Le trèfle à douze feuilles

Chapitre 20 : Versatile

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Dernière mise à jour 10/11/2016 08:12

« Quand un homme marche vers son destin,
il est bien souvent forcé de changer de direction. »
Paulo Coelho


Versatile adj. Qui change facilement d'opinion. changeant, inconstant. n. f. VERSATILITÉ
 

21 mars 2964, 05:29 p.m.


La première chose que le professeur Layton fit après que Sandra les eût ramenés chez elle fut consulter rapidement la petite horloge affichée en bas de l'écran de la machine. Et il constata aussitôt qu'il était bien plus tard que ce à quoi il s'attendait. Lorsqu'il en fit part à Sandra, celle-ci commença par répliquer qu'en effet, cela lui avait pris du temps de rentrer chez elle, puis d'allumer la machine à voyager dans le temps pour aller les chercher.

« Il est six heures, fit-il cependant aussitôt remarquer. Ne me dis pas que tu as mis plus d'une heure à rentrer alors qu'il t'aurait fallu à peine plus de vingt minutes... »

Une fois de plus, l'adolescente baissa le regard en poussant un soupir qui était comme un mélange d'énervement et de lassitude. Elle fit signe à ses amis de la suivre, les menant au salon de sa demeure. Apparemment, elle et sa mère n'étaient pas seules : se tenait assis près de la table, près d'Evelyne, un homme qui devait avoir à peu près le même âge qu'elle. De nombreuses feuilles de papier ainsi que deux sortes d'ordinateurs se trouvaient sur la table, preuve qu'ils devaient être en train d'en parler tous deux avant leur arrivée de quelque affaire de scientifiques.
L'invité en était de toute évidence un, probablement collègue de travail de la mère de Sandra ; il tenait ses lunettes noires et rectangulaires de sa main gauche, par l'une des branches qu'il mordillait avec insouciance, tandis que son autre main s'étalait avec légèreté et précision sur le clavier de l'une des deux machines ; ses mèches brun très sombre, bien que dégagées de son front, s'entremêlaient dans un désordre harmonieux. Lorsque ses pupilles noires croisèrent le regard du professeur d'archéologie, il y apparut comme un petit éclat de lucidité et de sagesse, mais surtout de curiosité. Quand il demanda à l'adulte du futur de qui il s'agissait, le ton familier qu'il avait utilisé prouvait à la fois son côté amical et les longues années qu'ils avaient dû passer ensemble à se côtoyer : c'était évident, ils devaient être relativement proches, peut-être même plus que par les relations professionnelles.
Evelyne répondit naturellement qu'il s'agissait d'amis de la famille qui étaient de séjour pour quelques jours ; il ne répliqua rien, bien que son regard demandât silencieusement pourquoi elle ne lui en avait jamais parlé. Elle lui présenta ainsi chacun des quatre Londoniens, révélant par la même occasion que son ami, Nick Mansfield, était spécialiste en informatique, étant très utile dans le laboratoire où ils travaillaient grâce à son grand savoir qui souvent permettait de résoudre les problèmes spécifiques aux ordinateurs.
Evelyne était encore en train de parler lorsque l'on vint brutalement frapper à la porte. Au vu de la vivacité du mouvement, Sandra parut aussitôt faire le lien avec quelque invité indésirable, car elle avait aussitôt sursauté en ordonnant nerveusement aux Londoniens de la suivre rapidement ; ce qu'ils firent sans broncher, comme s'ils avaient également deviné l'identité de la personne se trouvant de l'autre côté de la porte d'entrée. La mère se précipita vers cette dernière afin de vérifier, et tarda à l'ouvrir ; le temps que sa fille et ses amis du passé fussent hors de vue. Au final, seul l'informaticien demeurait sans comprendre ce qui se passait autour de lui, les regardant s'exciter et se presser en tous sens.
 


Une fois les Anglais dans la cave, Sandra referma la porte derrière elle. Tous se dirigèrent le plus rapidement possible vers la machine à voyager dans le temps, l'adolescente du futur leur expliquant qu'elle se débrouillerait seule avec Koga et sa bande, car il était plus que certain qu'ils fussent revenus pour lui réclamer des explications.

