Troisième Chance

Chapitre 8 : Réflexions et confrontations

Catégorie: T

Dernière mise à jour 08/11/2016 17:13

 

Chapître 8 - Réflexions et confrontations


Les heures passaient ; ainsi que les milles. Ils avaient remis à plus tard les débats sur les dieux et la magie et échangeaient des anecdotes et des histoires croustillantes sur leurs activités. Enfin, c’étaient surtout le Prince et Agastya qui discutaient à bâtons rompus pour rattraper le temps perdu, tandis qu’Elika écoutait. Après l’histoire du prêtre cocu, elle avait bien aimé le récit du Prince sur la façon dont il s’était approprié le trésor que Farah transportait aujourd’hui, « libéré » de son repos séculaire. La fausse modestie n'était manifestement pas son point fort ; son ingéniosité, sa dextérité et son génie en général étaient systématiquement mis en exergue tout au long de l’histoire, mais même après avoir éliminé toutes les fioritures de son cru, cela n’en restait pas moins un exploit digne d'une anthologie des pillages de tombe.

Alors qu’ils discutaient, les murs d’Ankuwa disparaissaient lentement derrière eux, ainsi que les champs verdoyants qui entouraient la cité. La route des courriers était poussiéreuse, et rarement empruntée en cette saison, mais elle était clairement tracée et défoncée par les innombrables caravanes qui traversaient néanmoins d’est en ouest, chargée de marchandises telles que celles qui oscillaient de gauche à droite sur le dos des ânes bâtés d’Agastya. Le désert rocheux s’étendait dans toutes les directions à perte de vue. Les seuls éléments qui rompaient la platitude des terres arides étaient les rochers sporadiques ou les arbres noueux, desséchés par le vent mordant. En plissant les yeux, on pouvait apercevoir au loin les contours des monts Zagros. A des semaines de voyages vers l’ouest pour nos héros, ils s’étiraient vers les cieux apparaissant seulement comme une légère ombre là où le ciel rejoignait la terre, s'allongeant du nord au sud en un long trait d'un milliers de milles.

Ils s’arrêtèrent pour une pause déjeuner composée de viande de mouton froide, et de pain azyme, puis continuèrent leur périple vers l’ouest. « Shabhaz » et Agastya continuaient à plaisanter, tandis que les robustes Aryens qui chevauchaient derrière eux demeuraient stoïques et silencieux. La petite caravane avançait vers l’ouest à un rythme lent mais régulier. Elika suivait à quelques pas derrière, occultant le bruit des hommes en train de parler, et laissait errer son regard sur le paysage désolé qu’ils traversaient. Le rythme des pas de son cheval et la chaleur oppressante la plongeaient dans un état méditatif et serein, pour la première fois peut être depuis qu’elle s’était réveillée à peine quelques jours auparavant, de sa chute fatale vers la mort, réalisant que son père avait jeté le monde en pâture aux loups uniquement pour qu’elle lui soit rendue. En dehors des cinq hommes devant, elle était seule dans le paysage aride et impitoyable des terres désertiques et rocheuses. Maintenant qu’ils avaient suffisamment de nourriture et d’eau, de vêtements et de montures, et que leur survie même n’était plus un problème en soi, elle pouvait prendre la pleine mesure de la cruelle beauté du désert. Il y avait là des enseignements à tirer, aussi bien des créatures capables de survivre à cet endroit, que de celles qui ne l'étaient pas.

