Le trèfle à douze feuilles
Vulgum pecus n. m. fam. Commun des mortels.
Il sursauta violemment. Il demeura ainsi, dans cet état de stupeur, détaillant du regard chaque recoin de la salle. Il ne la reconnaissait pas. Il ne l'avait jamais vue auparavant. Il n'était pas dans la cave de Sandra, et pourtant il avait devant lui ce qui ressemblait en tous points à la machine à voyager dans le temps qu'il connaissait. Il y avait une bibliothèque à côté d'un bureau non loin. Mais elle était beaucoup plus petite, et seule comparée aux immenses allées laissées dans le sous-sol de l'adolescente du futur à cause de tous les meubles alignés qui s'y trouvaient. Cette salle était différente. Tout aussi sombre, si ce n'était plus ; se reflétait pourtant dans cette obscurité presque familière quelque indéfinissable sensation de malaise. Peut-être parce que cette mystérieuse femme était là. Oui, c'était cela. Elle était à ses côtés depuis qu'elle lui avait demandé de la suivre. Pourquoi lui avait-il obéi, par ailleurs ? Il s'était méfié la première fois, et pourtant... Depuis qu'elle l'avait regardé, il avait ressenti la nécessité de la suivre. Non, elle le regardait depuis le début... C'était depuis qu'il avait exprimé son refus. Alors s'il avait clairement refusé, pourquoi avait-il changé d'avis si rapidement ? Il avait eu tout intérêt à rester avec ses amis, et de plus il le savait pertinemment. Alors pourquoi ? Et pourquoi s'était-il mis à courir ? Pourquoi, sans aucune raison, avait-il ressenti le besoin de les semer ? Il ne comprenait pas. Son propre comportement avait été complètement dénué de toute logique.
Non ; il comprit. Cette femme avait fait quelque chose qu'il avait déjà eu plus ou moins l'occasion d'expérimenter. Et Sandra lui avait déjà dit que certains pokémon pouvaient manipuler les esprits à leur guise. Il venait apparemment d'en obtenir la preuve. Ce qui signifiait par déduction que cette femme n'en était pas une. Il le savait depuis le départ, que quelque chose n'allait pas avec elle : son comportement incohérent s'expliquait par le fait que les pokémon ne devaient guère prêter attention aux habitudes humaines. Et s'il voyait à ses côtés un être humain plutôt qu'une autre créature, cela devait être dû à une modification de sa perception par une manipulation de son esprit. Et quelque chose manquait encore... C'était cela : pourquoi cela lui avait-il pris autant de temps pour déduire tout cela, alors que c'était si évident ? Cela devait également être dû à cette manipulation mentale qui entraverait son esprit et ralentirait son efficacité et sa force de déduction...
« DÉTROMPEZ-VOUS. C'EST TOUJOURS DÛ AU ‘RÉVEIL' QUI SE FAIT LENTEMENT ET PROGRESSIVEMENT ; VOTRE ACTIVITÉ CÉRÉBRALE N'EST PAS ENCORE À SON MAXIMUM. D'AILLEURS, VOUS M'ÉPATEZ : VOUS VOUS REMETTEZ QUAND MÊME TRÈS VITE. »
De toute évidence, l'être se trouvant à ses côtés était bien un de ces pokémon aux capacités psychiques improbables. Il reconnaissait bien cette sensation étrange.
L'archéologue remarqua enfin que quelqu'un se trouvait face à l'écran de la machine à voyager dans le temps. Il voulut jeter rapidement un coup d'œil à son contenu, mais seules d'incompréhensibles lignes noires s'y trouvaient ; il eut pu y trouver nombres d'informations sur l'endroit et l'époque où il se trouvait si l'éloignement de l'écran n'était pas un tel handicap, si bien qu'il ne pouvait y distinguer le moindre caractère. De plus, l'homme assis au bureau venait de se lever et de se retourner vers lui.
