Avec la Stabilité du Sable
Chapitre 5 : Chapitre III : Le Stomachion
10559 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 20/08/2022 19:52
Chapitre III :
Le Stomachion
« Et pourquoi pas “Ashley” ? Ça sonne bien, Ashley. »
Le jeune inconnu amnésique baissa un regard pensif et soupira par le nez, mais une fois de plus, les quelques secondes de silence passées à se caresser le menton avec un air triste et indécis furent suffisants pour que Claire comprît que, une fois de plus, cette proposition n’était pas non plus à son goût. La fameuse sacoche noire était désormais posée sur ses genoux, couverte d’un côté par une de ses mains ; et tandis qu’iel était plongé dans ses pensées, un index fin et pâle tapotait sa surface plane et douce avec un rythme vaguement irrégulier.
Dès le début, avant même leur départ du laboratoire, le nom de “Céleste” avait été mentionné comme un pseudonyme qui, de toute évidence, était loin de le satisfaire ; et à son grand soulagement, jamais la nécessité de l’utiliser n’était venue.
L’idée de trouver un nouveau nom à partir de rien, qui ne serait probablement pas celui qui lui appartenait réellement non plus, ne lui plaisait pas beaucoup plus. Mais l’enfant s’était fait à l’idée que sa véritable identité demeurerait un mystère pendant encore un long moment, et qu’il s’agissait de la meilleure solution dont ils disposaient. Au moins, cette fois, le choix de ce substitut temporaire était véritablement entre ses mains.
Tous avaient décidé unanimement de se tourner uniquement vers des prénoms androgynes : après tout, homme, femme, ou autre, même cet aspect de son identité leur était inconnu.
« Peut-être devrions-nous trouver une méthode plus efficace que de lister ce qui nous vient spontanément, » finit par dire l’archéologue. Il reposa sa tasse de thé sur la table face à lui et se leva en silence, ajoutant : « Je vais voir si je peux retrouver mon dictionnaire. »
Le visage de sa petite amie s’illumina, le félicitant pour son initiative, et elle vint aussitôt le rejoindre. Les deux eurent tôt fait de se planter face à une des nombreuses armoires débordant d’ouvrages que la salle comportait, et se partagèrent le travail. Ils commencèrent à chercher dans et autour des étagères, et il fallut attendre environ deux courtes minutes avant que Claire ne commençât à le taquiner sur son incorrigible manque d’organisation.
L’entité se retrouva seule à la table, sa tasse de thé encore tiède et presque pleine entre les mains, laissant ses doigts s’imprégner de sa douce chaleur. Discrètement, iel observa le couple avec un sourire timide, mais heureux.
Tout comme Claire, il apparaissait que le professeur avait très rapidement accepté la situation, et l’avait accueilli sans problème, aussi étrange que cela pût être. Le choc initial avait été grand, sans surprise ; et pourtant, l’aide incommensurable que ses déductions avaient offerte sans compter, par générosité pure… “Reconnaissant” était un mot bien trop faible pour décrire son ressenti. Suite à cela, il avait suffi d’un peu de thé à l’arôme sucré et amer pour parfumer l’atmosphère, et voilà que tension et gêne s’étaient graduellement estompées.
Vraiment, ils s’étaient tous deux accommodés à l’idée qu’un mystère aussi étrange pût exister et se trouver sous leur toit avec une vitesse déconcertante. Comment pouvaient-ils le regarder, les yeux dans les yeux, et agir comme si de rien n’était ? Une partie de son esprit se demandait s’il se pouvait qu’ils jouassent en partie la comédie, ne fût-ce que pour ne pas froisser leur invité… Mais quoiqu’il en fût, l’invité en question n’allait certainement pas s’en plaindre.
L’enfant se sentait encore bien perdu, et une part de lui était presque prête à laisser tomber l’idée de trouver un jour une quelconque explication à ses origines. Cette part de lui, loin d’être uniquement pessimiste, était en réalité suffisamment rassasiée, ne fût-ce qu’en ce simple instant éphémère, par une idée toute autre : celle de pouvoir vivre ce qui se trouvait autour de lui en ce moment même, sans souci du passé comme du futur. Assis à cette charmante petite table de bois, dans ce charmant salon un peu étroit mais malgré tout chaleureux, à regarder ces deux tourtereaux qui étaient tout à la fois des esprits brillants et si lucides, et dans le même temps des personnes si adorables et naïves, si loin de s’imaginer l’ampleur de la catastrophe qui avait failli les séparer à jamais, de la manière la plus tragique possible… Iel commençait presque à s’imaginer que peut-être, juste peut-être…
Non, jamais l’étranger n’eût osé dire qu’iel se sentait chez lui ; mais ces deux personnes, qu’iel avait tout juste rencontrées, et qui pourtant ne lui étaient pas du tout inconnues… Claire Foley et Hershel Layton, dans ce charmant petit appartement londonien sans prétention, se comportaient comme s’iel avait sa place en un tel endroit. Comme s’iel était à sa place, ici, chez eux, à les regarder avec un silence tendre et un sourire béat.
C’était faux, et iel ne le savait que trop bien ; la petite sacoche noire assise sur ses genoux en était une preuve formelle, ainsi qu’un cruel rappel à la réalité. Mais… ces deux jeunes adultes avaient le don de lui faire oublier le peu de choses qu’iel savait, et de l’inviter dans une douce et accueillante rêverie.
L’archéologue put enfin mettre la main sur le dictionnaire tant attendu ; mais plutôt que de revenir s’asseoir à la table aussitôt, le couple continua de s’échanger des confidences affectueuses. Ils en vinrent rapidement à lister les prénoms que l’ouvrage gigantesque proposait, et chacun de ces choix potentiels se vit commenté par chacun d’eux. À entendre leur enthousiasme, on eût presque pu se demander s’ils avaient oublié l’existence même de celui qu’ils étaient venus nommer à l’origine, et qu’ils avaient à la place commencé à penser à une tout autre personne.
