Troisième Chance

Chapitre 12 : ... et débuts de réponses

Catégorie: M

Dernière mise à jour 10/11/2016 07:10

 

Chapître 12 - ... et débuts de réponses

 

Le matin s’était lentement effacé tandis que Shamash s'élevait dans le ciel depuis le monde souterrain, et que le Prince, toujours allongé sur le même divan où lui et Elika avait flirté quelques heures avant, nettoyait lentement son gantelet. Il était assis dans un silence absolu, bougeant jointure après jointure, nettoyant le sable, la poussière et la crasse et ajoutant des gouttelettes d'huile pour la touche finale, s’immergeant dans la concentration qu'exigeait cette tâche méticuleuse. En dehors de l'esclave qui avait perturbé sa tranquillité pour s'assurer qu'il ne voulait pas d'autres rafraîchissements ou prendre un bain, il s'était retrouvé seul pendant des heures, mais sa patience n'était pas encore épuisée. Il venait juste de finir l'annulaire, lorsqu'un froissement d'oreiller trahit un mouvement dans la chambre à coucher. Il posa le gantelet avec précaution, referma la flasque d'huile et seulement alors, releva les yeux.

Elle se tenait dans le couloir, la main appuyée contre l'encadrement de la porte, la tête inclinée sur le côté. Alors qu'il la regardait, son rythme cardiaque s'accéléra sous l'effet de l'excitation. Il avait franchi la ligne jaune et ne s'était jamais senti aussi peu assuré. Chasser et être chassé était un jeu qu'il maîtrisait et auquel il savait jouer, baser quelque chose sur l'honnêteté et la confiance revenait à s'aventurer dans des eaux troubles et inexplorées.

Ses yeux étaient bouffis de toutes les larmes qu'elle avait versées, mais aucune trace de sommeil ne subsistait en eux, simplement de la détermination. Sans mot dire, elle traversa la chambre et s'assit près de lui, l'une de ses mains venant nonchalamment reposer sur son dos. Même après deux semaines sans s'être lavée, les cheveux sales, hirsutes, décoiffés, elle débordait de plus de grâce et d'élégance sereines que les souveraines des plus riches contrées.

« Nous somme en guerre, tu sais », dit elle, douce et soudaine. Le ton était presque celui de la conversation, mais l'enjouement affecté qui transparaissait, trahissait sa tension intérieure.

« Je sais », répondit-il, son visage conservant soigneusement le masque de la neutralité.

« Et lorsqu'on est en guerre … » Elle soupira. « Ecoute, j'avais préparé tout un beau discours, et ça sonnait vraiment bien dans ma tête. Je t'assure ! » dit-elle en vendant la mèche, la maîtrise de soi qu’elle s’était soigneusement construite s'effondrant avant qu'elle n'ait pu terminer sa seconde phrase.

Elle n'attira qu'un regard incrédule de sa part, et au lieu de répondre, il commença par prendre sa main dans la sienne et caressa sa paume de son pouce, s'émerveillant de la douceur de sa peau. « Je ne mords pas, promis. Sauf si tu me le demandes. » Elle lui adressa un rire nerveux en retour.

« Ce que je voulais dire, c'est qu'on peut mourir à tout moment. Et je ne veux pas que mon dernier regret soit d'être restée sans réaction par rapport à cette chose entre nous. Et je le regretterais énormément. » Son regard passa de sa main à ses yeux, le brun noisette rencontrant le bleu glacier.

« OK. »

« OK ? C'est tout ? » demanda t-elle presque indignée.

« OK, dit-il simplement. Je t'aime bien, tu m'aimes bien. Ce n’est pas la peine de compliquer les choses plus que ça. » Elle s'attendait plus ou moins à un haussement d'épaules à la fin, mais il ne vint pas, et ce fut à elle de décider pourquoi.

« Oh, lâcha t-elle, quelque peu refroidie. Et … et maintenant, on fait quoi ? »

« Divers rituels galants se succèdent, durant lesquels j'endors progressivement ta méfiance et te mets à l'aise en ma présence pendant que simultanément, le degré de tension sexuelle s'accroît entre nous, nous amenant inévitablement au point d'orgue de la scène de séduction où tu succombes à mes ruses d'aigrefin et fais de moi ton quatre heures. Avec le collé-serré qui s’ensuit. Ou du moins, c'est le schéma habituel. C'est souvent pimenté par le fait de se cacher et d'éviter les différents mâles de la famille. »

« Je crois qu'on peut faire l'impasse là-dessus en ce qui me concerne. » Elle sentit son cœur se serrer et le remords résonner dans son âme. Un père qui n'avait pas hésité à sacrifier le monde pour elle, tout comme le voleur qui dessinait avec son pouce de petits cercles exaspérants dans le creux de sa main. Il lui semblait qu'une vie s'était écoulée depuis. « Et après le collé-serré, il se passe quoi ? »

