Troisième Chance

Chapitre 7 : Un ami surgi du passé

Catégorie: T

Dernière mise à jour 09/11/2016 01:05

 

Chapître 7 - Un ami surgi du passé 

 

Le Prince se faufila dans la chambre, silencieux comme un chat. Un sourire inhabituellement tendre apparut sur son visage en voyant sa compagne couchée sur le lit en chien de fusil, profondément endormie, utilisant son bras comme oreiller. En dépit du fait qu’une demi douzaine de monstres rembourrés de plumes l’entouraient, chacun d’entre eux si grands et moelleux qu’ils menaçaient d’avaler quiconque s’en approcherait de trop près, elle avait trouvé moyen de s’endormir sur l’unique petit endroit qu’ils ne recouvraient pas. Il laissa doucement glisser le sac de son épaule jusqu’au sol et referma la porte derrière lui. Il commença à se déplacer furtivement dans la chambre, se collant soigneusement au mur, là ou les lattes du plancher étaient le moins susceptible de craquer, progressant à pas de loup vers la princesse. Au dessus des toits jaunes cuits de la ville, Shamash, le dieu-soleil à la chevelure jaune et la peau claire, était déjà en route pour le monde souterrain, où ses rayons torrides éloigneraient les monstres des abysses un jour de plus, tandis que ses derniers rais de lumière peignaient la chambre d’une lueur dorée. Il s’accroupit en passant devant la fenêtre grande ouverte, faisant en sorte que son ombre n’atteigne pas la jeune femme en plein rêve dans les couvertures. Il fit encore deux pas en direction du lit, toujours accroupi, transférant soigneusement son poids d’une jambe sur l’autre, marchant uniquement sur les interstices, faisant en sorte que le vieux bois demeure silencieux sous ses pieds. Il n’était pas le plus recherché des voleurs de la capitale du monde pour rien, aucun bruit ne trahissait sa présence. Un silence absolu régnait, uniquement interrompu par la respiration régulière de la princesse.

Il tendit doucement la main, pinça une mèche de cheveu vagabonde entre son pouce et son index, et chatouilla le nez d'Elika avec. Elle renifla et remua sans ouvrir les yeux, tentant de chasser de son visage la mouche importune. Le Prince s'écarta pour éviter sa main, et lorsqu'elle parut retomber dans son sommeil, il tendit à nouveau la main et recommença à lui chatouiller le nez avec sa chevelure. Comme avant, Elika renifla et tourna le dos à son assaillant, remontant les couvertures un peu plus haut. Silencieusement, le Prince tendit le bras, attrapa un couteau sur la table de chevet, posa la lame sur sa nuque, et se penchant au-dessus d'elle, murmura à son oreille.

 « Là, tu es morte. » Sa voix était froide et sérieuse, l’espièglerie disparue, évaporée comme une goutte sur l’herbe du désert au petit matin.

Elika, tirée de son sommeil, s’éveilla en sursaut. D’un mouvement violent, elle tenta d’attraper sa main, et s’écarta vivement de la froide pression, soudaine et effrayante, qui s’exerçait derrière sa tête. Sa main n’attrapa que de l’air, alors que le Prince reculait d’un mouvement fluide.

 « Tu devrais être plus prudente. C’aurait pu être un des tueurs d’Ahriman. J’aurais pu être un bandit, un voleur. »

 « Tu es un bandit et un voleur », dit elle en pointant son doigt sur lui, son cœur martelant sa poitrine de frayeur.

 « Un bien mal élevé, alors. Ne dors que d’un œil s’il n’y a pas quelqu’un de confiance dans le coin », dit il. Elika ravala la question : « Et toi, tu es quelqu’un de confiance ? »

 « Tu as fini de me faire la morale ? » demanda t-elle à la place.

 « Si je te prend par surprise, tu mérites bien que je te passe un savon. » Il retourna vers le lit, et se pencha près d’elle. « Tu es le plus brillant espoir que nous ayons. Si tu tombes, il n'y aura personne d’autre pour se dresser contre l’obscurité. »

 « C’est bon, arrêtes de me mettre la pression ». Elle s’assit lentement, la torpeur du sommeil cédant la place à la frayeur rétrospective du métal qui s'appuyait sur sa nuque et de la voix dure qui sifflait à son oreille. Elle frissonna. Cela aurait pu être bel et bien réel.