Sans s’en rendre compte au départ, l’esprit de l’entité solitaire avait commencé à divaguer et à se promener aux alentours, développant un intérêt pour tout détail de son environnement. La première chose qui devait être remarquée était l’abondance de livres et de rouleaux de papier, entassés ici et là, comblant le moindre espace vide au sol ou dans les coins entre deux meubles. Mais la double fenêtre, posée juste face au bureau vert-gris du professeur, était grande et donnait sur le chaleureux soleil d’une douce après-midi de fin août : les rayons dorés et la lumière du ciel encore bleu remplissaient l’appartement de leurs couleurs brillantes mais discrètes, ce qui entretenait l’illusion que la salle apparaissait comme bien plus spacieuse qu’elle ne l’était en réalité.
De nombreuses trouvailles archéologiques de toutes époques et de toutes couleurs se cachaient dans tous les recoins, et l’entité s’amusa à imaginer que le travail de fouille archéologique commençait d’ores et déjà dans son propre bureau, à espérer retrouver où l’objet que l’on était censé étudier avait bien pu être posé pour la dernière fois. Iel se prit à les chercher du regard, espérant les compter et les retrouver tous, comme un jeune enfant cherchant des œufs de Pâques dans le jardin. Certains étaient fièrement présentés sur des étagères, mais beaucoup d’autres étaient bien moins chanceux et se retrouvaient, probablement par accident, partiellement ou complètement écrasés sous des piles de livres — qui, par ailleurs, n’avaient probablement pas été reposés à leur véritable place. Un petit sourire lui échappa lorsqu’iel remarqua que certains ouvrages avaient des couvertures presque identiques, et des titres semblant indiquer qu’ils faisaient partie d’une seule et même série ; et que pourtant, chaque volume était situé dans une étagère différente de tous les autres.
Cet endroit était confortable et chaleureux ; et plus encore, des sentiments d’intimité et de sincérité l’imprégnaient. C’était un endroit humble, sans prétention : autrement dit, il reflétait le professeur à la perfection. Et ne fût-ce qu’en ce moment précis… Pour rien au monde n’eût-iel souhaité en changer le moindre détail.
Encore plongé dans ses pensées sans direction ni but, l’inconnu se retrouva par chance à croiser le regard d’une certaine poterie plane, qui ressemblait vaguement à un visage enjoué, et dont l’expression niaise portait à sourire. Posée au sommet d’une grande armoire, au côté d’un charmant cartel de bois, les deux objets contemplaient paisiblement le salon depuis leur place de choix, à moins d’un pied du plafond.
La forme de cette petite poterie était vaguement distordue, soit par les ravages du temps que son compagnon martelait à chaque seconde dans un silence affectueux, soit par la maladresse déjà présente dans les mains qui l’avaient originellement façonnée. Et pourtant, ces imperfections mêmes étaient ce qui lui donnait un air sympathique et amical. Iel se surprit à lui sourire en retour, comme si la petite figurine d’argile pouvait lui répondre.
Ce n’était en aucun cas une œuvre aux motifs complexes, et en somme, rien ne la rendait particulièrement spéciale ; et pourtant, une certaine familiarité s’en dégageait, lorsqu’iel la regardait en face à face. Cette expression niaise, ce matériau, cette forme petite, terne et discrète ; en plus de beaucoup d’autres choses, tout ceci lui rappelait la malléabilité infinie d’une certaine substance…
« Clay¹. »
Deux interjections de surprise résonnèrent à l’unisson au fond de la salle, alors que deux têtes savantes se tournèrent vers lui.
« “Clay” ? répéta Claire, curieuse de l’entendre après un silence aussi long de sa part. Veux-tu dire “Clayton”…? » Elle se tourna vers son petit ami et fut prise d’un rire franc, mais tendre. « Ce serait plutôt redondant, non ?
– Non, juste “Clay.” » L’intéressé se reprit à baisser le regard, tandis que ses sourcils se froncèrent et que son visage se crispa en un cocktail d’émotions vagues, comprenant tout à la fois du doute, de l’inquiétude, et, d’une certaine manière… de la résignation. « Je ne sais pas, ajouta-t-iel, c’est juste… Ça a l’air approprié. »
Le couple échangea un regard, sans un mot. Décidant de respecter son choix, Claire referma le dictionnaire et le remit à sa place attitrée — sachant pertinemment que la prochaine fois qu’elle ou un autre en aurait besoin, on ne le retrouverait probablement plus à cet endroit. Hershel souffla un petit rire discret, puis se tourna vers lui avec un sourire doux et encourageant, s’approchant de nouveau de la table et reprenant sa place. Il hocha la tête en une seule impulsion — et rajusta son haut-de-forme en réponse, bien qu’il semblât cette fois-ci que ce geste avait été effectué sans la moindre trace de frustration, et peut-être même sans qu’il ne s’en fût rendu compte. Visiblement, par simple force de répétition et d’une habitude qui s’installait à grande vitesse, il commençait enfin à apprivoiser son nouvel accessoire, pas à pas.
« Très bien, conclut-il tandis que son sourire grandissait encore. C’est un plaisir de faire ta connaissance, Clay. »
L’entité nouvellement nommée lui retourna son sourire avec beaucoup moins d’assurance, mais malgré sa timidité, la chaleur qui s’en dégageait était sincère. Se prenant au jeu, une main fut posée contre sa poitrine, qui s’inclina exagérément avec respect.
« Tout le plaisir est pour moi, Professeur ! » rit-iel finalement.
Le sourire de l’archéologue s’effondra tout d’un coup. Contrairement à ses intentions et à ses attentes, à sa grande surprise… Il sembla que la réaction que ces quelques mots, qui avaient été prononcés en guise de plaisanterie, provoquèrent chez le professeur en question, fut celle d’un choc soudain… et d’un sentiment de suspicion tout aussi incongru, qui apparut petit à petit sur son visage blêmissant.
« As-tu dit “professeur”…?
– Ben… oui ? répondit aussitôt l’intéressé en haussant les sourcils comme les épaules. Tout le monde vous appelle comme ça.