« Tu sais que c'est bizarre. Je ne sais pas vraiment, en fait. D'habitude, le cycle se répète jusqu'a ce qu'elle ou moi finissions par nous en lasser, et ça s'arrête là. Une fois que nous nous quittons, je promets de revenir avec une fortune, sinon lesdits mâles de la famille me pourchassent à travers la moitié de la ville. »

« Intéressant. Mais tu as déjà la fortune, et nous avons clairement défini que je n'ai aucun mâle dans ma famille susceptible de te pourchasser. »

« C'est ce qui te rend si exceptionnelle, Elika, dit il d’un ton dépourvu de sarcasme. Te manipuler pour t'inciter à coucher avec moi n’est pas un jeu auquel j’ai envie de gagner. Au lieu de ça, je préfère te protéger des mauvaises décisions que tu pourrais prendre comme moi. »

« Wouah, tu sais comment faire sentir à une fille qu'elle sort du lot, on dirait ? » Elle ne prenait pas trop à cœur ce qu'il disait, bien que peu de choses dans attitude n’aient laissé entendre qu'il plaisantait. Elle se sentait simplement extrêmement gênée, excitée et effrayée à la fois. C'était nouveau, tout nouveau pour elle, et la sensation de picotement qui se répandait en elle depuis les endroits où leurs corps se touchaient, lui semblait étrange, de façon enivrante mais agréable.

« Oui, et c'est bien ça le problème. Je sais comment te faire défaillir et te faire tomber éperdument amoureuse de moi. Je sais comment te donner l'impression que tu es la personne la plus extraordinaire au monde, quoi dire et quand. Je peux être attentionné, doux, affectueux et te faire croire que c'est bel et bien réel. Mais tu comptes trop à mes yeux pour ça. »

« Tu te donnes beaucoup de mal pour que je m'interroge sur tes motivations. Est-ce que tu ne peux pas te contenter d'être toi-même tout simplement ? » Bien qu'elle fût touchée par ses propos, il lui était difficile, au travers du voile de l'excitation, de se concentrer et de formuler une réponse pertinente en rapport avec la conversation.

« Ce n'est pas tant de ‘‘moi’’ qu'il s'agit, Elika. Quand tout ce que tu as faire est de jouer un rôle, il ne te reste plus qu'a choisir lequel tu vas endosser pour une scène précise. »

« Ça m'a l'air bien solitaire comme vie. »

« Parfois. Mais le vin et les femmes sont généralement efficaces pour apaiser la solitude pendant un temps. Il y a toujours d'autres aventures à vivre, d'autres choses à voir dans le monde, de raisons de continuer d'avancer et de laisser les questions qui fâchent en suspens. » Elle fut aiguillonnée par une pointe de jalousie, qui lui rappela qu'elle n'était qu'une parmi d'autres sur une longue série de conquêtes, pour la plupart bien plus au fait des choses de ce monde, et bien plus jolies qu'elle.

« Pourquoi est-ce que tu me racontes tout ça ? Quel rôle tu joues en ce moment ? »

« Je ne le sais pas moi même. J'essaie d'être celui que je voudrais être. » Il haussa légèrement les épaules. « Essayer l'honnêteté pour changer. »

« J'apprécie, mais on dirait que tu essaies de me faire peur pour me tenir à distance. »

Il tendit la main vers son oreille et prit une mèche de ses cheveux dans sa main. Avec le contact léger de sa chevelure, il lui chatouilla le cou. Elle se tortilla quelque peu et eut un petit rire nerveux, alors que le visage du Prince n’exprimait que réserve et contrôle.

« Je préfère te prévenir. J'ai un don pour ça. Ce n'est pas pour rien qu'on m'appelle le Prince des Voleurs. Si j'avais dit les mots qui allaient bien, nous serions dans la chambre d'à côté, et tu serais nue, en train de frétiller de plaisir sous mes caresses. Mais je veux que ce qu'il y a entre nous ait une chance d'évoluer vers quelque chose de plus concret que la satisfaction d'un désir mutuel, développé à partir des expériences de mort imminente que nous avons partagées. » Il semblait presque mélancolique, parlant d’un ton monocorde.

« Premièrement, cette façon que tu as de m'accorder si peu de crédit est insultante. Deuxièmement, qu'est-ce qui te permets d'être si sûr que ce n'est pas moi qui te donnerais du plaisir ? Ca m’a l’air carrément intéressant ! »

« Tu m'accordes peu de crédit. Je suis vraiment, vraiment doué pour ça. Sans vouloir me vanter, c'est l'un de mes points forts. J’ai une culture impressionnante en matière de positions alors que tu es à peine dégrossie pour savoir comment t’y prendre, sans parler du fait que tu n'essaie même pas de résister, ce qui élimine d'entrée de jeu toute idée de séduction. » Il commençait à s'animer, abandonnant les discussions déprimantes. C'était manifestement l'un de ses sujets favoris. Et il était question de nudité, ce qui était toujours un bon point selon ses critères.

