Avec la Stabilité du Sable

Chapitre 4 : Chapitre II : Le Tangram de Kelland [ Deuxième Partie ]

6837 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 15/08/2022 19:43

Chapitre II :

Le Tangram de Kelland


Deuxième Partie


22 Août 1953 — 15:28

 

             Hershel Layton, professeur d’archéologie nouvellement nommé à l’Université de Gressenheller de Londres, et seule personne à jamais être parvenue à une telle position à un âge aussi jeune et tendre que celui de vingt-sept ans.

             Ce titre lui serait bien lourd à porter ; mais ses longues années d’études et de travail honnête et dévoué lui rappelèrent qu’il était, avant toute chose, bel et bien mérité. Encore quelques semaines à peine, et il allait retourner à l’université ; mais cette fois-ci, il se tiendrait de l’autre côté du bureau, dans les plus grandes profondeurs de l’amphithéâtre.

 

             Était-il nerveux face à l’idée d’enseigner à des étudiants qui, pour certains, s’avèreraient n’avoir qu’à peine quelques années de moins que lui ? Peut-être bien, mais là n’était pas son inquiétude du moment.

             Non, le combat féroce et sans pitié qu’il menait en ce moment même était autrement plus crucial, bien plus mature, bien au-delà de telles sottises aussi puériles. Son adversaire finirait bien par se plier à sa volonté intransigeante, c’était l’évidence même ; ce n’était là qu’une question de patience, d’adresse, de précision… Cette bataille se devait de s’achever en une victoire pure et dure, d’autant plus que ses notions de trigonométrie, de physique et de bon sens penchaient en sa faveur. Il en allait de son honneur, et il en allait de l’estime que tous ses amis portaient pour lui, Claire en premier lieu : il ne pouvait pas échouer ; il ne devait pas échouer. C’était une idée absolument ridicule que de perdre une guerre aussi absurde et pourtant si capitale, contre un adversaire aussi risible et dénué de toute intelligence qu’était un—

 

             Le haut-de-forme lui retomba sur les yeux une fois de plus. Encore une défaite.

 

             Il n’avait absolument rien à redire au bon goût de Claire, et loin de lui était l’idée de prétendre que ce chapeau n’était pas aussi élégant et raffiné que ce qu’elle en avait jugé ; mais il l’eût apprécié tellement plus, si seulement il était capable de le garder bien sagement sur sa tête.

             Peu après que Claire était partie de chez lui pour l’après-midi, juste après qu’elle lui avait offert un tel cadeau pour le féliciter de son nouveau poste, il s’était décidé à retourner préparer ses cours et passer un peu de bon temps à analyser un ou deux fossiles qu’il avait empruntés à la collection de l’université. Quelle naïveté ! Sitôt assis à son bureau, ce farouche chapeau avait décidé de glisser et aller lui bloquer la vue en moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire. Qu’à cela ne tienne : imperturbable, il s’était simplement redressé pour se maintenir bien droit, avait rajusté ce petit impertinent, puis était retourné à son travail. Mais encore une fois, en seulement dix minutes, sa lecture l’avait poussé à s’incliner un peu trop sur le sujet fascinant des archéobactéries décimées par la Grande Oxygénation du Précambrien, et ce nouveau chapeau en avait profité pour faire de même, encore une fois réclamant son attention avec ce qui désormais ne pouvait être que de l’insolence pure et simple.

             Inutile de conter la suite : ce manège s’était répété une bonne vingtaine de fois dans le courant des trois longues heures qui avaient suivi le départ de sa petite amie, chaque nouveau tour rendant la tâche de garder son calme à chaque fois un peu plus ardue ; et finalement, toute idée d’étudier lui était sortie de la tête. Le futur professeur avait eu le malheur de sous-estimer le temps qu’il lui faudrait pour s’habituer à le porter, et désormais il en payait le prix, maintenant qu’il était face à son miroir, incapable d’en bouger avant qu’enfin ce chapeau se décidât à rester parfaitement stable. Toute énigme avait une solution, et il était hors de question que celle-ci fît exception ; mais elle n’avait aucun droit d’être aussi difficile à résoudre, de surcroît pour une raison aussi stupide que ce qui était de toute évidence soit une erreur de conception, soit une folie irraisonnée du chapelier qui l’avait conçu, soit une combinaison des deux.

