Troisième Chance

Chapitre 4 : Préparatifs, désillusions et premières leçons

Catégorie: T

Dernière mise à jour 09/11/2016 03:26

 

Chapître 4 - Préparatifs, désillusions et premières leçons

 

Les heures passaient lentement tandis que nos héros traversaient les terres arides rocheuses qui dissimulaient le royaume d'Ahura aux yeux du monde. Le Prince avançait d’un bon pas de voyageur aguerri, alors qu'Elika, bien qu'athlétique, n'avait jamais eu à marcher des dizaines de milles par jour ; n'avoir que des sandales trop grandes usées jusqu'à la corde en guise de chaussures ne contribuait pas non plus à rendre le voyage confortable. Bientôt, il dut ralentir pour ne pas épuiser sa compagne, qui tenterait de continuer à le suivre même si cela devait l'anéantir. Il avait déjà décidé de la forcer à se ménager, puisqu'elle ne semblait avoir suffisamment de bon sens pour admettre que même elle avait ses limites, pouvoir divins ou non.

Ils s'arrêtaient pour se reposer une fois toutes les heures, et mangeaient quelques bouchées, mais il n'y avait pas suffisamment d'eau et de nourriture pour combler leurs besoins. Ce fut donc avec soulagement qu'ils atteignirent la route des caravanes en début d'après-midi, plus tôt que le Prince ne le pensait. Ce tronçon n'était pas pavé, et rarement emprunté, mais le chemin piétiné par de nombreux pas était toujours apparent. Il s'étirait d'est en ouest à travers le désert. Alors qu'ils prenaient la direction l'ouest et entamaient la partie suivante du périple, il commença immédiatement l'entraînement de la princesse, dans son style bien à lui.

« Nastaran, il faut qu’on te prépare pour Ankuwa. »

« Ah ? » Elle se retourna pour le regarder.

« Première erreur. Tu ne me regardes pas dans les yeux, en particulier si nous avons de la compagnie. La seconde, ton port de tête est trop haut. Tu respires la provocation à des milles à la ronde. » Elle lui jeta un regard mauvais.

« La troisième. Pas de regards assassins, pas de bouche en cul de poule, ni de roulements d'yeux. Tu es mon obéissante, silencieuse, timide épouse. Je serai le demeuré haut en couleurs qui détournera l'attention de toi. Si on ne s'aperçoit pas du tout de ta présence, ce ne sera que mieux. »

« Et pourquoi ça ?” »

« Je suis un bon escrimeur, mais ça s’arrête là. Tu es l'unique détentrice du pouvoir d'Ohrmadz. Quiconque nous cherchera, te cherchera. Dommage que je n'ai pas une pèlerine à capuche avec moi. »

Elle eut le souffle coupé lorsqu'elle comprit ce qu'il voulait dire. « Plutôt moi que toi ». Ne faisant pas confiance à sa voix, elle secoua la tête.

« Ne t'en fais pas Princesse, nous avons juste besoin de matériel, de vêtements, et c'est tout. Ne parles à personne, ne touche à rien, et ne fait aucune objection quoi que tu m'entendes dire. »

« Pourquoi, qu'est-ce que tu pourrais bien dire qui soulèverait une objection ? »

« Je n’en sais rien, je vais probablement leur sortir mon histoire de courrier impérial qui prend sa retraite, et tu seras mon épouse de … il se tut l'espace d'un instant, réfléchissant … de Bélias. »

« Où est-ce que c'est ? Jamais entendu parler.”

« Personne n'en a entendu parler. Je viens de l'inventer. Je pense que ça pourrait être un port de pêche sur les rivages des Mers du Sud. Avec de ravissantes petites maisons de briques rouges avec des tuiles blanches. J'imagine que tu ne sais pas grand chose de la pêche ? »

« J'ai passé toute ma vie dans un royaume désertique. Alors à ton avis ?