« Je croyais que toute cette histoire de nudité était la base de la séduction. »

« Pour les néophytes. Pour les experts, il s'agit de chasse, de donner l'impression à la cible que c'était son idée depuis le début, et que c'est elle qui t'a séduit et pas l'inverse. » Il parlait sans mesurer à qui il avait affaire. Pour Elika, le sujet était globalement si éloigné de son registre d'expériences habituelles qu'elle ne pouvait que prendre ses paroles pour argent comptant, ressentant comme une vague appréhension qui lui soufflait que la morale réprouvait ce discours à plus d’un titre.

« Et comment veux-tu que tout ça s'applique à moi ? Honnêtement, ça m’a l’air carrément flippant. Tu vois vraiment le monde sous ce jour-là ? »

« Si tu veux survivre ici-bas, tu ferais bien d’en faire autant. Les hommes valables ne courent pas les rues et ceux qui restent ne se préoccupent que de leurs petites personnes, en essayant de tirer leur épingle du jeu dans un monde difficile. Mieux tu y seras préparée, moins tu auras de chances de confier ta vie au mauvais homme. »

« Comme un garde du corps avec des secrets qu'il n’est pas disposé à partager ? »

« Hé, je ne t'ai pas dit que tu avais fait le bon choix avec moi, mais je ferai de mon mieux pour que tu n'aies pas à le regretter. Et pour ce qui est de savoir comment ça s'applique à nous ? Ça ne s'applique pas à nous. Je voulais juste te donner matière à réfléchir. J’essaierai de bien m'occuper de toi et de faire en sorte que tu t’amuses en cours de route, et nous verrons bien où ça nous mène. Qu’est-ce que tu en penses ? »

« Après ce que tu viens de me dire ? Que c’est franchement louche. »

« Bon. C’est que mon discours a fait son petit effet, alors. Et si tu oubliais ma crise d'honnêteté inattendue et pour être franc, dérangeante ? »

« J'imagine que c'est plutôt pas mal pour un début, mais je suis loin d'être le meilleur juge pour ce genre de choses. »

« ''J'ai lu des livres'', non ? » A présent le petit sourire moqueur caractéristique était de retour et Elika se sentit soulagée. La journée avait été rude jusqu'à présent, et parler à un Prince honnête était un voyage épuisant dans les trefonds les plus obscurs du genre humain.

« Hé », s’écria t-elle en lui donnant un coup de poing dans l’épaule. Au lieu des représailles plus ou moins attendues, il se leva d’un mouvement fluide et lui tendit la main pour l’aider à se lever.

« Je meurs de faim dit il. On va faire un saut en ville manger un morceau. Si c'est toujours ouvert, je connais l'endroit idéal. »

A peine dix minutes plus tard, le Prince entraînait Elika à travers la foule, le long de la grande route est de Suse, vers le centre ville et la ziggourat de Kiririsha. Elle portait les mêmes vêtements depuis deux semaines. Le tailleur d’Ankuwa n’avait eu le temps de fabriquer qu’un seul ensemble de voyage. Son odeur à lui ne valait guère mieux. Même s’il avait pu s’offrir le luxe de changer de vêtements, les semaines de voyage avaient laissé une empreinte olfactive indélébile sur lui. Ils ne se distinguaient pas des gens ordinaires de la vieille ville ; rares étaient ceux qui avaient l’occasion ou même le désir de se laver régulièrement, en dehors des ablutions rituelles des pieds et des mains auxquelles s’astreignaient les adeptes de la Mère. Et bien que cela convînt à ceux qui croyaient qu’une forte et authentique odeur corporelle tenait éloignés les esprits malins de la maladie et de l’évanouissement, lui comme elle n'étaient pas habitués à passer leur vie à se gratter. Bien que dans le cas du Prince, ce fût surtout lorsqu’il pouvait se le permettre.

La priorité du jour restait la nourriture ; même si le personnel de la Merveille de l’Aurore faisait des miracles avec le petit déjeuner, et leur eut servi tout ce qu’ils voulaient si le cœur leur en disait, le Prince pensait qu’il serait bénéfique pour Elika de se frotter à la ville, de préférence en plein jour, lorsque ses prédateurs humains dormaient ou bougonnaient dans les ruelles. Et s’il pouvait reprendre contact avec un vieil ami par la même occasion, eh bien autant faire d’une pierre deux coups, non ?

