Troisième Chance

Chapitre 13 : Jungle urbaine

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Dernière mise à jour 08/11/2016 22:16

 

Chapître 13 - Jungle urbaine

 

« Tu ne plaisantais pas à propos des pigeons », dit Elika, alors qu’ils franchissaient le rideau qui les séparait de la rue, environ deux heures plus tard. Comparé à la fraicheur intérieure, la chaleur de l’après-midi lui fit l’effet d’un soufflet au visage. Elle s’arrêta net, et sans le vouloir, inspira profondément, une grave erreur dans une grande artère animée de Shushan.

« Je te l’ai dit. Même la grande prêtresse de Kiririsha doit attendre deux semaines pour en avoir à dîner, tant la demande est forte », dit le Prince. Son regard allait du haut vers le bas, en quête de tiers inquisiteurs, mais il ne put apercevoir aucun personnage suspect dans la masse d’hommes grouillant dans la rue. Il put voir un certain nombre de pickpockets, de catins, et quelques plébéiens qui auraient vendu leur mère pour de l’or rutilant, mais personne ne leur prêtait particulièrement attention. Il posa sa main au creux du dos d’Elika, et la poussa vers la sortie ouest de la rue, en direction du centre ville.

« J'ai quand même du mal à y croire », gloussa t-elle.

« En fait, il a toujours quelques oiseaux de côté pour les commandes de dernière minute, au cas où. Mais il s'est fait un nom en ville, et il est assez connu. Nombre de familles nobles lui ont proposé de l’embaucher en lui faisant des ponts d’or, mais il n’a jamais voulu en entendre parler. »

« C’est plus rentable de servir tout le monde ? demanda t-elle. Au fait, où est-ce qu’on va ? L’auberge n’est pas de l’autre côté ? »

« N’oublie que la cuisine n’est en réalité qu’une partie de son commerce, il gagne très bien sa vie en en jouant les intermédiaires entre ceux qui ont des problèmes à résoudre et ceux qui les résolvent. »

« Tu penses qu’il peut nous aider ? »

« Peut être. Nous avons des problèmes après tout. Suse est une grande ville, et il a des contacts partout. Si nous avons des ennuis, il devrait pouvoir nous donner un coup de main. Maintenant que Khatu te connaît, il ne t’éconduira pas si tu viens taper à sa porte. »

« Oh », dit elle en comprenant tout à coup. « Alors c’est pour ça que tu m’as traînée là ? »

« Entre autres. Khatu a toujours été un ami, pour autant qu’on puisse en avoir dans ce genre de commerce. A moins que ce ne soit suicidaire pour lui, il t’aiderait. Mais je voulais aussi t’offrir un repas mémorable, n’oublie pas. »

« Tu as des amis intéressants », remarqua t-elle en pensant à Agastya, Khatu, et enfin, elle-même.

« Je mène une vie idyllique, dit-il avec un sourire ironique. Fais attention où tu marches »

Il jouait des coudes et des épaules pour fendre la foule. L’après midi était bien avancée mais le char de Shamash était encore haut dans le ciel. Bien que l’affluence ne fût en aucun cas comparable à celle que l’on rencontrait à l’aube ou au crépuscule, la foule était suffisamment dense pour ne pas s'écarter automatiquement devant l'énorme épée qui pendait à sa ceinture. Habituellement les bons citoyens avaient assez de sens commun pour s'écarter du chemin des gens en armes et des nantis, mais les corps qui se pressaient les uns contre les autres empêchaient d’aller où que ce soit. Il regardait où il mettait les pieds, surveillaient les hommes devant et derrière, sa bourse, sans oublier Elika ; focalisant son attention aussi bien sur la survie urbaine que sur la discussion. La princesse le suivait à la trace, l’air de plus en plus submergée par la foule, son espace vital pris d'assaut de toutes parts.

« Il a un train de vie franchement modeste pour quelqu’un d’aussi reconnu », observa t elle.

« Khatu est plus malin qu'il n'en a l'air, il sait que sa chance peut tourner tôt ou tard, et que quelqu'un d'autre lui volera la vedette. Il a investi ses gains, les honnêtes comme les autres, à droite et à gauche, il est actionnaire minoritaire d'une douzaine d'affaires environ. »

« Alors pourquoi il ne déménage dans un endroit plus propre et plus vert ? Je ne peux pas croire qu'on considère ça comme un quartier huppé », dit elle en faisant un vague mouvement qui englobait tout ce qui les entourait.

« Pour heurter la petite noblesse en lui jetant au visage le fait qu'un cuisinier gagne plus qu'elle ? Peut-être lorsqu'il aura les finances pour s'acheter lui-même un titre. » Elika eut l'air pensif l'espace d'un instant, engrangeant une autre parcelle d'information à analyser plus tard. Puis elle haussa les épaules, et se concentra sur les questions plus importantes restées en suspens.