« Alors disons que tu seras la fille d'un potier, et que je t'ai achetée pour cinq dinars or et trois chèvres. Tu ne parles pas bien la langue, et tu es honorée d'avoir été choisie pour être la femme d'un homme important tel que moi. »

« Tu as passé toute la nuit la dessus, ou quoi ? »

« Ça m'est venu comme ça. Mais de toute façon, je ferai tout pour que tu n'aies pas à parler à qui que ce soit. On entre, on vole des vivres, et on s'en va. »

« Tu n'avais pas parlé de rattraper une caravane ? »

« On peut oublier ce plan, je ne veux pas qu'on sache où nous allons. Donc, on partira par les portes est et on fera le tour de la ville. Est-ce que tu sais monter à cheval, par hasard ? » Il était dans son élément, planifiant les détails d'une couverture sophistiquée. Ses yeux brillaient, et tout à son exaltation, il accélérait le pas sans s'en rendre compte.

« Eh bien oui, figure-toi. »

« Parfait, donc il faudra trouver deux chevaux, et un âne de plus. » Il regarda dans le vague, élaborant mentalement quelque checklist

« Et plus important encore, ne fait pas étalage de notre fortune. » Voyant son regard désobligeant, il continua : « Si jamais quelqu’un a la plus petite idée de ce que nous avons, on ne sortira pas vivant de ce trou. »

« Les gardes ne peuvent pas nous protéger ? »

« Tu rigoles ? Ils seraient les premiers à nous trancher la gorge. Ou simplement à nous trainer en justice sur la foi de charges fictives, confisquer tous nos biens, et régler les derniers détails. Tout argent détenu par une personne incapable de le protéger devient la propriété de quelqu'un qui en est capable, en moins de temps qu'il n'en faut pour prononcer le mot ‘escroquerie’ ». Se ravisant, il ajouta :

« Tu es assez mignonne pour te faire violer et assassiner, probablement par les gardes de la prison, et avant même d'arriver au procès, en plus. » Un silence inconfortable s'installa entre eux.

« Ce n'est pas parce qu'un dieu maléfique nous court après, qu'un assassin n'aura pas sa chance, ma grande. La mort reste la mort, après tout. »

« C'est marrant que tu dises ça, alors qu'à nous deux, nous sommes déjà morts deux fois jusqu’à présent », dit-elle avec un sourire sardonique.

« Jusqu'à présent ? Trop c'est trop, tu ne meurs plus, c'est mon tour maintenant. »

« Tu es morbide, tu le sais ça ? » lui demanda t-elle.

« Princesse, je pille des tombes pour gagner ma vie. »

« Et tu vois où ça t'as mené ? Et tu dis qu'il n'y a pas de karma ? »

« Ohrmazd, Ahriman, ou quelque soit le pouvoir qui a choisi de m'envoyer au pied de cette falaise, je suis de ton côté maintenant parce que j'ai choisi d'y être. Il est possible que des puissances surnaturelles aient essayé de me piéger, mais je fait tout ce que je peux pour leur rendre la monnaie de leur pièce. Et tu ne peux jamais savoir qui manipule qui jusqu'au dernier moment. Pour l'instant, je pense que nous n'en sommes qu'au début du jeu, mais j'imagine qu'Ahriman aussi. Rira bien qui rira le dernier.

« Je ne sais plus quoi faire de toi. Tout est un jeu pour toi, même si tu fais de ton mieux pour rester sur le chemin de la bonté. » Elle l'observa du coin de l'œil, essayant de le jauger. Au départ, il n'avait été qu'un innocent compagnon de route, entraîné dans un conflit qui le dépassait de très loin ; puis il était devenu un camarade, un bras puissant sur lequel se reposer lors de combats désespérés contre les serviteurs immortels d'un dieu maléfique. Il l'avait prévenue, peu après qu'ils se soient rencontrés. Si tu comptes sur quelqu'un, il te laissera tomber. Et c'était effectivement ce qu'il avait fait. Le souvenir de ce premier souffle, rempli de félicité et de feu la brûlait encore. Pourquoi avait-il fait cela ? Pourquoi ?