 « J’aimerais simplement éviter de revenir un jour dans une auberge pour te trouver en train de te baigner dans une mare de sang. Même ta magie ne te sera d’aucun secours si tu es foudroyée dans ton sommeil. »

Sa première réaction fut de se défendre, de remettre en question son droit de s’inquiéter pour elle, mais elle la réprima et compta lentement jusqu’à dix

 « Je sais. Je vais faire plus attention », dit-elle. Il la regarda dans les yeux, acquiesça lentement et s’en tint là. Elle relâcha un soupir qu’elle n’avait pas conscience de retenir, lorsqu’il mit un terme à l’échange de regards, se tourna, et avala en quatre longues enjambées la distance qu'il avait mis presque dix minutes à parcourir à la dérobée. Il fouilla dans son sac pendant un moment, et en sortit un petit paquet qu'il tendit à Elika d'un geste théâtral.

Elle déplia le tissu blanc crasseux et découvrit un fourreau de cuir brun dont dépassait une simple garde en os. Elle la tira au clair silencieusement, et trouva une gracieuse dague à double tranchant, d’à peine un pied de long et légèrement recourbée. La lame était forgée dans un acier noir qui capturait la lumière rouge profond du soleil couchant, et au lieu de la refléter, la dague absorbait cette lumière jusqu’à prendre une couleur sang depuis longtemps séché. Déposant le fourreau, elle fit lentement tourner l’arme, essayant de trouver le meilleur équilibre. Puis elle se glissa hors du lit, toujours dans ses vêtements de ces derniers jours et se positionna dans une attitude défensive basse. Elle se livra à deux ou trois exercices, poignardant au cœur un ennemi invisible, tranchant sa gorge et entaillant son aisselle au passage. Puis elle s’assit.

 « Bien équilibrée », déclara t-elle, rendant son verdict.

 « Et d’un matériau solide, aussi. L’acier a été trempé trois fois. Elle coûte une fortune, d’ailleurs. »

 « Rien de comparable à ton épée, cependant », répondit-elle, sans même relever sa remarque plaintive à propos de l’or perdu.

 « Rien ne l’est », affirma t-il en caressant amoureusement la lame sur son flanc, avec une fierté évidente dans la voix. « Elle vient de très loin, cette petite. »

Elle releva les yeux pour examiner les élégantes gravures sur la lame et leva un sourcil. « Cette petite ? »

 « Un esprit aquatique a été forgé à l'intérieur de sa lame, ou du moins c'est ce que m'a raconté l'ancien propriétaire. D'après les dessins que j'ai vu autour de chez lui, sans doute un esprit féminin. Pourvu de presque tous les atouts requis », ajouta t-il. Elika fronça les sourcils l'espace d'une seconde, réfléchissant à ce qui avait incité le Prince à ajouter ce “presque” à sa description, puis elle décida qu'elle ne tenait pas à demander à son compagnon une description plus détaillée, sachant bien que ce serait très pictural et impliquerait des déplacements de mains suggestifs.

 « Laisse-moi deviner. Tu es revenu pendant la nuit et tu l'as volée. » Elle ne prenait même pas la peine de dissimuler le mépris dans sa voix.

 « Tu me vexes. Elle était un cadeau pour services rendus. » Elle se détourna une fois encore de sa propre lame, accordant toute son attention au Prince.