« Tu ne m'as toujours pas dit où tu m'entraînes – Hé ! » La dernière partie était destinée au propriétaire d'un pied chaussé de sandales qui avait écrasé les siens. L'homme continua son chemin sans un regard, et Elika se retourna sur lui, outrée. Une femme à la peau sombre portant sur la tête une lourde cruche d'argile remplie d'eau lui fonça quasiment dessus, écartant Elika de son chemin, et la maudissant dans le dialecte babylonien fortement accentué des habitants de Suse, ou Shushan ainsi qu'ils l'appelaient.

« Ne t’arrête pas sinon tu vas te faire piétiner », dit le Prince sans trop de compassion. « Il faut que tu suives le mouvement. » Il chercha la main d'Elika qui se glissa automatiquement dans la sienne. « On va prendre à droite à la prochaine intersection ! » dit il par-dessus son épaule, contraint d'élever la voix pour couvrir le brouhaha croissant de la foule.

Ils pénétraient au coeur de la cité, où les bâtiments à deux étages déjà dangereusement instables étaient surmontés d'un autre niveau en briques de torchis. Les deux étages du haut était parfois recouverts d'assiettes en céramique émaillées aux couleurs brillantes, destinées à refléter la profession et le statut social du propriétaire, et au dessous, dans les rues adjacentes étroites, les masses se déversaient telles des rivières de têtes, de sueur, et de cris. Chacune des maisons avait au moins une fenêtre ouverte avec quelqu'un penché par dessus, qui proposait toutes sortes d'articles imaginables à la vente, annonçant des prix étudiés pour les mendiants avec une qualité digne des rois. Les yeux scrutant désespérément la foule, les colporteurs recherchaient toute personne susceptible d'être un tant soi peu intéressée par le marché. Des pièces de monnaies d'une dizaine de pays différents passaient de mains en mains, s'échangeant contre des pots et des couteaux, des vêtements et des écharpes, des outils et de la nourriture.

Des gamins rieurs d'une dizaine d'années portaient sur la tête des cruches remplies d'eau tirée des puits de la ville, aromatisée au citron, proposant des boissons dans des gobelets d'argile qu'ils tenaient à la main, pour le plus modique des morceaux d'argent. Tirant sur les robes des passants, ils proposaient leurs services à chacun, chantant de petites comptines, faisant des grimaces, et tout ce qui pouvait attirer l'attention afin de conclure la vente, sachant bien quelle correction ils recevraient s'ils rentraient à la maison en fin de journée sans qu'une pièce n'atteste de leur effort.

Des milliers de personnes se massaient au sein d'une foule anonyme et sans visage dans les rues du bazar de Shushan, et le Prince et Elika se frayaient un chemin parmi elles. Les odeurs d'agneau fortement épicées qui s'échappaient d'une fenêtre ne leur firent aucun effet, tant ils étaient repus du repas chaud judicieusement arrosé du vin de Khatu.

La cacophonie de sons, d’odeurs et de choses à voir étaient accablante pour Elika, et lorsque cela lui devint insupportable, elle tira sur le bras du Prince d’un coup particulièrement sec. « Je ne fais pas un pas de plus tant que tu ne me dis pas ou on va ! » dit elle suffisamment fort pour que sa voix couvre le bruit de fond, mais suffisamment doucement pour éviter que toute la rue n’en profite.

Il fit un pas de coté, les repoussant tous deux contre le mur, et se pencha vers son oreille : « Je cherche un tailleur pour nous deux. Plus vite on commande des vêtements, plus vite on pourra les porter ! »

« Merci » dit elle, et un “enfin” non dit perçait clairement dans le ton de sa voix. « Ça te dérangerait de me parler de ces projets avant ? »

L'espace d'un instant, le Prince fut tenté de plaisanter sur le sujet, mais la frustration était manifeste dans la voix de sa princesse. Il opta plutôt pour le vieil adage universellement connu de tous les hommes : dans le doute, excuse-toi !

« Désolé. Je ferais mieux la prochaine fois. Il faut qu’on trouve un tailleur, un tanneur pour de nouvelles sandales, et si on a le temps, je voudrais qu'on cherche le haut du panier en matière d'armurier pour voir s'il peut te proposer quelque chose d’adapté. »

« Alors, je ne serais pas constamment toute nue ? » dit elle en se souvenant des mots qu’ils avaient échangés précipitamment avant que les pillards fondent sur eux.

« En parlant de ça, on pourrait faire un saut aux bains sur le chemin du retour, se laver et se faire faire un massage relaxant après. »

« Je tuerais pour barboter dans de l’eau chaude », dit Elika, approuvant avec ferveur.

