisait penser à un british ; il s’agissait là d’un fait incontestable, et il était impossible de passer à côté d’un tel détail. Comme vissé sur son crâne, un chapeau immense, assorti à son manteau. Même les agents du SAMU n’avaient pas osé le lui ôter…
L’autre personne était un gamin. Il devait avoir entre trois et cinq ans de moins que le jeune étudiant. Habillé d’une simple chemise blanche et d’un bermuda, cela paraissait bien étrange en pleine soirée. Surtout que, en février, les nuits se faisaient de plus en plus fraîches ; il s’agissait d’un pari plutôt risqué que de s’habiller si légèrement.
Le rouquin soupira, se leva de sa chaise simple pour s’accroupir près de son compagnon, et de le réveiller doucement.
« Je dois aller leur parler, tout savoir… C’est trop bizarre pour que je l’ignore comme un évènement anodin. »
L’animal bâilla, ce qui hérissa légèrement les poils qui formaient une tache brune autour de son œil gauche. Le jeune homme lui noua une cape autour du cou en lui esquissant un sourire.
« Allez, viens ! Je peux rien faire sans toi ! »
Luke ouvrit lourdement une paupière, puis l’autre. Puis il écarquilla les yeux et se releva d’un bond, restant à demi allongé dans ce qui ressemblait à un lit d’hôpital. Salle blanche, banale, presque vide ; une télévision dans le coin droit, près d’une double-fenêtre ; une table de nuit sur le côté, et enfin plus loin un autre lit où se trouvait son mentor, encore assoupi.
Que s’était-il donc passé ? Comment étaient-ils arrivés là ? Il ne se souvenait de rien, et ne trouvait aucune réponse à ses questions.
Puis, soudainement, cela lui revint. Les fouilles à Babylone ; l’énigme ; les tremblements et les lumières aveuglantes… Ensuite était venu le trou noir. Il s’était évanoui depuis ce moment-là, tandis que la trappe se rapprochait du plafond…
Soit ils étaient morts et il s’agissait de l’au-delà – mais cela semblait particulièrement peu probable et tout simplement irrationnel –, soit quelqu’un les avait sauvés d’une mort à priori inéluctable. Une seule question demeurait alors : comment ? Car, d’après ses souvenirs, personne ne prenait plus garde à eux depuis qu’ils étaient entrés dans le temple, et de toute manière le portail – que personne avant le professeur Layton n’avait réussi à ouvrir, pour rappel – s’était refermé de lui-même. Aucune issue ne paraissait possible…
Enfin. Peut-être que, lorsque l’archéologue serait réveillé, il aurait une réponse plus claire à tout cela. Bien qu’il parût très fatigué – de toute manière, il travaillait tellement ! un peu de repos ne pouvait lui faire de mal –, il n’avait aucun problème de santé notable, tout comme lui. Il se réveillerait au bout d’un moment, tôt ou tard…
En attendant son réveil, l’apprenti se tourna vers la table de nuit et y trouva un journal plié en deux. Haussant les épaules, il s’en saisit et le déplia ; qu’avait-il d’autre à faire ? Il n’avait personne à qui parler, et il n’avait plus son…
« Mon carnet ! » murmura-t-il comme il eût murmuré une injure, le journal tombant sur ses genoux dans un bruit sourd.
Lorsqu’il avait résolu l’énigme et que l’étrange phénomène avait débuté, il se souvint que, dans sa surprise, il l’avait lâché. Si quelqu’un les avait sauvés, le professeur et lui, il semblait évident qu’il n’eût pas songé à emporter le calepin. C’était évident : il l’avait perdu. Toutes ses notes depuis des jours entiers, toutes les informations qu’il avait récupérées sur les ruines de Babylone, étaient perdues. Ce fut un tel choc que Luke s’effondra sur le dos, la tête sur l’oreiller.
Il se releva encore une fois au bout d’une ou deux minutes, décidé de ne pas perdre son temps ; il reprit le journal et le lut.
Ou plutôt, « voulut » le lire.
Ce n’était pas de l’anglais ; certes, mais cela encore eût été normal, puisque les ruines de Babylone ne se trouvaient pas dans un pays anglophone. Ce qui était étrange était qu’il ne s’agissait pas non plus de la langue officielle de là où il était censé être ; c’était une langue reposant sur son alphabet. Du français, pour être précis.
« Mais qu’est-ce que ça veut dire ?! » murmura-t-il pour lui-même, fronçant les sourcils.
Il n’y avait aucun lien entre la France et les ruines de Babylone. S’ils avaient été sauvés par quelqu’un, ils seraient restés dans une ville proche des ruines, voire dans le campement des archéologues qui s’y trouvaient. Cela n’avait strictement aucun sens qu’ils eussent parcouru ainsi les quelques centaines de miles qui séparait la France de l’ancienne Mésopotamie. Et puis, pourquoi et comment s’y seraient-ils retrouvés, alors qu’ils ne connaissaient personne là-bas ? Pourquoi la France, et pas Londres où ils habitaient tous deux ?
