Troisième Chance

Chapitre 9 : Attaque surprise

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Dernière mise à jour 08/11/2016 23:04

 

Chapître 9 - Attaque surprise  

Agastya aboya un ordre, et pour la première fois depuis ces deux derniers jours, ses gardes du corps manifestèrent des signes de vie plus tangibles que ceux d'une plante en pot. Ils bondirent sur leurs pieds, et se précipitèrent vers les ânes bâtés et la pile de sacs entassée près d'eux. D'un mouvement aisé et économe, l'un d'eux déroula une peau de buffle huilée à l'eau contenant cinq arcs courts, et tandis que deux de ses camarades commençaient à les bander aussi rapidement qu'il était possible sans endommager les armes, il courut vers le feu de camp qui se consumait, et d'un coup de pied, l'enterra sous le sable, plongeant le camp dans l'obscurité. Dans l'intervalle, le quatrième Aryen déroula un insignifiant paquet similaire, révélant quatre douzaines de flèches environ, fabriquées à base d'if de premier choix, ferrées de coûteuses pointes d'acier et ornées d'empennages de demi-plumes assorties de quelque noble oiseau.

Agastya bouclait déjà autour de sa taille impressionnante une large ceinture-épée avec une lame en forme de flamme d'apparence dangereuse nichée à l'intérieur. Alors que les orientaux saisissaient leurs arcs et une dizaine de flèches chacun, le Prince et Elika tenaient un conciliabule silencieux. Tous deux têtes baissées, ils chuchotaient à la hâte, tandis que le Prince enfilait son gantelet et resserrait les lanières.

« Nous sommes trop proches de la Cité », argumentait-il, n'ayant que trop conscience des cavaliers qui les cernaient. Des nœuds lui parcouraient le dos alors qu'il entendait le fracas révélateur du claquement de sabots trahissant l'ennemi qui se rapprochait. De sa sacoche, il sortit à la hâte quatre lourdes croix d'acier plates avec les extrémités ciselées en pointe et commença à les enfoncer dans sa ceinture. Ses mouvements étaient rapides, économes et sa voix égale. Il ne manifestait ni peur ni anxiété en dépit de ce qu'il ressentait.

« Ne sous-estime pas le danger, le bronze mortel déchire les chairs aussi facilement que les pouvoirs d'Ahriman », siffla Elika. Elle serrait et desserrait son poing, des filets de pouvoir coulant dans ses veines ; des bouffées d'éclairs blancs dansant dans ses mains. Elle sentait la magie répondre à son cœur qui battait la chamade dans sa poitrine, prête à bondir en avant et à affronter tout ce que le monde pourrait bien lui envoyer.

« C’était bien la peine de faire tous ces mystères, si c'est pour allumer maintenant un feu de joie magique au milieu de ce foutu désert, et amener les chiens d’Ahriman droit sur nous. »

« Les mystères seront le cadet de nos soucis si nous tombons sous les flèches de bandits ordinaires.»

« Je voudrais bien voir ça », dit le Prince d’un air sombre, installant la dernière des croix à lancer à sa place.

Les guerriers aryens fixaient déjà leurs flèches sur les cordes, en file indienne derrière le gros rocher qui avait fourni à leur camp improvisé un rempart contre la morsure du vent ; le même rocher qu'Elika voulait utiliser pour abriter son intimité moins de deux minutes plus tôt. Le roc était presque aussi haut que quatre hommes, et large de dix pieds, une lame en dent de scie s'élançant vers le ciel nocturne, son tranchant de pierre brune taillé à la hache par le vent cruel du désert. A présent, c'était leur cachette, un élément contre lequel appuyer son dos, qui empêchait les cavaliers de les encercler complètement. Les Aryens se tenaient là immobiles, dans l'attente de l'ennemi en approche. Le grondement des sabots se rapprochait de plus en plus, et Agastya leur faisait des signes pressants. Le temps passait vite.

« Ne sois pas stupide, dit Elika d’un ton acerbe. Même le plus fort des escrimeurs peut être atteint dans le dos d'une seule flèche. Tu as peut être plus d’un tour dans ton sac, mais tu n’es certainement pas à l’épreuve des flèches »

Le Prince la fixa avec colère, et ravala sa réplique. Elle avait raison et il le savait. Il s'agissait juste de laisser tomber sans perdre la face.

« OK, mais si on doit déchaîner l'enfer, autant le faire avec classe. » Il lui jeta un coup d'œil. « Encore une chose, si tu dois foncer tête baissée dans la mêlée, il va vraiment falloir qu'on te trouve une armure. Genre le plus vite possible. Il est inacceptable que tu sois si vulnérable. »

« Oui, mais … » commença Elika, son prochain argument sur le bout de langue, mais lorsque les mots du Prince atteignirent ses oreilles, elle s'arrêta au milieu de sa phrase. « Attend, qu'est-ce que tu veux dire par inacceptable ? »

« Tu n'as pas d'armure. Tu es sans protection. Tu pourrais tout aussi bien être nue. Si nous survivons à ça, il faudra y remédier. Allez, on y va », dit le Prince, et sans plus de cérémonie, il attrapa Elika par la main et la poussa vers le maître espion, mettant de facto un terme à la conversation.« Au moins, ça distraira l'ennemi  », marmonna t-elle, tout en courant derrière le Prince.

« Ca fera plus que le distraire, fais-moi confiance », répondit-il en entendant son commentaire à voix basse.

« En tous cas, je pourrais toujours leur servir une surprise inhabituelle ce soir », dit-elle en s'arrêtant dans un dérapage à côté du reste de la troupe. Le Prince hocha gravement la tête en direction d'Agastya, qui toucha ses lèvres puis son cœur des deux doigts, saluant la mort, celle de leurs ennemis, ou la leur s'il fallait en arriver là. Le Prince lui rendit son geste et se positionna à côté du vieux négociant, se préparant à l'assaut.

La peur serrait la gorge d'Elika d'une main glaciale alors qu'elle appuyait son dos contre le rocher, et déglutissait péniblement. Le froid et le chaud l'inondaient tout à la fois, dans la poussée d'adrénaline qui précédait la bataille. Son cœur battait comme s'il était sur le point de jaillir de sa poitrine, et le monde ralentit jusqu'à devenir immobile dans les dernières secondes avant que l'orage n'éclate. Il ne s'agissait pas de purifier sa terre natale du mal ; elle ne sentait pas son dieu veiller sur elle, guidant ses pas. C'était sombre, confus, terrifiant. Elle essuya ses mains moites sur son pantalon et leva les yeux.

Ses yeux rencontrèrent ceux du Prince qui lui lança un sourire encourageant. Elle entendit le tintement révélateur de l'acier sur le bronze lorsqu'il dégaina l'épée de son fourreau. Le son des chevaux en approche était douloureusement lourd et elle pouvait quasiment compter chaque claquement de sabot … Ils étaient presque là … presque … presque ...

MAINTENANT !

Alors que les deux premiers cavaliers dépassaient le rocher en trombe, le petit groupe passa à l'action. Deux « pang » aigus se firent clairement entendre, malgré le vacarme de la douzaine de chevaux qui déferlaient sur eux. Les deux premiers agresseurs tombèrent de leur selle, sous l'effet de la force exercée sur des arcs courts à double courbure, bandés par des hommes vigoureux. Sans même faire de pause pour voir s'ils avaient fait mouche, ils dégagèrent leurs secondes flèches de la pile enfoncée dans le sol, pointes vers le bas, à côté d'eux. Simultanément, deux nouveaux « pang » distincts retentirent, et un autre pillard rejoignit son camarade au sol, s'accrochant à son flanc où la flèche l'avait touché à bout portant. La quatrième flèche manqua sa cible d'un pouce, s'envolant au loin dans la nuit.

Les pillards avaient apparemment prévu d'assaillir le camp endormi, piétinant la troupe désarmée et prise au dépourvu. Ils ne s'attendaient certainement pas à ce que tous les sept les attendent de pied ferme, prêts à frapper, et payaient de leur sang leur charge inconsidérée. C'était une nuit obscure, avec juste un fin croissant de lune en guise d'éclairage, et les voyageurs se dissimulaient dans l'ombre du rocher dentelé qui émergeait, un avantage qu'ils exploitaient sans pitié. Les vaincus n'avaient même pas le temps de comprendre d'où venait leur trépas.

Les premiers instants du chaos n'étaient qu'un début. Après les coups de semonce, ils passèrent tous à l'action et les choses devinrent tout à coup réellement confuses. A la droite d'Elika, le Prince se détendit comme un ressort, atterrit sur le rocher, ses pieds trouvant une prise et le propulsant dans un autre saut, droit sur le dos du cinquième cavalier. Il fendit l'air tel un spectre, enveloppant l'ennemi, le faisant basculer de sa selle et le trainant sur le sol. De l'autre côté, le kriss en forme de flamme d'Agastya apparut brusquement et s'enfonça dans les côtes du cheval suivant. Le fait qu'il puisse retirer sa lame du flanc d'un cheval au galop sans la lâcher en disait long sur la force de l’espion vieillissant et le tranchant de son épée.La monture poussa un hurlement d'agonie, rendue folle par la large blessure dans son flanc.

Dans l'intervalle, les gardes du corps d'Agastya lancèrent une autre salve, avec moins de succès que la première, mais abattirent quand même un brigand et en blessèrent un autre. A présent, les agresseurs avaient compris que leur proies ne les attendaient pas comme des faisans dans les buissons. En l'espace d'un clin d'œil, cinq d'entre eux s'étaient retrouvés à terre. Quatre de plus déferlèrent derrière le rocher, l'un deux bandant un arc. Elika émergea de sa stupeur, et sans réfléchir, éleva la main, vociférant un mot d'une voix qui n'était plus tout à fait la sienne.

Elle sentit la magie déferler au bas de son bras, laissant son corps froid et insensible, comme si toute vie se concentrait dans le feu blanc qui jaillissait de sa main. L'instant parut s'étirer à l'infini alors que la magie avalait en grésillant la distance entre elle et le pillard, le frappant en pleine poitrine. Elle la sentit plus qu'elle ne la vit ronger avidement son torse, creusant un trou brûlant jusqu'à son cœur, grillant et faisant fondre les chairs. Il n'aurait pas du avoir le temps de crier, mais il laissa échapper un hurlement de douleur inhumain alors que la volonté d'un dieu vengeur mettait un terme à son existence.

L'éclair de lumière aveugla tous les combattants l'espace d'un instant, sauf le Prince. Il y était préparé, voire l'attendait. Il se servit de l'effet de surprise pour planter l'extrémité d'une de ses croix à lancer dans le cou du brigand avec lequel il se battait au sol. Il arracha l'acier et le sang forma un arc en giclant de la blessure, noir comme le ciel de la nuit, noir comme la mort elle même. Avec le même mouvement fluide, il se tourna à moitié, et lança l'étoile droit dans la poitrine de l'homme qui fondait sur lui dans un grondement de tonnerre, tentant de le renverser. Il se jeta de coté, tandis que le cheval monté par le cavalier à l'agonie passait en trombe là où il était agenouillé un instant plus tôt, piétinant l'homme allongé sur le sol.

