Avec la Stabilité du Sable

Chapitre 3 : Chapitre II : Le Tangram de Kelland [ Première Partie ]

6556 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 19/09/2022 10:53

Chapitre II :

Le Tangram de Kelland


Première Partie

 

             Inviter quelqu’un à se rendre chez un bon ami est une activité tout à fait classique, triviale, habituelle, qui est en principe une promenade de santé bien plaisante.

             En contrepartie, amener quelqu’un qui avait la fâcheuse tendance à changer d’apparence avec autant d’aisance et de régularité incontrôlée que l’on respire, depuis un laboratoire universitaire au cœur de Bloomsbury, le centre étudiant de Londres, jusqu’à un petit appartement de l’autre côté de la Tamise qui demeurait certes dans la même ville, mais nécessitait tout de même un voyage en bus et une bonne vingtaine de minutes de trajet, tout ceci sans alerter ou terroriser quiconque sur le chemin… Cela apportait tout un lot de subtilités.

 

             Dimitri était bien occupé à dévisager le cœur du problème, plongé dans une grande réflexion, cherchant du mieux qu’il pouvait la meilleure manière de ne pas finir soit à l’asile, soit en prison, soit dans une combinaison des deux qui pût possiblement être pire encore.

 

             « Tu sembles pouvoir garder l’apparence de Claire avec… relativement plus de facilité, » avait-il rapidement fait remarquer, bien qu’avec très peu de confiance dans ses paroles.

 

             Cela faisait environ un quart d’heure que Bill les avait quittés, et le physicien restant était bien dans l’embarras. “Relativement” n’était pas un mot de trop, car malgré tous leurs efforts, la moindre distraction était suffisante pour que leur nouvel ami sautât d’une identité à l’autre, ou pour le moins adoptât des changements plus mineurs, mais malgré tout bien visibles. La seule solution qui semblait se présenter à leurs yeux sur le moment était de tout simplement limiter les susdites distractions ; mais comment cela pouvait-il se faire pendant un voyage, alors même que le simple fait de voir deux personnes identiques côte à côte était destiné à attirer au moins quelques regards curieux ?

             L’idée de faire venir Hershel Layton au mystère plutôt que le mystère à Hershel Layton avait été soulevée ; mais Claire avait tôt fait de rappeler que Gressenheller, bien qu’étant un merveilleux campus, n’avait pas pour but d’être un lieu de résidence sur le long terme. Certes, elle n’allait bien sûr pas imposer à son petit ami d’héberger le nouveau venu sans lui en avoir parlé au préalable. Mais quitte à l’amener dans un appartement, que ce fût chez lui, chez elle, ou chez un autre, le problème du trajet se poserait tout autant, puisqu’elle-même n’habitait pas si loin de son ami, et qu’elle allait volontiers accueillir l’étranger si Hershel s’en trouvait incapable — ce à quoi elle s’attendait bien.

 

             Ainsi donc, ils étaient revenus à leur problème premier : celui d’aider ce cher inconnu amnésique à garder sa particularité nouvellement acquise sous contrôle. Parmi les rares bonnes nouvelles dont ils disposaient, la remarque de Dimitri était juste : effectivement, la forme de Claire était de loin la plus stable, et donc celle qui allait devoir convenir pour le moment. Si les transformations étaient en lien avec l’affect que l’entité portait pour la personne imitée, cela s’expliquait alors bien facilement : non seulement l’originale était présente à ses côtés, mais il s’agissait de plus de la seule personne qui lui eût expressément donné l’autorisation d’être utilisée comme modèle ; et plus encore… Assurément, son optimisme, son courage, ses éclats de malice intrépide mais mature, avaient rapidement conquis le cœur et la confiance du petit être.

             Si derrière ces apparences changeantes se cachait réellement l’esprit d’un enfant, peut-être même eût-on pu y voir des hypothèses de psychologie hasardeuse, mettant en évidence un certain désir de s’identifier à une personne qui inspirait tant ; un comportement qui était normal et attendu chez les enfants de bas-âge… mais qui prenait ici une tournure bien plus littérale.