Elle était forcée de se ranger à son avis. Le royaume d'Ahura ne pouvait plus remplir son office ; l'époque de l'emprisonnement d'Ahriman était révolue. Mais pour lui, ressusciter un dieu allait au-delà d’une suite d’arguments bien pensés. Elle ne réussissait pas à lire en lui, et cela la frustrait au plus haut point. Tout était donc un jeu pour lui ? Prendre un seul gros risque pour voir si cela rapporterait ? Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? Elle ne pouvait croire que quelqu'un serait prêt à tout risquer si imprudemment pour... le frisson ? L'aventure ? Quelle importance avaient ces questions dans la grande architecture des choses ? Elle aurait voulu l'empoigner et lui inculquer un peu de bon sens ; en définitive, elle aurait voulu balayer ce petit sourire insolent de son visage. Pourtant, en dépit de toutes ses fanfaronnades et de ses plans obscurs, il s'en sortait. D'autres hommes auraient pris la fuite une centaine de fois. D'autres hommes seraient morts. Mais lui l'avait suivi dans les profondeurs de l'enfer, et lorsque les abysses l'avaient engloutie, il l'avait ramenée.

« Moi ? Bon ? C'est le soleil qui te tape sur le crane, tu veux qu'on se mette à l'ombre ? Quand est-ce que j’ai été “bon” ? »

« Ne sois pas comme ça, dit-elle frustrée. Tu aurais pu m'abandonner. T'en aller dès le début. Mais tu es resté planté là, encore et encore. Si tu étais la moitié de l'ordure que tu prétends être, tu aurais choisi la facilité depuis bien longtemps. A quel jeu tu joues, Prince ? Qu'est-ce qu'il y a en toi ? »

Elika vit quelque chose qu'elle n'avait jamais vu avant ; le Prince des Voleurs balbutier.

« Je … je cherchais l'âne ? » Ils avaient fini par s'arrêter sur la route déserte, trop absorbés par leur conversation.

« Tout le temps ? Au sommet de la Flèche Royale ? Même quand la Concubine t'as promis richesse et immortalité, tu es resté. » Elle parlait doucement, légère comme une caresse. L'étonnement perçait dans sa voix, à présent qu'elle avait abandonné l'idée de comprendre quel mystère s’enroulait dans les écharpes drapées comme une énigme. Qui était cet homme ? Elle ressentait le besoin de démêler la toile de secrets dans laquelle il s'enveloppait.

« Hé, je ne sors pas avec des trucs qui ont des queues, moi. » La réplique évidente « Comme Farah ? » était sur le bout de sa langue, mais elle la ravala. Il ne faisait que lui lancer des appâts, tentant de l'éloigner des eaux dangereuses. Elle lui lança le regard du vieux singe auquel on n'apprend plus à faire la grimace.

« C’est ça. Nie autant que tu veux. Mais on connaît tous les deux la vérité. »

« Qui est ? »

« Que tu ne t’intéresses pas qu’à ta petite personne. Que tu prends ça suffisamment à cœur pour tout risquer. Mais en quoi est-ce si terrible que tu te crois obligé de le cacher à la face du monde ? »

« Je ne crois pas pouvoir te donner les réponses que tu veux entendre », dit-il tristement, en évitant son regard.

« Tu m'as dit en haut de la Flèche des Rêves, que tu me montrerais le monde si je voulais. Ton offre tient toujours ? »

Il ravala ostensiblement sa salive, même s'il ne savait pas pourquoi. Il sentait qu'il n'avait plus la situation bien en main.

« L'offre tient toujours, Princesse. » Pour la première fois, le titre ne sonnait pas comme une insulte voilée. Il semblait sincèrement honorifique.

« Alors, je te prends au mot. Tu me montreras le monde que j'ai sauvé au prix de ma vie. » Il inclina la tête légèrement, le demi-sourire amusé de retour sur son visage.