Un autre « pang » d'arc. La flèche transperça le dos de l'Aryen le plus proche du Prince, et il s'écroula. Le Prince jeta un coup d'œil autour de lui, étudiant le champ de bataille. Sur les douze agresseurs, plus de la moitié étaient morts ou agonisants, mais le reste était parvenu à faire volte-face avec les chevaux, et sur le point de foncer sur le petit groupe toujours entassé contre le rocher. Sa princesse était debout en état de choc, fixant l'homme qu'elle avait tué. Agastya tournait autour de deux chevaux, affrontant leurs cavaliers ; dépassé par le nombre et désavantagé par la hauteur. Les trois Aryens survivants lâchèrent leurs arcs et tirèrent leurs épées au clair, chacune des lames longue et recourbée, équipées d'un vicieux petit tranchant à l'arrière, et chargèrent les cavaliers qui essayaient encore de retrouver leurs repères.

« Elika », hurla le Prince, tentant de l'arracher à sa stupeur, mais il ne put lui consacrer un instant de plus ; un autre pillard l'avait pris pour cible, et chevauchait vers lui au grand galop. Il roula sur le côté, faisant en sorte de ne pas s'embrocher sur sa propre épée, tandis que la lame du cavalier lui entaillait le flanc. La douleur vint de loin, atténuée par le chaos de la bataille, mais il sentit néanmoins sa piqure. Il se releva de sa roulade et lança une autre croix de sa main gauche. L'arme vola en ligne droite et s'enfonça profondément dans le flanc du cheval. « Qu'est que tu fous, ma grande, marmonna t-il, stabilisant son épée et se préparant à sauter à la dernière seconde, on a besoin de toi, là. »

Elika menait sa propre bataille. Elle ressentait la douleur de l'homme qu'elle avait tué, elle pouvait sentir le goût âcre de la chair qu'elle avait brûlée, éprouver la sensation du trou béant dans sa poitrine presque comme si c'était son propre cœur qui se consumait dans les flammes. Elle posa la main contre la pierre froide, pliée en deux sous l'effet de l'agonie liée à la mort de quelqu'un d'autre. Elle ne voyait plus rien, sentait juste la charge écrasante d'avoir pris une vie qui appartenait à un autre.

Sa magie, sa vie même vacillaient dans les flammes blanches autour du cadavre. C'était si différent d'appeler la fureur d'Ohrmadz sur les serviteurs d'Ahriman ! Elle avait l'impression que chacune des années qu'elle avait prise à sa victime pesait sur elle, elle sentait sa propre magie se retourner contre elle, essayer de la dévorer comme elle avait dévoré le brigand, ne laissant rien d'autre derrière elle que deux corps calcinés.

« Elika ! » La voix du Prince la tira de son agonie. Elle reprit son souffle, et dans un effort de volonté extrême, ouvrit les yeux. Ils avaient besoin d'elle, il avait besoin d'elle. Elle lâcha le rocher auquel elle s'accrochait et tomba à genoux. Combattant un poids invisible, elle éleva la main droite, paume ouverte. Elle supplia mentalement la magie de revenir en elle ; rappela les flammes de l'homme mort. L'espace d'un instant, rien ne se passa ; puis, avec hésitation, les flammes vacillèrent, laissant reposer le festin sur le sable abrasif du désert, et elle sentit la magie l'emplir à nouveau, avide d'une autre mise à mort.

Elle laissa échapper un soupir de soulagement et s'écroula presque alors que la douleur se dissipait. Elle se sentait terrassée par une immense fatigue, terrifiée par le brutal retour de bâton de son propre pouvoir. Elle quitta des yeux le sable noir comme le ciel de minuit et ouvrit sa conscience à la bataille qui faisait rage autour d'elle. Des ombres combattaient dans la nuit ; à cheval et à pied, avec des lames étincelant d'un blanc pale au clair de lune ; déchiquetant les chairs, répandant le sang, ôtant la vie.

Pour elle, cela ressemblait à un théâtre d'ombres grotesque, aucun homme ne mourrant réellement dans cette lutte désespérée. Hébétée, elle regardait un autre Aryen tomber lentement, s'accrochant à la blessure qui lui avait ouvert la gorge comme s'il pouvait retenir ses forces vives, les empêcher de s'échapper de l'entaille, de se répandre sur le sable assoiffé. Le monde ralentissait autour d'elle, séparant le temps en instants clairs et distincts se succédant les uns aux autres comme des perles sur un fil, et elle avait tout le temps nécessaire pour étudier minutieusement chacun d'eux.

Elle vit Agastya prendre son élan, frappant aussi vite que les cobras royaux de sa terre natale, son épée plongeant dans le flanc d'un homme à cheval, et elle vit la brutale riposte de son camarade qui exploita inexorablement l'ouverture laissée , enfonçant profondément son épée dans le flanc d'Agastya.

Plongé dans l'obscurité, mais toujours aussi nettement que s'il était éclairé par le soleil de midi, elle vit le Prince sauter et rouler-bouler hors de la trajectoire d'un cheval en pleine charge, vit sa précieuse épée tomber de ses mains, atterrissant presque six pieds plus loin, une distance à mi-chemin entre la mort et l'éternité, dans le chaos de la bataille.

Et elle se vit elle-même élever les mains et repousser l'air dur, si dur contre l'homme au sourire triomphant qui se ruait sur l'aigrefin qui l'avait ramenée à la vie. Elle sentit plus qu'elle n'entendit le craquement écœurant d'un colonne vertébrale brisée; cela semblait aussi facile que de casser net une brindille sèche. Le pillard tomba de sa selle instantanément, incapable de bouger bras et jambes, glissant sur le sol immobile dans une terreur silencieuse.

Mais avant même qu'il ne touche le sol, le regard d'Elika était ailleurs. Ses mains se déplaçaient avec une soudain empressement, tissant les filaments de magie pour former une autre toile. Elle lança un jet de feu blanc à l'un des trois encore en selle, relâchant sa prise sur la magie juste avant qu'elle n'atteigne sa cible. Elle eut un mouvement de recul, ferma les yeux, se préparant à l'effet retard, mais il ne vint pas. Lorsqu'elle osa relever les yeux, elle vit l'homme étendu sur le sol, englouti par les flammes blanches.

Une ombre fugace décrivit une courbe dans la nuit, la dernière des croix à lancer du Prince plongeant dans la poitrine de l’avant-dernier des cavaliers qui restaient encore en selle. Les flammes blanches consumant la chair humaine illuminaient l'emplacement du camp d'une lueur inquiétante. Le dernier des agresseurs fit demi-tour, et avec un hurlement d'effroi primaire, s'éloigna en trombe dans l'obscurité, lui et sa monture tous deux fous de terreur. Il n'alla pas bien loin ; l'un des gardes du corps survivant s'empara d'un arc, le banda et tira d'un seul mouvement fluide, et même dans la mort de la nuit, sa flèche atteignit immanquablement son but.

Le pillard s'écroula avec un cri étranglé, roulant plusieurs fois dans la poussière avant de s'arrêter ; son cheval poursuivit son galop sans lui. L'autre garde du corps survivant transperça de son épée le cœur de l'un des blessés avec un sourire vengeur, clouant quasiment le corps au sol.

Le monde parut s'arrêter jusqu'à devenir immobile après la folle bousculade de la bataille. Seules cinq ombres se tenaient encore debout, avec des chevaux dépourvus de cavaliers qui grouillaient autour du camp, en proie à la peur et à la confusion. Il faudrait rechercher les corps et les enterrer, interroger les blessés et s'en débarrasser, rassembler les chevaux, mais tout cela pourrait attendre un moment, le temps qu'ils reprennent leur souffle.

Agastya, s'accrochant à son flanc, se traîna jusqu'au rocher, et se laissa glisser sur le sol avec une grimace. Le sang coulait abondamment de sa blessure; un ruisseau de rubis pulsant de force vive. Le Prince sentait son flanc lui aussi ; sa chemise était humide et s'alourdissait de son propre sang ; et était irrémédiablement fichue. Il serra les dents tout se pressant vers le rocher, et s'agenouilla à côté du vieil espion.

« Laisse-moi voir », dit il en décollant les doigts d'Agastya de la blessure. Elika se précipita vers eux à son tour, et se pencha. « Fais de la lumière », ordonna le Prince, et sans un mot, elle s'exécuta.

Ce qui forçait l'admiration à peine quelques nuits plus tôt, était simplement devenu un autre outil à utiliser. Elle appela la magie au bout de ses doigts presque sans y penser. La lumière blanche brilla, projetant de longues ombres autour du trio. Le Prince jeta un coup d'œil rapide à la blessure et émit un sifflement. La coupure avait directement traversé les robes bouffantes d'Agastya, déchiré la veste qu'il portait en dessous, et ouvert une longue entaille profonde de deux pouces dans son flanc, juste en dessous des côtes, droit dans le foie. Le sang se refluait à gros bouillons hors de la blessure, ne laissant aucun espoir de bander ou de cautériser. Les deux Aryens, ayant achevé quiconque était capable de bouger ou de représenter une menace, s'étaient approchés à leur tour, plus inquiets de la blessure que de la magie ; du moins pour l'instant.

« C'est grave ? » croassa Agastya, d'une fois faiblissante.

« Il faut nettoyer la blessure rapidement, puis la suturer », commença le Prince, mais le cœur n'y était pas. Agastya comprit ce qu'il ne disait pas ; au front, lui même avait raconté les mêmes mensonges à trop de soldats.

« Garde tes bonnes paroles pour les touristes sur la route d'Ishtar, mon gars. J'agonise. » Il s'exprimait de façon saccadée et rapide, chaque mot constituant un effort. Il releva les yeux vers ses gardes et se mit à leur parler précipitamment en védique : « Ashvavati prathamo gosu gachati martyastavotibhih tamit… » résolu à terminer ce qu'il avait à dire avant que son heure ne soit venue.

Le Prince regarda par dessus son épaule, levant les yeux vers Elika. « Tu ne peux rien faire ? » demanda t-il, désespéré et impérieux.

« Je … je ne sais pas, dit-elle, hésitante. Qu'est-ce que je pourrais faire ? »

« Soigne-le, referme la blessure, arrête l'hémorragie, ce que tu veux. Si Ohrmadz t'a donné le pouvoir de tuer, alors tu dois aussi avoir en toi celui de guérir. » Ses mots jaillissaient de manière désordonnée et précipitée, tandis qu'il tentait désespérément de trouver un moyen de réunir les chairs poisseuses pour contenir l'afflux de sang ; mais c'était sans espoir.

« Je n'ai jamais essayé... Je n'ai aucune idée de ce qu'il faut faire, ni même si je peux faire quelque chose comme ça. »

« Tu peux. Tu es son seul espoir. » Il soupira et dit doucement : « S'il te plait. »

Elle acquiesça lentement et baissa sa main étincelante, cherchant la coupure, paume vers le bas. Elle passa la main au-dessus de la blessure, les yeux hermétiquement clos sous l'effet de la concentration. La lumière vacilla et des filets de magie pure jaillirent de son poignet, un, puis deux, puis trois, touchant les bords de l'entaille. Agastya haleta, cambrant le dos. Ses apprentis observaient hypnotisés alors que les filets dansaient dans la blessure, nettoyant le sable, aspirant le sang, ressoudant les chairs déchirées ; mais le Prince n'avait d'yeux que pour Elika. Elle ne baissait pas le regard ; n'ouvrait même pas les yeux, mais il pouvait voir son regard vaciller derrière ses paupières. La poussière, la sueur et le sang séché maculaient son visage et emmêlaient ses cheveux, et la pâle lueur de la magie illuminait sa peau d'un éclat inquiétant. Elle ressemblait davantage au chamane d'une tribu sauvage du désert qu'à la reine d'une civilisation plus ancienne que Babylone elle-même.