Il n'avait pas l'air particulièrement agressif ou antipathique, bien que l'ombre n'aidât pas à percevoir distinctement son expression réelle. Cet inconnu semblait tout simplement dénudé de toute trace d'une particulière émotion, et pourtant le professeur crut discerner comme un maigre sourire sur son visage rongé par les ténèbres. Cependant, il était impossible de savoir s'il s'agissait d'un sourire naturel, triste, sarcastique ou, paradoxalement, bienveillant. Il paraissait dévoiler tout cela en même temps.
Il s'approcha tranquillement, après avoir éteint sa machine et appuyé sur un interrupteur qui apporta un peu plus de luminosité dans la salle, ce qui permettait enfin de le voir dans tous ses détails.
Il le salua d'un ton neutre et d'une manière polie. Il s'excusa, sans attendre de réponse de la part de son interlocuteur, d'avoir dû arriver à de telles fins pour le faire venir. L'archéologue se contenta de froncer les sourcils d'un air sérieux et grave.
« Pourquoi avez-vous allumé la lumière ? Vous êtes incontestablement riche ou célèbre pour avoir pu financer la construction de cette machine à voyager dans le temps ; et maintenant que je connais votre visage, il me suffit de faire quelques recherches pour vous démasquer très rapidement. »
Il eut pour réponse un haussement de sourcils surpris, puis un sourire en coin présentant, contre toute attente, une certaine satisfaction.
« Eh bien, je dois avouer que vous êtes à la hauteur de votre réputation, j'ai bien eu raison de vous considérer comme une menace sérieuse.
- Où avez-vous pu entendre parler de moi ? Ce n'est certainement pas à votre époque.
- Vous pouvez bien le deviner, puisque vous êtes si malin.
- Dans les journaux de 1964, lorsque vous vous renseigniez pour élaborer votre plan ?
- Vous voyez, quand vous voulez. Quand vous vous y mettez, tout est tellement plus facile... »
Il n'attendit pas longtemps avant de se mettre à, enfin, répondre à sa question.
« De toute manière, que vous me connaissiez ou non n'a pas d'importance : ça ne changera rien au fait que vous ne le direz à personne.
- Parce que vous ne me laisserez pas repartir, je suppose.
- Exactement. Vous vous doutez bien que je ne me serais pas donné autant de mal pour vous faire venir si ce n'était que pour vous demander poliment de cesser votre enquête, puis vous laisser repartir. On a suffisamment vu que ça ne fonctionnait pas. »
En effet, il était hors de question d'abandonner cette affaire avant qu'elle ne fût résolue. Il fallait absolument qu'il trouvât un moyen de s'échapper... Mais tout semblait perdu pour le moment.
« Qu'allez-vous faire de moi, dans ce cas ? Vous savez très bien que ce ne serait pas raisonnable de risquer de créer un paradoxe en...
- Ne me prenez pas pour un homme qui tuerait n'importe qui juste pour être certain qu'il ne parlera pas. Vous allez rester ici, sous la surveillance de mes hommes. »
D'un certain point de vue, il se trouvait actuellement dans le parfait endroit pour récupérer des indices et des informations ; mais s'il ne pouvait les divulguer à personne, cela allait être tout aussi inutile que de ne rien savoir du tout...
« Comment saviez-vous que nous étions à Londres, au juste ?
- Il n'est pas difficile de se procurer de petits appareils d'espionnage lorsque, comme vous l'avez dit vous-même, on en a largement les moyens. De nos jours, les caméras se vendent comme des petits pains, vous savez...
- Dans ce cas, vous devriez savoir que je ne suis pas seul. Où sont les autres ? »
L'intonation qu'il avait utilisée laissait deviner qu'il connaissait en réalité pertinemment la réponse à sa première question ; en tous les cas, qu'il était quasiment certain de la connaître. La première question n'avait pour rôle que d'introduire la deuxième, qui l'importait bien plus.
« Les enfants sont restés là où vous les avez laissés. Quant à votre assistante, j'étais tenté de l'amener avec vous, mais... Je craignais que son caractère ne la mène à vouloir se battre ; je ne voudrais pas qu'elle se blesse de trop.