Elle se souvenait d'anciennes histoires – des histoires de guerre, des histoires sur la lutte héroïque et sans espoir contre les armées sans fin d'un dieu incontrôlable. Les villes tombaient et les empires s'effondraient, les civilisations se volatilisaient sous l’offensive de soldats fabriqués à partir de la corruption. Et lorsque tout espoir semblait perdu, la victoire était arrachée des griffes d'Ahriman par son frère. Le monde n'était toujours pas guéri des blessures de la dernière guerre, pensait-elle en regardant ce qui l'entourait. L'empire jadis vert et luxuriant des Ahura avait été réduit à un simple oasis dans le désert – non, même cela n'existait plus désormais. Ahriman avait terminé ce qu'il avait commencé un millénaire plus tôt. Là où les arbres avaient poussé et les rivières coulé, le sable recouvrait tout à présent. Les gens avaient oublié les horreurs de ce combat infernal livré bien avant que les pyramides ne s'élèvent dans la vallée du Nil, mais pas la terre. La terre souffrait toujours de la dégradation laissée par la corruption d'Ahriman, et risquait de ne jamais s'en remettre.

Des milliers d'années avaient passé depuis la guerre, pensa t-elle gravement, et si l'on en croyait les légendes, les armées d'hommes de l'époque actuelle n'auraient pas l'ombre d'une chance contre la tornade. Aucune force dans ce vaste monde ne pouvait se dresser contre les armées de l'obscurité, et si Ahriman gagnait, cela ne se résumerait pas qu'à un désert asséché par la magie de dieux belligérants, la terre serait d'un bout à l'autre recouverte par la mort. Elle reprit en main les rennes et éperonna son cheval, le lançant au petit trot pour rattraper les hommes, à présent à une bonne centaine de yards devant elle. Tomber dans l'apathie ne t'aidera pas, ma grande, se morigéna t-elle. Nous avons la magie, l'acier et l'or et les dieux sont en notre faveur. De quoi d'autre pourrions-nous avoir besoin ?

« Un vin léger qui descend dans mon gosier, une musique douce et une jolie minette sur les genoux, c'est tout ce que je demande à la vie », furent les premiers mots qu'elle entendit d'une bouche qui n'était autre que celle du Prince.

« Alors le tombeur, les pièces sonnantes et les bijoux étincelants ne font plus partie de ton top trois ? Qui sait, tu vas peut-être finir pas grandir un de ces jours », dit Agastya.

« Ne sois pas si pressé. Tout ce que je dis, c'est que ça te fera une belle jambe d'avoir tout cet or si tu es perdu en plein désert », expliqua le Prince.

« Ou si tu dois te battre pour survivre ? » lança Elika en les interrompant.

« A vrai dire, je me suis retrouvé dans pas mal d'embrouilles qui auraient pu être évitées, ou dont l'issue aurait pu être changée, par quelques unes de ces dites sonnantes. Rares sont les soldats qui se battent quand même, alors qu'on les a payés pour ne pas le faire », déclara Agastya, en poussant son cheval de côté pour faire de la place à Elika et lui permettre de chevaucher entre eux. Les gardes du corps aryens se tenaient à distance respectueuse derrière leur maître, chevauchant quatre longueurs de cheval derrière.

« Les soldats ne sont-ils pas payés pour se battre d'habitude ? »

« Par leurs maîtres, oui. Par l'ennemi ? Pas souvent, et d'après mon expérience, ils sont généralement contents d'être payés deux fois. Je préfère de loin les batailles dont l'issue est décidée bien avant qu'elles ne soient livrées. A condition bien sûr, que je sois celui qui en décide. »

« Il se peut que certains trahissent leurs seigneurs pour de l'argent, mais la plupart des guerriers estiment leur devoir sacré et sont loyaux à leur peuple. Certains ne peuvent pas être corrompus. » La réponse d'Elika était venue, vive et chaude comme le vent du désert.