 « On dirait le début d’une histoire intéressante »

« Ce ne sera pas pour aujourd’hui, j’en ai peur. Le tailleur va bientôt arriver, et nous avons encore quelques détails à régler d’ici là. Je nous ai trouvé des compagnons de voyage pour demain. »

Elika remis sa nouvelle dague dans son fourreau. Elle nota dans son esprit de lui faire cracher cette histoire d’épée plus tard. Elle n’avait jamais entendu parler d’une lame d’acier si longue et si solide, brillant d’un tel éclat au soleil et d’une telle flexibilité. L'homme semblait plein de mystères et de récits d’aventure. Si seulement elle pouvait l’inciter à se confier …

 « Quels compagnons ?, s’enquit-elle avec hésitation. »

 « Un vieil hmm…, il s’interrompit l’espace d’un instant, …ami à moi va du côté de Babylone, et avec lui deux ou trois mercenaires en armes presque aussi affutés et coriaces que ton serviteur. Il serait peut être avisé de se joindre à eux le temps du voyage. »

« Un ami, tu dis ? »

 « Plutôt un client avec lequel la relation se base sur un respect mutuel et sur sa réputation qui n’est plus à faire. »

 « Génial. Encore des voleurs et des bandits », soupira Elika.

 « Oh non, pas du tout. Un marchand bien connu et largement respecté, accueilli partout depuis la cour royale des Zhou jusqu’à la demeure du Pharaon, sans parler du fait qu'il est plein aux as », dit le Prince.

 « Et malgré tout, il s’associe à un pilleur de tombes comme toi ? Je suis impressionnée. »

 « Il ne se contente pas de s’associer, il obtient aussi régulièrement des rabais en tant qu'acheteur, bien que sa marchandise soit nettement moins palpable que de l'or frappé à l'effigie de rois divins. » Ses yeux s'illuminèrent d'une lueur conspiratrice. « Il brasse beaucoup de marchandises, mais c’est à l’information qu’il accorde le plus d’importance. Et il est mon débiteur. Et j’ai déjà pas mal d'idées sur la façon dont il pourrait s’acquitter de sa dette. »

 

A l'aube, le lendemain matin.

 « En selle ! » s’écria le Prince, et ils enfourchèrent leurs montures. Six personnes chevauchaient ce matin-là, lui et Elika, Agastya et ses trois gardes. Les deux chevaux chargés, Farah, et une demi-douzaine d'ânes bâtés les suivaient. Ils avaient vérifié une dernière fois que leurs sacoches de selles étaient bien attachées et avaient quitté les écuries, avançant à un rythme confortable. Comme chaque monture portait au moins une pile de paquets, ils progressaient à peine plus vite qu'un homme à pied. A cette heure matinale, seuls des paysans quittaient Ankuwa, et ils se tenaient la tête inclinée, tandis que les riches et puissants passaient. Le groupe chevauchait par colonnes de trois, avec Agastya, le Prince et Elika ouvrant la marche, ces derniers vêtus de vêtements neufs livrés par le tailleur juste avant que le jour ne se lève.

Elika frissonna dans l'air matinal et resserra sa nouvelle cape autour d'elle, tenant les rennes d'une main, et maintenant les pans ensemble de l'autre. Ses sandales avait été remplacées par des bottes rouges fabriquées à partir du cuir le plus souple, brodées avec des fleurs blanches serpentant autour de ses chevilles jusqu’à ses mollets. Elle portait un pantalon gris, simple et ample, une tunique blanche et par dessus un gilet en daim brodé du même motif blanc. Sa nouvelle dague pendait à sa hanche, soigneusement disposée pour que le fourreau ne l’écorche ni elle ni son cheval.

 « Shahbhaz » manœuvra son cheval de sorte qu’Elika soit au milieu, protégée par les deux hommes de chaque côté. Il ne restait rien de l'apparence de gros homme jovial d'Agastya de la nuit dernière ; il était vêtu de robes de voyage brun sombre, avec un solide gilet de cuir dissimulé sous ses vêtements. Dans la lumière vive du matin, son corps massif semblait plus musclé que grassement décadent et il montait à cheval avec l'aisance d'une vie passée en selle. Lui et le Prince scrutaient les deux cotés de la rue et le haut des toits des maisons à étages, tandis qu’ils chevauchaient en silence, s’efforçant autant que possible de ressembler davantage à des touristes qu’à des gardes du corps en quête d’assassins potentiels.