- Où est-elle, alors ?
- Je lui ai offert un voyage au cœur d'une petite fête foraine, ça devrait la calmer un peu. »
Son ton sarcastique était suffisamment clair pour que le professeur eût un frisson le long de toute son échine ; il ne s'agissait pas de n'importe quel festival, il en était certain.
« Précisez. Où et quand est-elle ?
- Vous m'excuserez, j'ai une très mauvaise mémoire des noms ; je me doute juste que ça avait un lien avec vous, j'étais tombé dessus par hasard en faisant des recherches sur vos petits exploits...
- Ramenez-la tout de suite à Londres. Vous savez très bien ce qui pourrait arriver si jamais elle croise—
- Il ne lui arrivera rien du tout. Elle saura se débrouiller. Vous faites bien confiance à votre assistante, non ? Alors à présent, calmez-vous et changeons de sujet, voulez-vous ? »
Il n'eut pas le temps de réagir de toute manière, car déjà l'homme s'était retourné vers son bureau, fouillant un des tiroirs au-dessous du clavier. Il en sortit un rectangle noir semblable au téléphone de Sandra, bien que ce qu'il avait face à lui fût au moins deux fois plus grand – la taille d'un petit calepin ordinaire, en bien plus fin. Il demeura muet quelques instants, face à ce qui était vraisemblablement un engin similaire dans le fonctionnement et l'utilité ; puis il le présenta finalement au professeur Layton, qui put voir un texte prenant toute la place de l'écran. Son interlocuteur lui demandant de lire, il ne vit pas de réel inconvénient à, pour le moins, survoler quelques lignes :
Je ne pense plus qu'à elle. Ces bruits continuels me hantent, ne me rappellent que trop sa présence. Je ne dors même plus. Il ne le faut pas. Trop dangereux.
Elle est diabolique. Mais c'est stupide de dire ça, puisque tout le monde le sait parfaitement. Partout où je regarde, les cadavres au sol me la rappellent. Je l'entendrais presque à travers leurs bouches, en train de ricaner: "Oui, bientôt ce sera ton tour..." Mais quand ? Je n'ai pas peur d'elle. C'est cette attente, cette longue attente avant d'y parvenir, qui me paralyse de peur – non, pas de peur. De terreur.
J'ai encore tué quelqu'un aujourd'hui. Ou était-ce hier ? Était-ce un ami, un ennemi ? Je ne sais pas. Je ne sais plus. Combien de personnes ai-je tuées ainsi ? Depuis combien de temps cela dure-t-il, un mois ? Un an ? Un siècle, peut-être ? Cela s'arrêtera-t-il un jour ?
Je ne parviens plus à me souvenir de ma vie d'avant. Il n'y a plus de passé. Il n'y a pas d'avenir. Il n'y a de place que pour le présent. Et quel présent ! Pourquoi diable l'appelons-nous comme ça ?
Je n'ai plus parlé depuis si longtemps... En suis-je encore capable ? Et qui suis-je ? Je ne sais plus. Je n'ai plus de nom. Rien n'a plus de nom. Je ne connais personne. Je ne sais plus rien. Qui est Shakespeare ? Qui est Newton ? Je ne sais plus. Je ne sais rien.
Personne ne sait rien !
Nous ne savons plus que tuer. Et elle aime ça. Ça lui facilite la tâche.
Le paradis n'existe pas. Il n'y a que l'enfer. Et nous l'avons fait jaillir des plus profondes entrailles de la Terre. C'est trop tard pour revenir en arrière. Mais qu'avons-nous fait ?
Il n'y a plus rien. Il n'y a plus que l'Enfer.
Quelques instants de silence perdurèrent. Ce ne fut que lorsque l'archéologue recula évasivement sa tête que l'homme en conclut qu'il avait achevé sa lecture.