Lentement, le Prince sentit Agastya se détendre dans ses bras, son corps se faisant plus lourd, et il finit par jeter un coup d'œil vers le bas, arrachant son regard de la magicienne pour contempler la magie. Les doigts de lumière se retirèrent doucement de la blessure ; ne laissant derrière que la chair, une chair intacte, rose. Les Aryens dessinèrent instinctivement des symboles protecteurs dans leur paumes pour éloigner le mal.

Elika battit des cils et ouvrit les yeux. D'une voix calme et dépourvue d'émotions, elle déclara : « Il va dormir à présent. Il faut que son corps assimile toute la phase de guérison» Sans rien ajouter, elle se leva avec raideur, se tourna, et s'éloigna d'un pas résolu mais sans précipitation. Le Prince fit un signe de tête au garde du corps le plus proche, confiant Agastya à ses bons soins, et se leva à son tour, lui emboîtant le pas.

Les deux premiers pas précipités lui rappelèrent qu'il ne s'était pas non plus sorti indemne de l'échauffourée. Il fit le pas suivant avec un peu moins d'allant et se demanda si la suivre était la bonne chose à faire ; il devait s'assurer qu'elle allait bien, ou tenter de découvrir ce qui se passait exactement. L'empathie n'avait jamais été son point fort, du moins pas si elle n'était pas pas teintée d'égoïsme. Consoler une veuve éplorée et lui offrir plus qu'un simple réconfort était une chose ; cet-intérêt-sincère-pour-une tierce-personne en était une autre. Elika résolut ce dilemme pour lui. Il la vit se plier en deux à même pas vingt yards de lui, ses mains s'appuyant sur ses genoux, son estomac relâchant bruyamment le contenu de son dîner.

Bien qu'il ne fut pas équipé pour gérer les peines de l'âme, il était tout à fait capable de s'occuper de quelqu'un qui crachait tripes et boyaux après sa première mise à mort. Mais avant cela, il voulait s'assurer que lui même ne saignait pas à mort. C'est pourquoi, tout en gardant un œil sur elle, il défit les boucles des lanières de son gantelet, le laissant tomber sur le sol à ses pieds, puis doucement, retira sa chemise, tressaillant alors qu'il détachait le tissu détrempé de la coupure. Il laissa pendre la chemise sur son bras et examina la blessure. Cela n'avait pas l'air profond, mais c'était difficile à dire dans cette quasi-obscurité, et cela faisait de toute façon un mal de chien. Ce qui en soi n'était pas mauvais signe ; il savait d'expérience que si on était insensible la douleur, c'était là qu'il fallait vraiment commencer à s'inquiéter. Tout compte fait, il estima que sa vie n'était pas en danger et entreprit de déchirer soigneusement, méthodiquement les parties non détrempées de sa chemise pour en faire une longue bande destinée à servir de bandage.

Elika se redressait lentementaprès avoir fini de vider son estomac, et s'essuyait la bouche avec dégoût. Elle était fatiguée, fatiguée au delà de l'imaginable, et vidée par la bataille. Toute adrénaline l'avait quittée. Elle savait qu'elle était sale, mais elle n'en avait plus rien à faire ; tout ce qui comptait était qu'elle soit en vie, et en regardant les cadavres éparpillés autour de leur camp, elle se dit qu'elle avait eu de la chance. Elle savait qu'elle avait usé de plus de magie que jamais auparavant, mais c'était une fois encore un prix qu'elle devrait payer le matin venu. Dans l'immédiat, tout ce qu'elle voulait, c'était s'effondrer quelque part loin de l'odeur de la mort et dormir des jours durant.

Ses jambes la ramenaient toutes seules à l'emplacement du camp, et elle buta presque contre le Prince qui luttait pour fixer un bandage sur son flanc en se servant d'une seule main. Des trainées de sang séché disparaissaient sous le tissu blanc sale, formant déjà des croutes sur sa peau. Sans réfléchir, elle leva la main et commença délicatement à défaire le pansement.

« Laisse-moi faire », dit elle d'un air absent, et lentement, la peau apparut peu à peu sous le bandage maladroit que le Prince avait tenté d'enrouler autour de son flanc et de son épaule. Retirant la dernière couche du bandage, Elika laissa le tissu tomber à terre et regarda la blessure de plus près. C'était seulement une coupure superficielle, profonde de peut-êtreun demi-pouce, située juste un pouce en dessous de son omoplate droite, proche de son flanc.

Elle laissa ses mains reposer sur son épaule, l'enveloppant, puis les descendit, lentement et délicatement, ses doigts errant sur sa peau nue, rencontrant la blessure. Le Prince se tenait debout, silencieux, observant ses gestes avec une expression indéchiffrable. Ses paumes enrobaient la blessure, elle prit une profonde inspiration et quand elle expira, elle laissa la magie couler. C'était différent d'Agastya, doux et non rèche, rond et non dentelé. Elle n'avait pas de mots pour décrire la sensation de toucher une autre vie avec la sienne, se connectant à un niveau plus profond que ce que les dieux réservaient aux hommes et aux femmes. Elle n'avait pas besoin de réfléchir à ce qui se passait à l'intérieur de la blessure, elle se contentait de laisser lentement la magie opérer et se répandre dans la coupure. Au lieu de souder les chairs mécaniquement entre elles, elle laissait la magie se libérer, faire ce que bon lui semblait. Son pouvoir s'attarda sur la coupure, et à travers son sang, elle sentit les battements de son cœur se mélanger aux siens, le contact de l'air sec sur ses lèvres, la saveur acidulé du sang sur sa langue. Elle sentit le seuil du tourbillon chaotique qui était Lui, pas assez pour en saisir le sens, mais assez pour que ses yeux s'écarquillent d'émerveillement. Elle eut un aperçu de ce que c'était que d'être dans la peau de quelqu'un d'autre, une expérience que peu de gens avaient faite avant elle, du moins pas sans l'usage intensif d'une assistance à base d’herbes.

« Ça chatouille, tu sais », dit-il, ses mots résonnant dans sa poitrine, sous les doigts d’Elika, la tirant de sa rêverie. Sa flamme vacilla et disparut, ne laissant une fois encore qu'une peau lisse derrière elle. Embarrassée, elle retira vivement sa main, comme si elle était brulée par sa peau nue. Elle recula d'un demi-pas et baissa les yeux, évitant que son regard ne cherche le sien.

Le grondement dans son sang avait disparu, la fatigue avait disparu, l'élévation de la magie avait disparu, tous remplacés par un profond embarras mâtiné d'une dose de désir conséquente. Elle eut l'impression de s'être faite prendre la main dans le sac, fouillant dans des choses qu'elle n'était pas censée voir. Il prit sa main sans résistance dans la sienne, et la leva lentement vers son visage. Elle suivit son geste du regard, et regarda son pouce calleux caresser la paume de sa main. Sa main olivâtre reposait dans la sienne tannée par le soleil, comme une colombe prête à s'enfuir à tire d'ailes au moindre mouvement brusque. Le regard du Prince passa de leurs mains à ses yeux ; et cette fois, aucun éclat malicieux ne dansait dans son regard.

« Merci », dit-il simplement, et de sa part, cela signifiait bien plus que n'importe quel serment de reconnaissance solennel.

« De rien. » Sa voix n'était à peine plus qu'un murmure.

Ce serait si facile de se pencher et de l'embrasser, pensa t-il, qu'importe la sueur, les blessures, le vomi, le sang et l'horreur. Avec la part de cynisme toujours en éveil dans son esprit, il nota que ce n'était pas la première fois qu'elle était prête à être cueillie, et que s'il s'était agi d'une autre, d'une quelconque autre, cela aurait été trop facile de la prendre dans ses bras et de l'attirer contre lui. Il savait à quel point elle devait être perdue à présent, et a quel point elle était vulnérable. Avoir tué, échauffée par le triomphe, ivre de la joie d'avoir survécu, remplie de mort et d'obscurité, de magie et de vie, son âme éclatant en un millier d'émotions. Ce serait si facile de se pencher sur elle et de laisser la nature suivre son cours.

Si facile.

 

 

 

 

 

   

Agastya aboya un ordre, et pour la première fois depuis ces deux derniers jours, ses gardes du corps manifestèrent des signes de vie plus tangibles que ceux d'une plante en pot. Ils bondirent sur leurs pieds, et se précipitèrent vers les ânes bâtés et la pile de sacs entassée près d'eux. D'un mouvement aisé et économe, l'un d'eux déroula une peau de buffle huilée à l'eau contenant cinq arcs courts, et tandis que deux de ses camarades commençaient à les bander aussi rapidement qu'il était possible sans endommager les armes, il courut vers le feu de camp qui se consumait, et d'un coup de pied, l'enterra sous le sable, plongeant le camp dans l'obscurité. Dans l'intervalle, le quatrième Aryen déroula un insignifiant paquet similaire, révélant quatre douzaines de flèches environ, fabriquées à base d'if de premier choix, ferrées de coûteuses pointes d'acier et ornées d'empennages de demi-plumes assorties de quelque noble oiseau.

Agastya bouclait déjà autour de sa taille impressionnante une large ceinture-épée avec une lame en forme de flamme d'apparence dangereuse nichée à l'intérieur. Alors que les orientaux saisissaient leurs arcs et une dizaine de flèches chacun, le Prince et Elika tenaient un conciliabule silencieux. Tous deux têtes baissées, ils chuchotaient à la hâte, tandis que le Prince enfilait son gantelet et resserrait les lanières.

« Nous sommes trop proches de la Cité », argumentait-il, n'ayant que trop conscience des cavaliers qui les cernaient. Des nœuds lui parcouraient le dos alors qu'il entendait le fracas révélateur du claquement de sabots trahissant l'ennemi qui se rapprochait. De sa sacoche, il sortit à la hâte quatre lourdes croix d'acier plates avec les extrémités ciselées en pointe et commença à les enfoncer dans sa ceinture. Ses mouvements étaient rapides, économes et sa voix égale. Il ne manifestait ni peur ni anxiété en dépit de ce qu'il ressentait.

« Ne sous-estime pas le danger, le bronze mortel déchire les chairs aussi facilement que les pouvoirs d'Ahriman », siffla Elika. Elle serrait et desserrait son poing, des filets de pouvoir coulant dans ses veines ; des bouffées d'éclairs blancs dansant dans ses mains. Elle sentait la magie répondre à son cœur qui battait la chamade dans sa poitrine, prête à bondir en avant et à affronter tout ce que le monde pourrait bien lui envoyer.

« C’était bien la peine de faire tous ces mystères, si c'est pour allumer maintenant un feu de joie magique au milieu de ce foutu désert, et amener les chiens d’Ahriman droit sur nous. »

« Les mystères seront le cadet de nos soucis si nous tombons sous les flèches de bandits ordinaires.»

« Je voudrais bien voir ça », dit le Prince d’un air sombre, installant la dernière des croix à lancer à sa place.

Les guerriers aryens fixaient déjà leurs flèches sur les cordes, en file indienne derrière le gros rocher qui avait fourni à leur camp improvisé un rempart contre la morsure du vent ; le même rocher qu'Elika voulait utiliser pour abriter son intimité moins de deux minutes plus tôt. Le roc était presque aussi haut que quatre hommes, et large de dix pieds, une lame en dent de scie s'élançant vers le ciel nocturne, son tranchant de pierre brune taillé à la hache par le vent cruel du désert. A présent, c'était leur cachette, un élément contre lequel appuyer son dos, qui empêchait les cavaliers de les encercler complètement. Les Aryens se tenaient là immobiles, dans l'attente de l'ennemi en approche. Le grondement des sabots se rapprochait de plus en plus, et Agastya leur faisait des signes pressants. Le temps passait vite.