Luke avait laissé retomber le papier sur ses genoux, le regard dans le vide, le torrent de questions sans réponses résonnant dans sa tête en échos assourdissants. Immobile, vacillant légèrement à cause de toutes les idées qui se bousculaient au sein de son esprit, il sursauta violemment lorsqu’il entendit la porte de la chambre s’ouvrir, bien que ce fût discrètement.
La tête d’un étudiant aux lunettes rondes et aux cheveux d’un rouge éclatant passa, le reste du corps entrant finalement dans la salle ; un petit chien blanc portant une cape écarlate autour du cou le suivait en trottinant, bien que visiblement fatigué.
Lorsque le rouquin se rendit compte qu’il avait sorti l’adolescent de ses pensées plutôt brusquement, il eut un léger mouvement de recul et s’excusa.
« Excuse-moi, je ne voulais pas t’effrayer… Est-ce que ça va ? »
Un ange passa. Le jeune homme en chemise le dévisageait sans parler, sans bouger, sans laisser paraître une seule émotion particulière. L’étudiant, ne sachant s’il devait lui demander s’il était muet, lui reposer la question ou bien se présenter, ne bougea pas plus. Le silence pesant se prolongea encore une ou deux minutes, puis le plus jeune se décida d’ouvrir la bouche, l’air embarrassé.
« Er… I’m really sorry, but I haven’t understood anything you said… »
Traduction : il n’avait tout simplement rien compris, et ne parlait qu’anglais. C’était bon à savoir, le jeune français ne ferait plus l’erreur à l’avenir. Il traduisit donc :
« Je disais que je m’excusais, que je ne voulais pas t’effrayer en entrant. Est-ce que ça va ?
- Je crois, oui… marmonna l’adolescent en fronçant légèrement les sourcils, encore plongé dans ses mystères obscurs. Mais… où sommes-nous ? »
Le ton du jeune étranger n’avait pas l’air de dire « dans quel hôpital sommes-nous ? » ; il avait l’air réellement de dire « mais où sommes-nous ? ». Bien que la différence fût à l’oreille plutôt subtile, voire anodine, cela se lisait dans ses yeux que le pauvre anglais était complètement perdu.
L’étudiant, curieux et d’humeur plaisantin, répondit d’une manière plutôt inattendue :
« Je vais te le dire si tu m’expliques ce que tu faisais dans le musée. »
Bien que les salles d’hôpital fussent naturellement sévères concernant la propreté et l’hygiène, le rouquin eut juré avoir entendu une mouche voler. Comme la première fois, le jeune homme le dévisageait avec un regard interrogateur et surpris. Finalement, il se décida d’ouvrir la bouche, prononçant distinctement deux mots :
« Quel musée ? »
Ce fut au tour de l’aîné d’être surpris.
« Ben… Le musée Rodin, où je vous ai vus ! Vous étiez inconscients, alors j’ai appelé le… »
Il chercha rapidement ses mots, ne sachant comment se traduisait « SAMU ». Il reprit autrement au bout de quelques secondes :
« Je veux dire, j’ai composé le quinze, quoi…
- Le quinze ? »
Le rouquin parut murmurer quelque juron. Cela virait presque au dialogue de sourds, cette histoire…
« Le quinze, quoi ! Le numéro de téléphone des secours ! Je vous ai trouvés inconscients, je n’allais quand même pas appeler l’épicier ! »
Baissant un regard incrédule, l’anglais parut réfléchir sur un détail qui ne lui était pas net. Puis il rétorqua :
« Il n’y a pas de téléphone, dans les musées…
- Bien sûr que non, approuva l’autre en haussant les épaules en montrant l’évidence de telles paroles. J’ai pris mon portable pour les appeler, qu’est-ce que tu crois ? »
Et, tout en disant cela, il avait sorti de la poche de sa veste un petit engin noir, qu’il déplia et présenta bien manifestement. Lui qui s’attendait à entendre le jeune garçon répliquer qu’il savait ce que c’était, il fut bien surpris du contraire ; l’étranger regardait l’outil technologique avec des yeux globuleux et un silence d’admiration et d’étonnement. L’étudiant, lui, le regarda subitement du même air.
« Mais tu viens d’où, comme patelin paumé, pour ne pas connaître ça ?
- De Londres. Et ce n’est pas du tout un « patelin paumé », comme tu l’affirmes. »
Les bras lui en tombèrent lorsque cette réponse, prononcée innocemment, tomba dans ses oreilles. Il était clair que la capitale d’Angleterre n’était pas un village particulièrement écarté de toute technologie humaine. Et pourtant, ce garçon – qui avait bel et bien l’accent de Londres – n’avait visiblement jamais entendu parler d’un outil qui existait et était connu de tous depuis au moins dix ou vingt ans.
« S’il te plaît, reprit soudainement le plus jeune. Je dois vraiment savoir où nous sommes.
- Bienvenue à Paris, gamin, rétorqua tout simplement l’aîné en rajustant ses lunettes et fermant les yeux, comme fier d’habiter la capitale française. Ici, tu pourras te ressourcer, et emplir tes poumons de la douce odeur de pollution. Ah, et attention aux rats et aux chevaliers. » ajouta-t-il enfin en lui adressant un regard plaisantin, non sans ironie.