« En fait, ils préfèrent généralement qu'on les paie en monnaie sonnante et trébuchante, mais j’essaierai de te négocier un quelconque assassinat à titre de monnaie d'échange », s'esclaffa le Prince. Elika le gratifia d'un coup de poing espiègle dans le bras en réponse, et tout allait à nouveau pour le mieux. Cela faisait du bien de se détendre un peu, de pouvoir rire et de s’inquiéter des petites choses au lieu de la réalité écrasante de la tâche qui les attendait. Une chose à la fois, pensa t elle. Une chose à la fois.

« Allons me chercher des vêtements, alors ! » dit-elle en secouant la tête, ses cheveux s'éparpillant sur ses épaules. Le Prince lui adressa un sourire chaleureux et la prit à nouveau par la main, la conduisant dans une autre rue.

Ils émergèrent deux heures et cinq tailleurs plus tard, la bourse du Prince visiblement moins rebondie qu’avant. Elika n’avait qu’une très vague notion de l’argent sur le plan domestique, son éducation s’étant bornée à lui enseigner comment équilibrer l’économie d’une petite cité-état confinée, et non celle d’une maison, et la vallée ne disposant pas vraiment de boutiques. Les marchands étaient peu nombreux, et se faisaient de plus en plus rares à chaque décennie, et l’héritière du trône avait le peu que pouvait offrir la vallée sans même avoir à le demander.

N’étant pas habituée au manque d’argent, et encore moins à l’utiliser pour gérer des questions personnelles, elle n’avait pas non plus appris à le dépenser somptuairement, ainsi que le comprit le Prince, contrairement à d’autres femmes qu’il avait eu l’occasion d’escorter dans un bazar. Elle s'orientait vers ce qu'il y avait de plus fonctionnel, mais optait pour du finement travaillé, simple mais élégant. Les coupes qu’elle avait choisies frisaient le raisonnable ennuyeux ; des vêtements plus adaptés à l’épouse d’un marchand en voyage qu’à une princesse. Tout compte fait, il estima que l’expérience était agréablement centrée sur le résultat, rondement menée et sans heurts, surtout par rapport à ce qu’il avait imaginé.

Elika, bien qu'elle eut remarqué la soie et le velours, choisit le lin : léger, terne et discret à souhait. Elle n’était plus désormais la fille adorée du roi, mais une reine déchue pourchassée par des ennemis mortels. Elle nota mentalement qu’il lui faudrait au moins acquérir des vêtements pour représenter l’état, et opta pour des choses qui lui permettraient de bouger librement et n’attireraient pas l’attention. Vu la tournure que prenaient les événements ces derniers temps, elle eut le sentiment qu’elle aurait plus besoin d’escalader un mur que d’impressionner un dignitaire étranger. Sortant de chaque atelier avec la garantie des marchands que ses vêtements lui seraient livrés au plus tard le lendemain à la mi-journée, elle prenait de plus en plus conscience de l’état lamentable dans lequel elle se trouvait alors. La chaleur de la foule s'associait aux rayons accablants du soleil, et ses vêtements trempés de sueur lui collaient à la peau. L’intérêt pour la foule s’évanouit rapidement, cédant la place au désir d’être quelque part dans un endroit tranquille, frais et avec une boisson de préférence.

« Je pense que j’ai ma dose pour aujourd’hui », dit-elle au Prince lorsqu’il lui demanda si voulait aller voir le tailleur suivant.

« Tu as tout ce qu'il te faut ? »

« J'ai déjà plus que ce que j'avais, c'est sur. Assez pour voyager à mon aise, mais pas suffisamment pour justifier d’un cheval chargé de plus. » Le Prince opinait vivement du chef en signe d'approbation alors qu’elle continuait, ses yeux scrutant la foule, en quête de ceux qui lançaient des regards à la dérobée, à la recherche de visages familiers et de l’habituelle pointe de froideur intérieure trahissant la volonté de l’ennemi en train d’observer. « D'autre part, je ne compte même plus le nombre de fois où on m'a marché dessus, heurtée violemment, pelotée et renversée aujourd’hui. J'apprécierais un peu de paix et de tranquilité. Tu m'écoutes ? »

« Oui, excuse-moi. Tu crois que tu peux tenir encore un peu ? »

« Ça dépend, qu’est-ce que tu as en tête ? »

« Etant donné que tu es plus ou moins l’unique espoir de l’homme, je pense très sincèrement qu’on devrait au moins investir dans un ensemble d'armures en cuir léger avant que la dague d’un assassin ne trouve ton cœur. Noooon ! » dit il en levant l’index pour réclamer le silence alors qu’elle ouvrait la bouche pour protester. « Dans cette foule, n'importe quel agent d'Ahriman déterminé aurait pu te poignarder. A moi tout seul, je peux difficilement t'entourer de ma protection, surtout en ce moment non ? »

« Et c'est maintenant que tu le dis ? » s'écria t-elle indignée et glacée d'effroi. Elle jeta un coup d'œil autour d'elle, pour voir si quelqu'un les observait, si des yeux cachaient de mauvaises intentions, si qui que soit fouillait dans ses robes pour dégainer la mort de leurs plis. Le nombre d'hommes qui étaient passés à coté d'elle à portée de dague lui apparut comme une réalité réfrigérante.