Ils franchirent les portes ouest sans encombre. Agastya lança une pleine pièce d'argent au garde qui s'avançait vers eux pour les arrêter. Il l'attrapa, s'inclina et les laissa passer. Lorsqu'ils atteignirent la route impériale, ils relâchèrent un peu la formation. Les champs qu'ils traversaient se remplissaient déjà de paysans qui attaquaient une autre journée de quatorze heures, se déplaçant au milieu des alignements de végétaux, désherbant, nettoyant les tranchées d'irrigation, consumant leurs courtes vies pour garder éloignée l'ombre menaçante de la famine. Le groupe ne leur prêta aucune attention, en dehors d'un coup d'œil rapide d'Agastya ou du Prince, évaluant les possibilités qu'ils dissimulent des armes ou manifestent un intérêt inopportun.

Lorsqu'il n'y eut finalement plus aucun paysan à portée de voix, Agastya se tourna vers Elika et attendit poliment jusqu'à ce qu'à ce qu'elle lui accorde toute son attention.

 « Je ne crois pas que nous ayons déjà été présentés, madame, dit-il. Je suis Agastya de Kasi, humble marchand et fournisseur de produits exotiques », et il s’inclina aussi bas que sa selle le lui permettait, et plus encore, manquant de tomber de cheval. Elika rit, sa voix tintant comme de petites cloches, contrastant agréablement avec le paysage aride.

 « Shabhaz m’a conseillé de ne pas croire un seul mot de vous que je n’ai payé en or »

 « Je suis blessé de ne pas avoir la confiance de ceux que j’appelle des amis », s’insurgea Agastya d’une voix sincèrement meurtrie. Le Prince se tourna sur sa selle et se joignit à la conversation.

 « J’ai seulement signalé à ma fleur sauvage que même si tu as la langue la plus mielleuse à l’est du Tigre, elle n'en reste pas moins fourchue, malheureusement. »

 « Des langues fourchues, oh mon pauvre cœur pourrait à coup sûr se briser d'être ainsi humilié devant une beauté aussi rayonnante que la vôtre », dit Agastya en portant théâtralement les mains à sa poitrine, une lueur rieuse dans les yeux.

« Vous êtes un beau parleur, je vous l'accorde, Agastya de Kasi, mais pour ce qui est du reste, je réserve mon jugement. »

 « Belle et capable de penser par elle-même, prend garde mon ami, il se pourrait que tu aies eu plus grands yeux que grand ventre», s’exclama Agastya en riant aux éclats.

« C’est elle qui a plus grands yeux que grand ventre, pas moi », coupa le Prince. Elika se tourna vers lui avec un silence outré, la bouche grande ouverte. Le Prince lui fit un clin d’œil, l’incitant à entrer dans le jeu. Elle ferma les yeux l’espace d’une seconde, essayant de se mettre dans la peau d’une maîtresse au lieu d’une … compagne de voyage ? Amie ? Sœur d’armes ? Elle se tourna alors vers l’Indien avec un sourire éblouissant.

« Il faut bien qu’il y en ait qui porte la culotte dans ce couple, il ne serait même pas capable de trouver ses fesses avec ses deux mains. » Le Prince émit un grognement sonore.

« Si Shabhaz proteste si fort, c’est qu’il y a une histoire que je dois connaître », déclara Agastya, débouchant son outre et avalant une longue gorgée.

« Quand on s’est rencontré la première fois, il errait comme un fou furieux dans le désert marmonnant à propos de véritables fortunes ou s’époumonant après Farah à s’en casser les cordes vocales. »

« Et Farah est ? » s’enquit Agastya.

 « Mon âne. Pas mes fesses. Mon âne. Avec tout mon or », coupa le Prince avant qu’Elika ne puisse arranger l’histoire à sa sauce.

 « Eh bien il me semble que tu as fait une excellent affaire en perdant l'or et en gagnant le plus joli des trésors entre le Tigre et l'Indus », constata Agastya en gratifiant Elika d'une légère inclination, à laquelle elle répondit par un gracieux hochement de tête.

