Troisième Chance

Chapitre 10 : Les porteurs de la torche

Catégorie: T

Dernière mise à jour 08/11/2016 20:03

 
Chapître 10 - Les porteurs de la torche

 
Le jour se leva et le char de Shamash s'éleva depuis le monde souterrain, laissant loin derrière lui la chaleureuse étreinte d'Ishtar. Ses rayons dispersèrent la chape d'obscurité qui recouvrait les plaines au-delà des murs de Shushan. Hauts comme deux hommes, et suffisamment larges pour deux chevaux (bien qu'en réalité, faire monter un cheval sur les murs aurait nécessité au minimum une grue), les remparts avaient vu bien des armées siéger au-devant d'eux, mais aucune d'elles n'avait réussi à prendre la ville. Et même si cela faisait un moment que la capitale tentaculairede l'empire élamite n'avait pas eu de souverain suffisamment prudent pour effectuer les réparations qui s'imposaient sur les murs de briques, ils emplissaient toujours de fierté les citoyens de Shushan. Six portes imposantes gardaient la ville, et une queue se formait déjà devant la porte est, en dépit de l'heure matinale. Le garde de nuit, qui n’était qu’à moitié réveillé et observait la petite foule du sommet de la tour de la porte, réprima un bâillement. Pour lui, il était franchement trop tard pour s'intéresser aux hommes prêts à hâler des paniers de dattes fraîches jusqu'au marché, ou aux femmes drapées dans des écharpes colorées des pieds à la tête, équilibrant des cruches de lait d'ânesse encore chaud, se bousculant pour s'installer, toutes impatientes de nourrir les trente mille bouches affamées à l'extérieur des murs de la cité.
Derrière lui, les prêtresses de Kiririsha entonnèrent leur chant. Deux cent seize femmes vêtues de vert et or chantaient à l'unisson, rendant gloire à la Mère et au devoir de toutes les choses vivantes de La vénérer. La ziggourat était à presque un mille de lui, mais le garde continuait à les entendre aussi clairement que s'il était agenouillé sur la place centrale, tête inclinée, priant la déesse de lui accorder destin favorable, force et chance. Réparties sur trois rangées de six, les prêtresses se tenaient en lignes régulières sur le mont fabriqué de la main de l'homme et réveillaient la cité, ainsi qu'elles le faisaient chaque jour depuis des milliers d'années. Sushan était ancienne, plus ancienne que Babylone, plus anciennes que nombre deruines brûlées dressées là où se tenaient jadis de fières cités-états, et elle ne laissait personne l'oublier. Là où d'autres dieux avaient échoué et disparu avec leurs peuples enfouis sous les sables du temps, les murs de Shushan étaient encore puissants et le chant de Kiririsha portait toujours aussi loin dans l'air matinal.
Les Elamites étaient le peuple fier d'une cité fière, un sentiment que justifiaient d’innombrables siècles d’existence.
Le garde surveillait la large route qui partait vers l'ouest ; défoncée et souvent empruntée. Il ne s'attendait pas à ce qu'elle soit fréquentée si tôt, excepté par les gens des campagnes avoisinantes ; avant d'atteindre les murs de la ville, les marchants passaient généralement leur dernière nuit dans un caravansérail à une demi-journée de voyage de Shushan. Pourtant, auréolés du feu blanc de Shamash, des cavaliers arrivaient de l'est ; au moins une douzaine de chevaux vigoureux. Le garde essaya de mettre la main en visière afin d'en voir davantage. Personne ne se risquait à voyager durant la nuit, en particulier à cheval, à moins d'avoir une bonne raison, et il se demanda nonchalammentquelle pouvait être cette raison. Des denrées facilement périssables ? Des messages urgents ? De la stupidité à l'état pur ?
Lorsque les dernières notes de l'hymne moururent derrière lui, la porte commença lentement à s'ouvrir. L'ingénieux système de poulies et de cordes était actionné par quatre des gardes de jour. Les vantaux massifs de la porte, chacun pesant plus lourd qu'un éléphant, renforcés de bronze et décorés de dorures qui s'écaillaient, s'ouvrirent en grinçant et les paysans à l'extérieur entrèrent en file indienne. Deux gardes montèrent à l'échelle qui menait au sommet de la tour de la porte, et saluèrent le garde de nuit. Il les salua à son tour, et après un dernier coup d'œil curieux aux cavaliers en approche, descendit par la même échelle et s'en retourna vers son épouse pour une journée de sommeil bien méritée.