« Je suis raisonnablement confiant, étant donné qu'on a voyagé plus vite que les informations que l'on pourrait colporter sur nous, à moins qu'elles ne l'aient fait par un quelconque moyen mystique. Mais tôt ou tard, il faudra qu'on reste dans un endroit plus longtemps, là où tes ennemis pourront te trouver et te trouveront. »

« C'est une guerre, on se bat », dit Elika, l'air sombre tout à coup. La combat serait venu à eux, la question n'était pas ‘’si’’ mais ‘’quand’’. Le Prince posa sa main au creux de son dos, la poussant le plus délicatement du monde pour qu'elle continue d'avancer.

« Tu es quelqu'un d'extraordinaire », dit il d'une voie remplie d'admiration, alors qu'ils fendaient la foule, se laissant emporter par le courant, comme le bois flotté descend le long d'une rivière.

« Qu'est ce que j'ai encore fait ? » s'enquit-elle, déconcertée.

« Les choses que tu dis, le regard que tu portes sur le monde … » commença le Prince, cherchant ses mots, murmurant doucement à son oreille, alors qu'ils se glissaient parmi la foule de gens massés sur la place. « Tu es seule dans une foule d'assassins potentiels, aux abois, mais tu ne paniques pas, tu ne vas pas te réfugier dans le sanctuaire le plus proche, tu acceptes simplement la réalité. C'est … vraiment difficile à expliquer. »

« Je ne vois pas l'intérêt de rentrer à l'auberge ventre à terre. Comme tu l'as dit, il y a peu de chances qu'il y ait ici plus de gens malintentionnés qu'ailleurs, vu ce à quoi on peut s'attendre dans une ville comme ça. Autant en finir avec les boutiques maintenant que le regretter par la suite. »

« Tu sais combien de femmes ou d'hommes penseraient comme toi en pareil cas ? J'ai diné avec des nobles et des dirigeants, et rares sont ceux qui ne m'auraient pas envoyé faire les courses à leur place s'ils avaient été dans ta position. Tu n'es pas courageuse parce que tu sous estimes les chances que les choses que les choses tournent mal, comme une ado exaltée après une nuit agitée, tu es courageuse parce que tu sais ce qui est en jeu. »

« Je ne vois toujours pas ce qu'il y a de si extraordinaire la dedans », dit Elika, se sentant un peu mal à l'aise.

« Non, tu ne vois pas, et c'est pour ça que tu es si unique. Tu es née pour ça, Nastaran. Tu n’a rien fait pour assumer cette responsabilité, mais je n'imagine personne de mieux placé que toi pour l'endosser. Et plus j'apprends à te connaître, plus je suis sûr que ce n'est pas un accident si tu es qui tu es. Il y a un schéma directeur derrière les scènes et c'est ce qui me donne l'espoir qu'on va l'emporter », dit-il dans un murmure, mais la force contenue dans sa voix la fit frissonner malgré tout.

« Tu ne vas pas faire ton mystique en ce qui me concerne, si ? Je croyais que c'était mon rôle. »

« J’en ai fini avec les idées arrêtées, ma chérie. J'ai vu les dieux, je les ai combattus. Je n'ai pas besoin de foi pour savoir qu'il existe des forces en jeu qui nous dépassent », dit-il, chacune de ses paroles sonnant avec conviction. Et même s'il se concentrait sur Elika, conservant une voix étouffé pour qu'elle seule puisse l'entendre, ses yeux bougeaient constamment, étudiant tous ceux qui passaient. Être aux aguêts pendant des heures était fatiguant, mais le prix potentiel à payer s'il avait baissé sa garde eut été trop élevé.

« Je n'aurais jamais imaginé t'entendre tenir un tel discours. »

« On change, Elika. Et parfois même, on grandit. » Elle ne pouvait qu'approuver, se torturant l’esprit en quête de mots qui pourraient exprimer la confusion qu'elle ressentait. Elle n'arrivait pas à resituer ce discours dans son contexte, pas plus qu'elle ne pouvait cerner ses intentions. Il lui revint en mémoire, qu'un peu plus tôt dans la matinée, le Prince s'était montré sérieux lorsqu'il avait dit qu'il essaierait d'être plus honnête avec elle. Pour elle. Et un Prince honnête était toujours une expérience déroutante.