 « En fait, finalement, même l'or est réapparu. C'était peut-être la volonté d'un dieu que je perde mon âne dès le début », répondit le Prince en regardant Elika d'un air interrogateur.

Elle rencontra son regard et acquiesça presque imperceptiblement. « Effectivement. »Ils continuèrent à se transpercer du regard jusqu'à ce qu'Agastya s'eclaircisse bruyamment la gorge.

 « Pardonnez mon impudence, joyau des cieux, mais je ne sais toujours pas de quelle beauté que je vais devoir chanter les louanges aux quatre coins du monde civilisé. »

Elle s'accorda un moment de réflexion avant de lui répondre.

 « Elika. Elika de la terre des Ahura. »

 « Ahura ? Pardonnez-moi, madame, mais je n'ai jamais entendu parler d'une telle ter... Hmm, si, ça me dit quelque chose, cet endroit. Attendez »! Il leva la main, lui signifiant de patienter. « Je ne suis pas peu fier d'avoir été éduqué par des experts en histoire et en géographie, et bien que ne je ne fusse qu'un cancre à peine digne de nettoyer leurs sandales, laissez-moi néanmoins me souvenir des leçons d'un lointain passé. »

Elika regarda le Prince d'un air interrogateur, qui traduisit : « Il connaît tout le monde depuis le Royaume de Kus jusqu'au fin fond des empires des Zhou, et ça le gonfle de ne pas pouvoir te situer. »

 « Ahura, Ahura, où est-ce que j'ai déjà entendu ça », et il marmonna quelques phrases dans sa propre langue. Puis le déclic se produisit et il releva les yeux vers Elika et le Prince.

 « Ahura. La légende des prêtres guerriers gardant un mal ancien pour l'éternité. Ca me revient maintenant. »

 « Tu y étais presque. En tous cas, plus que moi au départ », dit le Prince.

Agastya regarda Elika d'un air interrogateur, et soudain le badinage théâtral avait disparu. « Madame ? »

 « Ce n'est pas une légende. Le Royaume des Ahura est réel … était réel. »

Agastya regarda le Prince et leva un sourcil. « Comment un royaume peut bien rester caché à notre époque ? »

 « Dans une vallée luxuriante, isolée de tout, entourée par des milles et des milles de désert infranchissable. Ce n'est pas bien grand comme royaume, remarque », répondit-il, puis sentant le regard courroucé d'Elika lui transpercer la nuque, il ajouta : « Mais c'est plutôt joli. »

 « Tu es en train de dire qu'il y a un royaume caché dont personne ne sait rien, perdu au beau milieu des sables du désert ? C'est ça, le grand danger dont tu parlais ? »

Elika et le prince échangèrent un coup d'œil sinistre. « Il vaut mieux remettre ça à plus tard, quand on sera plus loin. »

Agastya regarda autour de lui ; le paysan le plus proche qui désherbait entre les oliviers était au moins à cent yards de là.

 « Plus loin ? Que quoi ? »demanda t-il

 « Fais moi confiance vieux frère ; ce n'est pas encore le moment. Il y a des mots qu'il ne faut pas prononcer à voix haute pour l'instant. Demain peut-être », dit le Prince. Agastya le regarda avec circonspection, mais il n'était pas arrivé là où il en était maintenant en pressant ses informateurs de questions auxquelles ils n'étaient à l'évidence, pas encore prêts à répondre.

 « Et comment se fait-il que personne n'ait entendu parler de votre royaume ? »leur demanda t-il

 « Les quelques négociants qui nous ont rendu visite ont eu le bon sens de ne pas en faire état sur les routes commerciales. Et de toute façon, on ne les autorisait pas à voir beaucoup la ville. Je ne suis pas sûre qu'ils aient réalisé à quel point nous étions nombreux », lui répondit Elika. Ca, l'Aryen pouvait comprendre. La cupidité et le secret, il connaissait bien.

 « Et maintenant, vous êtes des fugitifs ? »demanda t-il. Ils échangèrent un autre coup d'œil.