Sur la route en dessous, une dispute faisait rage parmi les cavaliers.
« Je t'avais dit qu’on aurait dû s’arrêter au sérail. Ça me gratte de partout ! » Le ton habituellement réservé d'Elika s'était mué en juste indignation.
« Hé, on n'a rien sans rien », lâcha le Prince, haussant les épaules et se livrant mentalement au décompte des pas qu’il leur restait à faire avant qu'il ne s'écroule dans un lit de plumes et ne dorme au moins un jour entier.
« Je ne peux pas faire grand chose pour changer le passé, noble dame, mais je promets de faire tout mon possible pour pallier aux désagréments de cette nuit. Ceci dit, pour être tout à fait juste, même Shabhaz ne pouvait pas savoir qu'il y avait une fourmilière juste en dessous des églantiers », s'interposa Agastya, s’efforçant d'être la voix de la raison.
« Ah ben ça c'est clair que je ne pouvais pas savoir. » Le maitre espion soupira. Le prince n’était d’aucune aide.
« Concentrons uniquement sur le fait de passer les portes et de trouver une auberge, d'accord ? » dit-il. « Se quereller ne mènera nulle part, en revanche nous risquons de faire l'objet d'une attention excessive. »
« C'est quoi notre histoire, déjà ? » demanda le Prince mettant un terme à la dispute.
« Je suis Agastya, je me rends de temps à autre à Suse, et je n'ai aucun ennemi en ville qui souhaite ma mort, du moins à pas ma connaissance ; donc inutile de m'inventer une autre identité. Je voyage avec ma ravissante, mais turbulente fille Nastaran que j'espère marier à un riche marchand babylonien pour conclure une affaire. Mon fils et apprenti, Shabhaz, et mon valet Turva m'accompagnent dans ce voyage ; nous sommes partis avec quatre gardes mais avons été attaqués dans le désert par des brigands dont nous avons réussi à nous débarrasser, et c'est de là que viennent les chevaux supplémentaires. C'est clair pour tout le monde ? »
Une série de hochements de tête suivit.
« Bien qu'il y ait peu de raisons de croire que quiconque en ces murs nous veuille du mal, il faudra toujours rester sur le qui-vive à tout moment », continua t-il. « Je n'ai besoin de rappeler à personne quels sont les enjeux. » Il lança un regard appuyé à “Shabhaz”. Celui-ci croisa le regard du vieil Aryen et hocha gravement la tête, son humeur malicieuse balayée par la brise matinale.
Agastya releva les yeux en direction des portes. « Et c'est moi qui parlerai. »
« Ça s'est bien passé », remarqua Elika, se souvenant des portes d'Ankuwa.
« Nous n'avons donné au garde aucune raison de nous chercher des noises, alors lui n'en a pas cherché non plus », expliqua Agastya.
« Et ça aide bien d'avoir l'air riche », renchéritle Prince en ajoutant son grain de sel.
« Mais pas trop riche », dit Agastya.
« Ni trop pressé »
« Ou trop prudent »
« Toujours se fondre dans l'anonymat de la médiocrité », termina “Shabhaz”. Le regard de la princesse allait de l'un à l'autre, tandis qu'elle essayait de suivre l'échange. A l'évidence, ils avaient eu cette conversation à maintes reprises et adoraient tout particulièrement en faire des gorges chaudes.
Elle gratifia le marchand-espion aryen d’un regardscrutateur. Elle ne savait pas comment le prendre. C'était à la fois un parent strict, un bon camarade de jeu, un bouffon rusé et un diplomate impitoyable. Lorsqu'elle l'avait rencontré pour la première fois il y avait un peu plus d'une semaine, elle lui avait donné plus de la cinquantaine, affaibli et gras qu'il était. A présent, elle l'avait vu se mouvoir dans la bataille avec la grâce d'une gazelle, frapper avec l'alacrité d'un cobra et chevaucher avec la résistance d'un chameau. Rien de tout cela ne correspondait à l'image du marchand doux et tranquille qu'il tentait de renvoyer.