« Je le ferai. »

Elle s'avança d'un pas, et tandis que la part rationnelle de son cerveau se demandait quelle mouche avait bien pu la piquer, elle posa sa main sur sa poitrine, dans la large déchirure de sa chemise. Sa peau était chaude et rêche sous ses doigts. Avec plus d'assurance qu'elle n'en ressentait vraiment, elle dit :

« Et tu me diras ton nom. »

Le regard qu'il lui lança lui fit revoir sa position sur l'idée judicieuse qu'elle avait eue de le toucher, tandis que lentement, délibérément, il prenait sa main dans la sienne gantée, et l’éloignait de lui. Ils étaient tous les deux conscients de leur changement d'attitude, lorsqu'il dit d'une voix enrouée :

« Je le ferai probablement. »

Elika, ne comprenant pas vraiment ce qui venait de se passer, eut surtout l'impression que pour une raison ou pour une autre, elle venait de perdre la partie, et qu'il avait à nouveau la main. Puis l'atmosphère se détendit lorsqu'il éclata de rire et demanda,

« C'est toujours aussi sérieux avec toi ? » Elle sentit le rouge lui monter aux joues et devint cramoisie. « Non, ne réponds pas, je ne pas suis sûr que je veux savoir. » Sur ces mots, il tourna les talons et se remit en route vers le soleil qui sombrait doucement, la laissant le regarder fixement.

Alors qu'elle recommençait à marcher vers l'ouest, elle se demanda si elle était toujours cette même femme qui s'était mise en route pour vérifier les rumeurs à propos de la chute des Terres Fertiles, quelques jours plus tôt. « Mourir peut changer quelqu'un sur bien des plans », songea-t-elle. Cela permettait certainement de prendre du recul. La femme qui regardait pendant des nuits entières les étoiles étinceler en haut de la Flèche des Rêves avait disparu, éteinte par les vents du changement. Elle n'était plus très sûre de ce qu'elle était. Princesse ? Reine ? Guerrière ? Magicienne ? A quoi était-elle destinée ? A empêcher le mal de s'emparer du monde, évidemment, sauf qu'elle n'avait pas la plus petite idée de la façon de s'y prendre. Tout ce qu'elle avait était l'homme à ses côtés, et la magie qui crépitait sous ses doigts.

La magie … Elle n'avait pas eu le temps de s'arrêter, de temps pour prendre conscience, que d'une certaine façon, elle était devenue quelque chose de tout droit sorti des légendes. Cela avait l'air … vivant, faute de mot plus approprié. Quelque chose qui faisait partie d'elle, bien que toujours séparé, qui aspirait à faire des actions, à frapper et à brûler tout ce qui n'était pas vrai, à purger les ombres et à éradiquer le mal de la face du monde. Dans une cité remplie d'obscurité, il était facile d'établir le contact avec elle, et au diable les conséquences. Mais à présent, ici dans le monde extérieur, elle s'était juré d'exercer sur elle un contrôle d'acier. Elle commençait à apprendre qu'il existait de multiples nuances de gris entre la lumière et l'obscurité et que ce n'était pas une leçon facile pour quelqu'un dont la vie entière s'était construite autour d'une foi aveugle en un dieu qui l'avait abandonnée un millier d'années plus tôt.
Elika, perdue dans ses pensées, ne s'était pas aperçue que le temps passait, et que l'après-midi avait lentement cédé la place au soir. Elle fut tirée de sa rêverie par le Prince qui criait son nom.

« Elika ! »

« Euh, quoi ? »

« Je t'ai appelée par ton nom une centaine de fois, mais tu avais l'air perdue au pays des rêves. Tout va bien ? »

« Oui, ça va. J'étais ailleurs, c'est tout. Qu'est-ce que tu voulais me dire ? »

« Il faudrait installer le campement, de préférence dans un endroit hors de vue. »

Elle scruta rapidement les environs. Quelque part durant ces dernières heures, ils avaient atteint la lisière des terres arides ; de plus en plus d'herbe et végétaux apparaissaient et à présent, la route non pavée mais largement empruntée se dessinait au milieu des terres herbeuses desséchées. Des collines légèrement inclinées s'étendaient à perte de vue, sans aucun signe de vie apparent. Le seul endroit relativement sûr qu'elle pouvait apercevoir était une masse rocheuse qui émergeait, quelques rochers entourant une aiguille d'une trentaine de pieds de haut, un demi-mille plus loin.