« Vous n'êtes pas en sécurité ici, il vaut mieux que vous retourniez à votre époque... Mais le problème est que maintenant qu'ils savent que vous savez, ils vont vous rechercher à Dublin aussi...
- Dans ce cas, proposa Emmy, ils ne nous chercheront peut-être pas à Londres... N'est-ce pas ? »

Le professeur réfléchit rapidement avant d'approuver l'idée, qui permettait de se sortir du dilemme. Le seul problème était qu'ils allaient devoir récupérer leurs affaires, qu'ils avaient évidemment laissées dans leur hôtel d'Irlande ; ce à quoi une voix sortie de nulle part répondit qu'elle y avait pensé.
Les Anglais sursautèrent tous en percevant ainsi une sorte de voix qui n'avait aucune origine précise ; en réalité, cela ressemblait plus à une sorte de pensée qui venait s'infiltrer dans leur esprit. Seule Sandra ne parut pas surprise, demandant à Sibelius de se montrer plutôt que de toujours prendre les gens par surprise. Surtout que le temps pressait à ce moment, n'oublia-t-elle pas de préciser.
Le pokémon obéit, se dévoilant aux yeux de tous ; son regard se plongea dans celui du professeur qui le fixait nerveusement. Il esquissa un léger sourire qui ressemblait à une sorte de satisfaction.

« JE VOUS FÉLICITE. VOUS AVEZ FAILLI VOUS SOUVENIR, IL A FALLU QUE J'INTERVIENNE UNE SECONDE FOIS. C'EST UNE PREUVE QUE VOUS AVEZ UNE GRANDE FORCE D'ESPRIT. »

Au vu de l'attitude des autres personnes présentes qui semblaient avoir complètement ignoré ce que Sibelius venait de dire, l'archéologue crut bon d'en déduire qu'il avait été le seul à l'« entendre ». Personne d'autre que lui ne remarqua que le pokémon avait aussitôt changé de sujet sans aucune transition, affirmant qu'il les avait devancés en ramenant leurs affaires dans le bureau du professeur, à Londres, ce qui confirma son hypothèse : cette « parole » n'était destinée qu'à lui seul, aussi les autres n'avaient aucune utilité à la percevoir eux aussi.

« Je suppose qu'il faut comprendre que Londres devait être notre prochaine destination de toute manière, marmonna Sandra. C'est ça ?
- C'EST EN EFFET VOTRE PROCHAINE ESCALE POUR LA MAJORITÉ D'ENTRE VOUS. », se contenta-t-il de répondre.

L'usage du mot « escale » et de « la majorité d'entre vous » surprit cette fois-ci tout le monde ; mais rien ne put lui être soutiré lorsque Luke lui demanda de s'expliquer : tout ce que fit l'alakazam fut leur rappeler, non sans sarcasme, que le temps leur était compté. Sandra grogna, mais dut se résigner à allumer la machine à voyager dans le temps en vitesse, inscrivant les coordonnées sous forme de chiffres que lui dictait le pokémon ; elle ne songea pas par ailleurs à lui demander comment il pouvait les connaître, pensant qu'il le savait justement parce qu'il s'y était déjà rendu pour ramener les affaires des Londoniens. Elle alluma ensuite son LST, ce qui fit apparaître une sorte de carte sur l'écran de l'ordinateur et, en particulier, un trait vert brillant à un emplacement qui correspondait à un des murs de la salle : l'adolescente du futur l'interpréta comme le passage vers leur époque, montrant le mur correspondant dans la réalité. Cependant, avant que les Anglais ne partissent, elle jeta un regard furtif vers Sibelius avant de se précipiter vers le professeur Layton. Son geste particulièrement incongru cloua le groupe sur place à cause de la surprise.
En effet, elle était en train de le serrer entre ses bras de toutes ses forces, ce qui ne lui ressemblait pourtant absolument pas. L'homme au haut-de-forme, ne sachant comment le prendre, se contenta de se laisser faire en la regardant avec incompréhension. Lorsqu'elle relâcha son étreinte, elle lui adressa un sourire dont l'émotion lui échappa. Il était totalement incapable de déterminer si l'enfant était nerveuse, triste ou satisfaite. Peut-être parce que son expression ressemblait à un mélange des trois.