« Plus que deux intersections et on devrait être arrivé ; ils servent le meilleur pigeon farçi à l’est de Tyros. »

« Tu as l’air de bien connaitre le coin. Combien de temps tu as passé à Shushan ? »

« Presque deux ans. J’étais à peine plus vieux qu’un gamin, mais il ne se passait pas une semaine sans que je ne m'attire aisément assez d'embrouilles pour occuper trois hommes majeurs et vaccinés. »

« Parce que maintenant tu es mature et responsable. »

« Tout à fait. Maintenant j'évite de me battre quand je sais que je ne peux pas gagner. A moins que je n'en aie vraiment envie, bien sûr. » Il évita nonchalamment une pile d'étrons de chameau fumant, et arrêta Elika avant qu'elle ne fonce dedans.

« Regardes où tu mets les pieds, la seule chose qui ait jamais nettoyé Suse sont les tempêtes de sable occasionnelles. Oh, et fais attention aux pickpockets aussi. Si tu voies des gamins des rues, il est plus que probable qu’ils essaieront de te subtiliser ta bourse. Il tapota sa ceinture. Enfin la mienne, puisque c’est moi qui ai l’argent. »

« Oh, ajouta t-il après réflexion pas mal de gens vident leur pots de chambre dans la rue, parfois depuis les fenêtres du premier étage. Si quelqu’un crie ‘’Attention !‘’, tu ferais mieux de t’écarter. »

« Charmant, comme ville », fut sa seule réponse.

« Et ça, ce sont juste les points positifs. Mais il y a certains à-côtés qui rendent la vie en ville plus supportable, par exemple des établissements comme celui-ci. » Il s’arrêta devant une porte d’entrée dissimulée derrière un rideau, peu différente de certaines de ses voisines, et entra sans y être invité. Elika jeta un coup d’œil furtif dans la rue – apparemment, personne ne s’inquiétait qu’ils envahissent la demeure de quelqu’un – et entra à sa suite.

Après la chaleur de la ville, l'intérieur était d’une fraîcheur accueillante. La pièce dans laquelle ils pénétrèrent, qui tenait davantage du couloir que de la pièce à proprement parler, était à peine assez grande pour une personne, mais s'étendait sur toute la longueur de la maison, se terminant par escalier raide qui menait à l'étage supérieur. Les murs en briques de terre crue étaient si bas qu'elle devait faire attention à sa tête et que le Prince devait se pencher. Deux ou trois ouvertures tranchaient avec les mûrs blanchis à la chaux, occultées par des rideaux pour offrir un semblant d'intimité à ses habitants. Elle entra juste à temps pour apercevoir un enfant aux pieds nus grimper à toute allure à l'étage supérieur. Le Prince se tenait debout en face d'elle, semblant se satisfaire d'attendre que les propriétaires remarquent leur présence.

Il n’eut pas longtemps à attendre, bientôt des pas descendant l’escalier firent trembler le sol, et un homme au teint olivâtre, plus gros que tout ce qu'Elika avait jamais vu, se précipita vers eux. Elle se tint prête à agir, bien qu'il n'y eût pas grand chose qu’elle pût faire dans un endroit aussi exigü. La capacité de voler n’était pas d’une grande utilité lorsque le plafond vous frôlait la tête. Le Prince était malencontreusement dans la ligne de mire de toute magie offensive, et la seule solution qu’elle entrevoyait était d’essayer d'éloigner l'homme du Prince en le projetant en l’air quelque secondes avant l’impact, avant qu’il n'ait pu le blesser pour de bon.

« Terashaz ! » beugla l’homme, enveloppant l’escroc sans résistance dans une prise de l’ours à lui briser les os.

« Khatu ! » dit-il en riant, tapotant le dos du Shushan. Repose-moi, vieux chien ! »

Tandis que tous deux se donnaient l'accolade, Elika ravala péniblement sa salive, repoussant physiquement la magie tapie juste sous la surface. Il lui fallait maîtriser ça rapidement ; c’était devenu un peu trop facile, comme réaction primaire en cas de problème.

« Quel fleur as-tu donc amenée chez moi, Tera ? Vas-y, fais les présentations ! » dit leur hôte, après s’être minutieusement assuré que le Prince était revenu en un seul morceau de ses aventures.

« Allons à l'étage, et je ferai les présentations, si je suis toujours le bienvenu dans ta maison. » Le Prince nourrissait peu de doutes à ce sujet ; le gros homme n’avait aucune raison de garder quoi que ce fut d'autre que d'excellents souvenirs à propos de lui.

« Ma maison est ta maison, comme toujours. Suis-moi ! » Khatu tourna les talons et ouvrit la marche dans le corridor étroit, grimpant l'escalier qu’il venait de dévaler.