« J'imagine que c'est là qu’on passera la nuit ? » demanda t-elle, en la désigna.

« Oui, et espérons que personne d'autre n'aura la même idée », dit-il, et commença à mener Farah dans cette direction.

« Nous n'avons vu personne de toute la journée, tu ne trouves pas ça bizarre ? »

« En cette saison, dans cette partie de l'empire ? Ça ne m'étonne pas du tout. »

« Qu'est-ce que c'est que cet empire ? Et épargnes-moi les sarcasmes, s'il te plait. »

« Tu sais que c'est difficile, quand tu me poses des questions comme ça », dit il, puis voyant son regard, il soupira, accablé, et commença : « Nous sommes au fin fond oriental de l'empire mède ; le plus grand à cet époque du monde. Autour de nous, durant un mois de voyage, se trouvent les provinces pauvres et oubliées. Comme tu peux le voir, les terres ont peu à offrir ici à la surface, et encore moins au sous-sol. Pas de plaines inondables en abondance, ou de riches mines dans ces provinces. Les gens du coin sont comme leurs vies. Rudes, ennuyeux et généralement désagréables. Loin en direction du sud est, après les hauts pics de l'Hindu Kush, se trouvent les centaines de royaumes belligérants des Aryens. Plus loin vers l'ouest, se trouve le cœur même de la Médie, et au-delà, la Babylonie, entre les bras enveloppants du Tigre et de l'Euphrate. Au nord de ceux-ci, se trouvent les Assyriens, ennemis de tous les peuples, parfois même leurs propres ennemis. Il y eut une guerre sanglante durant presque cent ans ; les Babyloniens et les Mèdes contre les Assyriens. La dernière fois que je suis passé chez moi, il y avait eu une tentative de paix, mais tout le monde savait que ce n'était qu'une question de temps avant que les tambours de la guerre ne résonnent à nouveau. Bien que l'âge d'or de l'empire babylonien soit passé, Babylone est encore la capitale du monde, et son roi, Nabolopossar est un vieux fils de pute sournois, un expert pour ce qui est de concilier les intérêts de la douzaine de factions au pouvoir qui pourraient réduire la ville en pièces. »

« C'est clair que tu en sais long sur le monde. »

« Le vécu, principalement », dit-il. Tout en discutant, ils avaient atteint les rochers, et il commença à défaire les attaches qui retenaient les sacs de Farah, tout en continuant à parler. « De la vallée du Nil à la vallée de l’Indus, je suis allé partout où on pouvait gagner de l’argent »

« Tu devrais être cent fois plus riche, alors. »

« Et je le suis, dit-il en tapotant une sacoche en cuir contenant assez d'or pour acheter une poignée de villages, mais aussi vite gagné, aussi vite parti. J'ai toujours été plus doué pour gagner de l'argent, que pour le garder. »

« A quoi peux-tu bien dépenser autant d'argent, exactement ? »

« Permets-moi te dire que je peux être un amant très galant », dit-il, en agitant ses sourcils de façon suggestive. Elle émit un son exaspéré.

« Tu es impossible. »

« Et puisqu'on en parle, on partage toujours le dessus de lit ? » demanda t-il, tenant dans ses mains leur seule protection contre la fraîcheur de la nuit.

« On partagera le dessus de lit. » Son ton glacial signifiait clairement que ce serait la seule chose partagée cette nuit-là.

« Je vais grimper sur cette beauté, et vérifier si je vois quelqu'un ou quelque chose qui pourrait poser problème cette nuit. » Elle regardait le rocher qui les dominait de toute sa taille. Cela semblait une escalade dangereuse à la nuit tombante, parsemé de bords dentelés et de prises de pied instables.

« Et j'imagine que tu veux que je veille sur toi au cas où quelque chose se passe mal. »

« Quelque chose comme ça, oui. Je peux compter sur toi ? » Elle leva son poing serré devant elle. Fermant les yeux, elle inspira lentement, atteignant ce centre tumultueux, au plus profond d'elle même, où résidait la magie. Elle la sentit l'emplir et inonder ses veines, pulsant à travers son corps à chaque battement de cœur. Le pouvoir se propagea dans son sang, un pouvoir toxique, magnifique et mortel. Elle ouvrit lentement les yeux, et desserra son poing.