Cet homme était une énigme. Il lui avait juré allégeance ; agenouillé dans le sang, le sable et l’horreur, il avait juré qu'ils’acquitterait de cette dette en se mettant à son service. Il n'avait posé aucune question sur l'origine du pouvoir qui avait recousu sa blessure ; il lui avait offert sa loyauté en échange de sa vie, ni plus, ni moins. Et il semblait tenir parole.
Les rues d'Elam étaient bondées en dépit de l'heure matinale ; hommes et femmes se bousculaient et jouaient des coudes à travers la foule qui s'épaississait rapidement. Les vendeurs commençaient déjà à installer leurs étals et partout, des viandes rôtissaient sur des charbons, emplissant ses narines de senteurs d'épices étrangères et la faisant saliver. La foule s'écartaient devant eux ; le Prince ouvrait la marche, Agastya et Ugrasena - le dernier garde qui les accompagnait - chevauchant sur les cotés, enfermant Elika dans un rempart. Les trois hommes chevauchaient en silence, et en dépit des incidents de la nuit précédente, leurs yeux qui scrutaient la foule étaient alertes, leur regard se déplaçant d'un homme à l'autre, de la rue jusqu'aux toits s’efforçant de repérer les signes avant-coureurs d'ennuis à venir. Elika trouvait qu'ils en faisaient un peu trop ; elle n'avait jamais eu de gardes qui fussent à moitié aussi vigilants que ces trois-là ; même lorsque tout le monde la considérait comme la future Reine.
On eut dit que la foule sentait qu'ilsn’étaient pas là pour plaisanter, ou peut être que ceux qui étaient à pieds avaient eu tout loisir d'expérimenter la manière forte de ceux qui étaient à cheval lorsqu'ils forçaient le passage, et malheur à ceux qui se mettaient en travers de leur chemin. Quoi qu'il en fût, ils traversèrent la multitude sans encombre.
Tandis que les hommes jouaient les gardes du corps, Elika sondait la cité, la comparant mentalement à ses seules autres expériences : la Cité de la Lumière et Ankuwa. La cité de la Lumière était … avait été... toute de marbre et de pierre ; des arches audacieuses et des tours fières ; une ville verticale utilisant de façon optimale les canyons étroits de la vallée fertile. En comparaison, aussi bien Ankuwa que Shushan étaient horizontales,délimitées uniquementpar les murs de la ville. Mais alors qu'Ankuwa était un cloaque aussi éloigné que possible de la civilisation, Shushan était le berceau d'un empire à peine plus jeune que la Cité de la Lumière elle même. Les maisons à deux, trois et parfois même quatre niveaux bordant la rue principale qui menait au centre de la ville, chatoyaient de myriades de couleurs peintes ; jaune tournesol, turquoise ou vert prairie, avec leurs encadrement de portes et de fenêtres si méticuleusement badigeonnées à la chaux qu'ils en devenaient aveuglants dans la vive lumière matinale, chaque maison tentant de surpasser l'autre en la matière.
D'aussi loin qu'Elika s'en souvenait, son foyer avait toujours été sur le déclin, avec à peine assez de gens pour remplir la moitié des maisons, et de plus en plus de départs au fil des années. Le secret maléfiquedu puissant arbre qui se tenait au centre de la vallée pesait sur leurs âmes comme une chape de plomb. Les signes étaient partout si l'on savait où regarder. Des formes complexes sculptées dans les murs qui semblaient tourbillonner et se déplacer si on les observait du coin de l'œil, des tours s'élançant si haut qu'aucune fondation n'aurait du pouvoir supporter leur poids, et les Terres Fertiles placées en forme d'arcane autour de l'Arbre destiné à retenir un mal ancien sur cette même terre jusqu'à la fin des temps. Les chaînes qui entravaient le dieu maléfique s'entrecroisaient autour du petit royaume et retenaient aussi sûrement ses habitants que leur prisonnier.
Shushan était libre. Aux yeux d'Elika, elle était pleine de joie, d'esprit, et pulsait de force vive. Les gens ne marchaient pas sur la pointe des pieds en faisant résonner des corridors de marbres suivis par le son de leur propres pas. Ils avançaient d'un pas ferme et assuré, et si d'autres pieds chaussés de sandales se glissaient sous les leurs, quelle importance ? La jeune reine observait donc les yeux écarquillés, essayant d'étudier les milliers de visages, les vestes bigarrées, les robes drapées, etles bavardages, les cris et les jurons qui s’échangeaient dans une douzaine de langues différentes.
