Les roses et les coqs
« Mieux vaut ne rien savoir que beaucoup savoir à moitié. »
Friedrich Nietzsche
Le jeune adolescent en chemise blanche était abasourdi, et répéta les derniers mots de son interlocuteur.
« A… Paris ?
- Je ne vois pas le problème. Si tu viens de Londres, c’est que tu as pris l’Eurostar, je me trompe ? »
C’était le paradis : un ange passait quasiment à chaque réplique désormais.
« Bon, je suppose que ça veut dire que je me suis trompé. Mais comment êtes-vous venus à Paris si vous n’avez pas pris le tunnel sous la Manche ?
- Depuis quand y a-t-il un tunnel sous la Manche ? » répéta tout simplement l’anglais.
Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. L’aîné craqua.
« Mais comment t’es-tu retrouvé au musée ?!
- Je n’en sais rien ! Je ne sais même pas de quoi tu parles ! » cria le jeune garçon, s’emportant lui aussi.
Tous deux se radoucirent aussitôt, comme s’étonnant d’un tel énervement soudain. C’était à cause du manque de savoir ; chacun des deux accusait en réalité l’autre d’en savoir plus que lui, peut-être. Ils venaient de s’en rendre compte.
Le savoir : après l’argent, c’est l’une des choses qui, lorsqu’elle est en manque, peut être une source de conflits…
« Je suis désolé, reprit finalement le plus jeune en baissant la tête. Je n’aurais pas dû faire ça.
- Je m’excuse aussi. Mais ça ne répond pas à ma question…
- Je ne me souviens vraiment pas d’avoir été dans un musée, je te le promets. La dernière chose que j’ai vue avant de me réveiller ici, c’étaient des ruines qui sont à des centaines de miles d’ici. »
L’étudiant oublia tout ce qu’avait dit le jeune garçon. Lorsqu’il avait entendu le mot « ruines », ce fut comme un déclic pour lui, et il oublia tout le reste.
« Quelles ruines ? »
Son ton était subitement devenu grave. Il fronçait les sourcils comme le ferait un adulte, et ses deux yeux transperçaient littéralement l’esprit de Luke, qui en fut légèrement intimidé.
« Babylone… C’étaient les ruines de Babylone… »
Le rouquin fut pendant un instant tenté de sortir le carnet qu’il avait trouvé ; cependant, il ne le fit pas tout de suite. S’il lui appartenait, le jeune homme repartirait avec lui, et il n’avait que peu de chance de le revoir. Et il avait tant de choses qui l’intriguaient en lui ainsi qu’en l’adulte qui sommeillait encore. Tandis que s’il le gardait…
Il trouva une meilleure idée encore. Il sortit le calepin innocemment.
« Tu pourrais me dire à qui ça appartient ?
- Mais… c’est à moi ! »
C’était tellement prévisible, comme réponse…
« Peux-tu me le rendre, s’il te plaît ? J’ai pris toutes mes notes sur les ruines, j’y tiens beaucoup…
- Si tu veux. Mais tout a un prix. »
Même si la double-fenêtre demeurait fermée, il y eut comme un coup de vent dans la chambre d’hôpital.
« Tu as une énigme à résoudre, qui te torture l’esprit depuis plusieurs jours ? répondit finalement le jeune garçon, pas plus étonné que cela.
- Euh… Pas vraiment. »
Il fit durer le silence quelques secondes, mais le regard insistant de l’étranger finit par le convaincre de continuer sur sa lancée.
« Ecoute, ton histoire m’intéresse. D’un autre côté, tu m’as l’air plutôt perdu… On pourrait rester ensemble un moment, et essayer de répondre à nos réponses ensemble ? Si tu acceptes, je te rends ton carnet.
- Le professeur viendra-t-il avec nous ? »
Le rouquin à lunettes se tourna vers le second lit de la salle, où sommeillait encore l’adulte, immobile et au sommeil calme, apparemment épuisé.
« Si tu veux. Et puis, il aura peut-être plus de réponses que toi… Mais pour ça, il faudrait qu’il soit levé. »
Il s’approcha dangereusement de l’archéologue, se penchant vers lui. Luke ne comprit pas tout de suite, mais lorsqu’il comprit ses prières furent inutiles.