« J’espère que ta nourriture est aussi ma nourriture, j’ai appâté la dame que tu vois là en lui vantant les mérites de tes fameux pigeons. »

« Toujours aussi direct, pas vrai ? Pas le moindre signe de toi pendant la moitié d'une décennie, et tu es prêt a fondre sur mon gagne-pain comme une nuée de sauterelles. Tu as de la chance, mon ami, un prêtre a annulé une commande de dix pour ce soir ; j’espérais justement que quelqu’un m’en débarrasserait. »

Ils parvinrent à une terrasse à ciel ouvert qui formait un carré de six pieds de côté, une simple table en bois assortie de quatre chaises occupant l'essentiel de l'espace. Une autre porte d'entrée dissimulée par un rideau menait au reste de la maison, tandis qu'une échelle conduisait les visiteurs au toit, utilisé pour dormir la nuit la plupart du temps. Deux gosses, un garçon d'environ cinq ans et une fille de sept, jetaient des coups d'oeil furtifs autour du rideau, observant les visiteurs avec des yeux comme des soucoupes.

« Je ne m'engage pas sur dix pigeons, mais je vous promets que nous ferons un effort héroïque. »

Lorsqu'Elika, aidé par le bras que lui tendait le Prince, posa le pied sur le toit poussiéreux, il se tourna vers leur hôte.

« Khatu, laisse-moi te présenter Nastaran, ma joie, mon étoile du matin, mon plus cher trésor. » Les leçons à propos de l'attitude qu'elle devait adopter revinrent à Elika, et elle inclina la tête, quittant des yeux les hommes et baissant le regard vers le sol.

« Tu as toujours eu un goût excellent, Tera. Je suis content pour toi. Assied-toi pendant que je vais nous chercher une cruche de tord-boyau. Ça mérite un toast. Je suis désolé, je ne m’attendais pas à votre visite ; ma maison est dans un état lamentable. »

« Ne dis pas de bêtises. Nastaran n’est pas une princesse pourrie gâtée, mais une femme tout à fait dans mon genre. » Sans se départir de son sourire jusqu’aux oreilles, Khatu jeta un autre coup d’œil à Elika, l'observant sous un jour nouveau. Elle eut le sentiment d’être évaluée, bien qu’elle n’eût pas la moindre idée des critères.

« Alors je vais chercher trois gobelets pour partager ce bonheur », dit-il finalement avant de tourner les talons et de disparaître derrière le rideau.

« Khatu est maître-queux et aussi l’éclaireur des voleurs locaux. Il repère les maisons des riches et vends les informations à un bon prix », marmonna le Prince dans sa barbe à l'attention d'Elika.

« Et tu ne pouvais pas me parler de ces détails plus tôt, si ce n'est pas trop demander ? J’ai vraiment craint pour ta vie l’espace d’une seconde ! » l’admonesta t-elle. Il se contenta de lui lancer un autre de ses sourires à-quoi-boniste.

« Et quel serait l'intérêt dans tout ça ? »

« Tu es impossible ! » s’écria t-elle, exaspérée.

« Ça, c'est pas faux ! » beugla Khatu qui réapparut, portant en équilibre une cruche et trois gobelets. Il déposa la faïence sur la table et remplit les gobelets de généreuses quantités d'un liquide sirupeux de couleur ambre. A peine avait-il posé la cruche, qu'il en attrapa un et le leva.

« Trinquons à l’amour ! » Le Prince saisit son gobelet avec un peu moins d’enthousiasme et suivit son exemple. « A l’amour ! »

Elika, légèrement mal à l’aise, les imita à son tour et marmonna « A l’amour » après les hommes. Ils choquèrent à nouveau leurs gobelets et elle s'etouffa dès la première gorgée. Malgré l'épaisseur et le goût sucré qui dominait, le liquide était plutôt fort.

« Ça réchauffe le cœur, hein ? » Khatu se mit à rire, et le sol trembla alors que sa panse était agitée de soubresauts. Elika avait l'impression qu'il ne savait pas ce que c'était que de parler à voix basse. Il avait l'air d'une caricature, grand et large, la chaise branlante supportant à peine son poids. Ses cheveux sombres clairsemés étaient huilés et tirés en arrière et la grande chope d'argile disparaissait dans la poigne de ses doigts boudinés. Son large sourire révélait un alignement de dents de travers jaunâtres et sa robe, jadis blanche, était constellée de dizaines de taches différentes. Pourtant, l'homme dégageait quelque chose de globalement sympathique. Son rire était communicatif et Elika gloussait en réponse, malgré elle.

« Plus qu'une heure et demie et notre festin de roi sera prêt, mais avant ça, dis moi, où étais-tu passé depuis la dernière fois que je t’ai rencontré ? Et qu’est-ce qui t’est arrivé ? La dernière fois que je t’ai vu, tu t'en allais en direction de la porte nord d’une humeur massacrante, jurant de ne jamais revenir à Shushan. »

« Oh, vraiment », dit le Prince, fronçant les sourcils pour se rappeler. « Je dirais que ca doit faire des années, mais ça fait des années. J’ai pas mal bourlingué depuis, et permets moi de te dire que je n’ai jamais trouvé de cuisine qui soutienne la comparaison avec la tienne. »

« Encore et toujours des courbettes, hein ? »

« Seulement la pure vérité. Je ne dis que la pure vérité. » En réponse, Khatu émit un grognement, tendis le bras par dessus la table, et posa la main sur son épaule.

