Troisième Chance

Chapitre 3 : Les débuts d'un long périple

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Dernière mise à jour 08/11/2016 18:13

 

Chapître 3 - Les débuts d'un long périple 

Le Prince s'éveilla aux premières lueurs du jour. Il inspira une bouffée d'air frais matinal, et se livra à un rapide inventaire. Son corps lui faisait mal partout, plein de marques, de coupures et d’autres souvenirs de la douzaine de combats qu'il avait menés ces derniers jours. Il lui fallu un moment pour se réorienter, puis un autre pour prendre conscience de la délicieuse chaleur contre son dos et du poids d'un bras qui reposait nonchalamment sur son flanc. Un tendre sourire apparut sur ses lèvres tandis qu'il se détachait précautionneusement de l'entrelac de bras et de jambes ; ensuite il se tourna pour regarder la princesse endormie.

« Elle a l'air si sereine », pensa t-il, et en effet, l'habituel masque rigide de concentration et d'inquiétude avait disparu. Ses cheveux balayés par le vent tombaient sur son visage, et il dut lutter contre le désir pressant de les ramener sur le côté. Il se demanda quel âge elle pouvait bien avoir. Lorsqu'elle escaladait les murs et combattait la magie par la magie, personne ne l'aurait prise pour une enfant, mais à présent, paisiblement endormie, elle semblait tout juste sortie de l'adolescence.

« Mais qu'est-ce que je fabrique ici ?» se demanda t-il. Il lui suffisait de tourner les talons et de partir, et c'était exactement ce qu'il aurait du faire. Tenir tête à un dieu était précisément le genre d'attitude qui avait coûté la vie à ses parents, le genre d'attitude qu'il s'était juré de ne jamais adopter. Mais à présent, il était lié par les chaînes du destin à cette fille allongée devant lui. Finalement, on en revenait toujours au même point ; il y avait réellement un dieu maléfique dans la nature, et c'était lui qui l'avait libéré. Il aurait pu se contenter de partir, abandonnant une princesse morte et un dieu emprisonné derrière lui. Ce serait devenu par magie le problème de quelqu'un d'autre ; d'une autre génération. Et merde , il détestait assumer les responsabilités de choses qui ne le concernaient pas … Sauf, qu'en l'occurence, il était concerné.

Au moment présent, la raison de tout ceci dormait paisiblement, innocente et belle. Durant la course à travers le royaume délabré, ils s'étaient mutuellement sauvé la vie des centaines de fois. Il était difficile d'ignorer à quel point la main d'Elika se fondait parfaitement dans la sienne, à quel point il lui était facile de l'atteindre lorsqu'il avait besoin d'un nouvel élan au beau milieu d'un saut à se rompre le cou, à quel point ses mains à elle cherchaient avidement les siennes quand elle avait besoin d'aide. Il n'avait jamais combattu avec quelqu'un qui s'en remettait si totalement à lui pour être protégé, pas plus qu'il n'avait rencontré quiconque sur qui il puisse autant s'appuyer. Ils travaillaient en symbiose, ainsi qu'en témoignait les cadavres des demi-dieux derrière eux.

Ce n'était pas le genre de lien auquel vous tourniez le dos facilement. Pas même si votre partenaire gardait certaines choses pour elle, comme par exemple sa mort imminente et inévitable. Sans parler du fait que ladite partenaire était belle, intelligente, impertinente, et qu'en plus, elle pouvait voler. Il doutait fort, s'il s'en allait maintenant, de pouvoir trouver qui que ce soit qui pourrait soutenir la comparaison avec elle.

C'est pourquoi, bien que son bon sens et sa prudence de voleur lui murmurât de fuir sans se retourner, son âme d'aventurier lui hurlait que c'était ce qu'il avait attendu toute sa vie. La chose. La grande aventure, le frisson ultime ; sauver le monde, secourir une princesse, voler les riches. L'image était presque parfaite, sauf qu'il n'y avait pas d'or en vue. Mais il était raisonnablement optimiste quant à l'idée que, quelque part en chemin, de considérables sommes d’argent feraient leur apparition. C'était toujours le cas, si l'on se montrait suffisamment persévérant.

Le cours de ses pensées fut interrompu par la Princesse qui murmura d'une voix peu amène :

« Arrête de me dévisager. Je peux sentir ton regard me brûler. » Le Prince dut ravaler la réplique évidente sur l'attraction brûlante qu'elle exerçait, et au lieu de cela, demanda gentiment :

« Tu as bien dormi ? »

Elle battit des cils, et s'étira comme un chat, sans imaginer à quel point le mouvement mettait en valeur ses courbes féminines.

« Disons que j'ai dormi, et restons-en là. » Elle s'assit et tenta de lisser désespérément sa tunique froissée, puis renonça rapidement avec un soupir de frustration. « Est-ce qu’on a un quelconque petit déjeuner ? »

« Le même qu'hier, mais un peu plus sec. » Se levant, il balaya longuement les alentours du regard, et tout en marchant pour aller chercher les vivres, il remarqua : « On dirait que la corruption ne nous a pas englouti pendant la nuit. »

« Ça t'inquiétait ? »

« Ça m'a traversé l'esprit, oui. »

« Je n'y avais même pas pensé. Nous aurions du continuer à avancer. »

« Tu étais trop fatiguée pour bouger. Nous avions besoin de repos. »

« Mais ... »

« Tu dois apprendre à saisir les opportunités, Elika. J'étais raisonnablement certain que nous serions toujours en vie aux premières lueurs de l'aube. »

« Raisonnablement certain ? » Dans sa voix, perçait le même ton incrédule qui devenait habituel dans leurs conversations.