Tandis qu'Elika était subjuguée par la première vraie ville qu'elle ait jamais vue, des pensées bien différentes se bousculaient dans la tête du Prince alors qu’ils chevauchaient depuis la porte est de Sushan jusqu'à l'auberge ou il les conduisait.
Il y avait des alliés à rencontrer, des amitiés à renouer, et des jalons à poser à Shushan, certains importants, et d'autres qui pouvaient attendre jusqu'à la fin des temps. Il était à venu à Sushan avec rien de plus qu'un plan fumeux, un vague souvenir d'un grand magicien qui avait élu domicile dans cette cité. Il doutait que Berisath ne détienne ne fut-ce que la moitié du pouvoir dont Elika faisait si volontiers usage ; mais il était devenu avisé avec l'âge et avait appris les ficelles de la magie, ce qui ne serait sans doute pas négligeable dans la guerre qui s'annonçait. Le Prince était impressionné par les prouesses magiques qu'Elika accomplissait régulièrement, mais elle manquait cruellement de bases théoriques. Il espérait que le vieux magicien aurait plus d'une réponse à offrir à leur plus brûlante question du moment, à savoir : « Comment tuer / enchaîner un dieu maléfique ». Actuellement, ils se contentaient de « Par tous les moyens possibles », et bien que cette réponse eût indubitablement du style et du panache, le Prince sentait bien qu'elle pêchait singulièrement par son manque de pragmatisme.
Cela faisait quatre ans, presque cinq, qu'il n'avait pas vu Berisath ; et ils ne s'étaient pas quittés dans les meilleurs termes. A l’époque, il était plus jeune et plus impétueux encore, et il avait le sentiment que les interminables leçons psalmodiées n'étaient pas ce qu'il attendait de la vie ; il n’avait de cesse que de varier les lieux de plaisir, de ceux qui impliquaient des femmes plantureuses, des poursuites au clair de lune et de grandes quantités de liquide alcoolisés, parfois simultanément. Lorsqu'il avait quitté Sushan pour retourner à Babylone, les adieux avaient été amers, et des mots définitifs avaient été échangés – sa tutelle confiée au vieux magicien s'étant conclue par un fiasco. Cependant, il savait que s'il le lui demandait, Berisath l'aiderait – s'il était toujours en vie, bien sûr.
L'autre question qui se posait était comment intégrer Berisath au tableau sans qu'il n’en dise trop sur les contacts que le Prince n'était pas encore prêt à partager avec le reste de l'équipe. Le Prince était sûr qu'Agastya avait sa petite idée à son sujet : le maître espion avait suffisamment de ressources pour accéder virtuellement à toutes les informations, mais il était également un ardent défenseur de la politique motus et bouche cousue. Elika, cependant, avait la fâcheuse habitude de ne pas lâcher le morceau jusqu'à ce qu'elle soit satisfaite de la réponse. Il lui était de plus en plus difficile de fuir son inquisition à mesure que les jours passaient, mais pour un raison qu'il ne pouvait s’expliquer, il ne souhaitait pas partager son passé avec la femme sur laquelle il misait son avenir – l'avenir de tous.
Ses yeux ne cessaient d'observer tandis que son esprit tournait à plein régime. Il fut le premier à descendre de sa monture lorsqu'ils arrivèrent à l'auberge, et à entrer, laissant les autres encore en selle à l'extérieur. Il jeta un rapide coup d'œil dans le hall principal. Il était équipé de tout le luxe qu'on pouvait attendre d'un établissement haut de gamme. Des tables basses en mahogany entourées de coussins rembourrés de plumes, des garçons et des jeunes filles effectuant des passages avec du lait encore chaud fraichement tiré des ânesses, servant des fruits et du pain frais aux patrons en train de prendre leur petit-déjeuner.
Il portait un costume de voyageur, gris et poussiéreux, le couvrant de la tête aux pieds, qui le protégeait indifféremment du sable, de la chaleur et du froid. Le seul élément qui trahissait sa richesse était son épée, et comme partout ailleurs, elle attirait ici aussi des regards admiratifs.