« C’est bon de te revoir, petit. » Il se leva lentement, conscient de sa corpulence. « Je vais commencer à tourner les pigeons, pendant que tu me prépares un de tes tissus de mensonges. Tu as intérêt à m’épater avec ton histoire, si tu comptes gouter à ma cuisine. »

Lorsqu’il quitta la petite terrasse, rassemblant ses enfants devant lui, le Prince se renversa sur sa chaise et se massa en grimaçant l’épaule que Khatu avait délicatement gratifiée d’une petite tape. Depuis la cuisine, ils pouvaient l’entendre assigner les gamins à leurs tâches, l’un tournant la poignée, l’autre huilant les oiseaux, tandis que lui même commençait à alimenter le feu à pleine puissance.

Bientôt, de délicieuses odeurs commencèrent à monter depuis la porte ouverte, tandis que le Prince et Elika discutaient à voix basse.

« Alors, est-ce que tu vas finir par me dire ce qu’on fait ici, ou est-ce que c’est encore une de tes surprises grandioses ? » Le ton d’Elika était plus badin que venimeux, mais l’avertissement était bien présent.

« Premièrement, il fait les meilleurs pigeons à mille milles à la ronde, deuxièmement il est l'homme de la situation si tu veux des informations. » Le Prince leva la main, ouvrant les doigts un à un. « Troisièmement, il est ce qui se rapproche le plus d'un ami, et je m'attendrais à ce qu'il me prévienne en temps et en heure si ma tête était mise à prix. J'ai quitté la ville plutôt en fanfare, même si l'eau à du couler sous les ponts depuis. Quatrièmement, est-ce que j'ai déjà parlé des pigeons ? »

Elle le gratifia d'un franc sourire, et but une gorgée de sa boisson. « Ils auront intérêt à être à la hauteur de leur réputation après ca, tu sais. »

« Je pourrais continuer encore et encore, mais laissons les oiseaux parler d'eux-mêmes » conclut-il, et Elika acquiesça.

« Ça n'a aucun rapport, mais j'ai besoin de nouveaux vêtements. J'imagine que l'odeur d'un truc mort depuis trois semaines fait partie de ton charme habituel, mais franchement, en qui me concerne, je trouve mon odeur répugnante. »

« Le bazar d'ici est le plus grand à dix jours de voyage ; rien à voir avec celui de Babylone, bien sûr, mais il faut absolument qu'on y fasse un saut. Moi non plus, ça ne m'amuse pas me gratter, tu sais. »

« Tu m’en diras tant ! »

« C'est parce que tu ne me connais pas », il comprit son erreur tout en parlant, mais il était trop tard. Le sourire d'Elika se figea l'espace d'un instant, mais ensuite elle prit sur elle et se détendit.

« Pourquoi tu ne me dis pas quelque chose que j’ignore, alors ? »

« Je suis né jeune …», commença t-il.

« C’est intéressant vu le nombre de Mathusalem que les sages-femmes mettent au monde », l’interrompit-elle. Le Prince se contenta de rire, et recommença.

« Quelque chose que tu ignores, hmm … Qu’est-ce que tu dirais d’un secret honteux ? » Elika leva ses sourcils finement recourbés, s’attendant davantage à une boutade qu’à une véritable révélation. « Lorsque j’étais petit, j’ai du apprendre la musique. J’ai choisi la flûte, et je suis devenu plutôt bon. Maintenant tu sais quelque chose que je ne crie pas sur les toits ; je n’ai pas fini d’en entendre parler. »

« Dois-je y voir une allusion phallique évidente ? » demanda t-elle.

« Tout à fait. ''Je devais faire des exercices supplémentaires parce que je n’arrivais pas à souffler assez fort'', n’est pas quelque chose que tu confierais volontiers à tes potes de beuverie, ou aux réunions de la guilde des voleurs » Bien qu’Elika eût difficilement pu se définir comme un public averti, elle pouvait aisément imaginer le genre de réaction que susciterait une perche pareille.

« Une guilde de voleur ? Ca existe vraiment, ce genre de chose ? » Le Prince arborait une expression mi-figue, mi-raisin.

« Plutôt une bande d'assassins exaltés. La crème parmi les violents. J’ai été en cheville avec l’une de ces guildes pendant un moment à Babylone, mais ça n’a pas duré longtemps et ça s’est plutôt mal fini. Ils demandaient trop et donnaient trop peu en retour. Les structures hiérarchiques, c'est pas mon truc. Depuis, je préfère être à mon compte. »

« Comment se fait-il qu'à chaque fois que tu finis une histoire, j'ai comme l'impression que tu as du quitter la ville après ? » demanda t-elle.