« Ne sois pas stupide, dit Elika d’un ton acerbe. Même le plus fort des escrimeurs peut être atteint dans le dos d'une seule flèche. Tu as peut être plus d’un tour dans ton sac, mais tu n’es certainement pas à l’épreuve des flèches »

Le Prince la fixa avec colère, et ravala sa réplique. Elle avait raison et il le savait. Il s'agissait juste de laisser tomber sans perdre la face.

« OK, mais si on doit déchaîner l'enfer, autant le faire avec classe. » Il lui jeta un coup d'œil. « Encore une chose, si tu dois foncer tête baissée dans la mêlée, il va vraiment falloir qu'on te trouve une armure. Genre le plus vite possible. Il est inacceptable que tu sois si vulnérable. »

« Oui, mais … » commença Elika, son prochain argument sur le bout de langue, mais lorsque les mots du Prince atteignirent ses oreilles, elle s'arrêta au milieu de sa phrase. « Attend, qu'est-ce que tu veux dire par inacceptable ? »

« Tu n'as pas d'armure. Tu es sans protection. Tu pourrais tout aussi bien être nue. Si nous survivons à ça, il faudra y remédier. Allez, on y va », dit le Prince, et sans plus de cérémonie, il attrapa Elika par la main et la poussa vers le maître espion, mettant de facto un terme à la conversation.« Au moins, ça distraira l'ennemi  », marmonna t-elle, tout en courant derrière le Prince.

« Ca fera plus que le distraire, fais-moi confiance », répondit-il en entendant son commentaire à voix basse.

« En tous cas, je pourrais toujours leur servir une surprise inhabituelle ce soir », dit-elle en s'arrêtant dans un dérapage à côté du reste de la troupe. Le Prince hocha gravement la tête en direction d'Agastya, qui toucha ses lèvres puis son cœur des deux doigts, saluant la mort, celle de leurs ennemis, ou la leur s'il fallait en arriver là. Le Prince lui rendit son geste et se positionna à côté du vieux négociant, se préparant à l'assaut.

La peur serrait la gorge d'Elika d'une main glaciale alors qu'elle appuyait son dos contre le rocher, et déglutissait péniblement. Le froid et le chaud l'inondaient tout à la fois, dans la poussée d'adrénaline qui précédait la bataille. Son cœur battait comme s'il était sur le point de jaillir de sa poitrine, et le monde ralentit jusqu'à devenir immobile dans les dernières secondes avant que l'orage n'éclate. Il ne s'agissait pas de purifier sa terre natale du mal ; elle ne sentait pas son dieu veiller sur elle, guidant ses pas. C'était sombre, confus, terrifiant. Elle essuya ses mains moites sur son pantalon et leva les yeux.

Ses yeux rencontrèrent ceux du Prince qui lui lança un sourire encourageant. Elle entendit le tintement révélateur de l'acier sur le bronze lorsqu'il dégaina l'épée de son fourreau. Le son des chevaux en approche était douloureusement lourd et elle pouvait quasiment compter chaque claquement de sabot … Ils étaient presque là … presque … presque ...

MAINTENANT !

Alors que les deux premiers cavaliers dépassaient le rocher en trombe, le petit groupe passa à l'action. Deux « pang » aigus se firent clairement entendre, malgré le vacarme de la douzaine de chevaux qui déferlaient sur eux. Les deux premiers agresseurs tombèrent de leur selle, sous l'effet de la force exercée sur des arcs courts à double courbure, bandés par des hommes vigoureux. Sans même faire de pause pour voir s'ils avaient fait mouche, ils dégagèrent leurs secondes flèches de la pile enfoncée dans le sol, pointes vers le bas, à côté d'eux. Simultanément, deux nouveaux « pang » distincts retentirent, et un autre pillard rejoignit son camarade au sol, s'accrochant à son flanc où la flèche l'avait touché à bout portant. La quatrième flèche manqua sa cible d'un pouce, s'envolant au loin dans la nuit.

Les pillards avaient apparemment prévu d'assaillir le camp endormi, piétinant la troupe désarmée et prise au dépourvu. Ils ne s'attendaient certainement pas à ce que tous les sept les attendent de pied ferme, prêts à frapper, et payaient de leur sang leur charge inconsidérée. C'était une nuit obscure, avec juste un fin croissant de lune en guise d'éclairage, et les voyageurs se dissimulaient dans l'ombre du rocher dentelé qui émergeait, un avantage qu'ils exploitaient sans pitié. Les vaincus n'avaient même pas le temps de comprendre d'où venait leur trépas.

Les premiers instants du chaos n'étaient qu'un début. Après les coups de semonce, ils passèrent tous à l'action et les choses devinrent tout à coup réellement confuses. A la droite d'Elika, le Prince se détendit comme un ressort, atterrit sur le rocher, ses pieds trouvant une prise et le propulsant dans un autre saut, droit sur le dos du cinquième cavalier. Il fendit l'air tel un spectre, enveloppant l'ennemi, le faisant basculer de sa selle et le trainant sur le sol. De l'autre côté, le kriss en forme de flamme d'Agastya apparut brusquement et s'enfonça dans les côtes du cheval suivant. Le fait qu'il puisse retirer sa lame du flanc d'un cheval au galop sans la lâcher en disait long sur la force de l’espion vieillissant et le tranchant de son épée.La monture poussa un hurlement d'agonie, rendue folle par la large blessure dans son flanc.

Dans l'intervalle, les gardes du corps d'Agastya lancèrent une autre salve, avec moins de succès que la première, mais abattirent quand même un brigand et en blessèrent un autre. A présent, les agresseurs avaient compris que leur proies ne les attendaient pas comme des faisans dans les buissons. En l'espace d'un clin d'œil, cinq d'entre eux s'étaient retrouvés à terre. Quatre de plus déferlèrent derrière le rocher, l'un deux bandant un arc. Elika émergea de sa stupeur, et sans réfléchir, éleva la main, vociférant un mot d'une voix qui n'était plus tout à fait la sienne.

Elle sentit la magie déferler au bas de son bras, laissant son corps froid et insensible, comme si toute vie se concentrait dans le feu blanc qui jaillissait de sa main. L'instant parut s'étirer à l'infini alors que la magie avalait en grésillant la distance entre elle et le pillard, le frappant en pleine poitrine. Elle la sentit plus qu'elle ne la vit ronger avidement son torse, creusant un trou brûlant jusqu'à son cœur, grillant et faisant fondre les chairs. Il n'aurait pas du avoir le temps de crier, mais il laissa échapper un hurlement de douleur inhumain alors que la volonté d'un dieu vengeur mettait un terme à son existence.

L'éclair de lumière aveugla tous les combattants l'espace d'un instant, sauf le Prince. Il y était préparé, voire l'attendait. Il se servit de l'effet de surprise pour planter l'extrémité d'une de ses croix à lancer dans le cou du brigand avec lequel il se battait au sol. Il arracha l'acier et le sang forma un arc en giclant de la blessure, noir comme le ciel de la nuit, noir comme la mort elle même. Avec le même mouvement fluide, il se tourna à moitié, et lança l'étoile droit dans la poitrine de l'homme qui fondait sur lui dans un grondement de tonnerre, tentant de le renverser. Il se jeta de coté, tandis que le cheval monté par le cavalier à l'agonie passait en trombe là où il était agenouillé un instant plus tôt, piétinant l'homme allongé sur le sol.

Un autre « pang » d'arc. La flèche transperça le dos de l'Aryen le plus proche du Prince, et il s'écroula. Le Prince jeta un coup d'œil autour de lui, étudiant le champ de bataille. Sur les douze agresseurs, plus de la moitié étaient morts ou agonisants, mais le reste était parvenu à faire volte-face avec les chevaux, et sur le point de foncer sur le petit groupe toujours entassé contre le rocher. Sa princesse était debout en état de choc, fixant l'homme qu'elle avait tué. Agastya tournait autour de deux chevaux, affrontant leurs cavaliers ; dépassé par le nombre et désavantagé par la hauteur. Les trois Aryens survivants lâchèrent leurs arcs et tirèrent leurs épées au clair, chacune des lames longue et recourbée, équipées d'un vicieux petit tranchant à l'arrière, et chargèrent les cavaliers qui essayaient encore de retrouver leurs repères.

« Elika », hurla le Prince, tentant de l'arracher à sa stupeur, mais il ne put lui consacrer un instant de plus ; un autre pillard l'avait pris pour cible, et chevauchait vers lui au grand galop. Il roula sur le côté, faisant en sorte de ne pas s'embrocher sur sa propre épée, tandis que la lame du cavalier lui entaillait le flanc. La douleur vint de loin, atténuée par le chaos de la bataille, mais il sentit néanmoins sa piqure. Il se releva de sa roulade et lança une autre croix de sa main gauche. L'arme vola en ligne droite et s'enfonça profondément dans le flanc du cheval. « Qu'est que tu fous, ma grande, marmonna t-il, stabilisant son épée et se préparant à sauter à la dernière seconde, on a besoin de toi, là. »

Elika menait sa propre bataille. Elle ressentait la douleur de l'homme qu'elle avait tué, elle pouvait sentir le goût âcre de la chair qu'elle avait brûlée, éprouver la sensation du trou béant dans sa poitrine presque comme si c'était son propre cœur qui se consumait dans les flammes. Elle posa la main contre la pierre froide, pliée en deux sous l'effet de l'agonie liée à la mort de quelqu'un d'autre. Elle ne voyait plus rien, sentait juste la charge écrasante d'avoir pris une vie qui appartenait à un autre.

Sa magie, sa vie même vacillaient dans les flammes blanches autour du cadavre. C'était si différent d'appeler la fureur d'Ohrmadz sur les serviteurs d'Ahriman ! Elle avait l'impression que chacune des années qu'elle avait prise à sa victime pesait sur elle, elle sentait sa propre magie se retourner contre elle, essayer de la dévorer comme elle avait dévoré le brigand, ne laissant rien d'autre derrière elle que deux corps calcinés.

« Elika ! » La voix du Prince la tira de son agonie. Elle reprit son souffle, et dans un effort de volonté extrême, ouvrit les yeux. Ils avaient besoin d'elle, il avait besoin d'elle. Elle lâcha le rocher auquel elle s'accrochait et tomba à genoux. Combattant un poids invisible, elle éleva la main droite, paume ouverte. Elle supplia mentalement la magie de revenir en elle ; rappela les flammes de l'homme mort. L'espace d'un instant, rien ne se passa ; puis, avec hésitation, les flammes vacillèrent, laissant reposer le festin sur le sable abrasif du désert, et elle sentit la magie l'emplir à nouveau, avide d'une autre mise à mort.

Elle laissa échapper un soupir de soulagement et s'écroula presque alors que la douleur se dissipait. Elle se sentait terrassée par une immense fatigue, terrifiée par le brutal retour de bâton de son propre pouvoir. Elle quitta des yeux le sable noir comme le ciel de minuit et ouvrit sa conscience à la bataille qui faisait rage autour d'elle. Des ombres combattaient dans la nuit ; à cheval et à pied, avec des lames étincelant d'un blanc pale au clair de lune ; déchiquetant les chairs, répandant le sang, ôtant la vie.