 

             « Je peux toujours prétendre que j’ai une sœur jumelle, affirma Claire avec un sourire en coin. Quant au nom, si quelqu’un nous demande, que dirais-tu de…

             – Céleste ? » proposa aussitôt l’intéressé, peut-être sans s’être rendu compte que ce mot lui avait échappé, plutôt que de simplement lui être venu et resté à l’esprit.

 

             Fermant la bouche subitement, la scientifique rousse eut un mouvement de recul et cligna des yeux fortement, visiblement perturbée. Après une demi-seconde de silence, elle leva une paire de sourcils intrigués et presque soupçonneux, et croisa les bras. Inclinant légèrement sa tête de côté, elle se força à reprendre son sourire.

 

             « … Oui. “Céleste.” Pourquoi pas, acquiesça-t-elle finalement. C’est… étrange que tu le proposes, c’est exactement ce à quoi je pensais ! Dis-moi, ne serais-tu donc pas télépathe aussi, pendant que tu y es ? »

 

             Cela expliquerait le chapeau, ne dit-elle pas.

 

             De toute évidence, un roman d’horreur était loin d’être une référence à base scientifique fiable, et la jeune femme se le répétait chaque fois que son histoire à la fin tragique et sa créature fictive, décrite comme bel et bien malfaisante, lui revenaient à l’esprit ; mais le fait que ladite créature fictive fût effectivement capable de lire dans les pensées de ses victimes ne l’aidait pas à oublier cette source d’indices pour de bon. À cela pouvait également s’ajouter le souvenir qu’elle avait du moment exact où l’entité s’était réveillée : cela ne s’était fait qu’à partir de l’instant même où elle lui avait frôlé l’épaule, et avait reçu une forte décharge électrique en retour. Elle était encore persuadée qu’il ne fallait blâmer que l’électricité statique et qu’il n’y avait rien à y voir de plus… mais elle voulait tout autant se refuser à ignorer des hypothèses qui, bien qu’extrêmement improbables, n’eussent pas encore été réfutées avec entière certitude.

             La télépathie était une idée bien ridicule et absurde à imaginer… Mais l’idée d’un être capable de changer d’apparence à volonté en seulement quelques secondes, et qui semblait même ignorer les lois de conservation de la matière par la même occasion, l’était au moins tout autant, si ce n’était plus.

 

             « Hm… Mais même les sœurs jumelles ne sont pas complètement identiques, non ? »

 

             Sa tentative de changer le sujet n’avait pas même cherché à se faire discrète ou subtile, ce qui mettait d’autant plus en évidence sa gêne à l’idée de répondre à la question de la scientifique. Claire n’en déduisit pas encore qu’elle avait contre toute attente vu juste, mais elle ajouta tout de même cette réaction à la liste d’indices qu’elle avait déjà bien remplie au cours de la dernière trentaine de minutes.

 

             L’enfant en question ressemblait en cet instant à une copie de Claire tellement parfaite que le seul indice dont Dimitri disposait pour les différencier était, outre leur comportement, la petite sacoche que seul l’imposteur portait dans ses bras. Et pourtant, il ferma les yeux et prit une grande inspiration : un signe que les deux adultes avaient rapidement reconnu comme signal que son apparence allait changer une fois de plus. Dimitri préféra détourner le regard en silence et attendre que ce fût terminé, refusant de prendre le risque de le distraire une fois de plus et d’offrir à ses yeux une nouvelle vision d’horreur que son cerveau prendrait un malin plaisir à rejouer pendant ses prochaines nuits.

             La reproduction du visage de Claire ne changea pas, mais parmi la liste des altérations qui eurent lieu, en voici parmi les plus notables : les lunettes disparurent, les cheveux vinrent s’attacher en une queue de cheval lâche et basse, tandis que les vêtements changèrent du tout au tout, affichant désormais une veste bleue entourant un tee-shirt blanc et un petit foulard rose, ainsi qu’un pantalon vert sombre. Avec une dernière inspiration, un chapeau blanc au ruban vert pomme sortit en apparence de nulle part, et il fut aussitôt posé sur sa tête en conclusion du petit spectacle.

             Ce chapeau avait très certainement été ajouté afin que l’entité eût quelque chose pour lui permettre d’éviter le regard de tous et cacher son visage rougissant.