« Je t’assure que nombre de mes partenariats d'affaires se sont achevés dans la conciliation mutuelle. Mais c’est simplement que ceux-là n’offrent pas d’histoire intéressante », affirma t il, et Elika se contenta de répondre d’un hum évasif.

« Quand tu dis qu’ils demandaient trop, qu’est-ce que tu entends par-là ? » demanda t-elle après un moment de silence.

« Tu es supposée reverser une part de tes profits aux coffres de la guilde, une dîme, en gros. En retour, tu obtiens la protection de la guilde, des tuyaux, de l’aide, de l’équipement. Mais la plupart du temps, ça se résume à de l’extorsion pure et simple et si tu ne te délestes pas d’environ la moitié de tes profits durement gagnés, tu te retrouves en train de prendre un bain de minuit avec les crocodiles de l’Euphrate. » Elika pouvait à peine imaginer les ruelles sombres dans lesquelles se déroulaient de telles tractations, mais elle frissonna cependant, malgré le soleil de midi qui s'embrasait au-dessus d'eux à l'apogée de sa puissance.

« Des hommes violents. »

« Ahriman serait très populaire parmi eux. Ils n'ont plus grand-chose d’humain, la seule différence entre eux et les Corrompus est le sens moral basique lié aux intentions des Corrompus. Eux, tout ce qui les intéresse, c'est de s’emparer du monde. »

« De qui parle t-on ? » vint la voix du couloir.

« Comment vont les pigeons ? demanda le Prince en retour. On meurt de fin ici. »

« Les gosses s’en occupent. Autant qu'ils se rendent utiles plutôt que de tourner en rond et de s’attirer toutes sortes d’ennuis. » Tous deux approuvèrent d'un signe de tête, tandis que le gros homme posait prudemment son poids sur la chaise, qui étonnamment, une fois encore, ne se fracassa pas en mille morceaux.

« Alors, quel genre de coup tordu vous a amenés tous les deux à Shushan ? A moins que vous ne soyez que de passage ? Et ne sois pas avare de détails », le pria Khatu. Elika cherchait un moyen de prendre le contrôle de la conversation ; mais elle n’avait d’autre choix que de s’en remettre à son compagnon pour décider de manière avisée de ce qu'il fallait révéler ou non.

« Un peu des deux, en fait, répondit le Prince. Nous allons à Babylone, mais si nous rencontrons de vieux amis en chemin, ce n’en est que mieux. »

« Et tu ne cherches pas du travail, par hasard ? Si tu es à court d’argent, j’ai exactement ce qu’il te faut… » commença Khatu, mais le Prince leva la main, l’arrêtant dans sa lancée.

« Désolé mon vieux, mais j’ai accordé l’exclusivité. J’aimerais beaucoup t’aider, mais les circonstances ne le permettent pas. Et ne t’inquiète pas pour moi ; je me débrouille très bien question argent. Peut-être même que je pourrais en dépenser un peu avec toi, si tu peux nous arranger quelques petites choses. » Le Sushan se renversa légèrement en arrière et vida sa chope à grands traits, puis l’écrasa sur la table branlante.

« Tu as changé Tera, même si je mentirais en disant que tes mots ne résonnent pas comme une douce musique à mes oreilles. Tu amènes des affaires et des jolies femmes chez moi ? Tu devrais me rendre visite plus souvent ! ». Il riait de bon coeur de sa plaisanterie, et ils s'esclaffèrent de concert. Il tendit le bras et attrapa le pichet sous la table. Il remplit à nouveaux leurs chopes, soulevant le pichet, laissant se déverser la boisson d'en haut, mais atteignant toujours sa cible sans qu'une goutte ne se perde. Le Prince s'empara de son gobelet, tandis qu'Elika saisissait le sien avec plus d'hésitation. La nuit avait été courte et la matinée épuisante, et elle ne se sentait pas au mieux de sa forme. Elle vida néanmoins son gobelet en même temps que les hommes et frissonna alors que la brûlure se répandait dans tout son corps.

« Parle-moi, Tera, pour qui tu travailles ? »

« Pas de noms, je regrette. Mais leur argent est bon et leur parcours professionnel encore meilleur. Mais remettons ce genre discussion à plus tard, dis-moi plutôt ce qui est arrivé à nos vieux amis et ennemis pendant que je n’étais pas en ville ! »

« Tu es un malin, à ce que je vois. » Khatu pointait malicieusement sur lui un index menaçant. « Tu étais sur le point de me raconter ton histoire, et maintenant tu me demandes la mienne ? Tu n’étais pas si évasif lorsque nous nous sommes quittés la dernière fois. Mais peut-être que tu as des choses à cacher à certaines personnes ? » Il agita ses sourcils de manière suggestive, son regard allant du Prince à Elika.