– Personne ne m’appelle comme ça, rétorqua-t-il simplement en secouant la tête de droite à gauche. Je n’ai même pas commencé à enseigner. »
Claire inspira rapidement mais profondément, puis reposa sa tasse de thé sur la table en silence. Immobile, du coin de ses yeux, elle lança à l’étranger un regard qui apparut tout à coup bien froid et calculateur — ou tout du moins, contrairement à son petit ami, pas une once de surprise ne l’avait gagnée à un quelconque moment.
« J’étais prête à attendre un peu plus longtemps et à voir si tu aurais amené le sujet de ton propre gré, justifia-t-elle avec un ton faussement léger. Mais puisque nous en sommes là… Il serait peut-être temps que tu nous dises toute la vérité, non ? Dès le début, avant même que tu nous aies adressé la parole, tu semblais déjà en savoir long sur nous. Tu connaissais Hershel, tu savais pour le chapeau… La liste est bien plus longue encore. Alors… Où as-tu donc appris tout ceci ? »
Clay aurait dû s’y attendre.
Iel aurait dû savoir que Hershel Layton et Claire Foley étaient bien plus malins que lui. Ils avaient bel et bien gardé leurs questions pour eux-mêmes, délibérément, avec pour but de le mettre à l’aise et de baisser sa garde ; mais ses erreurs ne leur avaient pas échappé, pas un seul moment, et désormais…
C’était le moment de l’interrogatoire.
Se sentant acculé, un frisson le parcourut. Avant même de pouvoir s’en rendre compte, son angoisse le prit encore une fois de court, et malgré le fait que son apparence eût commencé à changer de nouveau, il lui était désormais impossible de s’arrêter. Bien au contraire, cette prise de conscience ne fit qu’aggraver les choses, faisant croître son affolement et lui faisant perdre le peu de contrôle qu’iel avait encore.
« Ah— Non ! » Une grande lutte éclata pendant de longues secondes, tandis que Clay tentait de s’accrocher à n’importe quelle apparence stable, à la moindre trace de constance ; mais la panique eut tôt fait de l’envahir complètement, et iel se résigna à enterrer une tête informe dans une paire de mains éternellement changeante, exclamant son désespoir dans un murmure empli de honte et d’angoisse. « Pas encore…! »
Toute notion d’immobilité l’avait quitté, et ce qui ne ressemblait désormais plus qu’à une grande masse bouillonnante, constituée d’une substance inconnue et informe, leva et plia deux jambes indéfinies contre un torse qui eut tôt fait d’être caché entièrement dans l’ombre. Dans le même temps, deux bras qui tremblaient dans bien plus que le sens premier du terme vinrent entourer le tout… et finalement, le triste spectacle ne montra plus qu’une sorte de boule amorphe et à la surface ondulant sans rythme ni logique, au centre de laquelle se tapissait désormais la petite sacoche noire, toujours cette petite sacoche mystérieuse et dont les secrets étaient devenus de toute évidence si lourds et cruciaux.
Ni Hershel, ni Claire, n’avaient vu venir une telle réaction, qui avait été aussi subite qu’excessive. La simple vue de ce manège horrifique était suffisante pour les paralyser sur place, et à elle seule, elle parvint presque à leur faire oublier la raison même pour laquelle elle avait été déclenchée. Il était inutile de dire que tous deux regrettaient d’avoir posé leurs questions trop brusquement — bien que, à leur goût, ils y étaient tout de même allés avec des pincettes d’une taille respectable, qu’ils avaient jugée suffisante pour justement garder une conversation calme et constructive, et éviter de basculer vers un interrogatoire pur et simple.
Être franc et direct était une méthode bien efficace et recommandée lorsqu’il s’agissait de parler à un jeune enfant, et tout particulièrement s’il était possible que certaines tournures lui fussent trop difficiles à comprendre. Cependant, le couple avait oublié qu’ils n’avaient pas face à eux un simple enfant ; mais plutôt, à un enfant qui pouvait changer d’apparence selon un procédé qui était bien dérangeant à voir, et qui de surcroît avait la fâcheuse tendance à déclencher un tel phénomène au moindre signe d’anxiété. Une anxiété qui, peut-être entre autres de par sa personnalité, probablement plus de par les événements qu’iel avait vécus il y avait de cela moins de deux heures, pouvait émerger au moindre moment de mal-être, aussi bénin qu’il fût.
Certes, ils ne s’étaient pas du tout attendus à ce que leurs mots fussent pris avec autant de gravité… Mais au vu d’une réaction aussi démesurée, vu à quel point iel semblait avoir perdu tous ses moyens avec simplement quelques phrases de leur part, avant même qu’ils n’eussent eu le temps de donner plus de détails… Il était désormais évident qu’iel était loin d’avoir la conscience tranquille, et que le secret qu’iel cachait était beaucoup plus vaste et lourd à porter encore que ce qu’ils avaient imaginé jusqu’alors.
Quoi qu’il en fût… Clairement, s’ils espéraient pouvoir obtenir la coopération plénière de leur jeune ami, abuser de la sévérité et de l’autorité parentale était une mauvaise approche. Du moins, au vu de l’attitude de cet enfant qui semblait comme envahi par une sorte de traumatisme à la nature et l’origine encore partiellement indéfinies… C’était bien trop tôt.
Claire, tremblante, tenta de se lever de sa chaise, grinçant des dents lorsqu’elle entendit le bois de ses pieds crisser contre le bois du parquet, et essaya tant bien que mal d’apaiser l’entité avec autant de douceur et de délicatesse que possible — mais sa panique l’empêcha malgré tout de les exprimer à la hauteur de ce qu’elle eût souhaité.
« Calme-toi, nous ne t’accusons de rien…! »
Pour être honnête, peut-être était-ce tout de même un petit peu le cas, il y avait encore ne fût-ce que quelques secondes seulement. Mais avec ce spectacle nauséeux qui avait le don de leur faire regretter d’avoir ingéré autant de thé durant la dernière demi-heure, cela était subitement devenu le cadet de leurs soucis. Si cette réaction excessive aux conséquences désastreuses était un moyen délibéré de dissuasion de sa part, c’était une parfaite réussite.