« Tu as déjà porté une armure ? » demanda t il à brûle-pourpoint en changeant de sujet, d'un ton lisse comme le beurre, comme si les mots véhéments avaient été balayés par le vent du désert.

« En fait … j'avais une veste en cuir rembourrée, avec des protections d'épaule et un casque pour l'entraînement, mais rien d'autre à part ça. »

« Je pense qu’on peut oublier le métal dans ton cas, tu serais incapable de bouger, même avec un léger plastron en bronze, et je ne parle même pas du cuivre. »

« Et l’acier ? Ton épée est assez légère vu sa taille. »

« Une armure en acier est incroyablement difficile à réaliser, vu que ce n’est pas une juste une plaque martelée, mais dix mille chaines reliées ensemble. Et même si une chaine en acier encaisse mieux les entailles qu’une plaque en bronze, un lancier peut facilement t’embrocher. Il faut des semaines pour en fabriquer une. C’est plus léger que le bronze, et aussi plus dur, mais ça pèserait toujours presque aussi lourd que toi, ce qui serait assez gênant pour des promenades comme celles-ci. Le métal est fait pour le combat, pas pour les vêtements de tout les jours que tu portes pour te balader dans la rue. »

« Malheureusement je pense sérieusement que nous risquons de rencontrer une opposition armée, comme dans le désert, et enfiler quelque chose de résistant assurerait plus efficacement ma sécurité », souligna t-elle. « Mais je suis d’accord avec toi, le métal semble impraticable au quotidien, alors pourquoi pas quelque chose de caché. Si quelqu’un me poignarde, dit-elle avec une boule dans la gorge, je préfèrerais jouer sur l'effet de surprise quand au fait que je porte une armure, plutôt que de le prévenir à l'avance pour qu'il puisse s'y préparer. »

« Si ça ne tenait qu’à moi, tu ne mettrais plus jamais les pieds sur un champ de bataille, mais s’y préparer ne peut pas faire de mal. Une côte de maille en acier coûterait une fortune, surtout qu’il faudrait qu’elle soit adaptée à tes formes plutôt spectaculaires, et pas à la taille-unique-qui-ne-colle-pas-parfaitement, type fantassin moyen, que l’armurier pourrait avoir en stock, mais pour le moment, on se débrouille plutôt bien question argent. Par ailleurs, je suis tout à fait de ton avis en ce qui concerne l'armure cachée, quelque chose qui serait taillé dans un cuir épais. Le cuir arrête les entailles et ralentit les poignards, et même si en dessous, tes os peuvent toujours se briser et que tu as une ecchymose de folie après un coup violent, tu resteras en vie. Avoir sur soi quelque chose de ce genre implique de porter des vêtements plus volumineux, éventuellement des robes, parce que ta tenue actuelle est bien trop ajustée pour dissimuler quoi que ce soit », expliqua t-il, pour ajouter précipitamment ensuite « Non pas que ça me dérange, bien au contraire. »

Ils s'arrêtèrent sur une place plus vaste située dans le quartier commerçant. Au milieu se tenait un puits, son levier bringuebalant actionné par deux jeunes hommes pour verser l'eau dans le large abreuvoir juste à coté. Du haut vers le bas, du haut vers le bas, le levier allait et venait tandis que les femmes, et quelques hommes, tous chargés de bassines, de cruches et d'amphores se poussaient et se bousculaient pour atteindre l’abreuvoir. La place elle-même était bordée d'atelier de forgerons, d'armuriers et de marchands d'armes. La foule du bazar, bien qu'elle se densifiât depuis qu'ils avaient entamé le tour des boutiques, pouvait se disperser quelque peu à cet endroit là, laissant un peu d'espace vital au Prince et à Elika. Le Prince acheta deux oranges pour une pièce de bronze, en tendit une à sa compagne, et commença à peler la sienne.

« Je peux en aucun cas porter de robes, ou de jupes encombrantes comme les siennes », dit-elle en désignant la femme d’un boulanger qui passait à leur hauteur, se dirigeant vers l’abreuvoir. « Mon plus grand atout est ma mobilité. Je peux sauter plus haut et courir plus vite que la plupart des hommes, même sans l’aide de qui-tu-sais. Mais on pourrait imaginer une sorte de veste travaillée qui descendrait juste en dessous de la taille. »

Le Prince tenta d'assembler mentalement l’image et acquiesça. « Il faudrait suffisamment de broderies pour détourner l’attention de sa véritable fonction, peut-être quelque chose avec pas mal de plis dans lesquels le regard se perdrait. »

Saw something at one of the tailors that would work perfectly,’ she mentioned.

« J'ai vu quelque chose chez l'un des tailleurs qui ferait parfaitement l’affaire », indiqua t elle.