Elle se pencha et entoura de son bras les épaules du Prince, son autre main venant s’appuyer sur la partie découverte de sa poitrine. Ses mots résonnaient de façon légèrement inarticulée tandis qu’elle ronronnait :

« Oui, sois un amour et raconte une histoire à dormir debout à notre hôte. Nous buvons son vin et mangeons sa nourriture, le moins que nous puissions faire est de le divertir. Tu ne crois pas ? » Lorsque le Prince se tourna à demi pour la regarder, légèrement contrarié, il rencontra ses yeux pétillant de malice et ses cils battant ingénument d’un air moqueur.

« Bon d’accord, mais c'est bien pour faire plaisir à ma femme. » Il se pencha et pressa la main d'Elika. « De Suse, je suis reparti vers Babylone, mais j'ai pris mon temps, j'ai fait le grand tour, j'ai visité, enfin tu connais les aphorismes habituels. Pour faire court, ça faisait pratiquement quatre mois que je n'avais plus sucé les tétons de la Grande Putain en personne. Après environ deux semaines de voyage, je suis tombé sur le plus joli petit hameau que j'ai jamais vu le long du Tigre. Deux douzaines de huttes en terre, alignées le long d'un canal unique mais bien entretenu. Lorsqu'ils ont vu mon visage flamboyant, mon allure noble et bien sûr, la bravoure de mon âme ... »

« Ils ont déduit ça d'après ton visage flamboyant, je présume ? » lança Elika, incapable de se contenir plus longtemps.

« Mais non, il a fallu que leur dise, idiote, lâcha le Prince, imperturbable malgré le sarcasme qui perçait dans la voix d'Elika. De toute façon, il s'est avéré qu'il cherchaient justement un héros de mon envergure pour gérer un problème de hantise. »

Khatu leva un sourcil.

« De hantise ? Quelque chose en rapport avec les prêtres, je parie. »

« C'est ce que j'ai d'abord pensé moi aussi, jusqu'à ce que j'entende les détails. Ils étaient vraiment bizarres, ces fantômes, figure-toi. Ils étaient très précis quant aux types d'offrandes qu'il exigeaient pour être apaisés. Seuls des métaux de premier choix, aplatis en cercle fins, ornés de visages de rois étaient à même d'empêcher que leur juste courroux ne s'abatte sur le village. C'étaient des fantômes très convaincants, avec force hurlements mystérieux qui s'entendaient depuis les marécages, disparitions et lumières étranges qui jouaient devant les fenêtres des gens glacés d'effroi, etc. »

« J'imagine bien, dit Khatu. Alors qu'est ce que tu as fait ? Tu t'es associé à leur petite combine pour arnaquer les locaux ? »

« Là, tu m'offenses ! s'étouffa le Prince. J'ai fait ce qu'il fallait, bien sûr, et j'ai expliqué à ces brigands comment tirer les enseignements de leur erreur. Comme ils étaient un peu durs d'oreille, ils avaient besoin d'une explication très approfondie, et après quoi je les ai livrés aux villageois qui étaient trop heureux d'exprimer leur vif mécontentement aux esprits de leur ancêtres réincarnés. Ils m'ont chaleureusement remercié avant que je ne parte. »

« Hmm », fut tout ce que le cuisinier véreux trouva à dire. Le Prince se contenta de lui sourire, haussa les épaules et continua son histoire.

« Oh, et bien sûr personne n'a demandé ce qu'étaient devenues les précédentes offrandes. Les villageois étaient si heureux d’avoir mis la main sur leurs tourmenteurs qu’ils en ont oublié ça jusqu'à ce que je sois hors de vue. Mais finalement, ça a marché. Ça a rendu mon retour plus agréable de savoir que les villageois avaient appris une leçon essentielle sur les esprits de leurs ancêtres, et que les brigands … enfin, je suis sûr qu’ils seront satisfaits du sort que Marduk jugera bon de leur réserver, quel qu’il puisse être. »

« Excellente, ton histoire, dis donc ! s'esclaffa Khatu. Elle mérite un repas en conséquence ! Je ne vais pas tarder à amener le repas, et de quoi boire. » Il s’en alla en faisant trembler le sol, le toit sous leurs pieds vibrant à chacun de ses pas.

Le Prince et Elika échangèrent un coup d'oeil, un demi sourire adoucissant leur regard. Les yeux d’Elika erraient sur leurs mains, la sienne toujours dans celle du Prince. Elle releva à nouveau les yeux, les voix se taisaient, seuls les regards parlaient. Il acquiesça presque imperceptiblement, et juste l’espace d’un instant, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

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