Pour elle, cela ressemblait à un théâtre d'ombres grotesque, aucun homme ne mourrant réellement dans cette lutte désespérée. Hébétée, elle regardait un autre Aryen tomber lentement, s'accrochant à la blessure qui lui avait ouvert la gorge comme s'il pouvait retenir ses forces vives, les empêcher de s'échapper de l'entaille, de se répandre sur le sable assoiffé. Le monde ralentissait autour d'elle, séparant le temps en instants clairs et distincts se succédant les uns aux autres comme des perles sur un fil, et elle avait tout le temps nécessaire pour étudier minutieusement chacun d'eux.

Elle vit Agastya prendre son élan, frappant aussi vite que les cobras royaux de sa terre natale, son épée plongeant dans le flanc d'un homme à cheval, et elle vit la brutale riposte de son camarade qui exploita inexorablement l'ouverture laissée , enfonçant profondément son épée dans le flanc d'Agastya.

Plongé dans l'obscurité, mais toujours aussi nettement que s'il était éclairé par le soleil de midi, elle vit le Prince sauter et rouler-bouler hors de la trajectoire d'un cheval en pleine charge, vit sa précieuse épée tomber de ses mains, atterrissant presque six pieds plus loin, une distance à mi-chemin entre la mort et l'éternité, dans le chaos de la bataille.

Et elle se vit elle-même élever les mains et repousser l'air dur, si dur contre l'homme au sourire triomphant qui se ruait sur l'aigrefin qui l'avait ramenée à la vie. Elle sentit plus qu'elle n'entendit le craquement écœurant d'un colonne vertébrale brisée; cela semblait aussi facile que de casser net une brindille sèche. Le pillard tomba de sa selle instantanément, incapable de bouger bras et jambes, glissant sur le sol immobile dans une terreur silencieuse.

Mais avant même qu'il ne touche le sol, le regard d'Elika était ailleurs. Ses mains se déplaçaient avec une soudain empressement, tissant les filaments de magie pour former une autre toile. Elle lança un jet de feu blanc à l'un des trois encore en selle, relâchant sa prise sur la magie juste avant qu'elle n'atteigne sa cible. Elle eut un mouvement de recul, ferma les yeux, se préparant à l'effet retard, mais il ne vint pas. Lorsqu'elle osa relever les yeux, elle vit l'homme étendu sur le sol, englouti par les flammes blanches.

Une ombre fugace décrivit une courbe dans la nuit, la dernière des croix à lancer du Prince plongeant dans la poitrine de l’avant-dernier des cavaliers qui restaient encore en selle. Les flammes blanches consumant la chair humaine illuminaient l'emplacement du camp d'une lueur inquiétante. Le dernier des agresseurs fit demi-tour, et avec un hurlement d'effroi primaire, s'éloigna en trombe dans l'obscurité, lui et sa monture tous deux fous de terreur. Il n'alla pas bien loin ; l'un des gardes du corps survivant s'empara d'un arc, le banda et tira d'un seul mouvement fluide, et même dans la mort de la nuit, sa flèche atteignit immanquablement son but.

Le pillard s'écroula avec un cri étranglé, roulant plusieurs fois dans la poussière avant de s'arrêter ; son cheval poursuivit son galop sans lui. L'autre garde du corps survivant transperça de son épée le cœur de l'un des blessés avec un sourire vengeur, clouant quasiment le corps au sol.

Le monde parut s'arrêter jusqu'à devenir immobile après la folle bousculade de la bataille. Seules cinq ombres se tenaient encore debout, avec des chevaux dépourvus de cavaliers qui grouillaient autour du camp, en proie à la peur et à la confusion. Il faudrait rechercher les corps et les enterrer, interroger les blessés et s'en débarrasser, rassembler les chevaux, mais tout cela pourrait attendre un moment, le temps qu'ils reprennent leur souffle.

Agastya, s'accrochant à son flanc, se traîna jusqu'au rocher, et se laissa glisser sur le sol avec une grimace. Le sang coulait abondamment de sa blessure; un ruisseau de rubis pulsant de force vive. Le Prince sentait son flanc lui aussi ; sa chemise était humide et s'alourdissait de son propre sang ; et était irrémédiablement fichue. Il serra les dents tout se pressant vers le rocher, et s'agenouilla à côté du vieil espion.

« Laisse-moi voir », dit il en décollant les doigts d'Agastya de la blessure. Elika se précipita vers eux à son tour, et se pencha. « Fais de la lumière », ordonna le Prince, et sans un mot, elle s'exécuta.

Ce qui forçait l'admiration à peine quelques nuits plus tôt, était simplement devenu un autre outil à utiliser. Elle appela la magie au bout de ses doigts presque sans y penser. La lumière blanche brilla, projetant de longues ombres autour du trio. Le Prince jeta un coup d'œil rapide à la blessure et émit un sifflement. La coupure avait directement traversé les robes bouffantes d'Agastya, déchiré la veste qu'il portait en dessous, et ouvert une longue entaille profonde de deux pouces dans son flanc, juste en dessous des côtes, droit dans le foie. Le sang se refluait à gros bouillons hors de la blessure, ne laissant aucun espoir de bander ou de cautériser. Les deux Aryens, ayant achevé quiconque était capable de bouger ou de représenter une menace, s'étaient approchés à leur tour, plus inquiets de la blessure que de la magie ; du moins pour l'instant.

« C'est grave ? » croassa Agastya, d'une fois faiblissante.

« Il faut nettoyer la blessure rapidement, puis la suturer », commença le Prince, mais le cœur n'y était pas. Agastya comprit ce qu'il ne disait pas ; au front, lui même avait raconté les mêmes mensonges à trop de soldats.

« Garde tes bonnes paroles pour les touristes sur la route d'Ishtar, mon gars. J'agonise. » Il s'exprimait de façon saccadée et rapide, chaque mot constituant un effort. Il releva les yeux vers ses gardes et se mit à leur parler précipitamment en védique : « Ashvavati prathamo gosu gachati martyastavotibhih tamit… » résolu à terminer ce qu'il avait à dire avant que son heure ne soit venue.

Le Prince regarda par dessus son épaule, levant les yeux vers Elika. « Tu ne peux rien faire ? » demanda t-il, désespéré et impérieux.

« Je … je ne sais pas, dit-elle, hésitante. Qu'est-ce que je pourrais faire ? »

« Soigne-le, referme la blessure, arrête l'hémorragie, ce que tu veux. Si Ohrmadz t'a donné le pouvoir de tuer, alors tu dois aussi avoir en toi celui de guérir. » Ses mots jaillissaient de manière désordonnée et précipitée, tandis qu'il tentait désespérément de trouver un moyen de réunir les chairs poisseuses pour contenir l'afflux de sang ; mais c'était sans espoir.

« Je n'ai jamais essayé... Je n'ai aucune idée de ce qu'il faut faire, ni même si je peux faire quelque chose comme ça. »

« Tu peux. Tu es son seul espoir. » Il soupira et dit doucement : « S'il te plait. »

Elle acquiesça lentement et baissa sa main étincelante, cherchant la coupure, paume vers le bas. Elle passa la main au-dessus de la blessure, les yeux hermétiquement clos sous l'effet de la concentration. La lumière vacilla et des filets de magie pure jaillirent de son poignet, un, puis deux, puis trois, touchant les bords de l'entaille. Agastya haleta, cambrant le dos. Ses apprentis observaient hypnotisés alors que les filets dansaient dans la blessure, nettoyant le sable, aspirant le sang, ressoudant les chairs déchirées ; mais le Prince n'avait d'yeux que pour Elika. Elle ne baissait pas le regard ; n'ouvrait même pas les yeux, mais il pouvait voir son regard vaciller derrière ses paupières. La poussière, la sueur et le sang séché maculaient son visage et emmêlaient ses cheveux, et la pâle lueur de la magie illuminait sa peau d'un éclat inquiétant. Elle ressemblait davantage au chamane d'une tribu sauvage du désert qu'à la reine d'une civilisation plus ancienne que Babylone elle-même.

Lentement, le Prince sentit Agastya se détendre dans ses bras, son corps se faisant plus lourd, et il finit par jeter un coup d'œil vers le bas, arrachant son regard de la magicienne pour contempler la magie. Les doigts de lumière se retirèrent doucement de la blessure ; ne laissant derrière que la chair, une chair intacte, rose. Les Aryens dessinèrent instinctivement des symboles protecteurs dans leur paumes pour éloigner le mal.

Elika battit des cils et ouvrit les yeux. D'une voix calme et dépourvue d'émotions, elle déclara : « Il va dormir à présent. Il faut que son corps assimile toute la phase de guérison» Sans rien ajouter, elle se leva avec raideur, se tourna, et s'éloigna d'un pas résolu mais sans précipitation. Le Prince fit un signe de tête au garde du corps le plus proche, confiant Agastya à ses bons soins, et se leva à son tour, lui emboîtant le pas.

Les deux premiers pas précipités lui rappelèrent qu'il ne s'était pas non plus sorti indemne de l'échauffourée. Il fit le pas suivant avec un peu moins d'allant et se demanda si la suivre était la bonne chose à faire ; il devait s'assurer qu'elle allait bien, ou tenter de découvrir ce qui se passait exactement. L'empathie n'avait jamais été son point fort, du moins pas si elle n'était pas pas teintée d'égoïsme. Consoler une veuve éplorée et lui offrir plus qu'un simple réconfort était une chose ; cet-intérêt-sincère-pour-une tierce-personne en était une autre. Elika résolut ce dilemme pour lui. Il la vit se plier en deux à même pas vingt yards de lui, ses mains s'appuyant sur ses genoux, son estomac relâchant bruyamment le contenu de son dîner.

Bien qu'il ne fut pas équipé pour gérer les peines de l'âme, il était tout à fait capable de s'occuper de quelqu'un qui crachait tripes et boyaux après sa première mise à mort. Mais avant cela, il voulait s'assurer que lui même ne saignait pas à mort. C'est pourquoi, tout en gardant un œil sur elle, il défit les boucles des lanières de son gantelet, le laissant tomber sur le sol à ses pieds, puis doucement, retira sa chemise, tressaillant alors qu'il détachait le tissu détrempé de la coupure. Il laissa pendre la chemise sur son bras et examina la blessure. Cela n'avait pas l'air profond, mais c'était difficile à dire dans cette quasi-obscurité, et cela faisait de toute façon un mal de chien. Ce qui en soi n'était pas mauvais signe ; il savait d'expérience que si on était insensible la douleur, c'était là qu'il fallait vraiment commencer à s'inquiéter. Tout compte fait, il estima que sa vie n'était pas en danger et entreprit de déchirer soigneusement, méthodiquement les parties non détrempées de sa chemise pour en faire une longue bande destinée à servir de bandage.

Elika se redressait lentementaprès avoir fini de vider son estomac, et s'essuyait la bouche avec dégoût. Elle était fatiguée, fatiguée au delà de l'imaginable, et vidée par la bataille. Toute adrénaline l'avait quittée. Elle savait qu'elle était sale, mais elle n'en avait plus rien à faire ; tout ce qui comptait était qu'elle soit en vie, et en regardant les cadavres éparpillés autour de leur camp, elle se dit qu'elle avait eu de la chance. Elle savait qu'elle avait usé de plus de magie que jamais auparavant, mais c'était une fois encore un prix qu'elle devrait payer le matin venu. Dans l'immédiat, tout ce qu'elle voulait, c'était s'effondrer quelque part loin de l'odeur de la mort et dormir des jours durant.

Ses jambes la ramenaient toutes seules à l'emplacement du camp, et elle buta presque contre le Prince qui luttait pour fixer un bandage sur son flanc en se servant d'une seule main. Des trainées de sang séché disparaissaient sous le tissu blanc sale, formant déjà des croutes sur sa peau. Sans réfléchir, elle leva la main et commença délicatement à défaire le pansement.