« Même si mon cœur saigne à cette idée, je vais devoir implorer votre pardon et vous décevoir, madame. Les généraux qui font passer leurs rois avant leur petite personne ne courent pas les rues, et la seule chose que veux le soldat moyen est de rentrer chez lui indemne et payé. Les gens ne se battent pas pour des idéaux, les gens se battent parce qu'ils seraient exécutés par les sergents s'ils ne fonçaient pas dans le gars d'en face en essayant de lui enfoncer quelque chose de pointu dans les côtes. Ce n'est pas si difficile de les persuader de ne pas le faire avec quelques paroles mielleuses. » Agastya, vétéran de nombreuses quasi-batailles s'expliquait patiemment. « Mourir pour une noble cause est l'apanage des imbéciles aux yeux pleins d'étoiles qui ont trop longtemps écouté les prêtres. »

Avant qu'Elika n'ait pu gratifier le cynique espion d'une réponse cinglante appropriée, “Shabhaz” tendit la main, la posa sur son avant-bras de façon apaisante, et dit : « Il te fait marcher, ne le prend pas mal. Agastya n'en serait pas là où il est aujourd'hui s'il n'y avait ne serait-ce que l'ombre d'un doute sur sa loyauté. »

« Allons, je ne faisais que m'amuser en toute innocence », s'esclaffa soudainement l'Aryen, abandonnant son air grave et partant d'un grand éclat de rire à gorge déployé qui lui secoua la panse. « Je ne serai bientôt plus d'aucune utilité si tu dévoiles tous mes trucs. »

« Des trucs ? » demanda la princesse. Agastya et le Prince échangèrent un regard et le Prince se mit à lui expliquer.

« En fait, voilà le principe. Si quelqu'un est loyal et irréprochable, alors c'est super et c'est un vrai pilier pour la communauté. Mais si quelqu'un entretient soigneusement une image corrompue, alors les gens malintentionnés de ladite communauté essaieront de l'approcher avec des mots doux et des cadeaux mirifiques. C'est comme si le chat faisait de la publicité pour une vente de fromage en attendant que les rats se montrent. »

« Tant que les ennemis des Aryens croient qu'Agastya peut être facilement corrompu, il peut avoir une idée de ce qui se passe dans le camp ennemi. » Le Prince entreprit de détailler l'explication du négociant. « Le seul inconvénient, c'est que si tu as la réputation d'être corrompu, tu dois avoir la confiance inconditionnelle de tes supérieurs, sinon ils croiront les bruits qui courent et demanderont à ce que ta tête leur soit servie sur un plateau. »

« Et je ne serais vraaiiiiment pas beau à voir comme ça, avec une pomme dans la bouche », plaisanta le robuste Aryen.

« Mais maintenant que vous m'avez raconté tout ça, qu'est-ce qui m'empêche d'aller le dire à vos ennemis ? » demanda la princesse, toujours dubitative. « Comment peuvent-ils savoir qu'ils peuvent vous faire confiance ? »

« Si vous allez voir quelqu'un qui pense m'avoir dans la poche et que vous lui dites que je l'ai pris pour un imbécile, je n'aurais pas de mal à le convaincre que je faisais simplement semblant de le prendre pour un imbécile de façon à ce que vous ne me dénonciez pas à mon propre roi. Et je suis vraiment bon pour ce qui est de faire gober des demi-vérités », expliqua Agastya.

« Ouaip, ça c'est vrai. Une fois, les Phéniciens ont livré une cargaison de … » commença le Prince, immédiatement interrompu par Agastya.

« Et après trente ans passés à échanger des secrets et à traiter avec des rois et des empereurs, je crois pouvoir dire que je sais juger les caractères. Vous n'êtes pas du genre à essayer de vendre cette information pour quelque menue monnaie. D'ailleurs, il se porte garant pour vous, dit-il en désignant le Prince du menton, et ça me suffit. »

« Comment faites-vous pour vivre comme ça ? Le simple fait de penser à toutes ces intrigues me donne mal à la tête. »

« Vous vous y ferez jeune fille, je le crains. Vous vous y ferez ou vous mourrez. »

« Il n'est question que d'agir ou de mourir en ce moment, c'est ça ? » dit Elika, s'adressant plus à elle même qu'aux hommes.