Un jeune au visage doux se précipita pour le saluer, la peau tendre, les vêtements élégamment coupés et les cheveux lissés en arrière avec une huile au parfum d'olive. Il s'inclina très bas devant le Prince.
« Noble visiteur, votre présence honore la Merveille de l'Aurore. Je suis Tiutme, votre humble serviteur. »
Le Prince atermoya juste assez pour que l'attente le mette mal à l'aise, puis acquiesça.
« Effectivement. Faites préparer des chambres pour mon père et moi, ainsi que pour ma sœur, ils vont arriver d'un instant à l'autre. Nous souhaitons tous prendre un bain, et le meilleur petit déjeuner que votre chef pourra nous concocter. Prévoyez également une paillasse pour notre valet. » Il regarda dans le vague l'espace d'un instant, puis ajouta : « Ce sera tout pour le moment. Oh, et ne regardez pas à la dépense. »
Tiutme était habitué aux riches et aux puissants et à la façon dont ils traitaient leurs inférieurs. Il s'inclina et recula, tandis que le connard de toute évidence à peine sorti du désert se promenait dans le hall de la Merveille de l'Aurore, en répandant une traînée de sable derrière lui. L'une des plus jeunes filles serait obligée de nettoyer ça, sans quoi ils se feraient tous fouetter. Le maître était particulièrement intransigeant en matière de propreté, aussi bien pour les locaux que pour le personnel. Si l'un des serviteurs éveillait l'intérêt d'un riche marchand, de nombreux suppléments pouvaient encore s'ajouter à la note, après tout.
Le nouvel hôte choisit une prune juteuse, mordit dedans et marcha vers l’extérieur, laissant le domestique faire son travail, et le faire rapidement. Ils s’attendraient à ce que la chambre soit prête au moment où ils entreraient, sinon … Il transmit rapidement les consignes, assigna les tâches au personnel du sérail, et lorsque les hôtes furent disposés à voir leur chambre, tout était fin prêt pour une visite de la cave au grenier qui leur en mettraient plein la vue sur tout le luxe que la Merveille de l’Aurore pouvait leur offrir si elle sortait le grand jeu.
« … et vous n’aurez qu’à tirer sur cette corde et une cloche sonnera pour nous, et nous serons là en un rien de temps pour combler vos moindres désirs, maître », termina Tiutme, arborant son plus brillant sourire en guise de bouclier pour dissimuler l'inquiétude tapie derrière. Le gros homme balaya la suite d'un œil méticuleux, accrochant, selon Tiutme, une étiquette de prix au moindre meuble, coussin ou appui de fenêtre sculpté, et lorsqu'il parvint à un total suffisamment élevé, acquiesça en signe d'approbation. Une vague de soulagement le submergea, trois riches hôtes séjournant pour une durée indéterminée signifiait que le maître serait satisfait et qu'il y aurait davantage de restes à manger pour le personnel des cuisines.
Le fils du marchand se préoccupait peu de la chambre ou de l’esclave qui la leur faisait visiter, il s'était déjà installé sur une pile de coussins et avait entrepris de dénoyauter une figue. S'il continuait à manger comme ça, il n'allait pas tarder à finir comme son père, pensa Tiutme.La femme, en revanche, le gratifia d’un franc sourire lorsqu'il se retira à reculons vers la porte, et pour une raison quelconque, il en eut un frisson. Il n'arrivait rien de bon quand on se faisait repérer, il avait eu tout loisir d'apprendre cette leçon. Lorsqu'il fut en sécurité à l'extérieur, il tourna les talons et se précipita pour jeter un coup d'œil aux cuisines et au repas promis aux nouveaux hôtes.
Dans la suite qu'il venait de quitter, Elika s'était laissée tomber sur d'autres coussins, se renversant pour s'allonger sur le flanc, appuyée sur un coude. Elle secoua la tête avec agacement pour écarter les mèches rebelles de son visage et prit une grande inspiration, en fermant les yeux. Elle sentait ses muscles se décrisper lentement. Elle avait mal partout ; après des semaines de combat, d'envol, et de chevauchées inconfortables, elle avait l'impression de n'être plus qu'une énorme ecchymose.