 

             « Bon, ben… Qu’est-ce que vous en pensez ? »

 

             Ce timide murmure alerta les deux adultes qu’ils pouvaient se retourner sans risque ; et dès lors qu’ils posèrent les yeux sur ce nouveau déguisement, ils eurent besoin de plusieurs longues secondes pour se remettre de leur surprise.

             Comme à chaque fois, le résultat tout entier était impressionnant ; mais le détail qui attirait toujours un peu plus l’attention des scientifiques était l’apparition et la disparition d’accessoires, tout particulièrement des éléments composés d’une matière bien inorganique, tels un chapeau ou des lunettes, qui à première vue semblaient venir de rien. Claire avait été suffisamment proche pour apercevoir qu’il n’en était rien, ou tout du moins, que ce n’était pas de la matière qui allait apparaître à partir du vide, ou disparaître en un clignement d’yeux — bien que l’alternative fût tout aussi intrigante, et bien plus désagréable à observer.

             Imaginer que des objets pussent être créés de rien et détruits sans laisser de trace était dérangeant pour les lois les plus fondamentales de la physique. Imaginer que ces objets étaient à la place créés à partir de la même chair que la personne qui allait les porter était dérangeant pour la bienséance et la santé mentale de tout être humain ayant le malheur d’être témoin d’une paire de lunettes dont la monture se fondait dans une copie de ses propres joues, et d’un chapeau dont le maillage se tissait directement à partir des fibres de la main qui s’apprêtait à le tenir. En somme : que l’entité fût innocente et bienfaisante comme ils avaient pu le voir jusqu’ici, ou sanguinaire et démoniaque comme dans les romans d’horreur… Dans un cas comme dans l’autre, il fallait tout autant avoir l’estomac bien accroché.

 

             Désormais que le résultat était là, passé outre l’état de transition instable et cauchemardesque qui s’était enfin terminé, la jeune femme rousse se rendit compte que, si voir une copie conforme de soi-même se mouvoir de son propre chef était déjà une expérience bien troublante, il était en réalité bien plus étrange encore de voir ladite copie conforme dans une tenue qu’elle n’avait jamais portée auparavant. Elle dut tout de même admettre que la tenue en question était élégante, et bien à son style ; il n’eût pas été si surprenant pour elle de s’imaginer la porter un jour, si l’occasion s’était présentée.

             Le silence dura longtemps, Claire ayant eu besoin de plus de temps qu’à l’accoutumée pour se remettre du choc. Ainsi, ce fut Dimitri qui le brisa en premier :

 

             « C’est incroyable, commença-t-il avec sincérité. Viens-tu vraiment tout juste d’imaginer tout ça, de rien ?

             – Non, je… je l’avais déjà vu quelque part, répondit l’intéressé avec une petite voix penaude, enfonçant encore plus le chapeau sur sa tête. Je pensais juste que ça serait une bonne idée. »

 

             La physicienne fut encore une fois interpellée par ce comportement, mais cela l’aida à se tirer de ses précédentes pensées. Elle prit le temps de regarder l’imposteur de haut en bas une dernière fois, puis sourit avec satisfaction.

 

             « Eh bien, s’exclama-t-elle, si tu peux rester comme ça jusqu’à ce qu’on arrive chez Hershel, ce sera parfait !

             – J’espère que j’y arriverai…

             – Détends-toi. Tu restes bien en contrôle tant que tu ne perds pas tes moyens, donc si tu réussis à rester calme, tout devrait bien se passer ! Je suis sûre que tu peux le faire. »

 

             Et elle conclut sa dernière phrase en donnant une gentille pichenette sur le dessous du chapeau en guise de simple plaisanterie, le faisant décoller de quelques pouces. La réplique gémit de surprise et le rattrapa aussitôt, enterrant sa tête jusqu’au bout du nez. Claire vit encore quelques tremblements légers, évoquant les ondulations que l’on s’attendrait plutôt à voir sur des eaux stagnantes, parcourant plusieurs surfaces qui devraient en temps normal être constituées de matériaux pourtant solides et inertes. Fort heureusement, cette particularité était restée discrète et ne dura que quelques courtes secondes : cela la conforta dans l’idée que, pour le meilleur comme pour le pire, ce serait très probablement le mieux qu’ils parviendraient à faire pour le moment.