             Sa mémoire ne manqua pas de lui rappeler le dîner dans un restaurant gastronomique qu’ils avaient organisé pour l’occasion, et durant lequel il allait retrouver non seulement Claire, mais également leurs chers amis d’université Clark et Brenda Triton, et son mentor, le Docteur Andrew Schrader. Il avait tout intérêt à avoir dompté ce nouvel accessoire d’ici là, au risque de devenir la risée de la soirée. À bien regarder ce haut-de-forme, sa hauteur était telle que même une déviation d’un seul degré par rapport à la verticale serait visible : et assurément, ses amis ne manqueraient donc pas de la remarquer, et de la lui faire remarquer.

 

             Hershel Layton fut tiré de ses pensées et de son miroir lorsqu’il entendit que l’on toquait à sa porte, et encore une fois un chapeau brun s’amusa à lui barrer la vue, le forçant à en saisir le rebord afin de le rajuster en urgence.

 

             De nombreuses hypothèses quant à l’identité du visiteur lui étaient venu en tête tandis qu’il accourait ; toutefois, trouver sur le pas de sa porte non pas une, mais deux Claire, ne faisait certainement pas partie de la liste.

             Une seule des deux portait la même tenue que celle qui l’avait quitté un peu plus de trois heures plus tôt, et celle-ci, en voyant sa mine déconfite, et d’autant plus en voyant son chapeau s’incliner d’au moins dix degrés sans qu’il semblât s’en rendre compte, éclata d’un rire cristallin. Ce premier indice, suivi de ce rire qu’il eût reconnu entre mille, prouvèrent qu’il s’agissait de la véritable Claire. Quant à l’autre, celle qui demeurait tendue et semblait chercher à se cacher toute entière à l’intérieur de son chapeau, en dépit des lois de la physique… Qui était-ce ?

             L’extravertie posa les mains sur ses hanches et lui lança un regard et un sourire taquins ; plus aucun doute, c’était bien elle.

 

             « Hershel, t’ai-je déjà dit que j’ai une sœur ? »

 

             L’intéressé, pris de court, eut un léger mouvement de recul encore déboussolé — le haut-de-forme lui tomba sur les yeux en conséquence, et il le rajusta immédiatement. Il se surprit lui-même lorsqu’il se rendit compte qu’il n’avait pas même pris le temps de parvenir à une telle déduction, qui eût été en rétrospective de loin la plus logique, et bien évidente.

 

             « Non… Je suis certain que tu ne l’as jamais mentionné. »

 

             Il dévisagea une femme après l’autre : la ressemblance était véritablement stupéfiante, suggérant très fortement la possibilité qu’elles fussent même des jumelles monozygotes. Mais… Jusqu’à ce moment, il pensait pourtant que Claire et lui eussent tout partagé ; elle avait pu rencontrer ses parents, Roland et Lucille Layton, durant une ou deux occasions, et un beau jour, il avait pu en retour passer une charmante après-midi aux côtés des Foley. Pourquoi donc lui cacher l’existence d’un autre membre de sa famille, surtout si c’était pour la présenter de manière aussi soudaine et inattendue ?

             Toutes deux échangèrent un regard. La timide en veste bleue retourna aussitôt à abaisser de nouveau son chapeau sur son visage, et il la vit resserrer son étreinte autour d’une étrange petite sacoche noire. Après une courte seconde de vide, cependant, il vit un très vif mais discret hochement de tête de sa part, en signe d’acquiescement. Claire l’avait également remarqué, car elle croisa les bras, et son sourire changea vers une émotion qu’il se trouva incapable d’interpréter.