« Bien. Qu'en pensez-vous ? »
Il commença par ne pas réagir ; puis il se contenta de répondre qu'il ne pouvait rien dire de constructif, puisqu'il ignorait totalement d'où provenait ce qu'il venait de lire. Un historien comme un archéologue ne commentait jamais une œuvre sans en connaître les sources : cela pouvait même n'être qu'un extrait d'une œuvre de fiction et n'avoir rien à voir avec la réalité. Cela pouvait même avoir été écrit par celui qu'il avait à côté de lui en ce moment-même. Faute d'informations, le gentleman préférait ne rien dire : une énigme est insoluble si l'énoncé est incomplet.
« Eh bien, considérez les deux cas l'un après l'autre, se contenta-t-il de répondre. Faites l'hypothèse que c'est une œuvre de fiction, par exemple.
- Dans ce cas, il doit s'agir du journal d'un soldat dans un champ de bataille, durant une guerre particulièrement sanglante... Cependant, il n'y a aucun moyen de déterminer laquelle. »
Son interlocuteur fit la grimace. Il semblait presque dégoûté.
« Vous dites ça avec un tel détachement, alors que vous êtes conscient de ce qu'implique une telle guerre...
- Vous m'avez demandé de considérer qu'il s'agit d'une œuvre fictive ; l'auteur de cet écrit n'aurait fait que jouer avec des vies inexistantes dans ce cas.
- Bon. Alors supposez que c'est réel. »
Silence. L'homme au haut-de-forme lui adressa un regard grave, mais ne parla pas.
« Ce genre de tuerie ne devrait jamais avoir lieu, n'est-ce pas ? reprit l'inconnu au bout d'un temps. Les hommes ne sont pas faits pour se battre... Vous avez déjà connu deux Grandes Guerres, et vous deviez être jeune alors que l'une d'entre elles faisait rage. Vous savez de quoi je parle. Ça ne peut pas vous laisser indifférent. »
Il ne répondit pas. Il se contenta de reculer instinctivement de quelques pas, lentement, sans y prêter réellement attention. Cet homme avait donc prévu qu'il restât avec lui à discuter de ce genre de choses alors que ses amis devaient être morts d'inquiétude en ce moment-même ? Ou plutôt, environ mille ans auparavant...
Mais cela ne changeait rien au fait qu'il était hors de question de rester là bien sagement, à ne rien faire de constructif.
Le professeur Layton fit soudainement attention à une étrange sensation qui provenait de la poche interne à son manteau. Quelque chose bougeait à l'intérieur. Quelque chose de sphérique, de la taille d'une grosse bille. Il ne voyait qu'une seule explication possible à cela, même s'il n'en connaissait pas réellement la cause.
Il se souvint alors soudainement de l'étreinte de Sandra avant qu'il ne partît. Il se souvint qu'elle avait jeté un regard à Sibelius juste avant de l'étreindre sans aucune raison apparente.
Il ignorait comment, elle savait qu'il allait en avoir besoin. Peut-être que Sibelius lui avait dit. Peut-être que son regard interrogateur servait à lui demander s'il était certain de ce qu'il lui demandait de faire. Il ne pouvait le savoir, mais cela ne changeait rien au fait qu'il avait enfin trouvé sa porte de sortie. Il suffisait d'être suffisamment rapide, et de le prendre par surprise.
Il n'avait jamais songé faire cela un jour. Mais il appuya sur le bouton d'une poké ball. Nina apparut aussitôt entre les deux hommes, paraissant déjà connaître la situation ; contre toute attente, le pokémon se jeta sur le professeur, le saisissant dans ses pattes, puis s'envola ; elle cracha un jet d'une substance inconnue, mais qui brilla très fortement, et le rayon détruisit toute la parcelle de plafond qui avait été touchée ; ce qui créa un trou béant menant directement à l'étage supérieur, assez grand pour les laisser s'échapper.
Tout cela n'avait pris que quelques secondes.