Elle jeta un rapide regard impuissant à Hershel, l’appelant silencieusement à l’aide ; mais elle ne le trouva que plus désemparé encore qu’elle ne l’était déjà. Elle dut se rappeler que, contrairement à elle, il s’agissait de la toute première fois qu’il avait le malheur d’être le témoin d’une scène aussi accidentellement sordide.
Ses yeux de retour sur l’entité, elle se rassit lentement et tenta du mieux qu’elle pouvait de ramener la raison et le calme autour de cette table.
« Lorsque nous étions encore au labo, que tu as pris cette nouvelle apparence… Tu avais avoué aussitôt que tu l’avais déjà vue auparavant, dit-elle avec un ton amical et encourageant, mais dont la vitesse d’élocution restait légèrement trop rapide pour paraître naturelle. Tu aurais parfaitement pu accepter le compliment de Dimitri quand il t’a demandé si tu l’avais imaginée de rien, ça aurait même été plus facile pour toi ! Mais tu ne l’as pas fait. »
Envoyant de nouveau un rapide regard à son petit ami, elle fut réconfortée lorsqu’elle vit son visage s’illuminer, montrant qu’il avait parfaitement compris où elle voulait en venir. Désormais qu’elle lui avait partagé un indice qui lui avait échappé en raison de son absence, et qui pourtant retournait complètement la situation pour lui, l’homme échangea le peu de sévérité qu’il était parvenu à conserver, pour les premiers signes d’une douceur maladroite, enveloppant cependant une inquiétude encore confuse et prudente.
« Ah, je vois maintenant… Pardonne-moi pour ne pas l’avoir compris plus tôt, dit-il avec un soupir qui se voulait rassurant. Cela prouve bien que tu n’as jamais eu l’intention de nous cacher quoi que ce soit… Tu ne pensais seulement pas que le moment d’en parler viendrait aussi tôt, car tu ne te sentais pas encore prêt, est-ce bien cela ? »
Lentement et timidement, deux yeux tremblants se faufilèrent hors d’une paire de bras croisés, encore affairés à garder la forteresse qu’était son corps tout entier.
« C’est… c’est plutôt… difficile à expliquer, murmura l’accusé avec honte et timidité, balbutiant et butant sur chaque syllabe en partie à cause de sa voix changeante. Je ne sais pas… si c’est une bonne idée.
– Nous avons le temps. Rien ne presse, » assura le gentleman avec un ton aussi doux que possible, tentant du mieux qu’il pouvait de ne pas faire paraître le retournement désagréable que cette vision causait dans son estomac.
Il fallut attendre encore plusieurs longues secondes de silence tendu avant que ses mots ne prissent effet ; mais finalement, Clay parvint progressivement à se stabiliser sur une seule forme. L’archéologue se mordit la lèvre… mais préféra garder le silence.
Ressentant que l’orage était enfin passé, l’enfant baissa timidement le regard afin de vérifier quelle apparence iel avait prise ; et en la reconnaissant, iel grimaça avec embarras. Mais alors qu’iel s’apprêtait à la modifier de nouveau, le jeune professeur leva les mains en protestation ; son visage encore oscillant entre un désarroi en panique et une raison calme et froide, il lui mima gentiment mais avec autorité de prendre une grande inspiration… et de laisser les choses telles qu’elles étaient, plaisantes ou non.
Jugeant qu’il y avait effectivement eu bien assez de chaos dans cette salle, iel n’eut pas besoin d’autre argument pour être convaincu, et acquiesça sans un bruit ; même s’il était évident qu’iel n’était pas du tout à son aise. Les deux adultes firent de leur mieux pour passer sous silence le fait qu’il s’agissait d’une scène bien atypique que de voir un grand homme aux habits distingués, coiffé d’un charmant haut-de-forme qui n’appuyait que plus encore sur sa grande taille, et qui était pourtant assis en tailleur sur une chaise de bois tout en portant un regard de chien battu.
Cette fois-ci, le couple eut enfin l’opportunité de regarder cette forme de plus près, et tous deux se rendirent compte que ce sosie de Hershel Layton semblait… plus vieux. Les mains de Claire, posées sur la table face à sa tasse vide, se joignirent dans une poigne tendue. Tandis qu’une petite hypothèse commençait à se former dans son esprit, ses doigts se resserrèrent inconsciemment. Cela ne pouvait être, non… à moins que ce ne fût réellement possible ?
« Claire vient de dire que tu aurais avoué l’avoir… “déjà vue auparavant”, commença l’archéologue d’une voix lente et pesante. Que voulais-tu dire par-là ?
– …Ça veut dire exactement ça, soupira Clay gravement avant de détourner le regard et de se mordre la lèvre. J’avais… Je vous connaissais déjà tous avant d’arriver ici. »
L’homme plissa les yeux avec doute et confusion, mais il décida encore une fois de garder le silence. Quelques pièces du puzzle étaient enfin sur le point de tomber, enfin sur le point de faire un tant fût peu légèrement plus de sens… Mais une fois encore, il se retrouvait malgré tout avec bien plus de questions que de réponses.
Tout dans son comportement portait à croire que cet enfant était parfaitement sincère, et que même s’ils étaient dans le cas contraire, iel était de toute manière un piètre menteur. Et pourtant… Iel les connaissait de toute évidence, semblait même en savoir long sur eux ; et malgré cela, iel n’aurait prétendument aucun souvenir le concernant lui-même ? Assurément, quelque chose ne collait pas.