 

             « Correct ! s’exclama-t-elle fièrement. C’est parce que je n’en ai pas.

             – Mais alors, qui…

             – C’est justement là le problème, murmura timidement la femme qui, finalement, ne portait pas “Foley” comme nom de famille. On ne sait pas non plus. »

 

             Hershel était certain que, jamais dans sa vie entière, il ne s’était senti plus perdu qu’en cet instant précis. Blâmant le manque de contexte et cette situation absurdement burlesque, il commença à se demander si, possiblement, il s’était simplement endormi sur son bureau et avait commencé de rêver ; son mentor lui avait pourtant bien dit qu’il valait mieux un siège moins confortable afin de justement rester éveillé au travail, et qu’un fauteuil doté d’accoudoirs, même mince et de petite taille, n’était en réalité qu’un oreiller bien déguisé. Peut-être même que ce haut-de-forme faisait également partie de ce rêve, puisque certainement, quelle personne saine d’esprit pût avoir eu l’idée de façonner un chapeau aussi exagérément élevé et incommode ?

             Claire pouvait presque voir des rouages tourner dans la tête de son ami, et les imaginait désormais coincés dans une réflexion qui risquait fortement de ne jamais aboutir. Cette vision d’un engrenage débrayé et incapable de tourner correctement lui sembla bien amusante, et elle se prit à rire de nouveau.

 

             « Ne t’inquiète pas, nous pouvons tout expliquer, » assura-t-elle. Cependant, elle reprit aussitôt son silence et, plutôt que de procéder aux susdites explications, elle se pencha légèrement de côté de manière taquine, mimant exagérément qu’elle cherchait à regarder dans son dos. Son sourire doubla en largeur, et elle précisa : « …Du moins, si tu daignes nous laisser entrer.

             – Je— Bien sûr, toutes mes excuses, » répondit-il absentement, dégageant aussitôt le passage avec un grand pas de côté et invitant les deux visiteurs à passer la porte — tout en rajustant ce chapeau qui, bien évidemment, s’était encore une fois manifesté pour l’importuner d’une manière qui était forcément délibérée.

 

             L’étrange inconnue entra en premier, avec une grande précipitation qu’elle ne chercha aucunement à dissimuler ; et une fois à l’intérieur, loin des regards indiscrets, prise en sandwich entre un bureau gris-vert dégoulinant de livres et une simple table de bois, un grand soupir de soulagement lui échappa aussitôt. Claire suivit avec beaucoup plus de calme, et il ferma la porte derrière elle avant de se retourner, encore une fois, vers ce mystérieux sosie.

             … Était-ce une illusion d’optique liée au changement d’éclairage ? Il lui semblait que ses cheveux avaient changé de couleur, perdant ses éclats roux et n’apparaissant désormais que comme un brun clair commun et terne.

             Son amie l’avait également remarqué, et toujours avec un grand sourire malicieux, elle croisa les bras et murmura avec la discrétion d’un acteur sur scène, s’assurant en réalité que Hershel pût l’entendre parfaitement :

 

             « Pssst. Ton déguisement est encore en train de tomber.

             – Q-quoi !? »

 

             Exactement en même temps que ce petit cri de surprise, l’homme put voir l’intéressée bondir de terreur, et avant même qu’elle eût le temps de regagner le sol, elle avait grandi d’un pied complet, échangé sa veste bleue pour une autre brun foncé et plus longue, et un haut-de-forme ridiculement élevé lui était poussé de nulle part sur la tête, venant remplacer le petit chapeau blanc qu’elle portait jusqu’alors. Eût-il été en état d’analyser pleinement la situation, peut-être eût-il pu remarquer au son qui retentit lorsque ses pieds entrèrent de nouveau en contact avec le parquet, que cette personne était bien plus légère qu’il ne paraissait.