            Le chapeau se releva lentement et timidement, mais même une fois que les yeux redevinrent visibles, leur regard était encore une fois déterminé à s’éloigner le plus possible de toute chose vivante.

 

             « Mais même si je peux rester comme ça… je ne veux pas continuer trop longtemps. Le nom, l’apparence… Même si vous êtes d’accord, c’est juste… ça ne va pas, c’est tout.

             – Ce sera juste pour le trajet, dans ce cas, acquiesça Dimitri. Tu finiras forcément par trouver quelque chose qui te conviendra, tôt ou tard. »

 

             Le scientifique était bien évidemment très loin de se réjouir dans le désarroi d’autrui ; cependant, il fallait admettre qu’entendre ce genre d’inquiétudes provenir de sa bouche même lui apporta de la satisfaction comme du réconfort. Après tout, ce n’était qu’une preuve de plus que cette entité partageait leur sens de l’éthique : et il s’agissait donc pour lui du meilleur moyen d’accroître sa confiance en leur nouvel ami, et de regagner en assurance.

 

             « Je vois que tout est rodé, conclut-il finalement avec un petit sourire timide. Alors… Je suppose que c’est ici que nos chemins se séparent ?

             – Vous ne venez pas ? s’étonna l’inconnu en relevant la tête d’un coup, perplexe et visiblement déçu.

             – Ce n’est… probablement pas la meilleure idée, admit-il avec un soupir. Mais je serai là si vous avez besoin de moi, promis.

             – C’est à cause de moi, n’est-ce pas ? »

 

             Voyant la jeune femme qui n’en était pas une baisser une fois de plus le regard avec honte, l’homme se vit décontenancé ; il se mordit la lèvre, voulut répondre aussitôt, mais se stoppa tout aussi vite. Claire croisa les bras fermement et le dévisagea avec un soudain mépris, ce qui le fit frissonner ; mais il ne trouva toujours pas la force de répondre.

 

             « C’est… c’est normal. Je comprends, continua l’entité tout en réussissant, envers et contre les lois de la physique, à se cacher encore plus sous son chapeau. Moi non plus, je n’aurais pas envie d’être avec moi en ce moment. »

 

             C’en fut trop pour la physicienne, qui eut un soufflement vexé et se retourna tout d’un coup, se dirigeant désormais vers la porte et ne s’arrêtant qu’une fois à quelques pouces seulement de la poignée. Dimitri la regarda discrètement avec un pincement au cœur bien visible, mais lorsque son attention revint sur la troisième personne présente dans la salle, sa peine était restée, et bien adressée à elle.

 

             « Ne t’imagine pas ça, je te promets que ça n’a rien à voir avec toi, confessa-t-il dans un murmure aussi doux qu’il le pouvait, priant pour que Claire ne pût l’entendre.

             – Ah bon ? Alors pourquoi… ? »

 

             Pour seule réponse, les yeux de l’homme avaient très fugacement divergé vers l’endroit où se trouvait la femme qui, désormais, attendait en silence avec énervement.

 

             « C’est juste… ne cherche pas à savoir. Et ne lui dis rien, ce n’est vraiment pas important. Je préfère encore qu’elle… Ah, peu importe. »

 

             Une paire de sourcils curieuse et confuse fut levée pendant un temps ; mais les regards insistants et inquiets de Dimitri, ainsi que ses mots répétant encore et encore que le problème était sans rapport, finirent par la convaincre de revenir à sa position normale. Le scientifique considéra le fait qu’aucun changement visible n’avait eu lieu comme preuve que l’enfant avait effectivement été rassuré et calmé, et un sourire maigre mais sincère lui vint.

 

             « Bonne chance ; mais ne t’inquiète pas. Tu es entre de bonnes mains. »

 

             Et tandis qu’il parlait, l’enfant était déjà parti rejoindre son double, ne lui laissant qu’un geste d’au-revoir reconnaissant et un sourire identique au sien.

 

             La porte se referma derrière les deux jumelles… et Dimitri prit une longue seconde pour fermer les yeux et prendre une profonde inspiration. Lorsqu’il fut certain qu’il était enfin seul, il se dirigea vers un bureau dans un coin de leur laboratoire, saisit une chaise, et s’effondra.