« Quand ils livreront demain, on pourra leur en toucher un mot, je ne pense pas qu’ils refuseront un surcroît de travail. Mais dans l’immédiat, trouvons une protection ! » dit il en marchant en direction du commerçant le plus proche.

De boutique en boutique, ils firent le tour de la place, inspectant la marchandise, demandant des devis, marchandant, marchandant, marchandant toujours. Après deux premières séances de vingt minutes, Elika prit l'habitude de se diriger tout droit vers la chaise de chaque boutique où ils entraient, et restait assise pour reposer ses pieds laissant les négociations au Prince. Bien qu’elle n’ait eu aucune idée ce que valait une pièce d’argent, elle avait compris que le moins cher des plastrons de bronze coûtait davantage que tous les vêtements achetées pour elle cet après-midi là. Après deux heures d'épreuves proches de la torture, rendues particulièrement embarrassantes par le fait que la plupart des magasins de ce type ne disposaient pas d'une domesticité féminine pour prendre les mesures d'une femme, ils avaient passé toutes leurs commandes, certaines avec des délais de livraison de seulement trois jours, d’autres comme pour sa cotte de mailles, de presque deux semaines. Le Prince ne regardait pas à la dépense, promettant des suppléments en cas de livraison plus rapide, bien qu'une telle rapidité ne put être achetée, sachant qu'il fallait toujours le temps de forger le métal et de tanner le cuir. Lorsque la dernière affaire fut conclue, ils étaient les heureux futurs propriétaires de deux cottes de mailles en acier légères, assorties de vestes en cuir en dessous pour amortir la force des coups, et d'une veste en cuir léger pour Elika, équipée de mince plastrons de bronze cousus entre les deux couches de cuir de gazelle repoussé. Cela arrêterait l'entaille d'une épée et ralentirait une flèche, voire bien plus. Un casque en cuir avait également été fabriqué dans l'arrière-boutique de l'un des armuriers, commandé pour le fils de quelqu'un qui n'était jamais venu le chercher, et qui convenait parfaitement à Elika. Il laissèrent le nom de l'auberge où ils étaient descendus à chacun des marchands, et promirent de verser un acompte le lendemain si on venait taper à leur porte.

« On a assez d'or pour payer tout ça ? » demanda t-elle lorsqu'ils eurent laissé la place des armuriers derrière eux. La chaleur caniculaire du début d'après-midi avait disparu, et la ville soupirait de soulagement. Les gens déferlaient les rues, rendant insignifiante en comparaison la foule qu'ils avaient affrontée auparavant.

« Assez pour équiper une petite armée », dit il avec assurance. Il devina plus qu'il ne vit ses sourcils se lever, et ajouta : « Sérieux. On pourrait armer au mois une vingtaine d'hommes et les nourrir pendant un an. »

« Et imagine que tu n’aies pas eu seulement Farah mais vingt ânes de plus lorsque tu as pillé cette tombe … », dit elle en pensant aux hommes d’épée qui leur auraient permis de voyager en sécurité, aux courriers qui auraient pu répandre les nouvelles aux quatre coins du monde, aux nobles qui auraient pu être corrompus s’ils avaient eu assez d’or.

« Alors maintenant que tu as découvert l'utilité de l'argent, profaner les tombes est un moyen acceptable de gagner sa vie ? »

« Je n'ai pas dit ça », protesta t elle sur le champ.

« Peut importe d'où vient l'or du moment qu'il sert de nobles causes ? » Sa boutade partait d’un bon sentiment, mais elle piqua cependant Elika au vif.

« Je n'approuve pas l’idée de gagner indûment de l'argent quelque soit la manière, le fond, ou la forme, mais si nous pouvions en avoir davantage, ce serait ne serait pas du luxe. »

« Comme toujours avec l'or », soupira le Prince d'un air rêveur. Puis il s'éclaircit la gorge et continua : « Mais j'entends bien qu’a partir de maintenant, tu admets que l'argent n'a pas d'odeur. »

« Tu entends ce que tu veux bien entendre, mais je n'ai rien dit de tel », dit elle avec hauteur.

« Uhmm », dit il avec un sourire exaspérant de suffisance.

« Tu as une mauvaise influence sur moi, c’est tout. »

« Je corromps toutes les filles », dit il, puis le sourire s’effaça de son visage. « Désolé, mauvais choix de mots »

Elika frissonna involontairement. « Aussi loin que nous fuirons, Ahriman ne sera jamais qu’à un pas derrière, nous enveloppant toujours de son ombre. Alors, c’est quoi ton super plan ? » demanda t-elle d’un ton à nouveau sérieux.

« T’emmener prendre un bain », répondit-il sur le même ton. La pensée d’un dieu maléfique avait également balayé sa bonne humeur.