             La femme qui n’en était plus une, de retour sur Terre, se figea intégralement et refusa résolument de se retourner vers les deux adultes. L’archéologue, pris de peur, recula d’un grand pas et laissa s’échapper un cri court, mais qui en disait long. À peine remis du choc, il se tourna aussitôt vers sa petite amie et réclama qu’enfin la situation lui fût expliquée pleinement. Imperturbable, elle se décida enfin à lui répondre :

 

             « J’ai longuement réfléchi pendant le trajet à la meilleure manière d’amener la nouvelle, mais je suis finalement arrivée à la conclusion que quoi que nous fassions, ce moment serait inévitable. Alors, j’ai préféré éviter que nous tournions autour du pot inutilement, » justifia-t-elle avec un peu de remords dans sa voix et un sourire désormais légèrement désolé, mais dont le regret n’était qu’à moitié sincère. En réalité, elle peinait à cacher son amusement, et ce fut donc la raison pour laquelle elle se rapprocha de son ami et lui donna un petit coup de coude plaisantin, ajoutant non sans ironie : « Et puisque tu as crié aussi, tu es désormais un membre à part entière du monde des hurleurs. Félicitations !

             – C-Claire, ce n’est pas drôle ! »

 

             L’étranger plaqua une main contre sa bouche, prenant conscience que la voix qui avait prononcé ces mots avait été un petit peu trop révélatrice ; et en effet, bien que son dos fût encore tourné, le second pas en arrière et la petite exclamation muette du jeune professeur n’échappèrent pas à ses oreilles. L’imposteur se mordit la lèvre et abaissa le haut-de-forme sur ses yeux ; un haut-de-forme que Hershel reconnut parfaitement, étant donné qu’il s’agissait d’une copie conforme de ce qui était devenu son pire ennemi au cours de ce début d’après-midi.

             Ayant terminé sa petite farce et se sentant désolée qu’elle eût été prise avec tant de sérieux, Claire s’approcha de l’anomalie qui défiait les lois de la physique, et posa une main réconfortante dans son dos. Un regard silencieux fut échangé, et elle se retrouva bientôt face à un reflet parfait d’elle-même : en effet, l’entité avait oublié d’appliquer les altérations à son apparence qu’elle avait trouvées auparavant. Ainsi, Hershel regarda l’une, puis l’autre, dans un va-et-vient devenant progressivement plus perturbé : un frisson glacial lui parcourut l’échine lorsqu’il se rendit compte qu’il était incapable de déceler la moindre différence dans leur physique, mis à part l’unique sacoche noire qu’une seule maintenait fermement contre sa poitrine.

             Alors que sa paranoïa ne pouvait s’empêcher d’imaginer toutes sortes de complots machiavéliques qui eurent pu tirer parti d’un tel pouvoir, il fut d’autant plus reconnaissant envers l’attitude de cette imitation, qui semblait révéler clairement que ses intentions en étaient bien loin. Non seulement était-ce le meilleur moyen de distinguer l’original de la copie, mais cela le conforta également dans l’idée qu’il s’agissait exactement du souhait de ladite copie.

             L’entité regarda ses mains avec peu d’entrain, vit les manches d’une élégante petite blouse blanche, et soupira. Les yeux fixant le sol, elle marcha lentement vers un coin du salon près d’une porte fermée, qui devait mener à d’autres pièces de son appartement ; puis, faisant face au mur et aux quelques photographies qui y étaient accrochées, elle commença des modifications progressives pour revenir à la fausse identité avec laquelle elle était entrée. Sa petite sacoche noire fut encore une fois serrée contre ses bras, comme si sa présence pouvait lui apporter un peu de réconfort.

             Hershel voulait initialement détourner le regard pendant que son apparence changeait ; mais le spectacle se révélait si étrange et intrigant qu’il ne put taire cette sorte de curiosité morbide qui se réveillait en lui, alors qu’il cherchait désespérément à analyser et trouver une explication rationnelle derrière un tel phénomène.