Des flammes blanches dansaient au-dessus.

Le Prince n'avait pas besoin de plus d'encouragement, et il entama l'escalade abrupte. Elika l'observait, retenant son souffle, tandis qu'il se frayait un chemin sur la face du monolithe, se déplaçant lentement, testant chaque prise de main et de pied avant d'y prendre appui. Lorsqu'il eut atteint le sommet, il se releva avec précaution, et commença à scruter lentement l'horizon. Bien qu'il y eut encore suffisamment de lumière, et que l'aiguille rocheuse se tint en haut d'une petite colline, la visibilité était limitée par la poussière contenue dans l'air. Au loin, à quinze milles, peut être vingt, il réussissait presque à voir les murs d'Ankuwa et les champs qui entouraient la ville, mais dans l'autre direction, il voyait aussi clairement les sombres nuages tourbillonner au-dessus de la Cité de la Lumière, même si la ville était cachée dans une vallée.

« Ça ne va pas rester caché comme ça très longtemps », marmonna t-il dans sa barbe. Pendant quelques minutes, il examina le paysage, essayant de détecter un mouvement, une colonne de fumée s'élevant d'un feu, ou la lueur révélatrice d'un métal bien en vue, mais il n'y avait aucun signe de vie humaine. Satisfait du résultat, il jeta un coup d'œil pour s'assurer qu'Elika veillait toujours sur lui ; puis il entama la périlleuse descente. Il caressait l'idée de sauter, juste pour tester sa compagne, mais même s'il était “raisonnablement certain” qu'elle le rattraperait, il ne voulait pas risquer une autre dispute. « Je deviens un vieux pêcheur, pensa t-il, plus effrayé par la fureur de son épouse que par la mer. »

« Rien, du moins pas à proximité. Si nous ne faisons pas de feu, nous devrions être en sécurité pour la nuit », annonça t-il, une fois de retour sur la terre ferme.

« Trouve un endroit où les pierres ne me transperceront pas les côtes, j'ai encore les marques de la nuit dernière, et j'attacherai Farah », proposa t-elle.

« Tu veux que je leur fasse un petit bisou pour que ça aille mieux ? » Elle marqua un temps d'arrêt, puis continua comme si elle n'avait rien entendu. Elle se demanda brièvement ce qui se passerait si elle le prenait à son propre jeu, si elle se tournait et levait simplement sa tunique légère. Elle doutait qu'il restât sans réaction bien longtemps ; il n'était pas du genre à laisser passer une opportunité. Une lueur de prédateur apparaîtrait dans ses yeux tandis qu'il franchirait la distance de ses longues enjambées, l’enveloppant dans ses bras ...

« Ressaisis-toi, ma grande ! » se morigéna t-elle dans sa barbe. « C'est un filou, celui-là, hein ? » demanda t-elle à l'animal, en grattant ses longues oreilles pointues. L'animal se mit à braire en signe d'approbation, ou alors il était simplement content qu'une personne pourvue de doigts ait trouvé un endroit qui le démangeait particulièrement. « Mais nous savons nous débrouiller toutes seules, pas vrai ? Tu as été assez maline pour rester hors de mon royaume, hein ? » A nouveau, Farah approuva bruyamment, admettant qu'elle était effectivement un animal doué d'une extraordinaire faculté de déduction. « Nous les filles, nous devons nous serrer les coudes, d'accord ? » Farah repéra un chardon qui semblait particulièrement savoureux et choisit ce moment pour se pencher et commencer à le mâchonner.

« D'accord, tu m'abandonnes aussi. Parle à ma main, c’est ça ? », dit-elle avec une feinte amertume.

« Qui d'autre t'a abandonnée ? » Une voix profonde résonna derrière elle. Elle bondit, sauta, et décrivant une courbe a cent quatre vingt degré en l'air, atterrit face au sourire machiavélique du Prince.

« Arrêtes de me surprendre comme ça ! » Son exclamation, qu'elle voulait outragée, sonnait davantage comme un cri aigu.