Le Prince soupira doucement, regardant les épaules de la jeune femme retomber. Cela faisait-il vraiment moins d'une semaine qu'il l'avait suivi à travers les canyons semés d'embuches entourant la Cité de la Lumière ? Elle était si farouchement méfiante à l'époque, seule contre le monde entier, certaine de la mort qui l'attendait à la fin de son périple. Et lui ? Il l'avait juste suivi, mu par une curiosité futile, et sacrifiant à l'ardent désir inhérent à tout homme de courir après un joli jupon.

Il observa Elika chevaucher tranquillement sur sa selle, et ressentit de la compassion pour elle. Pas pour la princesse à la langue assassine ou la mystérieuse sorcière, mais pour la petite fille effrayée qui se dissimulait derrière tout ça. Innocente, insouciante et protégée de tous les maux, de la souffrance et de la faim qui faisaient rage partout ailleurs dans le monde. Il aspirait désespérément à protéger cette innocence. Elle n'était qu'une gamine qui avait vu son foyer, sa famille, son univers entier et tout ce qui comptait pour elle partir en flammes en moins de temps qu'il n'en fallait pour une révolution de lune.

Et avec une soudaine clarté, il sentit les années défiler devant eux à partir de cet instant. C'était de l'empathie à l'état pur, une vision envoyée par les dieux, ou simplement une mauvaise intuition, mais il voyait les fils du temps s'assembler pour former une tapisserie complexe. Il vit qu'elle s'en remettrait, relèverait les épaules et irait de l'avant avec une détermination nouvelle, et il vit la lueur vacillante de l'innocence espiègle qui la rendait si attirante, mourir quelque peu dans ses yeux. Il la vit prendre ses distances avec les autres au fur et à mesure que les mois passaient, pour protéger l'enfant en elle du monde rude et cruel. Il vit son amertume, essayant d'arrêter les marées d'obscurité qui montaient désormais de sa terre natale, ne rencontrant que désintérêt et dérision de la part des grands de ce monde, il vit ses larmes de désespoir et de frustration répandues sur des douzaines d'oreillers à travers les capitales du monde, puis il vit les larmes se raréfier, et à mesure qu'elle s'endurcissait, disparaître complètement. Et il la vit grandir à mesure que les années passaient, et avec elle, sa magie. Il la vit devenir comme une grande falaise, silencieuse, puissante et inébranlable, persuadée de la justesse de sa cause. Il vit la magie blanche et chaude former des arcs au dessus des champs de bataille, les hommes se rassemblant sous sa bannière, et il se vit lui même, se tenant derrière elle, dessinant une ombre de plus en plus allongée à chaque jour qui passait. Tuer pour elle au grand jour, sur les champs de bataille, et tuer pour elle dans l'ombre, le couteau sous le gant de velours de la diplomatie, parce qu'il n'y avait pas d'autre choix ; parce que certaines fins justifiait tous les moyens. Et avec chaque nuit d'orage, prendre une vie deviendrait juste un peu plus facile ; et cela n'aurait aucune importance que ce soit un homme ou juste un gamin, l'épouse d'un noble encombrant ou sa fille unique. Juste des tours à escalader, des fissures dans lesquelles se glisser et des gorges à trancher, et durant tout ce temps, sa reine l'attendrait avec toujours plus de directives, tentant de gagner ensemble un pari désespéré contre un dieu en plein réveil. Une balise lumineuse, brillante et solitaire contre l'obscurité s'accumulant dans les profondeurs du désert ; une lumière purificatrice, une lumière accablante, une lumière brulante. Plus froide que la glace, plus dure que le diamant, l'être humain oublié depuis longtemps, un simple vaisseau pour Ohrmadz, une reine dans sa guerre fratricide, et lui-même, un pion.