Elle fut tentée de se complaire dans son malheur; Ohrmazd savait qu’elle avait un millier de raisons de s'apitoyer sur son sort. Mais elle se devait d’être forte, les difficultés endurées n’étaient que les premiers pas d’une route longue et périlleuse, elle en était sûre. Elle s’efforça donc d’enfouir ses douleurs profondément, très profondément, aussi bien celles du corps que de l'âme, arbora un sourire de circonstance et ouvrit les yeux.
Le prince était étendu sur les coussins, presque en face d’elle, tenant une grappe de raisin dans la main gauche tout en s'appuyant sur son coude, utilisant la droite pour attraper les meilleurs fruits, apparemment peu soucieux de la couche de poussière et de crasse qui recouvrait ses mains. Il fit sauter un grain en l'air, tentant de l'attraper avec la bouche. A la place, il rebondit sur son nez, disparaissant quelque part entre les coussins. Il tâtonna pour le retrouver, soulevant le coin du coussin le plus proche, puis releva les yeux et rencontra le regard d’Elika à l'autre bout de la pièce. L'espace d'un instant, il eut l'air franchement embarrassé, surpris alors qu’il avait baissé sa garde. Puis il se reprit et lui lança un sourire éclatant, comme si la querelle du matin était définitivement oubliée.
Elika avait envie d'être en colère contre lui par rapport à la désinvolture dont il faisait preuve face à la vie, mais elle s'aperçut qu'elle n'y arrivait pas. C'était plutôt une pointe d'envie qu'elle ressentait à l'idée qu'il puisse s'offrir le luxe de ne pas penser plus loin que le prochain sérail, le prochain repas, la prochaine plaisanterie. Presque un mois en arrière, elle aurait trouvé une telle attitude irresponsable et superficielle. A présent, sur la route et toujours sur la brèche, elle pouvait comprendre qu'il prenait comme ils venaient les plaisirs que lui offrait la vie, considérant qu'à chaque jour suffisait sa peine. Il y avait un certain attrait à vivre le moment présent, au lieu de passer chaque instant à se préparer à un avenir qui ne viendrait peut-être jamais.
Sa colère disparut aussi vite qu'elle était venue. « Je peux me laisser aller », pensa t-elle, et elle laissa son sourire de façade s'estomper, alors qu'elle plongeait ses yeux dans ceux du Prince et tendait le bras vers un bol sur la console en face d'elle. Elle saisit un grain de raisin, le lança en l'air et renversa la tête pratiquement à l'horizontale, ouvrant la bouche en grand, suivant des yeux la courbe décrite par le petit missile. Le fruit frais atterrit pile entre ses lèvres prêtes à l'accueillir, et elle l'avala avec la langue, faisant rouler la chair délicate a l'intérieur de sa bouche, savourant pleinement son goût, avec des “hummm” appréciateurs.
Elle s'assit complètement, ferma les yeux et fit rouler sa tête, son cou craquant ce faisant. Telle un chat, elle s'étira, arrondissant le dos, inconsciente de la vue qu'elle offrait au voleur allongé en travers du lit à côté d'elle ; de là d'où elle venait, rares étaient ceux qui auraient osé regarder sous la tunique d'une princesse royale.
Elle releva les yeux, rencontrant à nouveau ceux du Prince. Il y avait en lui quelque chose d’affamé, d’intense et de dangereux. Elle ne l'avait plus vu l'observer ainsi depuis cette nuit dans le désert où ils avaient été attaqués. Elle sentit une rougeur involontaire lui monter aux joues, et le rythme de son cœur s'accéléra. Elle se maudit intérieurement d’avoir des réactions si épidermiques dès qu’il lui adressait ne serait-ce que le moindre sourire. Elle trouvait injuste qu'il puisse user sur elle de son puissant magnétisme chaque fois que l’envie lui en prenait. Durant toute la longue chevauchée, il n'y avait pas eu de plaisanteries aussi tendancieuses entre eux, et à présent, elle pouvait sentir son regard brûler sa peau nue.
Il quitta lentement sa position allongée pour s'assoir, se contentant de la fixer en silence. Comme un gros chat, pensa Elika. Et il va me sauter dessus à la première occasion.
On tapa poliment à la porte. Le Prince faillit rugir, mais prit sur lui, ferma les yeux et son expression se détendit.