Il était désormais évident pour lui que, en raison de son absence au laboratoire alors que tout avait commencé, une somme d’informations considérable lui avait échappé. En vérité, sans s’en rendre compte, Claire elle-même lui avait caché la plupart des indices et déductions qu’elle avait rassemblés pendant ce temps, étant donné que Clay était conscient du contexte, et que lui était le seul encore laissé dans l’ombre de l’ignorance. Peut-être s’était-elle attendue à ce qu’il pût rattraper son retard sans son aide ; simplement en suivant la conversation, en déduisant le sous-texte, et en tirant ses propres conclusions.
Peut-être même avait-elle au départ considéré ceci comme une énigme, qu’elle lui eût soumise par jeu, afin de voir combien de temps il lui faudrait pour reconstituer le puzzle ? Enfin ; bien sûr, si jeu il y avait eu, ce n’était que parce qu’elle avait été encore loin de s’imaginer que les événements allaient prendre une telle tournure.
Ceci étant, bien heureusement pour lui, l’entité avait enfin accepté de se confier et ne semblait désormais pas près de se taire ; ce qui le convainquit d’opter pour la patience et l’observation immobile, tandis qu’il allait simplement tenir un filet et attendre que les indices vinssent y tomber d’eux-mêmes.
Les yeux de l’imposteur, fins et noirs comme de petites billes d’obsidienne, étaient encore une fois perdus dans le vague ; mais son esprit était bien actif, pesant ses mots vingt fois avant de les prononcer, et ses bras resserrèrent encore une fois la sacoche noire, toujours aussi opaque et secrète, contre son torse. Finalement, après avoir pris une grande inspiration et avoir relâché un soupir tout aussi bruyant et profond… Iel releva vers eux un regard tiraillé et affligé.
« Claire, est-ce que vous… » S’arrêtant en milieu de phrase une fois de plus, iel se mordit la langue et décida de reformuler sa question dans son intégralité. « Si je vous disais que je… que je n’étais pas censé être ici. Que si les choses s’étaient passées selon la manière que je connais, je… » Encore une pause. Iel déglutit. « …Si je n’étais pas apparu pour vous interrompre. Qu’est-ce que vous pensez qu’il se serait passé ? »
Un grand silence envahit l’appartement. Les yeux de Claire s’écarquillèrent. Elle ne répondit pas, ne bougea pas ; mais si l’on eût porté un regard suffisamment attentif sur sa personne, il eût été possible de voir qu’elle avait commencé à subtilement secouer sa tête de droite à gauche, lentement et avec une amplitude si faible qu’elle était presque imperceptible, alors qu’une certaine forme de déni commençait à croître sur son visage blêmissant.
« Je crois que Dimitri l’a dit clairement. Et… Il avait raison. Si l’expérience avait été lancée comme Bill l’avait prévu, alors… Vous ne vous en seriez pas sortie vivante. »
Hershel Layton était sans voix. Claire ne lui avait jamais dit de quoi cette fameuse expérience retournait, et jamais n’avait-il imaginé qu’elle eût pu être aussi dangereuse. Il ferma les yeux et prit une inspiration profonde, écartant avec sévérité et détermination les affreux scénarios que son esprit avait commencé à imaginer, écartant désespérément ces visions fictives d’un monde sans elle.
« Comment pourrais-tu savoir ce qui aurait pu arriver, puisque cela n’a justement pas eu lieu ? Ce que tu dis est… purement hypothétique. »
Était-ce la raison, ou la peur et le déni, qui l’avaient poussé à réfuter ses mots ? Il se refusa à y penser ; mais le manque de conviction dont ses paroles avaient fait preuve disait déjà tout, sans qu’il eût besoin de l’exprimer ouvertement.
La physicienne frissonna violemment ; lança un regard noir, ses yeux terrifiés transperçant ceux de cet inconnu qui en savait beaucoup trop. Elle reçut en retour un regard certes bien moins confiant et accusateur, mais dont l’expression était malgré tout la même, et bien consciente de la gravité de la situation. Cette prise de conscience… était-elle même possible pour un jeune enfant ?
Pas un mot n’avait été échangé entre eux, mais tous avaient désormais compris que la jeune femme avait finalement accepté de suivre ses suspicions, de parcourir le fil de ses déductions, et enfin de valider la conclusion qu’elle eût tant préféré être en mesure de réfuter.
« Tu… as voyagé dans le temps ? Jusqu’à maintenant ? » Elle bondit hors d’une chaise qui manqua de peu de tomber au sol, son visage perdant le peu de couleurs qu’il avait normalement. « Et tu as modifié ton propre passé ?!
– J’ai pas fait exprès ! Je ne sais même pas comment je suis arrivé là ! » se défendit-il avec une panique sincère.
Un voyage dans le temps. Curieusement, d’une manière ou d’une autre, il semblerait que le fait de passer près d’une heure en compagnie d’une étrange créature, capable de briser les lois de la physique comme de la bienséance, vous donnera la capacité d’accepter à peu près n’importe quelle sorte de fantaisie comme une théorie crédible.
En réalité, pour être complètement honnête et juste, Hershel connaissait tout de même la base de ce sur quoi sa petite amie travaillait ; et donc l’idée qu’un voyageur temporel pût apparaître de nulle part, sans prévenir, au sein d’un laboratoire dont le sujet de recherche était justement, comme par hasard, le voyage temporel, devenait subitement une réalité beaucoup moins invraisemblable.
« Mais, euh, tant qu’à faire, puisque c’est déjà fait… marmonna Clay tandis qu’iel se grattait la nuque avec une gêne bien marquée. C’est un peu tard pour corriger ça, je dirais. Ce n’est pas comme si on pouvait relancer l’expérience et prétendre que, euh… On ne va pas faire ça, hein ? »
Claire tremblait de tout son corps, la vérité semblant tout juste lui tomber dessus pour la seconde fois, cette fois-ci avec son poids véritable et avec la délicatesse d’une enclume.
« J’aurais dû mourir là-bas…!?
– P-par pitié, ne dis pas “j’aurais dû”, » supplia un Hershel au teint blême avec une voix creuse et à peine audible, au bord de la syncope.