 « Demain, répondit le Prince. Dis-moi plutôt ce que le sort t'a réservé depuis que nous nous sommes quittés. »

Agastya resta silencieux pendant quelques instants, rassemblant ses souvenirs, consignant les détails qu'il jugeait importants dans sa mémoire bien connue.

 « En fait, la dernière fois que je t'ai vu, tu allais du côté d’Ectabane, c’est ça ? »

 « Oui, répondit le Prince, et toi, tu allais vers la terre du Nil, chargé de pierres d’encre de seiche. »

 « Oui, enfin tu connais l'Egypte. Chaleur accablante, moustiques et bureaucratie. »

 « Tu absorbes toutes sortes de liquides pour supporter la chaleur en compagnie de la bureaucratie, et tu les brûles en te battant contre les nuisibles », dit le Prince en terminant à sa place.

 « Quelque chose comme ça, oui. Apparemment, le Gardien des Râteaux des Écuries des Taureaux d'Apis voulait augmenter les taxes sur les importations de soie, ce qui aurait été tout à fait injuste pour de pauvres commerçants comme moi, et aurait sérieusement mis en danger les profits des dizaines de négociants qui m'avaient demandé de les représenter devant la cour du Pharaon », commença Agastya.

 « Gardien de quoi ? »demanda Elika, incrédule.

 « Le ministre des finances », répondirent Agastya et le Prince à l'unisson. Ils échangèrent un coup d'oeil et Agastya continua.

 « Lorsque vous traitez avec les Egyptiens, vous devez savoir que moins le titre semble important, plus la personne qui le porte détient de pouvoir. Dans le cas qui nous occupe, le Gardien des Râteaux est grosso modo responsable du contrôle de la majeure partie du commerce domestique, et de tout le commerce extérieur, y compris la soie. »

 « Et ce n'est que pure coïncidence si Kasi a du en passer par trois guerres dans les deux dernières décennies pour garder le contrôle total de la route de la soie vers l'ouest, dit le Prince d'un ton détaché, et se sert des profits engrangés par ces si pauvres négociants pour financer l'offensive qui vise à s'enfoncer dans les jungles plus au sud. »

Agastya ignora son commentaire et continua son histoire. « En fait, il s'avéra que le Gardien des Rateaux avec besoin d'un petit supplément de revenus, pas seulement par loyauté envers le Don du Nil, mais aussi pour lui même. Et malheureusement, ainsi que je l'ai dit, son titre ne lui accorde pas seulement le contrôle de tout un tas de vénérables outils agricoles, mais aussi celui de tous les accords commerciaux des Deux Royaumes. Et tout aussi malheureusement, dans ses vieux jours, il s'était entiché d'un lys de porcelaine blanche du Delta, une délicate petite chose dont les traits étaient ciselés par les dieux eux-mêmes, avec une chevelure sombre flottant au vent, des yeux bruns et sensuels, et les plus mignonnes petites pointes de mamelons que qu’on ait jamais vues. »

 « Tu as du adorer la mode égyptienne ; la chaleur impose de toute évidence des solutions pratiques. C'est toujours un plaisir de visiter la cour du Fils d'Horus », lança le Prince. Elika regardait de droite et de gauche entre les deux hommes qui discutaient jeux de pouvoirs et intrigues au sujet de nations dont elle avait seulement entendu parler. En ce moment même, elle se sentait tout-à-fait provinciale comparée à leur connaissance approfondie de la politique internationale. « Alors j'imagine que le Gardien des Râteaux voulait offrir des cadeaux somptuaires à son nouveau jouet pour compenser ses carences dans d'autres domaines », continua le Prince.

 « Rien de moins qu'un complexe de temples dédiés à Isis, sculptée à son image », dit Agastya. En entendant cela le Prince prit une profonde inspiration. Les Egyptiens n'avaient jamais pris la religion à la légère. Lorsqu'ils construisaient un temple, ils le construisaient pour qu'il dure et ne regardaient pas à la dépense, qu'il s'agisse d'albâtre, d'or, de nacre ou simplement de dix ans de nourriture pour deux cents ouvriers. « Et comment les prêtres d'Isis ont pris ça ? »demanda t-il à Agastya.