« Je veux dire après … »

« Demain. On sauvera le monde demain. » Voyant qu’ Elika hésitait, il ajouta : « C'est promis. On oublie ça pour ce soir »

« D’accord. Mais plus de jeux, de pièges, de surprises. On élabore un plan et on s’y tient », dit-elle sévèrement.

« Tes désirs sont des ordres, Princesse », dit-il avec un salut moqueur, en s’arrêtant net au beau milieu de la rue. Quelqu’un cria quelque chose derrière eux, mais il n’y prêta pas attention. Il ne l’avait jamais fait. Il se remit simplement en route, la main toujours à portée de son épée, les yeux toujours à l'affût, scrutant les visages, le haut des toits, les petites rues, à la recherche de signes avant-coureurs d’ennuis potentiels, mais toujours incapable de se tenir éloigné d’Elika.

« Je croyais t'avoir déjà dit de ne pas m'appeler comme ça, non ? » demanda t elle.

« Assez souvent, si je me souviens bien », acquiesça t-il en la gratifiant d'un clin d'oeil. Elika se contenta de soupirer comme une martyre éprouvée.

« Tu devrais éviter d'attirer l'attention sur nous comme ça, tu sais. »

« Il n'y a pas plus de dangers par ici que ceux qu'on rencontre dans une grande ville. Et d’ailleurs je suis prudent, même si je n’en ai pas l’air. »

« Alors disons que je te crois sur parole, sinon tu ne vas pas arrêter de me saouler », conclut-elle, souriant malgré elle.

« Voilà bien l’attitude avisée d’une femme de pouvoir. Toi et moi, on ira loin ensemble », dit il.

« Oh ça, je n’en doute pas. Tu as bien réussi à me trainer à travers tout un désert. »

« Hé, au moins je t’ai emmené au marché le plus proche, comme promis. Ce n’est pas de ma faute si ce n'était pas la porte à côté ! » protesta t il.

« C’est vrai. Même si tu as omis dans ta description d'évoquer l'odeur, si tu vois ce je veux dire. »

« Les femmes ne sont jamais contentes », soupira t il théâtralement. « Et quant à l’odeur, si on prend à sur la gauche là-bas, ça peut s'arranger. Du moins, pour celle qui se dégage de nous », dit il en désignant le prochain coin de rue, là où la route bordée de pavés se séparait en deux.

« Qui se dégage de toi, tu veux dire ? Je sens la rose et l’arc en ciel, dit-elle, saisissant le col de sa chemise et le secouant, ce qui, à en juger par l'expression furtive sur son visage, fut une erreur. « D'accord, de nous, » concéda t elle. « Comment ça marche, les bains, ici ? » s'enquit-elle en suivant le Prince, alors qu'il se frayait un chemin à travers l'attroupement.

« Tu vas voir », répondit il par dessus son épaule. Il regrettait d'avoir laissé le gantelet à l'auberge, il lui aurait été bien utile pour se frayer un chemin. Dans son souvenir, Suse était animée mais pas à ce point. Il était loin d'être un expert concernant les jours fériés liés au culte de Kiririsha, il ne pouvait donc deviner si ce soudain afflux de population était du à un quelconque motif religieux. Puis il comprit pourquoi ils pouvaient à peine bouger ; deux nobliaux, tous deux à cheval, entourés par un cordon de sécurité armé, discutaient au beau milieu de la placette née l'intersection de trois rues. Comme d'habitude, pensa-t il, gagné par l'amertume. Il prit conscience qu'Elika criait derrière lui, et fit table rase des souvenirs.

« Tu vas m'écouter à la fin ? »

« Bien sûr que je t'écoute ! »dit il, à l'instar de nombreux hommes avant lui.

« Ouais, tu parles – Hé, mais regardes un peu où tu vas, toi ! » s’écria t-elle, son ire dirigée contre un adolescent qui lui fonçait dessus, la bousculant sans même bredouiller une excuse. Les yeux du Prince se rétrécirent l’espace d’une seconde, en voyant le mouvement de main rapide d’un pickpocket, réalisant un peu tardivement que l’argent qu’ils avaient sur eux se trouvait en sécurité dans sa chemise. Il attrapa la main d’Elika, et l'entraîna à sa suite, essayant de se dégager de la foule.

« Tu disais ? » demanda t-il, regardant droit devant tout en jouant des coudes.

« Je disais : épargne-moi tes “tu vas voir” débiles. Je veux être prévenue à l'avance cette fois. »

« On dégage de là d'abord et je t'explique après, d'accord ? Dis, tu ne voudrais pas nous sortir d'ici d'un coup d'ailes ? » Elika réféchit sérieusement à cette requête l'espace d'une seconde. Elle s'imaginait accroupie, appelant la magie en elle, juste avant de s'élever dans les airs en chevauchant les ailes d'Ohrmadz, les bras du Prince se refermant sur elle, comme si souvent par le passé.