L'archéologue voyait le sol s'éloigner à une vitesse vertigineuse, laissant apparaître une bâtisse sombre au beau milieu d'une forêt incroyablement dense. Il était clair que personne n'allait s'aventurer là, et donc qu'il était aisé d'y cacher quelque chose ; même si cette chose en question mesurait bien plus de neuf cents pieds de large et de long. Même si Nina avait dû attaquer plusieurs fois de suite le plafond, car il y avait de nombreux étages ; par ailleurs, soit les arbres étaient suffisamment hauts pour cacher le bâtiment, soit ses différents étages s'enfonçaient vers le sous-sol, et le bureau principal se situait donc logiquement au plus profond sous terre.
Le sol se rapprocha soudainement, et le dragon reposa aussitôt l'homme quelques centaines de pieds plus loin ; il lui présenta aussitôt son dos et ses ailes, signe qu'ils devaient repartir immédiatement s'ils ne voulaient pas se faire rattraper. S'ils s'étaient posés, ce n'était que pour lui permettre de se mettre plus à l'aise pour le vol. Le gentleman n'osa pas hésiter et se mit à chevaucher Nina, enroulant son cou d'un bras et tenant son haut-de-forme de l'autre. Il ne se serait jamais pardonné de le perdre en plein vol, à cause de la nuée de branchages qui les surplombait et qu'ils allaient devoir traverser.
Nina redécolla aussitôt, arrachant un haut-le-cœur à son cavalier qui avait été pris par surprise et n'était pas habitué à ce genre d'exercices. Certes, il avait déjà fait de l'équitation ; mais chevaucher un dragon volant apportait réellement des sensations complètement nouvelles et différentes : un cheval n'avait pas d'ailes pour jouer au voltigeur.
Alors que Nina s'apprêtait à dépasser la couche de feuilles et de branches, le paysage changea soudainement du tout au tout autour d'eux, sans prévenir ; ils s'écrasèrent contre un tronc d'arbre qui était apparu dans leur passage, avant même de l'avoir vu venir. Par chance, ils n'étaient pas encore très éloignés du sol : leur chute n'en fut que plus courte, et moins douloureuse. Le tapis de feuilles qui parsemait le sol de cette nouvelle forêt amortit bien suffisamment le choc pour que le résultat de la collision avec le tronc en demeurât malgré tout plus désagréable, en particulier pour le dragon vert qui s'était pris l'arbre de plein fouet et se massait encore le front en geignant de douleur. Le professeur, lui, se releva tant bien que mal afin de mieux observer les alentours. Non pas qu'il espérât reconnaître les lieux, mais il pouvait au moins oser chercher du regard la sortie, ou du moins une trace de vie non sauvage. Par ailleurs, il priait intérieurement pour que des pokémon sauvages ne fussent pas de la partie...
« Hé, M'sieur, ça va ? »
Un jeune homme accourut aussitôt, visiblement effrayé ; au vu de l'épaisseur de la forêt ainsi que de l'endroit d'où il venait, il n'avait par chance pas pu voir leur apparition soudaine, et n'avait logiquement été alerté que par le bruit qu'ils avaient causé au moment du crash. Au moins, il allait admettre qu'il s'était simplement agi d'une erreur dans le contrôle d'un virage en vol plus que d'un voyage temporel – ainsi que dans l'espace, probablement – imprévu.
Le professeur Layton remercia l'enfant pour s'inquiéter tout en le rassurant au passage, se retournant cependant aussitôt vers Nina, qui elle avait souffert plus que lui ; le pokémon fit toutefois comprendre qu'elle s'était déjà remise. Peut-être que le fait de combattre l'avait endurcie, et que ce ne serait pas un tronc d'arbre qui l'aurait si facilement ; même si le choc avait réellement paru impressionnant.
Puisqu'il avait trouvé de la compagnie qui se voulait accueillante et serviable, autant en profiter pour obtenir quelques informations supplémentaires :
« Excuse-moi, mon garçon...
- Christophe, M'sieur. J'm'appelle Christophe.