« Professeur... J'ai bouclé ma boucle. Bientôt, ce sera à votre tour. »

Le gentleman eut beau lui demander de s'expliquer, elle refusa tristement en lui avouant qu'elle n'en avait pas le droit. Que ça ne pourrait que créer des ennuis. Qu'il devait le découvrir par lui-même. Suite à cela, elle rappela à ses amis que le temps pressait, et elle les força à retourner à Londres, passant un mur qui n'en était plus réellement un.
 


Lorsqu'Evelyne ouvrit la porte, elle fut bien surprise d'apercevoir un policier en train de chasser le petit groupe d'adolescents à coups de menaces de les emmener au commissariat. Une fois les garnements hors de vue, l'agent se retourna vers Evelyne qu'il salua poliment.

« Je suis désolé de vous déranger, prononça-t-il en présentant un badge indiquant clairement sa profession. Je désirais juste m'informer : est-ce que vous connaissez un certain Hershel Layton ? »

La scientifique ne put s'empêcher d'écarquiller les yeux de surprise en ayant un mouvement de recul dû à un sursaut. Voyant bien que son interlocuteur l'avait remarqué, elle se sentit obligée d'acquiescer.

« Vous voyez, cet homme semblait s'intéresser au cas de votre mari – toutes mes condoléances, par ailleurs – et... disons que lorsque j'ai voulu me renseigner à son sujet, je n'ai rien pu trouver sur lui dans aucune des régions anglophones. »

Ce fait était loin de l'étonner, puisque le pauvre homme avait recherché quelqu'un qui était censé avoir vécu dix siècles auparavant.

« Cela ne peut signifier qu'une seule chose : qu'il ne s'est pas présenté sous son vrai nom, et qu'il avait donc une raison de cacher sa véritable identité... Et en cela je me dois de faire ma petite enquête. Puisque vous le connaissez, est-ce que vous pourriez m'indiquer comment je pourrais le joindre ? »

La quadragénaire prit du temps avant de reprendre totalement ses esprits. Ainsi, l'archéologue se serait rendu au commissariat pour se renseigner sur une affaire qui ne concernait en rien celle pour laquelle il se trouvait actuellement dans son futur ? Pourquoi donc cette affaire l'intéressait tant ?

« Vous n'avez vraiment pas de chance, il vient de partir.
- Est-ce que vous auriez alors un moyen de le rejoindre comme un numéro de téléphone ou— ?
- Non. Désolée. »

L'agent s'excusa poliment mais tristement, se préparant à repartir après lui avoir demandé de prévenir le professeur de sa venue.

« Et vous pourrez lui demander de se rendre au commissariat, si jamais vous le revoyez ?
- Oui, Monsieur. Passez une bonne journée. », prononça-t-elle d'un ton cependant froid, presque blasé.

Une fois la porte refermée, la mère se dirigea vers la cave. N'ayant toujours rien compris du déroulement de la scène, Mansfield était tenté de lui demander des explications ; mais au vu du moral de la scientifique qui s'était visiblement dégradé depuis, il préféra se faire oublier en restant assis devant les feuilles de papier et deux ordinateurs dont les écrans étaient désormais totalement noirs.
Voyant sans surprise sa fille seule avec Sibelius lorsque l'adulte fut au sous-sol, elle leur jeta un regard haineux tandis qu'elle s'avançait.

« Sandra... Je peux savoir ce que vous avez fait pendant mon absence ? »
 

21 mars 1964, 05:41 p.m.


Les Anglais se retrouvèrent dans ce qu'ils reconnurent comme étant une petite rue londonienne peu fréquentée. Ils furent tous surpris de ne pas être directement arrivés dans le bureau du professeur, mais ils se résignèrent au fait qu'ils se trouvaient là où ils étaient, et que le fait de songer à être ailleurs ne les mènerait nulle part.
L'archéologue reconnut rapidement l'emplacement exact de leur arrivée – qui n'était au final pas si éloigné de leur destination espérée – et ainsi un itinéraire précis put aussitôt être élaboré. Les quatre amis se remirent tranquillement en marche, se réjouissant d'enfin retrouver un paysage qui leur était familier après une bonne semaine de voyages à travers l'espace et le temps, parmi des milieux dont la technologie leur échappait. Personne n'était mécontent de pouvoir apprécier de nouveau la tranquillité de la capitale d'Angleterre qui leur permettait à tous de retrouver une certaine sérénité, en dépit des événements se déroulant à Dublin et dans le futur. Après tout, l'Irlande était éloignée dans l'espace, et le millénaire prochain l'était encore plus dans le temps – et accessoirement dans l'espace également, puisque Sandra et sa mère vivaient dans ce qui correspondait vraisemblablement aux États-Unis.
Au final, la sérénité alentour l'avait emporté sur leurs préoccupations concernant l'enquête ; ils se contentaient de marcher d'un pas apaisé en admirant un paysage qui leur avait manqué et qu'ils pensaient ne plus avoir vu depuis bien longtemps.