 

             « Comme tu peux le voir Hershel, murmura Claire une fois revenue à ses côtés, cette personne peut changer d’apparence plus ou moins à volonté — bien que le plus souvent, ce soit contre sa volonté. Nous ignorons tout à son propos : son origine, ce qui lui est arrivé et comment c’est arrivé… Lui-même ne peut s’en souvenir, et ne sait pas non plus qui il était auparavant. Au vu de son comportement, il s’agirait probablement d’un jeune enfant… mais ce n’est qu’une conjecture. Jusqu’à présent, il n’a pu que prendre l’apparence d’autres personnes. »

 

             L’étrange inconnu avait achevé son nouveau déguisement, et bien qu’il fût revenu face à eux avec une apparence qui semblait stable, il tenait visiblement à garder ses distances et continuait de fixer le sol, penaud. Hershel porta une main soucieuse à son menton par habitude, mais tout ceci le laissait sans voix. Il rejoua la scène mentalement, depuis l’arrivée des sosies jusqu’à ce moment présent, désormais avec les nouvelles informations dont il disposait enfin. Un certain nombre de choses s’expliquaient… mais cela mettait en lumière deux fois plus de questions encore qu’il n’en avait au départ.

 

             Sans s’en rendre compte, cela faisait plusieurs longues secondes qu’il s’était pris à fixer intensément ce qui devait bien être le mystère le plus incompréhensible qu’il eût jamais rencontré à ce jour. Certes, depuis qu’il était venu s’installer à Londres pour ses études il y avait de cela déjà dix ans, les seuls “mystères” qu’il avait dû résoudre étaient de simples petites affaires mondaines et oubliables, qu’il rencontrait lorsqu’il se promenait un peu trop près de Scotland Yard et qu’un certain policier du nom de Clamp Grosky l’attrapait au passage pour lui demander discrètement un coup de main passager. Ledit agent était très sérieux et entièrement dévoué à son travail, et sa force herculéenne lui permettait d’appréhender tout criminel avec aisance ; mais il était également conscient de sa propre naïveté et de ses limites lorsqu’il avait affaire à des malfrats à l’intelligence légèrement au-dessus de la moyenne, et il préférait donc faire appel à quelqu’un qui serait capable de voir au travers de leurs ruses. Ainsi, Hershel Layton n’en était pas à son premier coup d’essai lorsqu’il s’agissait de résoudre des affaires dont la solution n’était pas évidente… mais ces affaires étaient bien loin de ce qu’il avait face à lui en cet instant.

             Il se rappela que juste avant ces dix années, il avait tout de même exploré les ruines antiques d’Akavadon et combattu ses mécanismes de défense à l’épée alors même qu’il n’était encore qu’au lycée ; une aventure bien plus originale que celles qu’il avait eues précédemment et par la suite, et une aventure qui était de très loin la plus dangereuse de toute sa vie, remplie de risques mortels— il se mordit la lèvre en se remémorant cet événement. Là où il voulait en venir était que depuis cette aventure funeste, il s’était persuadé que rien n’eût pu lui arriver de plus étrange et mystérieux que ce qu’il y avait trouvé. Mais de toute évidence, en regardant de nouveau la personne qu’il avait face à lui… Il était bien loin du compte.

 

             Se sentant observé, le mystère en question trembla légèrement, releva vers lui un visage timide et blême, identique à celui de sa petite amie, et le dévisagea en retour avec des yeux angoissés et brillants. Ce geste ramena l’archéologue à la réalité, et il s’apprêta à s’excuser pour l’avoir mis mal à l’aise ; mais au moment même où il ouvrit la bouche, l’anxiété de l’inconnu sembla redoubler en intensité, et avec elle, de nombreux cheveux roux sautèrent au plafond, commençant à se raccourcir et perdre leurs boucles. Leur propriétaire eut un autre cri de surprise, saisit son chapeau blanc pour l’enfoncer plus encore sur sa tête, et se confondit en de longues excuses décousues.

 

             La véritable Claire les regarda tous deux tristement, puis les invita à s’asseoir — se rapprochant de nouveau de son double, et lui montrant gentiment une chaise vide face à la simple table de bois présente non loin.