- Bien, Christophe, répéta-t-il. Je ne voudrais pas te déranger, mais est-ce que tu pourrais nous dire où nous nous trouvons exactement ? Mon pokémon et moi sommes un peu perdus, vois-tu... »
Le gamin jeta un œil à Nina avant de prendre, soudainement, sans aucune raison apparente, une tête émerveillée.
« Woah, un libegon ! Ça se voit que vous êtes pas de la région, alors !
- En effet, je ne suis pas vraiment d'ici...
- Vous voyagez beaucoup ? Vous venez de Hoenn ? C'est fichtrement loin, dites donc ! Vous avez dû en visiter, des régions ! Vous avez visité quoi, alors ? Moi, je suis trop jeune alors je ne bouge pas beaucoup, mais vous savez, j'adorerais voyager comme vous le faites ! »
La volubilité de ce jeune homme était hallucinante, surtout pour un homme qui venait à peine de se remettre de ses émotions. Le professeur Layton commença par ne pas répondre, tout simplement parce qu'il ignorait totalement comment le calmer.
« Christophe... Tu as dit que tu ne bougeais pas beaucoup d'ici, n'est-ce pas ?
- Ouaip. C'est nul, je connais cette forêt par cœur, maintenant, y'a plus rien à découvrir...
- Mais l'avantage est que toi, au moins, tu ne peux pas te perdre, n'est-ce pas ? Je ne suis jamais venu ici et je suis complètement perdu ; alors si tu connais si bien cet endroit, tu pourrais peut-être guider les voyageurs. »
Il parut réfléchir, admettant qu'il n'y avait jamais pensé. D'un certain point de vue, il trouva enfin un avantage à connaître si bien un bois aussi dense que celui dans lequel ils se trouvaient sur le moment.
Lorsque l'archéologue lui demanda de lui donner quelques informations sur les environs, le gamin n'hésita pas :
« Forêt d'Empoigne, M'sieur. Vous avez par là le pont Sagiciel qui mène à Volucité, et par ici vous allez tomber sur Maillard juste après la trois. Vous savez où vous voulez aller ?
- Si je te dis Entrelasque, est-ce que ça te dit quelque chose ? »
Le jeune adolescent fit la grimace.
« Pour sûr que je connais. Par contre, j'vous dis pas, mais c'est loin. Vous n'y serez pas avant la nuit, c'est sûr. En tout cas, pas à pied. »
Il parut compter sur ses doigts en levant les yeux au ciel, laissant deviner qu'il réfléchissait.
« Ouais. À moins de voler, ça vous fera bien entre cinquante et cent kilomètres. Le pont Sagiciel, Volucité, la quatre qui mène au Désert Délassant – en plus, pour le Désert, il fera nuit, et je vous déconseille fortement de traverser un désert la nuit –, Méanville, la seize, le Pont de—
- Je pense que Nina peut encore voler. », soupira le professeur en lui faisant signe qu'il pouvait stopper son énumération.
Le dénommé Christophe ne bougea pas pendant un instant, demeurant silencieux, puis haussa des épaules.
« Bon. Alors vous prenez juste plein nord jusqu'à ce que vous voyiez les lumières des lampadaires. »
C'était tout de même une solution beaucoup plus aisée.
Il ajouta finalement :
« Ça vous ferait environ trente kilomètres ; à vol de libegon, ça doit prendre un peu moins d'une heure. Par contre, le soleil sera déjà couché depuis un moment. Déjà qu'il commence à se coucher dès maintenant... Je vous conseillerais plutôt de trouver un endroit où dormir. »
Il était vrai que les alentours se faisaient de plus en plus sombres à vue d'œil ; il était certainement imprudent de rester dans les parages alors que la visibilité se réduisait autant. Si cela continuait, même quelqu'un qui connaissait la forêt par cœur dans ses moindres recoins pourrait se perdre faute de repères...