« Alors sois plus vive, Princesse. Si je peux te surprendre, l'ennemi aussi. » Sa voix était sérieuse, mais ses yeux pétillaient de malice. « Tes quartiers royaux t'attendent, notre lit est prêt. » Il la gratifia d'une inclination moqueuse et désigna d'un geste théâtral le dessus de lit épais mais simple, arrangé prés de l'imposant rocher. « Avec un peu de chance, nous ne serons pas visibles depuis la route. »

« Tu dors toujours comme ca ? »

« Avec des magiciennes qui partagent ma couche ? Non. »

« Mais non, abruti ! Je veux dire sur les routes … comme ça … » elle fit un mouvement hésitant, tentant d'englober le désert entier.

« Dans la poussière, sur le sol dur, exposé aux intempéries et aux prédateurs, aussi bien animaux qu'humains ? »

« Ben … oui. »

« Pas si je peux l'éviter. Je préfère les lits douillets, les tapis épais et la nourriture bien chaude comme monsieur tout le monde, mais c'est le prix à payer pour voyager. »

« Pourquoi tu as choisi cette vie ? »

« Je t’ai dit qu’il y avait … »

« Je sais, tu as eu une enfance difficile. Mais depuis, tu aurais pu quitter cette vie au moins une centaine de fois ou plus, si la moitié de tes histoires étaient vraies. »

« Jusqu'au dernier mot ! s’insurgea t-il en élevant la voix.

« Comme tu voudras. Donc, si tes histoires sont vraies, tu aurais déjà pu prendre ta retraite. Pourquoi tu ne l'as pas fait ?

« Je te l'ai dit, je ne suis pas très doué pour faire des économies. »

« Et pourquoi ça ? Ce n'est pas parce que tu n'es pas assez malin ou économe. Il y a forcément une raison pour laquelle tu choisis cette vie d'aventurier solitaire encore et encore. »

« Aucune raison, aucun grand plan. Je prends la vie comme elle vient. Si tu veux m'entendre tenir des discours philosophiques, Princesse, tu t'adresses au mauvais client. Essaie les homosexuels d'Athènes. J'ai entendu dire qu'il y avait un type là-bas qui vivait dans un tonneau, et que les gens venait de partout pour l'écouter. »

« Tu n'as vraiment pas envie de te confier, hein ? »

« Il vaut mieux que tu n’en saches pas trop sur moi, Elika. Tu penses que si, mais en fait pas du tout. » Son avertissement était mi-moqueur, mi-sérieux.

« J'ai besoin de savoir à qui je confie le sort du monde. »

« Tu as uniquement besoin de savoir que je ne te laisserai pas tomber. Et je ne le ferai pas. » La vivacité contenue dans ses mots l'arrêta net dans sa lancée.

« Et la prochaine fois, demande-toi plutôt si c'est bien ma loyauté qui doit être remise en cause. » Il se détourna ; la conversation était à l’évidence terminée en ce qui le concernait. « Viens dormir », dit-il en s'allongeant au milieu de la couverture. Elika, se demandant si elle ne venait pas d'offenser son unique allié, suivit lentement. Elle s'allongea près de lui en silence. Il les couvrit tous les deux avec l'autre moitié de leur couverture, et elle sentit des bras puissants enserrer sa taille. Elle se raidit, puis s'obligea à se détendre à son contact. Pour lui faire savoir que tout allait bien, elle se blottit contre lui. En réponse, il la serra plus fort encore et elle se retrouva alors tout contre lui. La chaleur émanant de son corps l'enveloppa et elle se sentit en sécurité d'une manière qu'elle n'avait plus ressentie depuis l'enfance. Elle leva la tête, et le bras du Prince se glissa en dessous, lui offrant un oreiller.

« Je suis désolée », murmura t-elle.

« Ça va. » Sa voix étouffée souleva le duvet dans sa nuque et forma d'inexplicables nœuds dans son estomac. « Alors, voilà ce que ça fait d'être dans les bras d'un homme », pensa t-elle et bientôt, elle s'endormit.

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