« Hé ! Debout, vieux shnock ! »
Luke avait la mâchoire qui pendait jusqu’à terre. Jamais il n’eût osé de telles grossièretés – familiarités était un bien grand euphémisme – envers son mentor qu’il connaissait depuis de longues années, et un jeune homme plus âgé que lui d’à peine plus de cinq ans, lui, n’hésitait aucunement, comme s’il était supérieur au Londonien. Il eut tendance à trouver les Français bien vulgaires, à partir de ce moment…
Le professeur, lui, sursauta en écarquillant les yeux ; il se releva promptement, posa la main droite sur son front. Réveillé en sursaut, il n’avait pas encore les idées très claires, et son esprit divaguait encore dans les souvenirs afin d’essayer de restituer ce qu’il s’était passé durant son inconscience prolongée. Il ne remarqua même pas sur le moment qu’il ne portait plus son haut-de-forme, posé sur la table de nuit à ses côtés. D’ailleurs, lorsqu’il s’en rendit compte, il se dépêcha de le visser sur sa tête. Il fut rassuré de voir son apprenti éveillé, sain et sauf, mais son regard s’attarda plus sur les détails de la pièce où ils se trouvaient.
Soudainement, se tournant vers le rouquin, il fronça un peu les sourcils et posa une simple question :
« Qui êtes-vous, monsieur ? »
L’étudiant sursauta, étonné d’être ainsi appelé « Monsieur » alors qu’il était tout juste majeur. Cependant, il se reprit aussitôt et sourit, légèrement embarrassé.
« Décidément, quel manque de politesse je fais ! Je parle avec votre ami depuis un moment déjà, et je n’ai même pas pensé à me présenter ! »
Il déroba la casquette bleue de Luke, posée sur sa table de chevet, et la fit tournoyer autour de son doigt.
« ‘Marche pas aussi bien que mon chapeau… » grogna-t-il intérieurement.
Il fit s’envoler d’un simple geste le petit couvre-chef de l’assistant, et il lui retomba sur la tête ; cela lui donna un aspect étrange et mystérieux à la fois.
Le chien blanc jappait gaiement autour de lui et bondissait, sa cape suivant ses mouvements avec grâce.
« Je suis Raphaël – avec un tréma sur le « e » –, pour vous servir », sourit-il en relevant le bout du petit chapeau azur.
L’animal aboya gaiement en sautant sur place ; le dénommé Raphaël le présenta également :
« Et voici mon fidèle compagnon, Fondue ! »
Luke tenta de répéter le nom du canidé dans un murmure, mais la seconde syllabe coinçait, ce qui lui ôta une petite grimace.
« Fond-i-ou ?
- Non, pas « Fondiou ».Fon-due, c’est pas compliqué !
- Fon… diou ? » répéta avec difficulté et en vain le jeune anglais.
Il est vrai que l’alphabet phonétique britannique – et anglais en général – ne comportai pas le son que demandait le nom du chien. Mais cela, Raphaël l’ignorait.
Finalement, il poussa un soupir de déception et d’agacement.
« Laisse tomber, fit-il en enlevant la casquette bleue. Attrape ! »
Il la jeta comme un frisbee vers l’apprenti, qui rattrapa habilement son couvre-chef au vol et le vissa aussitôt sur son crâne.
« Moi, je suis Luke, sourit le petit garçon en réajustant son chapeau.
- Enchanté, « Louke », répéta le français en imitant l’accent britannique avec un semblant d’ironie.
L’adulte dans l’autre lit prit à son tour la parole, se faisant aimable :
« Je suis le professeur Hershel Layton, dit-il en tendant vers le parisien une main amicale. Ravi de te rencontrer, Raphaël. »
Le rouquin le regarda de loin et hésita avant de venir lui serrer la main. Il rétorqua, tout en lui tenant le bras :
« J’aime pas trop les profs, mais vous avez l’air cool. »
Il s’assit sur une chaise, entre les deux lits, leur demanda d’où ils venaient dans Londres – car c’était bien vaste ! –, puis ce qu’ils faisaient à Paris. Le professeur lui avait répété qu’ils étaient en voyage dans les ruines de Babylone – d’où leur accoutrement estival – et qu’un moment d’inattention avait fait en sorte qu’ils ne se souvinssent de rien concernant la suite des évènements.