Le voyageur temporel, sa moue embarrassée remplie d’une culpabilité qui était de nouveau typique d’un enfant jeune et immature, regarda à sa droite ; à sa gauche ; au sol. Ses lèvres se pincèrent d’autant plus, accentuant l’incongruité de voir un homme qui semblait au-delà de la trentaine agir avec autant de puérilité.
« B-bon, euh, regardons du bon côté des choses : l’univers n’a pas encore explosé, et je n’ai pas encore commencé à disparaître ou autre chose comme ça. Alors… tout va bien. Non ? »
Claire se rassit, mais ce fut bien plus par nécessité que par politesse. Posant ses coudes sur la table, sa tasse vide au centre, elle laissa sa tête tomber entre ses mains.
« Clay, tout ceci est… Je n’ai pas de mot, murmura-t-elle avec une voix tremblante. Sûrement, la recherche sur les voyages temporels aura eu le temps de progresser un peu plus à ton époque, mais ici… Comme nous l’avons vu tout à l’heure, Dimitri a trouvé une erreur dans nos plans, donc nous avons encore beaucoup de travail. Et avec une telle erreur… Je n’ai aucune idée de ce qui pourrait être possible. »
Ne sachant que faire et se sentant bien peu qualifié pour débattre sur des notions de physique multidimensionnelle aussi complexes, l’archéologue saisit absentement la théière et remplit de nouveau toutes les tasses qui en avaient besoin, à commencer par celle de sa petite amie. Celle-ci l’attrapa aussitôt, prenant une longue gorgée, puis gardant la tasse en main et la serrant avec une telle poigne, que Clay s’attendait presque à voir des craquelures apparaître sur la porcelaine.
« Pour autant que nous en sachions, ta situation actuelle, tes changements de forme— De nombreuses choses auraient pu mal tourner pendant ce voyage temporel— Peut-être même qu’une sorte d’instabilité moléculaire pourrait en être la cause ? Non, ça ne ferait pas de sens, il doit y avoir autre chose… Il vaudrait mieux faire des recherches plus approfondies avant de prendre des conclusions trop hâtives. Mais pour l’instant, cela pourrait s’expliquer par tant de choses— par ton action sur le cours du temps, ou par le simple fait que tu sois ici dans ton propre passé, ou encore parce que la machine qui t’a envoyé ici comportait elle aussi une erreur…
– C’est, euh… J-je suis sûr que ce n’est pas aussi grave que ça, vraiment… »
Ses tentatives pour la rassurer étaient aussi peu convaincantes que convaincues d’elles-mêmes, et son regard s’était encore dispersé vers les murs, le plafond, la petite figurine d’argile qui semblait désormais rire de lui, appuyée par le cliquetis moqueur de son cher compère l’horloge. Tandis qu’iel avait parlé, et encore après être retombé dans le silence, son pouce tapotait encore une fois nerveusement la surface de sa petite sacoche rectangulaire, se disant que la présence de cet objet devait bien être une preuve que Claire s’inquiétait pour des problèmes qui n’existaient peut-être finalement pas.
Clay fut cependant forcé de s’interrompre lorsqu’iel leva les yeux et loucha vers son front, remarquant que les cheveux bruns et courts de Hershel Layton avaient commencé à se boucler et virer à l’orange, avant qu’une jolie touffe de cheveux roux lui retombât sur le visage. Reprenant sa moue puérile et embarrassée, perdant son faux sourire, iel claqua la langue contre son palais et se vit forcé de se corriger, murmurant que d’accord, peut-être que ça l’est un peu.
Prenant encore et toujours une profonde inspiration, essayant tant bien que mal de faire revenir un peu de rationalité dans la salle dans l’espoir de chasser au moins une partie de la panique qui s’était installée et accumulée autour d’eux… Hershel porta une main songeuse à son menton.
« De combien de temps dans notre futur viens-tu ? » demanda-t-il simplement, sans passer par quatre chemins.
Pour seule réponse, Clay baissa le regard et se mit à dévisager sa sacoche noire, tandis que le haut-de-forme qui était mystérieusement vissé sur son crâne cacha habilement le haut de son visage. Eût-il été en état de rire, peut-être que l’archéologue eût pu ressentir une petite pointe de jalousie en voyant que le petit être pouvait le porter avec plus d’aisance qu’il ne lui en avait fallu ; mais il préféra éviter de penser de trop près à l’hypothèse que, de ce qu’il avait pu en observer, il était tout à fait possible que ce chapeau factice lui était vissé sur le crâne d’une manière moins figurée qu’il n’eût préférée.
En tous les cas, il était difficile de savoir si l’inconnu gardait le silence parce qu’iel ignorait la réponse à sa question, ou s’iel ne voulait tout simplement pas y répondre. Loin de se satisfaire face à ce refus, l’archéologue se redressa, croisa les bras sévèrement, et dévisagea son interlocuteur avec autorité — envoyant un frisson dans le dos de l’intéressé.
« Clay, demanda-t-il d’un ton rapide et accusateur, connaîtrais-tu un certain Luke Triton ?
– H-hein ? Pourquoi lui ? »
Pris de court face au changement d’attitude et de sujet soudains et incongrus, iel eut un mouvement de recul surpris — et perdit au moins deux pieds de hauteur par la même occasion. Voyant la table soudainement plus élevée qu’auparavant, Clay cligna des yeux avec confusion, baissa le regard, et vit un charmant petit pull bleu, des shorts verts, et les petites mains d’un jeune garçon. Un maigre « oups » penaud lui échappa.
Pour une fois, l’homme demeura complètement impassible face à cette nouvelle transformation ; et en réalité, bien au contraire, il se radoucit aussitôt et ne tenta pas de cacher un petit sourire en coin, satisfait et victorieux.
Luke Triton, fils unique de Clark et Brenda Triton, leurs chers amis d’université que Hershel comme Claire connaissaient depuis déjà plus de cinq ans. S’il était difficile d’estimer le nombre d’années qui séparaient l’ancien visage du sosie de l’archéologue originel, il était bien moins complexe de le déterminer s’il s’agissait de comparer un bébé de trois ans avec un jeune adolescent. Se penchant aussitôt vers sa petite amie, il clama non sans une petite pointe de fierté :
« Claire, quel âge lui donnerais-tu ? Dix ans ? Onze, peut-être ?