« Non. », dit-il. « Ce n'est pas comme ça que ça marche. »Elika sursauta sur sa selle, sa caravane de pensées attaquée par des brigands. Il tendit le bras et prit sa main gauche dans sa main droite. La main d’Elika était douce, chaude et fragile dans la sienne, calleuse. « Ce n’est pas toujours agir ou mourir. Et tout le monde n’est pas un ennemi. Il y a des gens bien dans ce monde et tu auras des alliés, et tu auras des amis. Et tu m’auras moi. » Elle le regarda avec perplexité, surprise par cette soudaine intensité

« Alors tu n’es ni mon allié, ni mon ami ? Je ferais mieux de surveiller mes arrières, alors », dit elle en éclatant de rire. Il eut un large sourire à son tour et la glace se brisa. Puis quelque chose s’embrasa dans son regard, et plus vif que l’éclair, il fit glisser sa main sur son poignet, le saisit, et la souleva, la sortant à moitié de la selle. Instantanément, il tendit son autre main et l’attrapa par le haut du bras. Elle était coincée, suspendue entre les deux chevaux, ses jambes essayant de garder le contrôle de sa monture qui sentait bien que quelque chose n’allait pas du tout, et hésitait entre s’affoler et s’enfuir, ou bien faire avec. Se cramponnant à la main qui la tenait, elle releva les yeux et vit le sourire de son compagnon.

« Alors que suis-je, Princesse ? Un ami ou un ennemi ? Dépêches toi de choisir avant que ton cheval ne choisisse pour toi. »

Elle lui jeta un regard meurtrier et tenta d’utiliser le bras du Prince comme levier pour se remettre en selle.

« Ami ou ennemi, Princesse ? » demanda t-il à nouveau, relâchant sa prise sur elle l’espace d’une seconde, puis la rattrapant avant qu’elle ne tombe.

« Un ami, un ami, espèce de débile ! » hurla t-elle, tandis que son cheval fatigué de toute cette agitation, se libérait en dessous d’elle.

D’un seul mouvement fluide, "Shabhaz" se pencha hors de la selle, glissa son autre main sous son bras, et la souleva, l’asseyant sur ses genoux en face de lui. Le cheval du Prince renâcla, incommodé par le poids supplémentaire, tandis que celui d'Elika se dégageait d'un saut. Agastya pressa sa monture pour le rattraper, et saisit aisément les rennes avant que le cheval effrayé n'ait pu s’emballer.

Elle eut le souffle coupé, surprise par le changement de position.

« Princesse. » Le Prince gratifia sa nouvelle passagère d’un hochement de tête quasi imperceptible en guise de salutation. Les cuisses d’Elika reposaient sur les siennes, les mains du Prince la tenant toujours sous les aisselles, proches d’un territoire dangereusement inexploré. Les mains d’Elika tentèrent d’instaurer une distance entre eux, mais il ne restait plus guère de place sur le dos du cheval.

Ses mains vinrent reposer sur sa poitrine. Évitant l’échange de regards à cette distance, elle préféra se concentrer sur ses propres mains comme si elle ne les avait jamais vues auparavant. A Ankuwa, il avait remplacé ses oripeaux déchirés par la tempête, par une nouvelle chemise, douce et fine, qui se collait à son corps sous l’effet du feu du soleil du désert. Elle sentit la chaleur de sa peau irradier à travers le fin tissu, et le déplacement des ses muscles lorsqu’il fit glisser ses mains jusqu’à sa taille, leur faisant quitter leur position initiale plutôt ambigüe.

Après un long moment de silence, Elika releva les yeux et s’aperçut que le Prince la regardait le regarder. Le petit sourire moqueur agaçant et omniprésent flotta sur ses lèvres lorsqu’elle rougit de confusion, mais elle ne put se soustraire à son regard et regarda au loin. Le regard du Prince s’insinua dans le sien avec une intensité qu’elle trouva presque dangereuse.