Raphaël hochait la tête au fil de ses paroles, disant silencieusement qu’il comprenait ce que le Londonien voulait lui raconter, malgré l’idée qu’il avait à propos du lieu. Luke, pendant ce temps, écoutait la conversation d’une oreille distraite, préférant jouer avec Fondue.
« Ainsi, tu nous aurais trouvés dans un musée, en France…
- C’est exact, professeur. Je trouve ça tout aussi étrange que vous. »
Le gentleman resta pensif quelques instants. A ce moment-là, une musique se fit entendre, et Raphaël sortit de sa poche l’objet noir qu’il avait montré au jeune Londonien plus tôt ; il l’ouvrit, puis le colla aussitôt à son oreille.
« Marie ? demanda-t-il en français. Qu’est-ce qu’il t’arrive ? »
Les anglais se regardèrent, interloqués, et cherchèrent à qui pouvait bien parler l’adolescent. En vain.
« Je t’expliquerai plus tard pourquoi je suis pas chez moi, continua-t-il après un blanc. Je te préviendrai, promis. »
Il s’excusa – en anglais – auprès des british, ignorant leurs visages hagards
« J’aimerais bien comprendre ce qui se passe dans leurs têtes… » grogna-t-il pour lui-même.
Après avoir abandonné la recherche vaine de la personne avec qui le Français avait conversé dans sa langue maternelle, Luke demanda au Parisien s’il pouvait leur en dire plus à propos du musée Rodin où ils avaient été « trouvés ». Celui-ci refusa, sous prétexte qu’on pouvait les entendre ; ce qui parut légèrement louche.
L’homme au haut-de-forme réfléchissait de plus en plus, et sa mine paraissait s’assombrir, devenir au fur et à mesure méfiante. Le jeune homme à lunettes avait sa chemise un peu décousue – depuis au moins plusieurs mois –, il manquait un bouton à son pull, et il paraissait plutôt maigre, lui et son chien ; il en conclut qu’il vivait seul, et n’était pas particulièrement riche. Il lui demanda alors tout naturellement qui payait leurs soins.
« Ce n’est pas raisonnable pour un jeune homme tel que toi de ne manger qu’une fois par jour… » tenta-t-il.
Le sourire du rouquin s’effaça, laissant place à un visage blême. D’un seul coup, il se releva et s’approcha de très près du professeur, avant de s’égosiller comme il pouvait, hors de lui.
- Vieux schnock, j’ai vingt-deux ans, tu piges ?! J’ai parfaitement le droit, alors t’as pas d’ordre à me donner ! »
Visiblement, sans le vouloir, le gentleman avait touché à un point sensible.
Alertée par les bruits, une infirmière à la mine horrifiée finit par faire irruption dans la chambre, et manqua de faire sortir le jeune parisien. Pour prolonger sa visite, il s’expliqua en français – en mentant, bien évidemment – :
« C’est mon oncle et mon cousin… On a toujours du mal à trouver un sujet d’entente, vu qu’ils sont anglais, et—
- C’est bon, trancha l’employée médicale, vous pouvez rester. Mais faites attention ! La prochaine fois, j’appelle la sécurité. »
Il hocha la tête, attendit le départ de l’infirmière, puis réajusta ses lunettes en se tournant vers les étrangers. Il avait soudainement pris un aspect menaçant qui les intimida.
« Je peux vous aider à rentrer à Londres. Mais… »
Un sourire peu rassurant se profila sur son visage, et plana autour de lui encore un moment.
« Tout service a un prix, reprit-il. Et celui-ci est… Comment dire ? Cher.
- Je ne vois pas de quoi vous parlez… tenta de se défendre le professeur d’archéologie.