 « Ca te poserait un problème qu'on dépense talent d'or sur talent d'or pour ta déesse ? Qui se souciera de savoir que les sculptures se sont inspirées de l'image d'une minette dans quelques générations ? D'ailleurs, je suis bien certain que certaines des pièces de monnaie étincelantes auront trouvé leur chemin jusqu'aux poches des grands prêtres. »

 « Alors, comment s'est passé l'audience des “pauvres négociants” en présence du Fils d'Horus ? »

 « En fait, le porteur de la double couronne est actuellement âgé de huit ans, ayant hérité du trône après la disparition prématurée de son père. On ne peut pas dire qu'il ait été convaincu par nos arguments, quant au fait que la cupidité de son ministre des finances diminuerait ses revenus à long terme. »

 « Je sens un “mais” arriver … »lâcha le Prince, se renversant confortablement dans sa selle et écoutant attentivement le récit de son employeur occasionnel, adversaire occasionnel, et finalement, ami.

 « Mais, continua Agastya en lui lançant un regard noir, il s'avéra que le nouveau jouet du Gardien des Râteaux ne lui était pas aussi dévouée que lui l'était. Une petite pie susurra à son oreille qu'il devrait rentrer chez lui une heure plus tôt s'il voulait assister à un spectacle, et effectivement il ne fut pas déçu. »

 « Oh ! Et qu'est-ce qui s'est passé, alors ? »

 « En fait, dans sa fureur, il l'a faite décapiter sur le champ, en même temps que son amant. Il était plutôt aviné à ce moment là, si je me souviens bien, et donc enclin à prendre des décisions irréfléchies. »

 « Et les prêtres d'Isis et leur temple, qu'est-ce qu'ils sont devenus ? Des projets de cette envergure sont difficiles à annuler, une fois que des huiles ont repéré un marché juteux qui leur donne l'occasion de s'enrichir encore plus. »

 « En fait le Gardien des Râteaux n'était pas vraiment d'humeur à voir sa disgrâce affichée sur dix mètres de haut, sculptée dans l'albâtre. Il y a eu des échanges un peu vifs, à ce que j'ai entendu. Mais le clergé d'Apis prêchait pour sa paroisse, et après quelques médisances, tout se calma et la taxe fut oubliée. » Agastya termina son histoire and but une longue gorgée de son outre pour s'humidifier la gorge.

Elika, oubliée entre les deux hommes, chevauchait en silence, écoutant attentivement chacun des mots qui étaient dits. Son compagnon n'avait pas du tout l'air d'un gamin des rues contraint à une vie de criminel. “Shabhaz” était de toute évidence très lié à quelqu'un qui naviguait dans les plus hautes sphères. En y repensant, il n'avait pas été à proprement parler étonné lorsqu'elle lui avait révélé qu'elle était de sang royal. Surpris ? Oui. Impressionné ? Pas du tout. Maintenant, elle comprenait pourquoi. Il lui avait expliqué la nuit dernière quelle était réellement la position du petit homme grassouillet chevauchant avec eux, et que si Agastya souriait si largement et riait si facilement, c’était parce que les trois autres qui chevauchaient avec eux étaient les meilleurs et les plus loyaux escrimeurs que le royaume de Kasi pouvait offrir, prêts à tuer sur commande. Grands, forts, et cuits à point par le soleil, c'étaient des Aryens typiques, fils d'un royaume puissant et riche qui s'étendait des pics de l'Hindu Kush jusqu'aux frontières bien gardées de l'empire de la dynastie des Zhou.

Pendant quelques minutes, le seul son qui se fit entendre était le bruit sourd des sabots des chevaux sur la route poussiéreuse ; ce fut ce silence que le Prince rompit avec sa question suivante.

« Et dis-moi, vieux frère, est-ce que la maîtresse du Gardien des Râteaux avait réellement trahi son maître ? »

 « Bien sûr que non, elle connaissait parfaitement les risques, dit Agastya nonchalamment, votre serviteur à consacré deux mois de sa vie à organiser cet accident. »

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