 

             Tant de choses s’étaient écoulées en si peu de temps ; il avait réellement besoin de calme et de silence pour enfin prendre pleinement conscience de la situation, et pour s’en remettre.

             En l’espace d’une seule heure à peine, il avait trouvé une erreur dans les plans de leur machine à voyager dans le temps ; il avait couru un véritable marathon à travers le campus et les rues tout en s’imaginant pléthore de scénarios possibles, la plupart comprenant en dernier acte funeste la mort tragique et sanglante de l’amour de sa vie ; il était arrivé tout juste à temps pour arrêter une catastrophe majeure, ou du moins, une qui allait avoir lieu si l’entité n’était pas apparue ; et jusqu’à ce moment présent, son cœur était encore bien conscient que cela s’était joué de peu — bien trop peu.

             Grâce à ce nouveau mystère qui était venu pour la divertir et la distraire, Claire l’avait sûrement déjà oublié, et il en était bien heureux pour elle ; mais le simple fait de savoir que sa vie avait frôlé la fin de si près… Non, vraiment, il avait besoin de temps pour reprendre son souffle ; besoin de temps loin de toute distraction, mondaine ou étrange ; besoin de temps pour se convaincre que oui :

             Oui.

             C’était fini.

             Tout allait bien.

 

             Il avait été pris d’un haut-le-cœur de plus lorsque l’inconnu s’était mis à croire que son besoin de calme était d’une quelconque manière lié à lui ; bien sûr qu’il ne s’était pas rendu compte, même Claire ne s’était pas rendu compte. Son inquiétude avait été justifiée, bien sûr, et possédait une part de vrai ; mais avec tout ce qu’il s’était passé auparavant… Dimitri ne pouvait que ressentir une certaine reconnaissance envers lui, aussi étrange que cela pût paraître.

             Tout compte fait, l’apparition de cette étrange entité aux origines inconnues… Cela avait été choquant, terrifiant, dérangeant sans aucun doute, et les images qu’il avait eu le malheur de voir reviendraient très certainement hanter ses cauchemars pendant les mois à venir ; mais en prenant du recul, cela n’avait jamais été que cela, et rien d’autre. Mieux, en remettant cette scène incongrue dans un contexte qui n’avait a priori aucun rapport, et en même temps dont l’issue dépendait si fortement du déroulé de ses derniers événements, ce phénomène s’était révélé être un mal pour un bien — et même, au vu des vies qui avaient été sauvées, une véritable bénédiction : car il en était certain. Au vu de l’état de leur laboratoire, au vu des positions et attitudes de Bill et Claire, il était désormais convaincu que cette distraction apportée par la jeune entité était la seule chose qui avait interrompu leur expérience, et qui lui avait permis d’arriver à temps pour l’annuler une bonne fois pour toutes.

             À cela s’ajoutait le fait que Claire avait réussi le miracle de s’en faire un ami, et le fait qu’il avait réussi à trouver en lui la force de leur faire confiance à tous deux : à force de lui parler, Dimitri avait conclu que cette toute dernière cinquantaine de minutes avait été bien plus traumatisante pour la créature en question, d’autant plus s’il s’agissait réellement d’une âme d’enfant, qu’elle ne l’avait été pour lui. Ou tout du moins, ce second traumatisme était somme toute bien moindre, comparé à celui qu’il avait dû traverser juste auparavant.

             En résumé : l’événement dont il avait besoin de se remettre n’était pas même cette rencontre incroyable, et la raison pour laquelle il avait préféré les laisser partir sans lui… était encore une fois liée à sa vie et ses sentiments personnels, et presque rien d’autre. Il avait déjà subi tellement d’émotions en si peu de temps… Son cœur n’était tout simplement pas prêt à se briser une fois de plus, et il ne voulait certainement pas que Claire eût à se soucier de telles sottises. Après tout…

 

             Hershel était un homme bien. Il le savait. C’était l’homme parfait pour elle, elle avait fait le bon choix, et il était heureux pour eux deux, l’un autant que l’autre, vraiment il l’était.

             Alors, lorsqu’elle avait clamé avec grande joie et fierté que celui qu’elle voulait réellement voir résoudre le mystère était Hershel, et non lui… Son cœur s’était senti comme poignardé, mais il n’avait pas été surpris, et il était heureux pour elle. Il… Il n’avait pas à intervenir. Elle avait été polie et bienveillante, comme elle l’était toujours… Mais contrairement à ce qu’elle disait, elle n’avait pas besoin de lui.