« Tu as des amis, Princesse, pas seulement des ennemis. Tu ne seras pas toute seule, peu importe l'horreur qu'il nous faudra affronter. N’oublie jamais ça. »

La force tranquille contenue dans ses mots lui fit froid dans le dos et elle en eut le souffle coupé. Puis l’instant fondit comme des gouttes de rosée au matin, il sourit, et la lueur joueuse réapparut dans ses yeux. « Ou alors, je n'aurai qu'à te laisser tomber entre les chevaux, la prochaine fois, histoire d’être sure que t’en souviennes. »

Sans comprendre ce qui venait de se passer, Elika tenta de sourire faiblement et d'acquiescer, toujours parfaitement consciente de leur proximité et de son corps qui la trahissait si facilement, s'allumant et s'éteignant comme un interrupteur dès qu'il s'approchait. Elle sentait qu'elle perdait à un jeu dont les règles n'étaient pas claires. Elle n'avait aucune idée de l'objectif et elle avait la nette impression que son compagnon était non seulement plus expérimenté qu'elle, mais aussi qu'il trichait d'une certaine façon.

Cela l’insupportait au plus haut point d’être prise pour une imbécile. Et elle se fichait bien de son petit sourire satisfait qu’elle trouvait plus que condescendant.

« Et peut être que je me romprai tout simplement le cou, la prochaine fois. Maintenant poses-moi à terre », dit elle d’un ton acerbe.

A sa décharge, le Prince parvint à garder son sérieux lorsqu’il lui répondit « Comme tu veux », au lieu de la gratifier de son petit rire dont il savait qu’il exaspérerait encore plus sa charge. Il arrêta son cheval, et se tourna du mieux qu’il put, offrant son bras à Elika au lieu de la soulever du cheval, comme il l’y avait déposée.

Agastya observait l'échange depuis le banc de touche, et se tenait prêt à rendre son cheval à la princesse. Elle se mit en selle avec un silence hautain à moitié simulé, sans même un regard pour le Prince qui l'observait, à présent franchement amusé. Les apprentis d'Agastya étaient stoïques comme toujours, ils semblaient apparemment avoir fait vœu de silence quelque part au cours de la dernière décennie et ne semblaient pas près de le rompre dans l'immédiat.

L'Aryen s'éclaircit la gorge, positionnant son cheval entre le voleur et la reine-sans-royaume, et du même ton qu'il aurait dit « Revenons à nos moutons, les enfants » (ou ainsi qu'auraient pu le dire les natifs de son pays, « Faisons comme s'il n'y avait pas un éléphant dans un magasin de porcelaine »), demanda :

« Est-ce qu'on accélère un peu avant que la nuit ne tombe, ou bien on installe le camp ? Cet affleurement semble être un endroit sûr contre le vent mordant du désert. »

Le Prince se livra mentalement à un rapide examen de l'état possible du postérieur d'Elika, et faisant preuve d'une retenue inhabituelle chez lui, prit le parti de ne pas souligner que certains membres de la troupe n'avaient jamais chevauché une journée entière de l'aube au crépuscule, et seraient probablement bien contents de faire une pause tout de suite avec un bassine d'eau froide assez grande pour s'y asseoir. Au lieu de cela, il lâcha simplement avec nonchalance : « Ça me va bien si on s'arrête maintenant. On a fait suffisamment de milles, et j'aimerais commencer à préparer le dîner avant que Shamash ne sombre derrière l'horizon. »

« Cela vous convient-il, madame ? » demanda Agastya à Elika, qui manifesta son approbation d'un signe de tête. Sans prendre la peine de consulter ses gardes, il dirigea son cheval vers les trois rochers qui s'élevaient à une bonne vingtaine de pieds devant la toile de fond du ciel de l'après-midi. Il y avait peut-être encore deux heures de jour selon son estimation, mais le ciel en face d'eux prenait déjà une teinte orange.

Bientôt, sept paillasses entourèrent un petit feu de camp, tels les pétales d'une fleur étrange, tandis que les chevaux mâchaient d'un air malheureux la végétation éparse du désert et le contenu de leurs sacs de fourrage. Le dîner se composait de bandes de viande séchée et de quelques pains partagés autour du feu de camp, accompagnés de l'eau déjà croupissante des outres.