 

Elle laissa ses mains reposer sur son épaule, l'enveloppant, puis les descendit, lentement et délicatement, ses doigts errant sur sa peau nue, rencontrant la blessure. Le Prince se tenait debout, silencieux, observant ses gestes avec une expression indéchiffrable. Ses paumes enrobaient la blessure, elle prit une profonde inspiration et quand elle expira, elle laissa la magie couler. C'était différent d'Agastya, doux et non rèche, rond et non dentelé. Elle n'avait pas de mots pour décrire la sensation de toucher une autre vie avec la sienne, se connectant à un niveau plus profond que ce que les dieux réservaient aux hommes et aux femmes. Elle n'avait pas besoin de réfléchir à ce qui se passait à l'intérieur de la blessure, elle se contentait de laisser lentement la magie opérer et se répandre dans la coupure. Au lieu de souder les chairs mécaniquement entre elles, elle laissait la magie se libérer, faire ce que bon lui semblait. Son pouvoir s'attarda sur la coupure, et à travers son sang, elle sentit les battements de son cœur se mélanger aux siens, le contact de l'air sec sur ses lèvres, la saveur acidulé du sang sur sa langue. Elle sentit le seuil du tourbillon chaotique qui était Lui, pas assez pour en saisir le sens, mais assez pour que ses yeux s'écarquillent d'émerveillement. Elle eut un aperçu de ce que c'était que d'être dans la peau de quelqu'un d'autre, une expérience que peu de gens avaient faite avant elle, du moins pas sans l'usage intensif d'une assistance à base d’herbes.

« Ça chatouille, tu sais », dit-il, ses mots résonnant dans sa poitrine, sous les doigts d’Elika, la tirant de sa rêverie. Sa flamme vacilla et disparut, ne laissant une fois encore qu'une peau lisse derrière elle. Embarrassée, elle retira vivement sa main, comme si elle était brulée par sa peau nue. Elle recula d'un demi-pas et baissa les yeux, évitant que son regard ne cherche le sien.

Le grondement dans son sang avait disparu, la fatigue avait disparu, l'élévation de la magie avait disparu, tous remplacés par un profond embarras mâtiné d'une dose de désir conséquente. Elle eut l'impression de s'être faite prendre la main dans le sac, fouillant dans des choses qu'elle n'était pas censée voir. Il prit sa main sans résistance dans la sienne, et la leva lentement vers son visage. Elle suivit son geste du regard, et regarda son pouce calleux caresser la paume de sa main. Sa main olivâtre reposait dans la sienne tannée par le soleil, comme une colombe prête à s'enfuir à tire d'ailes au moindre mouvement brusque. Le regard du Prince passa de leurs mains à ses yeux ; et cette fois, aucun éclat malicieux ne dansait dans son regard.

« Merci », dit-il simplement, et de sa part, cela signifiait bien plus que n'importe quel serment de reconnaissance solennel.

« De rien. » Sa voix n'était à peine plus qu'un murmure.

Ce serait si facile de se pencher et de l'embrasser, pensa t-il, qu'importe la sueur, les blessures, le vomi, le sang et l'horreur. Avec la part de cynisme toujours en éveil dans son esprit, il nota que ce n'était pas la première fois qu'elle était prête à être cueillie, et que s'il s'était agi d'une autre, d'une quelconque autre, cela aurait été trop facile de la prendre dans ses bras et de l'attirer contre lui. Il savait à quel point elle devait être perdue à présent, et a quel point elle était vulnérable. Avoir tué, échauffée par le triomphe, ivre de la joie d'avoir survécu, remplie de mort et d'obscurité, de magie et de vie, son âme éclatant en un millier d'émotions. Ce serait si facile de se pencher sur elle et de laisser la nature suivre son cours.

Si facile.

Agastya aboya un ordre, et pour la première fois depuis ces deux derniers jours, ses gardes du corps manifestèrent des signes de vie plus tangibles que ceux d'une plante en pot. Ils bondirent sur leurs pieds, et se précipitèrent vers les ânes bâtés et la pile de sacs entassée près d'eux. D'un mouvement aisé et économe, l'un d'eux déroula une peau de buffle huilée à l'eau contenant cinq arcs courts, et tandis que deux de ses camarades commençaient à les bander aussi rapidement qu'il était possible sans endommager les armes, il courut vers le feu de camp qui se consumait, et d'un coup de pied, l'enterra sous le sable, plongeant le camp dans l'obscurité. Dans l'intervalle, le quatrième Aryen déroula un insignifiant paquet similaire, révélant quatre douzaines de flèches environ, fabriquées à base d'if de premier choix, ferrées de coûteuses pointes d'acier et ornées d'empennages de demi-plumes assorties de quelque noble oiseau.

Agastya bouclait déjà autour de sa taille impressionnante une large ceinture-épée avec une lame en forme de flamme d'apparence dangereuse nichée à l'intérieur. Alors que les orientaux saisissaient leurs arcs et une dizaine de flèches chacun, le Prince et Elika tenaient un conciliabule silencieux. Tous deux têtes baissées, ils chuchotaient à la hâte, tandis que le Prince enfilait son gantelet et resserrait les lanières.

« Nous sommes trop proches de la Cité », argumentait-il, n'ayant que trop conscience des cavaliers qui les cernaient. Des nœuds lui parcouraient le dos alors qu'il entendait le fracas révélateur du claquement de sabots trahissant l'ennemi qui se rapprochait. De sa sacoche, il sortit à la hâte quatre lourdes croix d'acier plates avec les extrémités ciselées en pointe et commença à les enfoncer dans sa ceinture. Ses mouvements étaient rapides, économes et sa voix égale. Il ne manifestait ni peur ni anxiété en dépit de ce qu'il ressentait.

« Ne sous-estime pas le danger, le bronze mortel déchire les chairs aussi facilement que les pouvoirs d'Ahriman », siffla Elika. Elle serrait et desserrait son poing, des filets de pouvoir coulant dans ses veines ; des bouffées d'éclairs blancs dansant dans ses mains. Elle sentait la magie répondre à son cœur qui battait la chamade dans sa poitrine, prête à bondir en avant et à affronter tout ce que le monde pourrait bien lui envoyer.

« C’était bien la peine de faire tous ces mystères, si c'est pour allumer maintenant un feu de joie magique au milieu de ce foutu désert, et amener les chiens d’Ahriman droit sur nous. »

« Les mystères seront le cadet de nos soucis si nous tombons sous les flèches de bandits ordinaires.»

« Je voudrais bien voir ça », dit le Prince d’un air sombre, installant la dernière des croix à lancer à sa place.

Les guerriers aryens fixaient déjà leurs flèches sur les cordes, en file indienne derrière le gros rocher qui avait fourni à leur camp improvisé un rempart contre la morsure du vent ; le même rocher qu'Elika voulait utiliser pour abriter son intimité moins de deux minutes plus tôt. Le roc était presque aussi haut que quatre hommes, et large de dix pieds, une lame en dent de scie s'élançant vers le ciel nocturne, son tranchant de pierre brune taillé à la hache par le vent cruel du désert. A présent, c'était leur cachette, un élément contre lequel appuyer son dos, qui empêchait les cavaliers de les encercler complètement. Les Aryens se tenaient là immobiles, dans l'attente de l'ennemi en approche. Le grondement des sabots se rapprochait de plus en plus, et Agastya leur faisait des signes pressants. Le temps passait vite.

« Ne sois pas stupide, dit Elika d’un ton acerbe. Même le plus fort des escrimeurs peut être atteint dans le dos d'une seule flèche. Tu as peut être plus d’un tour dans ton sac, mais tu n’es certainement pas à l’épreuve des flèches »

Le Prince la fixa avec colère, et ravala sa réplique. Elle avait raison et il le savait. Il s'agissait juste de laisser tomber sans perdre la face.

« OK, mais si on doit déchaîner l'enfer, autant le faire avec classe. » Il lui jeta un coup d'œil. « Encore une chose, si tu dois foncer tête baissée dans la mêlée, il va vraiment falloir qu'on te trouve une armure. Genre le plus vite possible. Il est inacceptable que tu sois si vulnérable. »

« Oui, mais … » commença Elika, son prochain argument sur le bout de langue, mais lorsque les mots du Prince atteignirent ses oreilles, elle s'arrêta au milieu de sa phrase. « Attend, qu'est-ce que tu veux dire par inacceptable ? »

« Tu n'as pas d'armure. Tu es sans protection. Tu pourrais tout aussi bien être nue. Si nous survivons à ça, il faudra y remédier. Allez, on y va », dit le Prince, et sans plus de cérémonie, il attrapa Elika par la main et la poussa vers le maître espion, mettant de facto un terme à la conversation.« Au moins, ça distraira l'ennemi  », marmonna t-elle, tout en courant derrière le Prince.

« Ca fera plus que le distraire, fais-moi confiance », répondit-il en entendant son commentaire à voix basse.

« En tous cas, je pourrais toujours leur servir une surprise inhabituelle ce soir », dit-elle en s'arrêtant dans un dérapage à côté du reste de la troupe. Le Prince hocha gravement la tête en direction d'Agastya, qui toucha ses lèvres puis son cœur des deux doigts, saluant la mort, celle de leurs ennemis, ou la leur s'il fallait en arriver là. Le Prince lui rendit son geste et se positionna à côté du vieux négociant, se préparant à l'assaut.

La peur serrait la gorge d'Elika d'une main glaciale alors qu'elle appuyait son dos contre le rocher, et déglutissait péniblement. Le froid et le chaud l'inondaient tout à la fois, dans la poussée d'adrénaline qui précédait la bataille. Son cœur battait comme s'il était sur le point de jaillir de sa poitrine, et le monde ralentit jusqu'à devenir immobile dans les dernières secondes avant que l'orage n'éclate. Il ne s'agissait pas de purifier sa terre natale du mal ; elle ne sentait pas son dieu veiller sur elle, guidant ses pas. C'était sombre, confus, terrifiant. Elle essuya ses mains moites sur son pantalon et leva les yeux.

Ses yeux rencontrèrent ceux du Prince qui lui lança un sourire encourageant. Elle entendit le tintement révélateur de l'acier sur le bronze lorsqu'il dégaina l'épée de son fourreau. Le son des chevaux en approche était douloureusement lourd et elle pouvait quasiment compter chaque claquement de sabot … Ils étaient presque là … presque … presque ...

MAINTENANT !

Alors que les deux premiers cavaliers dépassaient le rocher en trombe, le petit groupe passa à l'action. Deux « pang » aigus se firent clairement entendre, malgré le vacarme de la douzaine de chevaux qui déferlaient sur eux. Les deux premiers agresseurs tombèrent de leur selle, sous l'effet de la force exercée sur des arcs courts à double courbure, bandés par des hommes vigoureux. Sans même faire de pause pour voir s'ils avaient fait mouche, ils dégagèrent leurs secondes flèches de la pile enfoncée dans le sol, pointes vers le bas, à côté d'eux. Simultanément, deux nouveaux « pang » distincts retentirent, et un autre pillard rejoignit son camarade au sol, s'accrochant à son flanc où la flèche l'avait touché à bout portant. La quatrième flèche manqua sa cible d'un pouce, s'envolant au loin dans la nuit.