 

             « Cette journée est loin d’être terminée, mais elle a déjà été très longue pour nous tous, » dit-elle avec calme… et avec une fatigue bien audible. Elle s’éloigna d’eux, ouvrit la porte menant au reste de l’appartement de son ami, et ne s’arrêta qu’une fois dans le cadre. Elle partagea sa dernière décision : « Je vais nous préparer un peu de thé, car je ne doute pas que nous en avons tous besoin. »

 

             Puis, sans attendre leur réponse, elle disparut dans la cuisine, abandonnant le jeune professeur et l’inconnu à leur sort. Un long silence suivit… jusqu’à ce que l’adulte tentât de briser la glace.

 

             « Et donc… Tu peux réellement prendre n’importe quelle apparence ?

             – Je crois ? répondit l’intéressé en baissant le regard et haussant les épaules. Mais la plupart du temps, je ne décide pas vraiment quand ça arrive. »

 

             S’adossant légèrement contre le dossier de sa chaise de bois (et rajustant une énième fois son haut-de-forme), l’homme amena de nouveau une main pensive à son menton et laissa s’échapper un simple « Hmm. » indécis et songeur. La capacité de changer d’apparence était déjà en soi une bien grande énigme, peut-être même littéralement ; mais plus encore était la capacité de prendre une apparence bien précise, en particulier d’imiter ceux qui lui faisaient face, avec tant de rapidité et d’aisance. Il réfléchissait aux capacités cognitives qu’une telle prouesse devait nécessiter.

             Une telle aptitude à la représentation dans l’espace, et une telle acuité visuelle… Bien peu d’adultes expérimentés pouvaient se vanter d’en disposer, lui-même compris. Eût-il été à sa place, il doutait sincèrement qu’il lui eût été possible d’atteindre un tel niveau de précision en aussi peu de temps, au premier coup d’œil. Imaginait-il que la tâche lui eût été complètement impossible ? Probablement pas ; mais c’était la rapidité et l’efficacité extrêmes de l’acte qui le tourmentaient tant.

             Il y avait deux grandes possibilités : soit les capacités intellectuelles de cet enfant étaient hors normes, pour être capable de devenir la copie quasi-parfaite de n’importe quelle personne lui venant à l’esprit, étant présente ou non sous ses yeux, et ce en seulement quelques secondes tout au plus… soit le mécanisme lié à ces transformations était plus complexe encore qu’il n’y paraissait, et la réflexion active et consciente de l’enfant en lui-même ne participait finalement que très peu au phénomène. Il était inutile de préciser que le jeune professeur avait un penchant certain pour la seconde hypothèse, d’autant plus si cet enfant se transformait régulièrement contre son gré, comme lui-même l’avouait.

             Encore une fois, il fut tiré de ses pensées quand ledit enfant poursuivit la conversation avec un murmure désespéré :

 

             « Si seulement je pouvais me rappeler qui j’étais…

             – J’imagine que tu en as déjà discuté avec Claire, répondit-il gravement. Avez-vous trouvé quelques indices pour commencer ?

             – Presque rien. Et même si on en avait… C’est seulement des souvenirs, maintenant. Peu importe à quoi je ressemblais avant, il n’en reste rien ! »

 

             Hershel pinça les lèvres lorsqu’il vit que son interlocuteur était au bord des larmes. Cependant… Quelque chose vint rapidement remplacer son expression compatissante, pour la remplacer par une autre plus inquisitrice.

             Ainsi donc, il ne “restait rien” de sa précédente identité…? Une fois encore, un discret souffle sceptique lui échappa.

 

             « Justement, prononça le jeune professeur avec prudence, à ce propos… Il y a une hypothèse que j’aimerais confirmer, et qui pourrait t’intéresser. Il nous faudrait faire une petite expérience pour la tester, cependant.