« Si vous voulez, je peux vous raccompagner jusqu'à la sortie de la forêt ; ça ne vous embête pas si on va vers Maillard ? C'est là que j'habite, et mes parents vont s'inquiéter si je prends le temps de faire un détour de l'autre côté. »
Le gentleman n'y vit aucun inconvénient ; Christophe esquissa un sourire satisfait avant de saisir une poké ball, libérant ainsi une créature humanoïde aux tons roses et magenta. Il lui donna gentiment un ordre, qui fit que le pokémon se mit à luire fortement, éclairant les environs comme en plein jour. Même s'il commençait à être habitué à ces nouveaux gestes faisant partie du quotidien de l'époque, la surprise de l'homme au haut-de-forme l'emporta grâce au fait que cela n'avait pas encore été prévu ; heureusement, le gamin fit le lien avec un autre détail :
« Ah, c'est vrai que vous devez vous demander comment j'ai pu trouver un charmina en ne bougeant pas d'ici ; ben, ne le dites à personne, mais je connais une petite cachette secrète dans la forêt où on trouve plein de pokémon exotiques ! C'est dingue, non ? Par contre, vous n'en parlez à personne, hein ! Après, ce sera plus un secret ! »
L'adulte crut utile d'acquiescer comme s'il voyait parfaitement de quoi son interlocuteur parlait. Le petit groupe se mit alors en marche, guidés par la lumière du dénommé charmina. Sur le chemin, le jeune garçon posait des myriades de questions à son compagnon, qui bien souvent ne savait trop comment lui répondre ; Nina avait préféré rentrer dans sa poké ball afin de se reposer un peu, tandis que la créature carmin se contentait d'avancer sans un bruit, continuant imperturbablement de jouer son rôle de lampe torche. L'archéologue lui jetait quelques regards interrogateurs, car le pokémon ne cessait de le regarder fixement depuis qu'il l'avait vu. Il eut donné beaucoup pour savoir à quoi il pensait en ce moment-même...
D'autre part, s'il avait un indice sur le lieu où il se trouvait ainsi qu'un moyen de se rendre là où Sandra habitait, il n'avait aucun moyen d'être certain qu'il était à une époque où il l'y retrouverait. Et il se voyait mal demander à ce Christophe en quelle année ils se trouvaient ; c'eut paru étrange, comme question. Et puis, il fallait tout d'abord réussir à le faire taire le temps de lui poser la question, ou encore essayer de ramener le sujet à cette question ; les deux options étaient aussi irréalisables l'une que l'autre s'il désirait y parvenir avec subtilité.
La nuit régnait déjà depuis longtemps lorsqu'ils parvinrent à l'orée de la forêt, puis à l'entrée d'une petite ville quelques minutes plus tard. Le jeune homme insista pour que le professeur demeurât sur place, affirmant qu'il pouvait l'aider à trouver un refuge pour la nuit, mais le gentleman laissa comprendre qu'il savait désormais exactement où il allait ; même s'il n'en était pas certain, il préférait éviter d'abuser de la gentillesse d'un enfant, surtout sans connaître l'avis de ses parents. Contrairement à ce qu'il eut pu croire, charmina fit comprendre à son dresseur que l'adulte avait raison, bien qu'auparavant absolument rien ne semblait dire qu'il désirait se mêler à quoi que ce fût. Christophe parut déçu, mais finit par admettre que l'archéologue devait partir ; il lui montra très exactement la direction à prendre de manière à y arriver en ligne droite, à l'aide d'un de ces gadgets du futur qui devait être une sorte de descendant de la boussole. Puis il lui fit ses adieux et regarda l'homme au haut-de-forme s'envoler dans la direction nommée, chevauchant son libegon.
« J'aimerais vraiment pouvoir voyager comme lui... Il parlait pas beaucoup, mais il a vraiment dû visiter des tonnes d'endroits... » murmurait-il pour lui-même en observant le firmament d'un air rêveur.
Son pokémon poussa un soupir en baissant le regard.
« CROIS-MOI. AU DÉPART, CET HOMME M'AVAIT L'AIR SUSPECT, ALORS J'AI JETÉ UN ŒIL À SES SOUVENIRS...