Les pillards avaient apparemment prévu d'assaillir le camp endormi, piétinant la troupe désarmée et prise au dépourvu. Ils ne s'attendaient certainement pas à ce que tous les sept les attendent de pied ferme, prêts à frapper, et payaient de leur sang leur charge inconsidérée. C'était une nuit obscure, avec juste un fin croissant de lune en guise d'éclairage, et les voyageurs se dissimulaient dans l'ombre du rocher dentelé qui émergeait, un avantage qu'ils exploitaient sans pitié. Les vaincus n'avaient même pas le temps de comprendre d'où venait leur trépas.

Les premiers instants du chaos n'étaient qu'un début. Après les coups de semonce, ils passèrent tous à l'action et les choses devinrent tout à coup réellement confuses. A la droite d'Elika, le Prince se détendit comme un ressort, atterrit sur le rocher, ses pieds trouvant une prise et le propulsant dans un autre saut, droit sur le dos du cinquième cavalier. Il fendit l'air tel un spectre, enveloppant l'ennemi, le faisant basculer de sa selle et le trainant sur le sol. De l'autre côté, le kriss en forme de flamme d'Agastya apparut brusquement et s'enfonça dans les côtes du cheval suivant. Le fait qu'il puisse retirer sa lame du flanc d'un cheval au galop sans la lâcher en disait long sur la force de l’espion vieillissant et le tranchant de son épée.La monture poussa un hurlement d'agonie, rendue folle par la large blessure dans son flanc.

Dans l'intervalle, les gardes du corps d'Agastya lancèrent une autre salve, avec moins de succès que la première, mais abattirent quand même un brigand et en blessèrent un autre. A présent, les agresseurs avaient compris que leur proies ne les attendaient pas comme des faisans dans les buissons. En l'espace d'un clin d'œil, cinq d'entre eux s'étaient retrouvés à terre. Quatre de plus déferlèrent derrière le rocher, l'un deux bandant un arc. Elika émergea de sa stupeur, et sans réfléchir, éleva la main, vociférant un mot d'une voix qui n'était plus tout à fait la sienne.

Elle sentit la magie déferler au bas de son bras, laissant son corps froid et insensible, comme si toute vie se concentrait dans le feu blanc qui jaillissait de sa main. L'instant parut s'étirer à l'infini alors que la magie avalait en grésillant la distance entre elle et le pillard, le frappant en pleine poitrine. Elle la sentit plus qu'elle ne la vit ronger avidement son torse, creusant un trou brûlant jusqu'à son cœur, grillant et faisant fondre les chairs. Il n'aurait pas du avoir le temps de crier, mais il laissa échapper un hurlement de douleur inhumain alors que la volonté d'un dieu vengeur mettait un terme à son existence.

L'éclair de lumière aveugla tous les combattants l'espace d'un instant, sauf le Prince. Il y était préparé, voire l'attendait. Il se servit de l'effet de surprise pour planter l'extrémité d'une de ses croix à lancer dans le cou du brigand avec lequel il se battait au sol. Il arracha l'acier et le sang forma un arc en giclant de la blessure, noir comme le ciel de la nuit, noir comme la mort elle même. Avec le même mouvement fluide, il se tourna à moitié, et lança l'étoile droit dans la poitrine de l'homme qui fondait sur lui dans un grondement de tonnerre, tentant de le renverser. Il se jeta de coté, tandis que le cheval monté par le cavalier à l'agonie passait en trombe là où il était agenouillé un instant plus tôt, piétinant l'homme allongé sur le sol.

Un autre « pang » d'arc. La flèche transperça le dos de l'Aryen le plus proche du Prince, et il s'écroula. Le Prince jeta un coup d'œil autour de lui, étudiant le champ de bataille. Sur les douze agresseurs, plus de la moitié étaient morts ou agonisants, mais le reste était parvenu à faire volte-face avec les chevaux, et sur le point de foncer sur le petit groupe toujours entassé contre le rocher. Sa princesse était debout en état de choc, fixant l'homme qu'elle avait tué. Agastya tournait autour de deux chevaux, affrontant leurs cavaliers ; dépassé par le nombre et désavantagé par la hauteur. Les trois Aryens survivants lâchèrent leurs arcs et tirèrent leurs épées au clair, chacune des lames longue et recourbée, équipées d'un vicieux petit tranchant à l'arrière, et chargèrent les cavaliers qui essayaient encore de retrouver leurs repères.

« Elika », hurla le Prince, tentant de l'arracher à sa stupeur, mais il ne put lui consacrer un instant de plus ; un autre pillard l'avait pris pour cible, et chevauchait vers lui au grand galop. Il roula sur le côté, faisant en sorte de ne pas s'embrocher sur sa propre épée, tandis que la lame du cavalier lui entaillait le flanc. La douleur vint de loin, atténuée par le chaos de la bataille, mais il sentit néanmoins sa piqure. Il se releva de sa roulade et lança une autre croix de sa main gauche. L'arme vola en ligne droite et s'enfonça profondément dans le flanc du cheval. « Qu'est que tu fous, ma grande, marmonna t-il, stabilisant son épée et se préparant à sauter à la dernière seconde, on a besoin de toi, là. »

Elika menait sa propre bataille. Elle ressentait la douleur de l'homme qu'elle avait tué, elle pouvait sentir le goût âcre de la chair qu'elle avait brûlée, éprouver la sensation du trou béant dans sa poitrine presque comme si c'était son propre cœur qui se consumait dans les flammes. Elle posa la main contre la pierre froide, pliée en deux sous l'effet de l'agonie liée à la mort de quelqu'un d'autre. Elle ne voyait plus rien, sentait juste la charge écrasante d'avoir pris une vie qui appartenait à un autre.

Sa magie, sa vie même vacillaient dans les flammes blanches autour du cadavre. C'était si différent d'appeler la fureur d'Ohrmadz sur les serviteurs d'Ahriman ! Elle avait l'impression que chacune des années qu'elle avait prise à sa victime pesait sur elle, elle sentait sa propre magie se retourner contre elle, essayer de la dévorer comme elle avait dévoré le brigand, ne laissant rien d'autre derrière elle que deux corps calcinés.

« Elika ! » La voix du Prince la tira de son agonie. Elle reprit son souffle, et dans un effort de volonté extrême, ouvrit les yeux. Ils avaient besoin d'elle, il avait besoin d'elle. Elle lâcha le rocher auquel elle s'accrochait et tomba à genoux. Combattant un poids invisible, elle éleva la main droite, paume ouverte. Elle supplia mentalement la magie de revenir en elle ; rappela les flammes de l'homme mort. L'espace d'un instant, rien ne se passa ; puis, avec hésitation, les flammes vacillèrent, laissant reposer le festin sur le sable abrasif du désert, et elle sentit la magie l'emplir à nouveau, avide d'une autre mise à mort.

Elle laissa échapper un soupir de soulagement et s'écroula presque alors que la douleur se dissipait. Elle se sentait terrassée par une immense fatigue, terrifiée par le brutal retour de bâton de son propre pouvoir. Elle quitta des yeux le sable noir comme le ciel de minuit et ouvrit sa conscience à la bataille qui faisait rage autour d'elle. Des ombres combattaient dans la nuit ; à cheval et à pied, avec des lames étincelant d'un blanc pale au clair de lune ; déchiquetant les chairs, répandant le sang, ôtant la vie.

Pour elle, cela ressemblait à un théâtre d'ombres grotesque, aucun homme ne mourrant réellement dans cette lutte désespérée. Hébétée, elle regardait un autre Aryen tomber lentement, s'accrochant à la blessure qui lui avait ouvert la gorge comme s'il pouvait retenir ses forces vives, les empêcher de s'échapper de l'entaille, de se répandre sur le sable assoiffé. Le monde ralentissait autour d'elle, séparant le temps en instants clairs et distincts se succédant les uns aux autres comme des perles sur un fil, et elle avait tout le temps nécessaire pour étudier minutieusement chacun d'eux.

Elle vit Agastya prendre son élan, frappant aussi vite que les cobras royaux de sa terre natale, son épée plongeant dans le flanc d'un homme à cheval, et elle vit la brutale riposte de son camarade qui exploita inexorablement l'ouverture laissée , enfonçant profondément son épée dans le flanc d'Agastya.

Plongé dans l'obscurité, mais toujours aussi nettement que s'il était éclairé par le soleil de midi, elle vit le Prince sauter et rouler-bouler hors de la trajectoire d'un cheval en pleine charge, vit sa précieuse épée tomber de ses mains, atterrissant presque six pieds plus loin, une distance à mi-chemin entre la mort et l'éternité, dans le chaos de la bataille.

Et elle se vit elle-même élever les mains et repousser l'air dur, si dur contre l'homme au sourire triomphant qui se ruait sur l'aigrefin qui l'avait ramenée à la vie. Elle sentit plus qu'elle n'entendit le craquement écœurant d'un colonne vertébrale brisée; cela semblait aussi facile que de casser net une brindille sèche. Le pillard tomba de sa selle instantanément, incapable de bouger bras et jambes, glissant sur le sol immobile dans une terreur silencieuse.

Mais avant même qu'il ne touche le sol, le regard d'Elika était ailleurs. Ses mains se déplaçaient avec une soudain empressement, tissant les filaments de magie pour former une autre toile. Elle lança un jet de feu blanc à l'un des trois encore en selle, relâchant sa prise sur la magie juste avant qu'elle n'atteigne sa cible. Elle eut un mouvement de recul, ferma les yeux, se préparant à l'effet retard, mais il ne vint pas. Lorsqu'elle osa relever les yeux, elle vit l'homme étendu sur le sol, englouti par les flammes blanches.

Une ombre fugace décrivit une courbe dans la nuit, la dernière des croix à lancer du Prince plongeant dans la poitrine de l’avant-dernier des cavaliers qui restaient encore en selle. Les flammes blanches consumant la chair humaine illuminaient l'emplacement du camp d'une lueur inquiétante. Le dernier des agresseurs fit demi-tour, et avec un hurlement d'effroi primaire, s'éloigna en trombe dans l'obscurité, lui et sa monture tous deux fous de terreur. Il n'alla pas bien loin ; l'un des gardes du corps survivant s'empara d'un arc, le banda et tira d'un seul mouvement fluide, et même dans la mort de la nuit, sa flèche atteignit immanquablement son but.

Le pillard s'écroula avec un cri étranglé, roulant plusieurs fois dans la poussière avant de s'arrêter ; son cheval poursuivit son galop sans lui. L'autre garde du corps survivant transperça de son épée le cœur de l'un des blessés avec un sourire vengeur, clouant quasiment le corps au sol.

Le monde parut s'arrêter jusqu'à devenir immobile après la folle bousculade de la bataille. Seules cinq ombres se tenaient encore debout, avec des chevaux dépourvus de cavaliers qui grouillaient autour du camp, en proie à la peur et à la confusion. Il faudrait rechercher les corps et les enterrer, interroger les blessés et s'en débarrasser, rassembler les chevaux, mais tout cela pourrait attendre un moment, le temps qu'ils reprennent leur souffle.

Agastya, s'accrochant à son flanc, se traîna jusqu'au rocher, et se laissa glisser sur le sol avec une grimace. Le sang coulait abondamment de sa blessure; un ruisseau de rubis pulsant de force vive. Le Prince sentait son flanc lui aussi ; sa chemise était humide et s'alourdissait de son propre sang ; et était irrémédiablement fichue. Il serra les dents tout se pressant vers le rocher, et s'agenouilla à côté du vieil espion.

« Laisse-moi voir », dit il en décollant les doigts d'Agastya de la blessure. Elika se précipita vers eux à son tour, et se pencha. « Fais de la lumière », ordonna le Prince, et sans un mot, elle s'exécuta.