- Oh, si… Vous le savez bien. »
Le professeur le regarda sans perdre son sang-froid. Luke, en revanche, commençait à paniquer, et à en vouloir au rouquin. Ce garçon, plus âgé que lui, leur avait d’abord fait croire qu’ils avaient été retrouvés à Paris, dans un musée, et qu’ils y étaient encore. Et maintenant, il tentait une manœuvre d’intimidation.
« Que nous veux-tu ? Je n’ai pas d’immense fortune, ni—
- Je ne veux rien de tout ça, fit Raphaël en tournant les talons. Vous me prenez pour qui ? Un voleur ? »
Il se dirigea vers la porte, et murmura avant de l’ouvrir :
« Je repasserai vous voir avec Fondue, plus tard. »
Après être rentré chez lui, Raphaël avait tout de suite commencé les préparatifs.
Voilà déjà deux heures qu’il faisait des va-et-vient dans sa chambre, sous le regard interrogateur de son chien. L’animal s’était installé sur le lit, et observait son maître.
Celui-ci, après s’être acharné sur une missive, se leva d’un bond, et se dirigea vers la bibliothèque.
Fondue reconnut immédiatement le geste de l’étudiant.
« Admire-moi ça ! » rit ce dernier en tirant un des livres.
L’étagère glissa sur le côté, dévoilant ainsi une cave secrète typiquement poussiéreuse, où les toiles d’araignée avaient été tissées en un grand nombre.
Il descendit tranquillement les marches, suivi par son chien, et arriva dans une salle immense. Éclairée par des dizaines de petites lampes pendues au plafond d’une couleur dorée, la cave du rouquin ne ressemblait aucunement aux autres caves. Celles-ci étaient souvent une sorte de pièce de rangement. La sienne abritait des dizaines et des dizaines d’œuvres d’art.
Sculptures, tableaux, tout y passait.
Un sourire enfantin se dessina sur son visage, tandis que son regard se promenait parmi ses « trésors ».
« Fondue, on prend quoi, ce soir ? » rit-il en se baladant dans la salle, entre divers butins.
Le chien renifla quelques tableaux, et s’arrêta devant l’un d’eux qu’il trouvait étrange. Raphaël le rejoignit, et regarda avec étonnement la peinture, qu’il n’avait jamais vue avant.
Ce devait être un tableau ancien, à en juger les couleurs pâlies et décolorées. Un jeune couple du vingtième siècle était représenté, lors d’un bal.
La femme possédait une chevelure violette détachée, mais ravissante, qui mettait son regard vert en valeur. Sa robe, d’un rose clair, semblait être l’œuvre d’un couturier habile, à en croire la fine dentelle.
L’homme qui dansait avec elle avait des cheveux blonds, d’à-peu-près la même longueur que ceux de Raphaël. Ses yeux bleu clair fixaient amoureusement sa partenaire. Il devait sûrement être issu d’une riche famille, car sa longue cape violine et sa chemise immaculée ornée d’un collier d’or en disaient long sur son statut social.
Raphaël s’étonna de la précision avec laquelle chaque trait avait été fait. On aurait presque dit une photo.
« Non, Fondue. Il n’y a même pas d’auteur, soupira-t-il à son compagnon. Celui-là, je le garde. »
Le chien baissa les oreilles, et couina. Raphaël ajouta :
« Il est plutôt beau, en plus. Je ferais des recherches, et on avisera après. »
Il décida alors de voler de l’argent, au lieu d’œuvres pour la soirée, tandis qu’un plan germait dans son esprit.
L’étudiant retourna dans sa chambre, et ferma l’accès à la cave. Puis il chercha dans ses affaires son costume bleu nuit, et ses accessoires. Une fois en main, il enfila sa chemise blanche et sa veste, puis son pantalon foncé. Il réajusta sa cravate, et attrapa son chapeau.
« Tu es prêt, Fondue ? » demanda-t-il en lui faisant un clin d’œil.
L’animal jappa pour montrer son approbation, et courut vers lui.
« Bien ! Que le spectacle commence ! » sourit Raphaël, en posant son chapeau sur son crâne.