             – Une expérience ? répéta l’enfant avec curiosité. Qu’est-ce qu’il vous faut ? »

 

             Plutôt que de répondre, il se leva de nouveau et se dirigea vers son bureau, face à une grande double fenêtre, commençant à chercher sans un mot. Le double de Claire, toujours assis à la table, le vit récupérer quatre petites feuilles de papier blanches, le socle à la mousse encrée d’un tampon dateur, et un mouchoir ; puis, il revint s’asseoir face à lui.

             Ses yeux s’écarquillèrent avec surprise lorsqu’il vit l’homme enfoncer ses doigts légèrement dans l’encre puis les poser délicatement sur une des quatre feuilles, un par un, utilisant son mouchoir au fur et à mesure pour nettoyer ses mains — bien qu’il ne pût au mieux que s’assurer de limiter les taches indésirables. Cela dura presque une minute entière, jusqu’à ce qu’il eût laissé dix traces rondelettes, alignées comme des sardines en boîte, et deux mains à peu près propres, mais tout de même bien noircies en plusieurs endroits. Se levant alors, il donna deux feuilles à l’inconnu, l’invita poliment à faire de même, puis se dirigea vers la cuisine et expliqua son idée à Claire tandis qu’il se lavait les mains avec de l’eau et du savon.

             Lorsqu’il revint à la table, une des deux feuilles avait été remplie ; l’imposteur, encore occupé à essuyer des doigts dégoulinant d’encre noire, leva vers lui deux yeux curieux.

 

           « Qu’est-ce que je suis censé faire avec celle-là ? demanda-t-il en pointant du doigt l’autre feuille, encore blanche comme neige, qui lui avait été confiée.

             – Eh bien, je serais curieux de voir ce qu’il se passerait si tu recommençais avec une autre identité… » avoua-t-il avant d’entrer dans un mutisme pesant qui dura quelques secondes. Il saisit le bord de son haut-de-forme avec un brin de gêne et de nervosité et détourna le regard légèrement avant de préciser : « …La mienne, en l’occurrence. »

 

             Et avec un petit sourire gêné, tandis qu’il parlait encore, le jeune professeur haussait les épaules et faisait un signe de main évasif pour l’encourager. L’entité remarqua que malgré l’eau et le savon, un peu d’encre était encore resté sur ses doigts ; les motifs spiralés qu’ils portaient n’en ressortaient que d’autant plus, devenant visibles même à plusieurs pieds de distance. Peut-être justement parce qu’il l’avait remarqué aussi, l’homme retourna promptement dans la cuisine, et procéda à un deuxième lavage.

             Un observateur plus avisé eût pu remarquer, cependant, que l’encre résiduelle n’était restée que sur une seule de ses mains, et que l’autre avait en réalité pu être nettoyée correctement dès la première fois. C’était probablement ce qui lui avait permis de rajuster son haut-de-forme sans risquer de le tacher.

 

             Claire attendit d’avoir terminé de préparer le thé avant de suivre le mouvement et de remplir sa propre feuille. Apportant une théière et trois tasses vides sur un plateau, elle posa le tout au milieu de la table, distribua les tasses, puis s’assit à une place vide et s’appliqua à tremper ses doigts un par un, tandis que son petit ami versait la boisson chaude et bienvenue dans chacune des tasses. Malgré lui, l’homme jeta un rapide coup d’œil à son double, qui à son grand soulagement n’était pas réciproque. Il savait bien qu’il n’avait que lui-même à blâmer pour cette fois, mais il tenta tout de même de ne pas porter trop d’attention à ce reflet de lui-même un peu trop vivant, et de détourner le regard.

             Finalement, après une longue minute de plus, la tâche fut achevée. Trois têtes se penchèrent avec appréhension sur le résultat de l’expérience — et lorsque deux hauts-de-forme entrèrent en collision, l’un d’eux s’excusa et changea aussitôt d’apparence, tandis que l’autre soupira et rajusta le sien avec lassitude.