Ce qui forçait l'admiration à peine quelques nuits plus tôt, était simplement devenu un autre outil à utiliser. Elle appela la magie au bout de ses doigts presque sans y penser. La lumière blanche brilla, projetant de longues ombres autour du trio. Le Prince jeta un coup d'œil rapide à la blessure et émit un sifflement. La coupure avait directement traversé les robes bouffantes d'Agastya, déchiré la veste qu'il portait en dessous, et ouvert une longue entaille profonde de deux pouces dans son flanc, juste en dessous des côtes, droit dans le foie. Le sang se refluait à gros bouillons hors de la blessure, ne laissant aucun espoir de bander ou de cautériser. Les deux Aryens, ayant achevé quiconque était capable de bouger ou de représenter une menace, s'étaient approchés à leur tour, plus inquiets de la blessure que de la magie ; du moins pour l'instant.

« C'est grave ? » croassa Agastya, d'une fois faiblissante.

« Il faut nettoyer la blessure rapidement, puis la suturer », commença le Prince, mais le cœur n'y était pas. Agastya comprit ce qu'il ne disait pas ; au front, lui même avait raconté les mêmes mensonges à trop de soldats.

« Garde tes bonnes paroles pour les touristes sur la route d'Ishtar, mon gars. J'agonise. » Il s'exprimait de façon saccadée et rapide, chaque mot constituant un effort. Il releva les yeux vers ses gardes et se mit à leur parler précipitamment en védique : « Ashvavati prathamo gosu gachati martyastavotibhih tamit… » résolu à terminer ce qu'il avait à dire avant que son heure ne soit venue.

Le Prince regarda par dessus son épaule, levant les yeux vers Elika. « Tu ne peux rien faire ? » demanda t-il, désespéré et impérieux.

« Je … je ne sais pas, dit-elle, hésitante. Qu'est-ce que je pourrais faire ? »

« Soigne-le, referme la blessure, arrête l'hémorragie, ce que tu veux. Si Ohrmadz t'a donné le pouvoir de tuer, alors tu dois aussi avoir en toi celui de guérir. » Ses mots jaillissaient de manière désordonnée et précipitée, tandis qu'il tentait désespérément de trouver un moyen de réunir les chairs poisseuses pour contenir l'afflux de sang ; mais c'était sans espoir.

« Je n'ai jamais essayé... Je n'ai aucune idée de ce qu'il faut faire, ni même si je peux faire quelque chose comme ça. »

« Tu peux. Tu es son seul espoir. » Il soupira et dit doucement : « S'il te plait. »

Elle acquiesça lentement et baissa sa main étincelante, cherchant la coupure, paume vers le bas. Elle passa la main au-dessus de la blessure, les yeux hermétiquement clos sous l'effet de la concentration. La lumière vacilla et des filets de magie pure jaillirent de son poignet, un, puis deux, puis trois, touchant les bords de l'entaille. Agastya haleta, cambrant le dos. Ses apprentis observaient hypnotisés alors que les filets dansaient dans la blessure, nettoyant le sable, aspirant le sang, ressoudant les chairs déchirées ; mais le Prince n'avait d'yeux que pour Elika. Elle ne baissait pas le regard ; n'ouvrait même pas les yeux, mais il pouvait voir son regard vaciller derrière ses paupières. La poussière, la sueur et le sang séché maculaient son visage et emmêlaient ses cheveux, et la pâle lueur de la magie illuminait sa peau d'un éclat inquiétant. Elle ressemblait davantage au chamane d'une tribu sauvage du désert qu'à la reine d'une civilisation plus ancienne que Babylone elle-même.

Lentement, le Prince sentit Agastya se détendre dans ses bras, son corps se faisant plus lourd, et il finit par jeter un coup d'œil vers le bas, arrachant son regard de la magicienne pour contempler la magie. Les doigts de lumière se retirèrent doucement de la blessure ; ne laissant derrière que la chair, une chair intacte, rose. Les Aryens dessinèrent instinctivement des symboles protecteurs dans leur paumes pour éloigner le mal.

Elika battit des cils et ouvrit les yeux. D'une voix calme et dépourvue d'émotions, elle déclara : « Il va dormir à présent. Il faut que son corps assimile toute la phase de guérison» Sans rien ajouter, elle se leva avec raideur, se tourna, et s'éloigna d'un pas résolu mais sans précipitation. Le Prince fit un signe de tête au garde du corps le plus proche, confiant Agastya à ses bons soins, et se leva à son tour, lui emboîtant le pas.

Les deux premiers pas précipités lui rappelèrent qu'il ne s'était pas non plus sorti indemne de l'échauffourée. Il fit le pas suivant avec un peu moins d'allant et se demanda si la suivre était la bonne chose à faire ; il devait s'assurer qu'elle allait bien, ou tenter de découvrir ce qui se passait exactement. L'empathie n'avait jamais été son point fort, du moins pas si elle n'était pas pas teintée d'égoïsme. Consoler une veuve éplorée et lui offrir plus qu'un simple réconfort était une chose ; cet-intérêt-sincère-pour-une tierce-personne en était une autre. Elika résolut ce dilemme pour lui. Il la vit se plier en deux à même pas vingt yards de lui, ses mains s'appuyant sur ses genoux, son estomac relâchant bruyamment le contenu de son dîner.

Bien qu'il ne fut pas équipé pour gérer les peines de l'âme, il était tout à fait capable de s'occuper de quelqu'un qui crachait tripes et boyaux après sa première mise à mort. Mais avant cela, il voulait s'assurer que lui même ne saignait pas à mort. C'est pourquoi, tout en gardant un œil sur elle, il défit les boucles des lanières de son gantelet, le laissant tomber sur le sol à ses pieds, puis doucement, retira sa chemise, tressaillant alors qu'il détachait le tissu détrempé de la coupure. Il laissa pendre la chemise sur son bras et examina la blessure. Cela n'avait pas l'air profond, mais c'était difficile à dire dans cette quasi-obscurité, et cela faisait de toute façon un mal de chien. Ce qui en soi n'était pas mauvais signe ; il savait d'expérience que si on était insensible la douleur, c'était là qu'il fallait vraiment commencer à s'inquiéter. Tout compte fait, il estima que sa vie n'était pas en danger et entreprit de déchirer soigneusement, méthodiquement les parties non détrempées de sa chemise pour en faire une longue bande destinée à servir de bandage.

Elika se redressait lentementaprès avoir fini de vider son estomac, et s'essuyait la bouche avec dégoût. Elle était fatiguée, fatiguée au delà de l'imaginable, et vidée par la bataille. Toute adrénaline l'avait quittée. Elle savait qu'elle était sale, mais elle n'en avait plus rien à faire ; tout ce qui comptait était qu'elle soit en vie, et en regardant les cadavres éparpillés autour de leur camp, elle se dit qu'elle avait eu de la chance. Elle savait qu'elle avait usé de plus de magie que jamais auparavant, mais c'était une fois encore un prix qu'elle devrait payer le matin venu. Dans l'immédiat, tout ce qu'elle voulait, c'était s'effondrer quelque part loin de l'odeur de la mort et dormir des jours durant.

Ses jambes la ramenaient toutes seules à l'emplacement du camp, et elle buta presque contre le Prince qui luttait pour fixer un bandage sur son flanc en se servant d'une seule main. Des trainées de sang séché disparaissaient sous le tissu blanc sale, formant déjà des croutes sur sa peau. Sans réfléchir, elle leva la main et commença délicatement à défaire le pansement.

« Laisse-moi faire », dit elle d'un air absent, et lentement, la peau apparut peu à peu sous le bandage maladroit que le Prince avait tenté d'enrouler autour de son flanc et de son épaule. Retirant la dernière couche du bandage, Elika laissa le tissu tomber à terre et regarda la blessure de plus près. C'était seulement une coupure superficielle, profonde de peut-êtreun demi-pouce, située juste un pouce en dessous de son omoplate droite, proche de son flanc.

Elle laissa ses mains reposer sur son épaule, l'enveloppant, puis les descendit, lentement et délicatement, ses doigts errant sur sa peau nue, rencontrant la blessure. Le Prince se tenait debout, silencieux, observant ses gestes avec une expression indéchiffrable. Ses paumes enrobaient la blessure, elle prit une profonde inspiration et quand elle expira, elle laissa la magie couler. C'était différent d'Agastya, doux et non rèche, rond et non dentelé. Elle n'avait pas de mots pour décrire la sensation de toucher une autre vie avec la sienne, se connectant à un niveau plus profond que ce que les dieux réservaient aux hommes et aux femmes. Elle n'avait pas besoin de réfléchir à ce qui se passait à l'intérieur de la blessure, elle se contentait de laisser lentement la magie opérer et se répandre dans la coupure. Au lieu de souder les chairs mécaniquement entre elles, elle laissait la magie se libérer, faire ce que bon lui semblait. Son pouvoir s'attarda sur la coupure, et à travers son sang, elle sentit les battements de son cœur se mélanger aux siens, le contact de l'air sec sur ses lèvres, la saveur acidulé du sang sur sa langue. Elle sentit le seuil du tourbillon chaotique qui était Lui, pas assez pour en saisir le sens, mais assez pour que ses yeux s'écarquillent d'émerveillement. Elle eut un aperçu de ce que c'était que d'être dans la peau de quelqu'un d'autre, une expérience que peu de gens avaient faite avant elle, du moins pas sans l'usage intensif d'une assistance à base d’herbes.

« Ça chatouille, tu sais », dit-il, ses mots résonnant dans sa poitrine, sous les doigts d’Elika, la tirant de sa rêverie. Sa flamme vacilla et disparut, ne laissant une fois encore qu'une peau lisse derrière elle. Embarrassée, elle retira vivement sa main, comme si elle était brulée par sa peau nue. Elle recula d'un demi-pas et baissa les yeux, évitant que son regard ne cherche le sien.

Le grondement dans son sang avait disparu, la fatigue avait disparu, l'élévation de la magie avait disparu, tous remplacés par un profond embarras mâtiné d'une dose de désir conséquente. Elle eut l'impression de s'être faite prendre la main dans le sac, fouillant dans des choses qu'elle n'était pas censée voir. Il prit sa main sans résistance dans la sienne, et la leva lentement vers son visage. Elle suivit son geste du regard, et regarda son pouce calleux caresser la paume de sa main. Sa main olivâtre reposait dans la sienne tannée par le soleil, comme une colombe prête à s'enfuir à tire d'ailes au moindre mouvement brusque. Le regard du Prince passa de leurs mains à ses yeux ; et cette fois, aucun éclat malicieux ne dansait dans son regard.

« Merci », dit-il simplement, et de sa part, cela signifiait bien plus que n'importe quel serment de reconnaissance solennel.

« De rien. » Sa voix n'était à peine plus qu'un murmure.

Ce serait si facile de se pencher et de l'embrasser, pensa t-il, qu'importe la sueur, les blessures, le vomi, le sang et l'horreur. Avec la part de cynisme toujours en éveil dans son esprit, il nota que ce n'était pas la première fois qu'elle était prête à être cueillie, et que s'il s'était agi d'une autre, d'une quelconque autre, cela aurait été trop facile de la prendre dans ses bras et de l'attirer contre lui. Il savait à quel point elle devait être perdue à présent, et a quel point elle était vulnérable. Avoir tué, échauffée par le triomphe, ivre de la joie d'avoir survécu, remplie de mort et d'obscurité, de magie et de vie, son âme éclatant en un millier d'émotions. Ce serait si facile de se pencher sur elle et de laisser la nature suivre son cours.

Si facile.

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