« Entrez », répondit-il. Trois serviteurs apparurent, chargés d'assiettes remplies de pain azyme encore fumant, d'une pile d'œufs instable, de viandes fumées de toutes sortes, et d'une grande cruche de vin de figue coupé à l'eau. Ils les disposèrent sur la table basse au centre de la pièce, juste entre Elika et le Prince, et se retirèrent en silence, non sans s’incliner obséquieusement.
Agastya descendit de son perchoir près de la fenêtre, et Elika sentit soudain une vague de confusion l'envahir. Elle n'avait aucune idée de ce qu'avait vu le vieil espion, mais quelles que fussent ses pensées, il les cachait bien, apparemment plus intéressé par la nourriture que par leurs petites personnes.
Le petit déjeuner compensa les nombreux repas qu'ils avaient sautés durant le périple dans le désert ; Elika fut bientôt repue à la limite de l'éclatement et sombra dans les coussins.
Lorsque les hommes eurent terminé, ils s'allongèrent pendant un moment, histoire de digérer. Ce fut Agastya qui rompit le silence le premier.
« Shabhaz, qu’est-ce que tu comptes faire maintenant ? Tu as dit que tu avais un plan une fois à Suse. » L’Aryen utilisait le nom babylonien de la cité, ce qui sonnait dans sa bouche comme un juron acerbe, et non comme le doux murmure que les locaux utilisaient pour leur foyer.
« Je l’ai dit parce que j’en ai un. J’ai un vieux contact ici ; un magicien de la cite déchue de Ninive. Nastaran a dit que son peuple avait des contacts avec eux, peut être qu’il pourra nous aider ou au moins nous mettre sur la bonne voie. » Bien qu’ils fussent seuls dans leur chambre, ni lui, ni Agastya ne se sentaient suffisamment en sécurité pour utiliser leurs vrais noms. Elika en profita pour ajouter son grain de sel.
« Effectivement. Les érudits et les sages de Ninive se sont bien rendus sur ma terre natale ; mais leur visites se sont arrêtées il y a environ une quarantaine d’années ; et on n’a jamais su pourquoi. On n’avait que très peu de contacts avec l’extérieur, les informations étaient rares et peu fiables. »
« Et Ninive était très loin, quatre cent milles après Babylone en direction du nord », remarqua le Prince, plus à son attention qu’à celle d’Agastya. « Pas étonnant que les informations aient voyagé lentement, même si la cité est tombé il y a presque vingt ans de ça. »
« Comment Ninive est-elle tombée ? Qui est responsable ?
Le Prince et Agastya échangèrent un coup d’œil, et Elika fixa son attention sur le jeune voleur ; le léger hochement de tête du vieil espion lui échappa. Le Prince se lança dans une explication :
« Les Assyriens. Rendus fous par leur soif de conquête, ils lancèrent une attaque surprise. Sans prévenir, dix mille hommes marchèrent sur la ville tandis que des traitres infiltrés ouvraient la porte. On raconte que le massacre fut si terrible que sur les vingt mille âmes qui vivaient dans la cité, la moitié à peine survécut. Les nobles, les prêtres, les marchands, les riches et les érudits furent tous passés au fil de l’épée ainsi que leurs enfants, de sorte qu’aucun ne puisse mener de rébellion par la suite contre le nouveau régime en place. A présent les céréales de Ninive nourrissent les bouches affamées de Nippur, tandis que les enfants des épouses et des filles violées meurent de faim, même lors des années fastes. »
Le Prince racontait l’horrible récit, comme s'il le lisait dans un manuel d'histoire, sans aucune émotion, mais Elika pouvait voir le feu engloutir la cité, les cris de douleur et de terreur, presque entendre le cliquetis des armures de bronze des guerriers assoiffés de sang alors qu'ils saccageaient la ville de fond en comble, assassinant, violant, pillant. Elle frissonna malgré elle ; sa terre natale n'avait connu aucune guerre pendant des milliers d'années, ni aucune violence, mis à part les bagarres occasionnelles d'ivrognes qui se disputaient le sourire d'une fille. Elle pouvait imaginer de façon très réaliste la détresse des innocents tremblant derrière des portes closes, serrés les uns contre les autres, attendant que quelqu'un défonce la porte et leur prennent tout ce qu'ils avaient et tout ce qu'ils étaient. Elle avala péniblement sa salive et frémit à nouveau ; la température semblait se rafraîchir en dépit du soleil qui se levait dehors.