« C'est très tentant mais je passe mon tour. Ça porterait sérieusement atteinte à la politique « profil bas » que nous avons définie. »

« Tu penses qu'il y aurait des témoins ? » demanda t il.

« Je ne vois personne dans le coin, mais on va jouer la sécurité », dit elle, sarcastique.

La foule s'éparpilla une fois qu'ils eurent laissé l'intersection derrière eux, et le Prince se lança dans une explication sur les bains publics de Suse.

« Ainsi que tu peux le voir et le sentir, l'écrasante majorité des autochtones se contente de se conformer aux devoirs religieux, à savoir les ablutions rituelles des pieds et des mains une fois par mois. Heureusement il existe d'autres options possibles pour les gens aux goûts plus raffinés. Il y a une suite de bassins qui vont du chaud au froid pour rafraîchir le flux sanguin et renforcer le cœur. On peut aussi louer deux baignoires pour se faire décrasser à fond et chouchouter par les domestiques. Il y a aussi d'autres extras disponibles, si tu vois ce que je veux dire. »

« Je vois bien », dit-elle bien qu'elle n'en eut en réalité qu'une vague idée. La prostitution ne faisait pas partie du quotidien de la Vallée, pas plus que la religion ni l'obsession du profit. Mais elle aurait avalé sa langue plutôt que de poser des questions sur le sujet, en particulier au Prince. « Si c'est encore une de tes combines pour que je me déshabille … » commença t elle sur le ton de l'avertissement, ignorant la myriade de gens qui se massaient encore autour d'eux, alors qu'ils cheminaient lentement vers les bains choisis par l'aigrefin. Il y avait un anonymat dans les foules, réalisa t elle. Des mots qu'elle n'aurait pu dire sans mourir de honte dans une pièce avec trois personnes, ne la dérangeaient pas dans une rue où elles se massaient par centaines.

« Dans ce cas, je serais déjà de retour à l'auberge avec toi, en train d'explorer lentement chaque pouce de ton corps, coupa t il. Sérieux, Nastaran, tu ne veux pas me lâcher un peu ? Je ne suis pas un mort de faim de quinze ans qui escalade les toits pour espionner les filles dans leur bain. En tous cas, plus maintenant. »

« Je vais faire comme si j'avais rien entendu », dit-elle. « En plus, tu n'es pas cohérent quand tu m'appelles Nastaran, te le sais ça ? Tu m'as appelée autrement plusieurs fois déjà. »

« Seulement après avoir regardé autour de nous », protesta t il.

« Les noms ont un pouvoir, comme tu l'as dit une fois. Il n'y a pas que les oreilles ordinaires qui représentent une menace. » Il semblait sur le point de la contredire, mais se ravisa.

« Tu as raison. Excuse-moi. »

« Il peut avoir tort ! Les miracles ne cesseront donc jamais ! »

« Ne pousse pas le bouchon trop loin non plus », la prévint il, moqueur et sérieux à la fois.

« Et comment je dois t’appeler ? Tera ou Shabhaz ? » demanda t-elle en changeant de sujet.

« Shabhaz me va bien, sauf si tu as des raisons de penser que je préfère qu’on m’appelle Tera. Je ferais en sorte de te souffler la réponse. Je ne pense pas que ‘’Tera’’ se soit fait beaucoup d’ennemis, mais évitons de réveiller le dragon qui dort si ce n’est pas nécessaire. »

« Ça ne te donne pas mal au crâne, toutes ces histoires ? Des tissus de mensonges et des déceptions à n'en plus finir. Est-ce que ca ne serait pas plus facile d’être honnête ? »

« Et plus dangereux aussi. Ce n’est pas moi qui établit les règles, je me contente juste de jouer avec pour arriver à mes fins. » Il haussa les épaules et désigna un point devant eux.

« C’est par là. »

L'édifice où se situaient les bains se démarquait de ses voisins aux couleurs vives par sa large façade blanche à deux étages en pierres de chaux finement taillées. L'unique entrée était une porte ailée grande ouverte, menant à un petit couloir. Seul l'étage supérieur disposait de fenêtres pourvues de tentures, et de la vapeur sortait de certaines d’entre elles. Le prince saisit doucement Elika par le poignet, l'arrêtant juste avant l'entrée.

« Alors qu'est ce que ce sera ? Massages, bains, vapeur, c’est quoi ton truc ? » demanda t-il en haussant un sourcil.

« Vas-y, je te laisse t' occuper de ça. Je te fais confiance », répondit elle en souriant avec une assurance qui lui faisait totalement défaut.

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