– Luke tient beaucoup de Brenda, contra-t-elle en hochant la tête en signe de négation. Il a l’air encore petit, mais… Je dirais plutôt douze ans, ou même treize.
– Environ dix ans dans notre futur, donc. Hm. »
Clay saisit le bord de ce qui n’était plus un haut-de-forme, mais plutôt une petite casquette bleue, et l’enfonça sur son visage, comme à l’accoutumée pour tout couvre-chef qu’iel avait eu l’occasion de porter jusqu’à présent. Iel rougissait d’embarras, mais… Il lui sembla également que cette apparence lui était bien moins inconfortable que celle de tout adulte qu’iel avait imité. Cela ne lui semblait toujours pas être la bonne, mais… Cela lui convenait mieux, visiblement. Outre la petite manigance du professeur, peut-être fallait-il trouver ici une autre raison pour laquelle il lui avait été si simple de la prendre.
Hershel garda le silence pendant de longues secondes, pour prendre avec grande prudence et considération le poids des conséquences qui eussent pu découler des actions de la jeune entité. Son âge, comme tout le reste, était impossible à déterminer ; mais s’il fallait considérer son attitude principalement puérile et naïve, s’il s’avérait qu’iel était suffisamment jeune, alors…
Ses sourcils se froncèrent, et ses lèvres se pincèrent durement. Baissant le volume de sa voix au point du chuchotement, il s’adressa de nouveau à la scientifique :
« Beaucoup de choses auront pu se passer en dix ans. Quant à la raison pour laquelle lui-même ne pourrait se souvenir de son identité… Serait-il possible que d’une manière ou d’une autre, avec une série d’événements qui se serait accumulée sur plusieurs années… Serait-il possible qu’en changeant son passé, il ait empêché sa propre naissance ?
– Cela n’expliquerait pas pourquoi il pourrait se souvenir d’événements qui auront été effacés aussi, contra-t-elle dans un murmure en secouant la tête discrètement. Cependant… Je suis tout aussi perdue que toi, et je ne sais pas du tout ce qui aurait pu découler d’une modification de l’Histoire de cette envergure. Cela me paraît encore saugrenu, et c’est beaucoup trop tôt pour conclure, mais… Ce n’est pas une hypothèse à exclure. »
Bien sûr, ses années de recherche avaient été consacrées à toutes sortes de théories autour du voyage temporel ; mais ni elle, ni ses collègues, n’avaient consacré beaucoup de temps et d’énergie à la possibilité de changer l’Histoire et de causer des paradoxes. Tous trois avaient toujours pensé que la solution la plus simple et la plus naturelle de réfléchir au problème était la dure vérité : la vérité que, bien qu’étant très pessimiste, surtout pour des scientifiques ayant eu l’audace de créer une machine dans le but même de voyager à travers les époques… personne ne pouvait modifier l’Histoire.
Claire énonçait encore dans son esprit le principe d’auto-consistance, qui stipulait que les paradoxes temporels étaient tout simplement impossibles à engendrer, quoi qu’ils fissent, et que les seuls voyages temporels possibles étaient ceux qui ne brisaient aucunement la chronologie ; ceux qui au mieux n’apportaient aucune modification au déroulement des événements, et qui au pire se retrouvaient à engendrer leur propre apparition ; ceux à l’origine de prophéties auto-réalisatrices, en somme. Cette vision semblait bien décourageante, si quelqu’un se posait la question du libre arbitre ; mais jusqu’à ce moment bien précis, il s’agissait de la seule en accord avec leurs connaissances et leur modèle théorique.
Cependant, la recherche était une discipline jonchée d’échecs, de remises en question, et de théories démenties ; qui était-elle pour nier ce qu’elle avait juste devant elle, et se cloîtrer dans sa vision devenue incomplète et possiblement obsolète ? Cet étrange voyageur temporel amnésique et sans visage prouvait que cet aspect qu’ils avaient dénigré, visiblement avec tort, méritait donc bel et bien d’être étudié avec plus de sérieux. Il était encore bien trop tôt pour formuler la quelconque conclusion, et Claire préférait demeurer prudente ; mais le fait était que cet enfant connaissait une version des événements qui eût été leur propre futur lointain, mais que cette version ne pouvait désormais plus se réaliser pour la seule et unique raison qu’iel était présent à leur époque, son propre passé, et par le fait que… qu’elle était encore vivante, tout simplement.
Si Clay s’était effectivement retrouvé coincé dans le collimateur d’un classique paradoxe du grand-père… Alors peut-être que la réponse de l’univers, face au fait qu’iel eût accidentellement effacé sa propre existence de sa propre main, n’avait pas été de tout simplement le faire disparaître complètement — puisque, de toute manière, il s’agissait justement de l’acte qui eût provoqué le paradoxe temporel. Peut-être que la réponse de l’univers n’était pas d’effacer l’élément perturbateur dans son intégralité, puisque sa présence demeurait absolument nécessaire pour pouvoir provoquer cette situation insolite… Mais peut-être que sa réponse était plutôt d’effacer toute trace d’information en lien avec lui : son identité, sa forme, ses souvenirs ; jusqu’à ce qu’en fin de compte, tout ce qui pouvait rester eût été quelque élément perdu et instable, mais dont l’existence était malgré tout nécessaire pour conserver l’équilibre de l’Histoire et l’intégrité de l’espace-temps…
Une telle chimère était bien trop insensée pour être considérée d’elle-même, et la physicienne était loin d’être convaincue que ce scénario qu’elle venait d’imaginer eût possiblement pu être l’entière vérité ; mais, encore une fois, alors qu’elle avait Clay face à elle… Cela valait tout de même la peine de garder cette hypothèse en tête, aussi improbable et délirante fût-elle en apparence.