Il n'était pas dans l'habitude du professeur Layton de s'attarder sur les passants ; pourtant, une jeune femme qui apparut face à eux l'intrigua tout particulièrement, dès son apparition au coin de la rue.
Elle n'avait pourtant en apparence rien de particulier. Ses cheveux courts et recourbés vers l'avant reposaient sur une sorte de petite écharpe en vison largement allongée sur ses épaules, sans compter la grande mèche qui lui cachait le haut de son visage très pâle. Tellement pâle que son teint blafard et sa longue robe immaculée lui donnaient presque un aspect fantomatique. Ses deux yeux d'un rose profond, presque rouge, devaient cependant être la principale origine du malaise et de l'intense curiosité que le gentleman ne pouvait s'empêcher de ressentir en la dévisageant. En effet, outre leur couleur bien peu banale, ces deux pupilles écarlates le fixaient en particulier avec une insistance telle que cela virait au scandale. Cette inconnue lui voulait quelque chose. L'intensité de son regard était une preuve de sa détermination et de son autorité. Le vison montrait qu'elle était certainement de la haute société, et pourtant le contraste affreux entre sa couleur sombre digne d'un deuil et le tissu fin et luisant de sa robe ne pouvait être qu'un indice d'une incroyable erreur de goût : ce dont ne pourrait évidemment jamais se permettre une jeune femme aussi riche et coquette que celle que l'homme avait face à lui.
Quelque chose n'allait pas avec cette lady. Son autorité, son manque de goût, son insistance dans le regard, le fait qu'il ne l'eût jamais vue, et qu'elle le connaissait forcément. Toutes ces petites incohérences dans sa démarche ne pouvaient que la transformer en une bien déroutante énigme : était-il possible d'être aussi paradoxale ? Le profond doute qu'il avait le poussa à se méfier d'elle plus ou moins consciemment lorsqu'elle l'aborda, stoppant le petit groupe dans sa marche.
Elle ne parla pas ; elle se contenta de continuer de fixer l'homme au haut-de-forme dans les yeux, de s'incliner légèrement pour le saluer, de continuer de le dévisager et, enfin, de lui faire signe de la suivre.
Le professeur d'archéologie ne bougea pas, se contentant de froncer les sourcils en réponse.

« Que nous voulez-vous, Mademoiselle ? »

En effet, elle semblait plutôt jeune ; peut-être trop pour être mariée. Dans le doute, il avait préféré souligner la jeunesse plus que l'âge et la maturité offerts avec le mariage.

Elle ne répondit toujours pas, se contentant de prendre un air irrité en perdant son léger sourire et en laissant retomber ses sourcils, quoique bien moins bas que l'homme afin de montrer qu'elle n'était pas en colère face à ce refus poli et implicite, mais bien là. Non, elle n'était pas en colère. Pas encore.
Elle ne dériva pas son regard insistant du sien, comme pour montrer sa détermination qui ne fléchirait pas plus. Le professeur Layton, de même, ne détachait pas ses yeux d'elle. Ou plutôt de ces deux pupilles rouges. Il ne regardait plus que ces deux points noirs insistants, qui ne cillaient pas, qui lui donnaient un air si hautain et autoritaire. Le gentleman ne savait exactement ce qui lui arrivait. Il ne pouvait tout simplement pas détacher son regard de ces deux yeux. Il ressentait quelque chose de totalement indescriptible. Ces deux pupilles noires baissèrent enfin, très légèrement. Non, c'étaient ses sourcils qui se fronçaient encore un petit peu. Ce regard énigmatique, insistant, l'absorbait complètement. S'en dégageait comme une sorte de force invincible et insurmontable. Plus rien n'existait désormais autour de ces deux ronds ébène. Il n'y avait plus qu'eux, et la pression implacable qu'ils imposaient avec fureur.