Elika songeait au caractère éphémère des biens terrestres alors qu'elle mastiquait le bœuf séché durci. Un mois plus tôt, on cuisinait pour elle, même si c'était dans le style simple du palais en sous-effectif d'un royaume défaillant, et elle n'aurait pas envisagé toucher des lanières de viande sèche et salée à moins que sa vie n'en dépende. Et maintenant, sa vie en dépendait, et comparé à la possibilité de mourir de faim deux jours plus tôt, elle était plus que ravie d'avoir assez à manger et à boire, quelque soit la qualité.

Elle regarda autour du feu de camp. A sa droite les quatre mystérieux hommes d'Agastya étaient assis en demi cercle, parlant à voix basse dans une langue qu'elle ne pouvait comprendre, ni même situer. Elle lui rappelait le vent qui s'insinuait entre les roseaux sur les rives du lac de la Tour de la Reine, pleine de soupirs et sifflements. Agastya était assis en face d'elle, tisonnant paresseusement le feu avec un bâton, tandis que le Prince, assis en tailleur à côté d'elle, son épée sur les genoux, la frottait avec un morceau de tissu imbibé d'huile.

Elle frissonna et resserra sa cape autour d'elle ; le désert se refroidissait rapidement tandis que les étoiles s'allumaient une à une. Elle n'était pas si pressée d'y aller, mais elle ressentait une urgence à laquelle elle n'avait pas envie de résister toute la nuit, une urgence similaire que l'on soit roi ou esclave. Elle se leva lentement, et ce fut comme si le vent n'attendait que cela ; une soudaine bouffée d'air arriva de nulle part pour se faufiler à travers les plis de sa cape et faire disparaître le peu de chaleur qu'elle avait accumulée. Le Prince la regarda et leva un sourcil interrogateur. Elle le gratifia d'un sourire aigrelet et désigna du menton un rocher avoisinant, peut être à une centaine de yards du feu. Il acquiesça silencieusement et se remit à nettoyer sa lame.

Maintenant les demi-sourires et les coups d’œil nous suffisent, pensa t-elle. Nous sommes en harmonie, comprit-elle, et malgré tout ce qui nous sépare, je lui fait confiance pour couvrir mes arrières, veiller sur moi quand je suis endormie. Curieusement, je ne lui ferais pas confiance pour s'abstenir de tricher aux dés, mais je lui confierais ma vie. Tout en réfléchissant, la Princesse tourna autour du rocher, faisant en sorte d’offrir le moins possible de prise au vent. Lorsqu’elle fut hors de vue, elle retira maladroitement ses vêtements, psychologiquement préparée au contact désagréable de l’air nocturne sur les parties bientôt découvertes, lorsqu’un mouvement attira son regard.

Elle s'arrêta, à moitié accroupie et observa. L'espace d'un instant, elle ne put rien voir à l'horizon, puis elle aperçut une ombre noire dans l'obscurité du ciel. Puis une autre. Et une autre. Et une quatrième. Trop. Des cavaliers arrivaient par l'est, depuis Ankuwa, après la tombée de la nuit. Cela n'annonçait rien de bon. Elle se leva vivement, et retourna furtivement dans lumière dansante du feu de camp. Elle marcha vers le Prince qui avait mis à profit la majeure partie de ces dernières minutes pour préparer quelque gentillesse, mais la plaisanterie mourut sur ses lèvres lorsqu’il vit l’intensité de son regard.

« Des cavaliers arrivent de l’est. Au moins une demi-douzaine, peut être plus », dit-elle à voix basse, tendant le bras vers ses sacoches de selle pour prendre sa dague sans perdre de temps.

Shabhaz’’ se leva, silencieux comme une ombre, laissant le fourreau de son épée abandonné sur le sol avec le chiffon, et s’approcha d’Agastya.

« Des pillards. Prépare-toi. »

Laisser un commentaire ?