 

             D’autre part, au vu de l’état dans lequel leur prototype de machine à voyager dans le temps se trouvait, une petite explosion avait visiblement eu lieu malgré tout. Par miracle, celle-ci avait été presque inoffensive, bien plus que celle qu’il avait prédite et qu’il avait tant craint trouver, s’il était arrivé trop tard ; mais, à sa propre manière, dans une envergure bien plus réduite mais tout de même non négligeable, cette explosion avait créé tout un désordre.

             Il se leva, marcha quelques pas sans but, et en baissant le regard, il vit ses pieds entrer en contact avec des débris de porte sortis de leurs gonds et des piles de feuilles noires de texte éparpillées au sol.

 

             Il avait là une raison de plus pour devoir rester.

             Il fallait bien quelqu’un pour nettoyer tout cela, après tout.

 

 

             Ayant pour seule compagnie son balai et les débris, Dimitri trouva tout de même son havre de paix dans un calme et une tranquillité qui arrivaient à point nommé. Puisque Bill était parti on-ne-sait-où et que Claire s’en était allée pour résoudre un intrigant mystère, il trouva un grand soulagement et une sérénité bienvenue en l’idée qu’il avait tout le reste de l’après-midi pour se vider l’esprit. Il prenait le temps d’apprécier ces instants à nettoyer leur laboratoire à son propre rythme, seul avec ses pensées, et bientôt, une fois la tâche complétée, il pourrait avec grande joie se dire qu’il avait amplement mérité de finir là sa journée.

             Il lui fallut du temps pour seulement se rappeler que ce jour était censé être pour lui un jour de congé à l’origine ; une fois que cela lui revint à l’esprit, il ne put s’empêcher de rire tristement, et ne trouva la force de ressentir aucune autre émotion.

 

            Reprenant lentement son calme et son souffle, il posa une dernière pile de papiers à sa place sur son bureau, marquant la fin du rangement de leurs recherches. Désormais, ne restait plus que la plus lourde tâche : les débris de portes de la machine à voyager dans le temps qui avaient explosé suite à l’arrivée de la fameuse entité, de ce que Claire lui avait conté. Ces portes étaient composées d’un alliage de métal bien massif, et il lui serait donc bien difficile de les soulever, encore plus de les remettre à leur place à lui seul ; mais il pouvait tout de même au moins les rassembler dans un coin du laboratoire jusqu’au lendemain, jour où ils pourraient les remettre en ordre à trois, afin que les débris ne vinssent pas barrer le passage.

             Cela nécessiterait tout de même un bien grand effort physique, et il soupira d’avance en anticipation. Marchant lentement vers la pile désordonnée de métal cuivré, il profita de ces derniers moments de paix, fit ses adieux déchirants au bien-être de sa colonne vertébrale, et… Son regard fut soudainement attiré par un étrange et inattendu éclat de vert émeraude.

 

             Intrigué, son rythme de marche accéléra très légèrement jusqu’à ce qu’il pût faire face à l’objet de son attention, et il se pencha vers l’endroit même où, encore une fois selon Claire, l’entité était apparue. Sans hésitation, il approcha une main et ramassa quelque chose qui, a priori, n’avait rien à faire en un tel endroit. Désormais qu’il l’avait sous ses yeux, il n’en devint que plus étonné encore : ne mesurant qu’à peine plus d’un pouce de côté, il s’agissait de très loin du plus petit disque dur qu’il eût jamais vu, alors même que de tels appareils étaient encore bien rares et à la pointe de leur technologie. L’inscription censée indiquer ce qu’il contenait était tout aussi sibylline, aussi n’y porta-t-il que peu d’attention outre un léger haussement de sourcils ; mais non, ces mots qu’il reconnaissait individuellement, certains plus que d’autres, mais dont l’agencement n’évoquait absolument rien pour lui, étaient bien moins fascinants que l’objet sur lequel ils avaient été imprimés.