Elle répéta finalement son geste. Elle l'avait fait d'un air plus ferme encore que la dernière fois. Elle n'avait pas baissé les yeux. Elle ne les baisserait pas. Jamais. Elle était trop autoritaire pour cela.

Elle voulait qu'il la suivît. Il fallait donc la suivre. Ce n'était pas discutable. Ses yeux le lui avaient dit. Il devait obéir.

Il fit un pas. Il s'arrêta là. Il y avait un peu de résistance. Mais il ne le fallait pas.

Elle avait osé baisser le regard trop tôt. Mais ces deux yeux se relevèrent aussitôt, faisant éclater leur courroux. Il avait désobéi. Il ne le fallait pas. Il n'avait pas le droit de désobéir.

Il se décida enfin à se mettre en route.

« Professeur ? » appelèrent presque à l'unisson ses amis, pris par la surprise.

Il ne répondit pas. Il paraissait n'avoir même pas entendu. Il continua de marcher, lentement. Ces trois appels presque simultanés n'avaient comme jamais existé.
Ils n'avaient pas le droit d'exister. Donc il fallait les ignorer. On ne répond pas à un appel qui n'existe pas.

Ses sourcils se baissèrent encore. Mais cette fois c'était pour concorder avec son discret sourire en coin. Un signe de satisfaction. De victoire. Sur cette dernière image d'elle qu'elle laissa, elle se retourna et fit rapidement demi-tour. Le professeur la suivit. Ils allaient vite. Les autres ne devaient pas les rattraper. Il devait venir seul.


Et pour cela il fallait les semer.


Simultanément, les deux adultes se mirent sans prévenir à courir, l'un derrière l'autre. Ils traversèrent la rue, sans même faire attention aux voitures qui arrivaient. Ils parvinrent sans encombre de l'autre côté. Les trois assistants qui tentaient de les rattraper furent coincés sur le trottoir d'en face car la circulation reprit de plus belle pour quelques secondes. Emmy, refusant d'attendre, se décida de se jeter elle aussi au milieu des transports en tous genres. Ils n'allaient pas vite, et la route était assez mince. Il suffisait de bien calculer.
Les deux enfants n'eurent pas la même audace. Ils préférèrent attendre sagement que la route se libérât de manière raisonnable. Les adultes avaient eu de la chance. Beaucoup trop. Mais heureusement.
L'assistante courait à en perdre haleine, distancée de quelques dizaines de pieds déjà de son mentor et de cette mystérieuse femme. Mais elle ne devait pas s'arrêter. Personne ne savait où ils allaient. C'était pour cela qu'elle ne devait pas se perdre. Et qu'elle ne devait pas le laisser seul.

« Professeur, attendez ! »

Il n'attendit pas. Il ne se retourna pas. Comme la première fois, il devait l'ignorer. Cet appel n'avait pas existé.

Tout ceci n'était pas normal. Mais cela était tellement évident que cette idée ne lui traversa même pas l'esprit. La Londonienne se contentait de courir et de chercher à comprendre, en vain, ce qui se passait. Cela ne servait à rien de s'arrêter sur des banalités. Si elle ne trouvait pas de solution, alors elle devait les rattraper, car ils la mèneraient à la solution. Et une fois la solution obtenue, elle devrait résoudre le problème. Et pour cela il fallait les rattraper. Tout concordait clairement. Donc il fallait courir de toute manière.

Les deux adultes prirent soudainement une petite venelle où ils disparurent de son champ de vision. Il ne le fallait pas. Elle ne devait pas les quitter des yeux. Surtout pas. Sinon elle les perdrait. Elle se sentit accélérer en conséquence, en oubliant presque de reprendre son souffle. Plus rien n'avait d'importance autour d'elle, à part les rattraper. Le rattraper. À tout prix.
Elle tourna au même coin seulement une ou deux secondes plus tard. Elle avait largement rattrapé son retard, même si encore quelques pieds la séparaient des deux autres. Elle vit la femme se retourner vers elle rapidement, lui jetant un fugace regard colérique. Mais elle se retourna aussitôt, et disparut. Le professeur Layton disparut.
Ils avaient voyagé dans le temps. Pas elle. Pas encore. Mais peut-être qu'elle avait encore le temps. Le portail n'était peut-être pas encore fermé. Il fallait qu'elle les rattrapât, à tout prix. Ce portail invisible vers une autre époque devait être toujours là. Il le fallait. Forcément. Elle ne devait pas se laisser semer. Surtout pas.