- Tu sais bien que je t'ai déjà dit que ça se faisait pas, Charmina, gronda-t-il.
- JE SAIS. MAIS SI JAMAIS TU AVAIS PU VOIR ÇA... C'ÉTAIT VRAIMENT UN DRÔLE DE VOYAGEUR. IL EN A VU, EN EFFET, DES ENDROITS INSOLITES...
- De quoi tu parles ? Raconte ! »
La créature fixa Polaris durant encore quelques secondes. Les étoiles étaient les seules choses à n'avoir pas tant changé avec le temps, à l'échelle de la vie humaine...
« IL A VRAIMENT VOYAGÉ BIEN PLUS LOIN ENCORE QUE TOUT CE QUE TU PEUX IMAGINER. C'EST TOUT CE QUE JE PEUX TE DIRE. »
Entrelasque était bien reconnaissable à ses routes pavées tout en possédant des bâtiments rectangulaires et blancs, et ce même de nuit. La lueur des lampadaires était suffisamment forte pour qu'on y vît clairement les alentours ; le professeur Layton et Nina étaient seuls, mais savaient où ils allaient. Pour le moins... Nina avait l'air de savoir où elle allait, et le gentleman préférait lui faire confiance.
Depuis que le dragon s'était posé, le duo arpentait attentivement les rues désertes de la petite cité ; l'homme avait encore légèrement mal au cœur, mais il ne laissait rien transparaître : cela se calmerait bien tout seul, au bout d'un moment. Il faisait nuit noire, et aucune horloge ne se trouvait aux alentours. Quant à la montre de l'archéologue, il avait bien sûr appris à ne plus s'y fier lorsqu'il faisait des voyages temporels. Il était tout de même bien embarrassant de n'avoir aucun repère temporel alors que l'on voyageait à travers les époques... C'était un peu comme se retrouver dans un lieu inconnu sans carte ni boussole.
Soudainement, le pokémon vira de bord pour s'arrêter devant une porte. L'archéologue admit qu'il reconnaissait bien les alentours, et qu'il avait de bonnes chances d'être à la bonne destination.
Les trois dimensions de l'espace présentaient une situation géographique correcte. Ne manquait plus que l'unique dimension temporelle fût aussi clémente avec eux. Bien que, statistiquement, il n'avait qu'une courte marge d'erreur. Soit ils y étaient, soit ils n'y étaient pas ; et si l'on regardait les probabilités, à première vue ils n'avaient que peu de chances d'y être.
Le professeur d'archéologie se força à se ressaisir ; ils n'avaient pas fait tout ce chemin pour abandonner au dernier moment. Il pouvait bien espérer que Sandra fût encore à l'intérieur de cette maison. Il le fallait. Forcément. C'était sa seule solution.
Il fallait frapper. Sinon ils ne sauraient jamais. Et sinon ils resteraient coincés pour longtemps dans une époque qu'ils n'avaient même pas encore déterminée. Dont ils ne savaient strictement rien. Dans laquelle ils ne pourraient jamais s'intégrer.
Quelques coups hésitants retentirent contre la porte. Puis il y eut un silence.
La porte grinça, puis s'ouvrit. C'était elle. Ils y étaient.
« Bonsoir, Monsieur. Qu'est-ce que vous voulez ? »
Monsieur.
Elle l'avait appelé ‘Monsieur'.
Donc elle ne le reconnaissait pas.
Le professeur Layton se figea de stupeur, tandis que de longs frissons le parcouraient de long en large le long de son échine. Sandra le regarda avec une sorte de mélange entre indifférence, impatience et incompréhension.
« Monsieur. Vous avez toqué. Donc vous voulez quelque chose. Alors maintenant que je suis là, parlez. »
Il refusait de se l'admettre, aussi avait-il probablement la raison pour laquelle il ne l'avait pas tout de suite remarqué.
Mais il devait se rendre à l'évidence.
L'enfant qu'il avait devant lui n'avait à vue d'œil que dix ans. Peut-être même huit.