« Visiblement, tu savais déjà que l’expérience aurait d… allait mal tourner, prononça finalement Hershel en direction du voyageur temporel. Si tu repenses à tout ce qu’il s’est produit durant ces dix années que tu connaissais… Quels changements auraient pu être apportés sur le long terme, maintenant que tu l’as empêchée ? Aurais-tu une idée de conséquences… qui nous affecteraient à une plus grande échelle ? »
Clay, encore une fois, fit une moue puérile, coupable, et embarrassée ; mais cette fois, iel eut le courage de regarder l’archéologue en face, bien que son expression fût difficile à interpréter. Le portrait du jeune adolescent en culotte courte coinça la sacoche noire entre ses genoux et les coudes qui vinrent s’y déposer ; iel joignit deux mains devant sa bouche, juste sous son petit nez rondelet, prenant une grande inspiration tendue et appréhensive ; puis, ses mains toujours alignées, iel les abaissa en leur direction, prêt à libérer sa réponse.
« D’accord, pour vous donner toute la vérité… Même si tout ce que j’ai fait était me retrouver là-bas, et même si en soi je n’ai rien fait moi-même… J’ai plus ou moins accidentellement sauvé Claire. Mais… ce n’est pas toute l’histoire. »
Les deux adultes, sans un mot, lui envoyèrent le même hochement de tête sec et synchronisé ; après tout, iel n’avait fait que paraphraser ce que le jeune professeur venait tout juste d’exprimer, et n’avait donc rien fait d’autre que de répondre à sa question par l’affirmative, sans pour autant donner la moindre information complémentaire. Sentant bien qu’ils en attendaient plus, Clay prit donc plusieurs longues secondes pour respirer profondément… puis continua d’une seule traite :
« …Donc, puisque la machine à voyager dans le temps n’a pas explosé, ça veut aussi dire que l’immeuble d’à côté n’a pas explosé non plus, ce qui signifie qu’on n’aura probablement pas à s’inquiéter d’avoir un orphelin rancunier dans les pattes qui planifierait une vengeance en construisant sous terre une réplique entière d’un Londres futuriste et essaierait à terme de détruire le vrai Londres dans le but de prouver quelque chose à propos de la corruption ou quelque chose comme ça, et Dimitri n’ira pas non plus le rejoindre dans son plan puisque Claire est encore vivante et qu’il n’aura donc aucune raison de vouloir revenir dans le passé pour la sauver… Oh, et je crois que j’ai aussi un peu interféré avec la politique, parce que j’ai peut-être empêché Bill de devenir Premier Ministre aussi…? »
Comme si cela ne suffisait pas, le voyageur temporel ressentit le besoin d’élaborer en partageant son ressenti personnel :
« Enfin, je ne me plains pas, tous ces changements sont de loin de grandes améliorations par rapport à ce que vous avez eu à l’origine. Probablement. Je ne suis pas complètement sûr à propos du coup sur la politique, je ne sais pas vraiment si Bill faisait bien son boulot ou si ses concurrents auraient fait mieux. Mais, tout le reste, c’est sûr, c’est beaucoup mieux comme c’est maintenant. Je n’ai littéralement rien fait par moi-même, ce n’était pas fait exprès, mais… » Iel détourna encore une fois le regard, fit encore une fois la moue… puis son regard se releva vers eux, pétillant de gêne et d’indécision, et iel haussa les épaules avec un large sourire forcé, jetant ses deux mains dans les airs pour accentuer le geste. « …Y’a pas de quoi ? De rien. C’était un plaisir. »
Claire, les lèvres rondes et pendantes, était en position parfaite pour gober des mouches. Hershel était à moins d’un pouce de laisser la gravité et sa chaise bancale s’associer dans une œuvre chorégraphique à la chute dramatique, et finir le travail entamé par son cœur distrait, qui semblait avoir oublié d’irriguer son visage depuis au moins deux minutes entières.
S’il y avait encore eu le moindre doute quant à son âge jusqu’à présent, il s’était désormais complètement évaporé ; car il devait forcément s’agir d’un enfant pour qu’iel pût parler de telles choses avec autant de légèreté, sans se rendre compte de la gravité horrible de ses mots. L’enfant, donc, reprit sa moue coupable et, pour la énième fois, regarda le sol tristement. Caressant la surface de la sacoche noire, qui trônait sur ses genoux et lui semblait désormais bien plus grande au vu de son apparence actuelle, iel soupira longuement. Y avait-il seulement un moyen de les apaiser ?
Lorsque plusieurs longues minutes complètes et interminables furent écoulées, iel n’en pouvait plus et reprit la parole, croulant sous la pression de ce silence insupportable.
« De toute façon, là où on en est… C’est trop tard pour revenir en arrière, non ? Alors, euh, tant qu’on y est… »
Les deux adultes s’échangèrent un regard qui était tout d’abord confus, mais qui devint rapidement inquiet, puis graduellement terrifié. Une petite idée quant à ce que l’enfant leur concoctait pour la suite leur était passée par la tête, mais ils préférèrent s’accrocher au maigre espoir que l’enfant pût possiblement, par quelque miracle, écouter la voix de la raison et renoncer.
Au grand malheur de leur santé mentale, après environ trois courtes secondes et demie de réflexion intense, Clay releva tout d’un coup une tête brune coiffée d’une casquette bleue… Et iel portait désormais un large sourire brillant de dents blanches et innocentes qui, heureusement au sens figuré, s’étalait d’une oreille à l’autre. Les yeux rayonnant de malice et d’un émerveillement enfantin, iel annonça fièrement :
« Faut qu’on recommence. »
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¹ Les dialogues sont pensés avant tout avec l’anglais en tête, étant donné qu’il s’agit de la langue maternelle de tous ces personnages. Ainsi, “Clay” est le mot anglais pour “argile.” J’ai préféré garder le terme anglais autant pour le fait que ça sonne mieux, autant pour le fait que Claire fait référence au nom “Clayton”, ce qui n’aurait pas été pertinent autrement.