Elle arriva au point où ils avaient voyagé dans le temps. Elle ferma les yeux en fronçant les sourcils. Il fallait qu'elle voyageât aussi. Il fallait absolument qu'elle fût avec lui. Elle voulait absolument comprendre ce qui s'était passé. À tout prix.

Elle se sentit trébucher contre une sorte de barre solide qui n'était pas là auparavant. Ayant freiné subitement ses pieds, elle dut s'arrêter de courir. Mais le reste de son corps avait conservé une certaine inertie due à la course. Elle se sentit percuter violemment quelqu'un, puis tomber en même temps que cette malheureuse personne qui s'était trouvée par hasard au mauvais endroit, au mauvais moment. Deux interjections similaires, simulant évidemment la douleur, retentirent à l'unisson lorsque les deux corps entrèrent en collision avec le sol. Emmy se sentit obligée d'ouvrir les yeux, s'apprêtant à s'excuser pour avoir ainsi bousculé avec tant de violence...





Aucun son ne sortit de sa bouche. Elle en était incapable. L'origine de la collision comme son innocente victime se regardaient, les yeux exorbités de l'une dans le regard similairement nerveux de l'autre, sans rien dire. Emmy avait la bouche à moitié ouverte, béate. Elle la referma quelques secondes plus tard. À moins que ce ne fût au bout de plus longtemps que cela. La jeune femme qu'elle avait face à elle lui ressemblait en tous points.
Cette dernière remua, tentant de se relever. Se rendant enfin compte qu'elle la gênait dans ses mouvements, Emmy se releva elle-même. Elle voulut prononcer des excuses, mais rien ne sortit de sa bouche.

Une musique répétitive et pourtant entraînante résonnait partout autour d'elles. C'était une musique de carnaval. Emmy la connaissait. Elle se surprit à la chantonner dans sa tête, essayant de rattacher cette mélodie à un souvenir. Mais où avait-elle bien pu entendre cette chanson ?

« Ce n'est pas moi... »

Chancelante, face à elle, la jeune femme dévisageait son double du futur sans vouloir admettre la vérité. Parce qu'elle ne savait pas. Parce que cela semblait impossible.
Emmy ne sut que répondre. Elle n'avait pas le droit de lui dire. C'était une de ces Règles sur les voyages temporels qui disait qu'elle n'avait pas le droit d'en parler... Même pas à elle-même. Face à l'absurdité de la situation, l'assistante du professeur Layton ne put retenir un faible rire nerveux.
Elle désirait voyager dans le temps. Elle avait voyagé dans le temps. Mais pas dans le sens qu'elle imaginait. Elle voulait retrouver le professeur... Pas elle.

« Qui êtes-vous ? »

Son alter-ego du passé s'était fait plus ferme et autoritaire. Une fois remise de la surprise, elle désirait des réponses.
Ironiquement, c'était ce qu'elle imaginait faire une fois qu'elle eut retrouvé l'époque où se trouvait le professeur. Réclamer des réponses. Indirectement, les rôles s'inversaient.
Emmy ne répondit pas, préférant tenter de revenir sur ses pas. Elle sentit pourtant une paroi froide s'interposer en travers de sa route. C'était une paroi bien trop froide pour être un mur réservé à un bâtiment. C'était très légèrement concave, comme l'entourant dans un minuscule interstice vide à l'intérieur d'un cadre.

Elle risqua un œil derrière elle. Durant un instant court. Mais suffisant pour lire qu'elle se trouvait devant l'entrée d'un stand de miroirs déformants.

Enfin elle put rattacher cette musique, celle qui était devenue insupportable par sa légèreté qui entrait en contradiction avec toute la pression qu'elle ressentait sur le moment, enfin elle put la rattacher à quelque chose de bien concret, qui se résumait en un mot : Dorémont.
Mais cela lui rappela également aussitôt un autre souvenir, en apparence bien plus récent. Mais en apparence seulement.


Miroir.

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