 

             Des quatre feuilles de papier, seule une paire fut trouvée. Une seule très exactement : pas deux, pas zéro. Une seule paire de feuilles, dont les empreintes étaient rigoureusement identiques ; et toutes deux appartenaient à la même personne. La taille des empreintes était certes différente, une partie appartenant à des mains d’homme, l’autre à des mains de femme ; et pourtant, aussi étrange que cela pût paraître, leurs motifs étaient d’une similarité déconcertante.

             Hershel poussa un discret soupir de soulagement, rassuré que son intuition eût vu juste ; puis il leva un sourire et un regard désormais parfaitement confiants vers le propriétaire des empreintes en question.

 

             « Lorsque tu prends notre apparence, la ressemblance nous semble parfaite, expliqua-t-il avec assurance. Toutefois, même si les différences ne sont pas visibles à l’œil nu, cela ne signifie pas qu’elles n’existent pas. En fin de compte, cela reste de simples imitations : j’ai eu raison de penser que tu ne pourrais pas atteindre un tel niveau de précision juste en nous regardant. Après tout, ce n’est pas comme si tu avais eu l’opportunité de voir nos empreintes digitales jusqu’à présent. » Il prit un petit moment de silence, avant d’ajouter : « Enfin… presque. J’ai hésité à prendre ce risque, mais lorsque je t’ai demandé de prendre mon apparence, je t’ai montré une de mes mains. Mais comme nous pouvons le voir, tu n’as visiblement pas eu le temps, ou pas pensé à en tenir compte. »

 

             Claire était réjouie, mais ne semblait pas surprise ; il était probable qu’au moment où l’archéologue était venu la voir dans la cuisine pour lui parler de son expérience, il lui avait également fait part des détails de son hypothèse.

             L’enfant se rendit compte que le geste de main qu’il avait vu de sa part avait été en réalité parfaitement calculé ; il n’en fut que plus impressionné, étant donné qu’il n’y avait vu que du feu. Il continua de regarder les différentes feuilles avec grand intérêt… mais il apparaissait qu’il fallait encore lui expliquer la conclusion complète et véritable qu’il fallait tirer de cette observation. Et donc, l’homme reprit en lui adressant un sourire rassurant :

 

             « Cette expérience prouve non seulement que tu n’as pas pu reproduire nos empreintes digitales… mais également que celles présentes sur ces deux feuilles sont très probablement les tiennes, et n’ont été que très peu modifiées. Il est indéniable que ces empreintes t’appartiennent — à toi, et à personne d’autre.

             – Il reste donc bien quelque chose de tangible pour prouver ton identité ! » ajouta Claire avec un large sourire et des yeux pétillants, joignant les mains avec bonheur.

 

             Quelques lourdes secondes furent nécessaires pour que leurs mots pussent prendre tout leur sens ; mais assez tôt, le visage de l’inconnu s’illumina, ses yeux s’écarquillant sous le poids de cette prise de conscience.

             Deux mains tremblantes s’approchèrent lentement, presque avec peur, d’une des deux feuilles qui contenaient la dernière trace de leur existence. L’approchant de son visage bouleversé, ces dix taches rondes dansaient devant ses yeux. Malgré ses frissons incontrôlables, la copie de la jeune physicienne parvint à plier la feuille avec grande application, puis la serra contre son cœur en soupirant longuement.

            D’une voix douce mais tendue, à peine audible, l’étranger amnésique souffla quelques mots d’une sincérité à la reconnaissance sans fin :

 

             « Merci… Mille fois merci. »

 

⁂ ⁂

 

Note Bonus : J’ai eu énormément de mal à trouver le titre de ce chapitre, mais maintenant que je l’ai, j’apprécie tout particulièrement son rapport au scénario. Par contre, je vous souhaite bon courage si vous comptez trouver la référence. Si vous arrivez à comprendre sa signification plénière dès maintenant, chapeau bas, parce que wow ça doit vouloir dire que je ne suis vraiment pas douée pour garder des mystères, si vous l’avez déjà résolu avant la fin du deuxième chapitre.

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