             Quel genre de technologie cela pouvait-il donc bien être ? Il avait tout d’abord songé à un disque dur, mais il n’en était plus aussi sûr. Il lui sembla évident que son but premier était de stocker de l’information sous forme de données numériques ; mais de quelle manière ? Ce n’était certainement pas un tambour, d’une part pour sa taille, d’autre part parce que cet objet était bien trop plat pour pouvoir empiler des cylindres ferromagnétiques. Un disque miniature était-il caché en son cœur ? Non, ces petites rainures métalliques parallèles ressemblaient plutôt aux traces laissées par une mémoire utilisant des tores ; et pourtant, cela ne s’en rapprochait pas non plus, cela semblait différent… Il élimina également la mémoire à fil mince des possibles candidats pour la même raison. Non, vraiment, ce petit carré noir et vert avait tout pour dérouter, et le fait qu’il ignorât la manière selon laquelle l’information qu’il contenait était stockée fit croître sa curiosité d’autant plus.

 

             Eût-il été seulement possible pour lui de reconnaître la nature exacte de ce qu’il avait entre les mains et de ce que cela signifiait, il eût pu déduire tout à la fois tellement de choses, et tellement peu. Il eût pu comprendre qu’en cet instant précis, le mystère dans son ensemble s’était épaissi d’autant plus, et avait pris une tournure tellement plus étrange et terrifiante encore : car l’existence même de ce petit objet était un pied-de-nez flagrant en direction de l’univers lui-même, dans son intégrité comme son intégralité.

 

             Heureusement, ou malheureusement, Dimitri ne savait rien de tout cela : en conséquence, sa seule réaction fut une de confusion bénigne et passagère, sa seule déduction que cela avait certainement un lien avec l’entité et que cela devait probablement lui appartenir, et sa seule action fut d’enfourner le petit carré plat dans une poche de sa blouse blanche, avec l’intention d’y repenser plus tard, et de le rendre à son propriétaire lors de leur prochaine rencontre. Peut-être en parler à Claire, aussi, au cas où cela pût être un indice dans leur petite enquête ; si l’entité n’était réellement qu’un enfant, il doutait fortement qu’elle eût les connaissances nécessaires pour pouvoir répondre à des questions aussi pointues que celles qui s’accumulaient désormais dans son esprit.



             Par miracle peut-être, le trajet s’était accompli sans accroc. L’entité avait maintenu son chapeau aussi bas que possible et les yeux fixés sur son rebord blanc, s’assurant que son regard ne croisât celui de personne.

             Claire eût préféré combler cette vingtaine de minutes avec quelques bavardages sans grand intérêt autre que de briser la glace et le silence gênant, ouvrant possiblement la porte vers, petit à petit, des sujets plus intéressants, et peut-être même adressant celui de cette fameuse sacoche noire si mystérieuse que son compagnon serrait si fort contre sa poitrine. Toutefois, sa copie s’était avérée si tendue et concentrée entièrement sur sa tâche, qu’elle baissa les bras rapidement. Comprenant et partageant son inquiétude, elle décida de respecter son choix et de ne pas jouer avec le feu ; se demandant seulement pourquoi il lui était si difficile de ne garder qu’une seule apparence et de s’y tenir, n’en changeant uniquement que par le biais d’un effort conscient et désiré.

             Sûrement, toutes ces transformations devaient lui coûter de l’énergie d’une manière ou d’une autre, et donc cette période transitoire entre deux formes n’était pas un état de repos ; la raison pour laquelle il lui était si difficile de rester en contrôle devait donc être liée à son état mental actuellement si instable — de manière bien compréhensible, au vu de ce qui venait de lui arriver. La scientifique espérait qu’il s’agissait de la seule raison, et que rien d’autre ne l’empêcherait d’enfin agir seulement suivant son gré une fois qu’il fût remis de ses émotions. Avec un peu de chance, passer du bon temps en compagnie de Hershel et elle, et progressivement s’accoutumer à cette situation étrange, l’aiderait à regagner un peu d’assurance.

             En fin de compte, Claire ne put finalement parler que pour donner le strict minimum d’informations : les directions à prendre, les tournants, le temps qu’il leur restait avant d’arriver à bon port. Ce fut ainsi que, durant plus de la moitié du trajet, les seuls mots qui furent prononcés se limitèrent à « Voici notre arrêt. »


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