Ce n’était ni la première fois, ni la dernière qu’elle sentait à quel point sa vie avait été protégée dans la Vallée où de telles monstruosités appartenaient aux manuels d'histoire et non à la tranquille réalité de la vie quotidienne.
« Et le rire d'Ahriman résonna depuis sa prison alors qu'il se délectait du spectacle », pensa t-elle tout haut.
« Ce serait bien son truc, effectivement », acquiesça le Prince. Agastya les regarda l’un et l’autre, se demandant si tout cela n’était pas qu’une utopie. Evoquer ce qu’un dieu d’une indicible malfaisance ferait ou ne ferait pas, alors qu’il se tenait dans les rayons du soleil inondant la pièce d’une chaleur paresseuse, lui semblait surréaliste, même s’il lui suffisait de se rappeler les éclairs de furie argentés jetant les brigands au sol et ce qu’il avait ressenti lorsque ses forces vives jaillissaient hors de sa blessure, et que lentement, le monde devenait glacé et vertigineux. C’était vrai, c’était là, pas dans les babillages des prêtres, ni dans les histoires de bonnes femmes.
Il examina les deux jeunes gens, à peine plus vieux que des enfants, portant le poids du monde sur leurs épaules. Inexpérimentés et sans entraînement, et pourtant déjà tous deux plus durs que le bronze et plus affutés que l’obsidienne. Mais le bronze fondait et l’obsidienne s’effritait ; et leur route était jalonnée de creusets. Il voyait le trompe-la-mort qui escaladait les plus hautes tours des palais pour voler un baiser ou un jade étincelant, agir à présent comme un garde du corps toujours aux aguets, et il appréciait le changement. Il était temps qu’il grandisse ; et temps qu’il assume certaines responsabilités, pas nécessairement celles pour lesquelles il était né, mais d’autres cependant. Sa terre natale ne présentait que peu d’intérêt aussi loin vers l’ouest, si ce n'était qu’elle permettait de garder ouvertes les routes du commerce, mais lui nourrissait un intérêt bien particulier pour le Prince des Voleurs.
Et quant à la reine en devenir, deux semaines a peine s’étaient écoulées depuis leur première rencontre et déjà, il lui avait prêté allégeance, chose qu’il n’avait faite pour personne, sauf pour son propre roi jadis. Mais il arrivait que les choses surviennent avant les royaumes, et que certaines dettes dussent être payées de retour. Ces deux-là ébranleraient les fondations du monde, s’ils survivaient assez longtemps.
Il comprit ce qu’eux-mêmes n’avaient pas réalisé ; que c’étaient ainsi que naissaient les mythes, que c’était la pièce unique, plus grande que tous les complots ou toutes les guerres de conquêtes qu’il ait jamais eu à fomenter durant sa longue vie, et que ce qu’il faisait maintenant résonnerait à jamais à travers l’histoire.
Il vivait les débuts d’une légende ; ces deux-là seraient les protagonistes de récits qui se transmettraient des milliers d’années durant, et il était de son devoir sacré de veiller à ce que ces histoires soient relayées encore et encore autour des feux de camps ; racontées aux enfants pelotonnés dans leurs lits ; écrites et lues jusqu’à ce que le récit soit si altéré que quiconque le vivrait ne pourrait même plus le reconnaitre comme étant le leur. Pourtant, ce serait l’histoire de deux héros, comme l’Epique de Gilgamesh et Endiku, comme celle d’Isis et d’Osiris, et tout ce qu’il pouvait espérer était une note en bas de page dans cette saga.
Après une longue vie de dissimulation, de tricherie et de meurtre, le vieux maitre espion avait le sentiment qu’il participait enfin à quelque chose qui en valait la peine, quelque chose qui l’absoudrait de toutes les vies qu’il avait brisées, de tous les hommes et les femmes qu’il avait piétinés au nom du devoir et de la loyauté. Une cause brûlant d'un tel éclat que sa flamme pourrait embraser les cieux eux-mêmes.
Si seulement il pouvait protéger les porteurs de la torche,pendant que la flamme était encore vacillante et facile à noyer.
Autrement tout serait perdu, et l’obscurité règnerait à jamais.

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