« Suffisamment certain pour laisser le destin du monde reposer sur cette hypothèse. »

« Je n'aurais pas osé faire le test. »

« C'est pour ça que je ne t'ai rien dit. »

« Tu n'avais pas le droit de prendre une décision pareille. »

« Pas plus que tu n'a le droit de me commander. » Ils se tenaient face à face, elle les poings serrés, lui laissant errer inconsciemment la paume de sa main sur la garde de son épée.

« Je suis une princesse ! »

« Mais pas la mienne ! » dit il exaspéré. Avant qu'elle ne s'offense, il leva la main et continua d'un ton apaisant :

« Écoute, il faut vraiment travailler sur notre communication. Ça ne nous mènera nulle part de nous disputer sans arrêt. Nous avons besoin l'un de l'autre. Tu as besoin de mon épée, de mes contacts, et il faut l'admettre, de mon argent, parce que personne ne t'aidera simplement pour la pureté de ton cœur et la justesse de ta cause. » Elle réfléchit attentivement à cela l'espace d'un instant.

« Et tu as besoin de ma magie et de ma connaissance de l'ennemi. »

« Exactement. Alors qu'est-ce que tu dirais d'arrêter nos conneries et de cesser de prendre des décisions dans le dos l'un de l'autre, qui pourraient condamner le monde ? »

« Je jouerai le jeu si tu le joues aussi », dit-elle. A dire vrai, il s'attendait à davantage de résistance.

« Princesse, si tu as l'intention de me doubler, je te préviens ... »

« Tu ne me fais pas confiance ? Alors là, c'est la meilleure ! » s'écria t-elle indignée

« Excuse moi, mais dans l'immédiat, si nous nous retrouvons dans ce bordel, c'est bien parce que tu as, comme par hasard, oublié de préciser que tu allais, je ne sais pas, mourir une fois que nous aurions mis Ahriman derrière les barreaux ! »

« Oh, alors tout est de ma faute, maintenant ? » Le Prince sentait que le contrôle de la situation lui échappait rapidement. Il voulait mettre un terme à ce genre dispute, au lieu de tout recommencer depuis le début. Cela commençait à devenir fatiguant de refaire sans cesse la même course d'obstacle.

« Je dis simplement qu'à partir de maintenant, il faut essayer de prendre les décisions en équipe. Nous avons un dieu à tuer, et nous n'y arriverons pas si nous ne sommes pas capables de passer cinq minutes ensemble sans nous battre. » Comme toujours, l'évocation de son devoir poussa Elika à reconsidérer la situation. Elle ravala sa colère, et continua même sur un ton poli.

« Tu as raison et je te prie de m'excuser. Il y a des choses plus importantes que les querelles. »

Il s'avança délibérément d'un demi-pas et se rapprocha dangereusement d'Elika. Elle refusa de se retrancher derrière une distance de sécurité. La voix du Prince s'adoucit jusqu'à n'être plus qu'un murmure.

« C'est vrai. Mais est-ce que je peux te confier ma vie ? Elika, est-ce que je peux te faire confiance ? » Il n'avait pas besoin d'ajouter : « Est-ce que tu m’abandonneras encore ? »

« J'aimerais dire oui … Vraiment. Mais les enjeux sont trop élevés. » Sa franchise simple et brutale le déstabilisa.

« Est-ce que tu peux au moins me promettre qu'avant de faire quelque chose d'effroyablement noble et stupide, tu me préviendra à l'avance ? »

« Tu m'arrêteras, si je le fais ? »

« J'essaierai de t'en dissuader. Il y a d’autres moyens que la défaite pour remporter la victoire. »

« Il n'y a pas de réponse toute faite à chaque question, tu sais. »

« Tu ne le sauras jamais si tu fonce toujours tête baissée vers le danger. Je n'ai pas encore rencontré d'ennemi qu’on ne puisse amener par la ruse à se saborder lui-même. »

« Supposons qu'on fasse d'abord les choses à ta façon. Laisse-moi te poser la même question en retour. Et si ça ne marche pas ? Et si nous devons emprunter le chemin difficile au lieu du facile ? Est-ce que tu peux me promettre que, si je te le demande, tu t'en iras ? J'ai fait un choix, et tu l'as défait pour moi, condamnant tout le monde par la même occasion. Si nous devons travailler ensemble, j'ai besoin d'être sure que le monde passe en priorité, et que tout le reste est secondaire. » Il prit sa main dans la sienne, et elle s'avança involontairement d'un pas de plus, les amenant tous deux pratiquement l'un contre l'autre. Elle du renverser la nuque pour le regarder dans les yeux, alors qu'ils se tenaient près des restes du petit déjeuner oublié, auréolés par le soleil levant, le désert aride en toile de fond. 

« Tu as ma parole, dit-il solennellement. Le monde passe en priorité. Aussi longtemps que tu assumeras ta part du marché, j'assumerai la mienne. »

L'air se fit lourd avec le silence. Elle était pleinement consciente de la proximité qu'ils avaient atteinte, elle sentait la chaleur qui émanait de lui à travers les vêtements légers qu'elle portait, et l'intensité de ses yeux bleus étincelants qui plongeaient dans les siens formait des nœuds serrés dans son estomac. Elle avala sa salive, la gorge sèche, et ses yeux commencèrent à se fermer, presque par magie.

Le Prince sentit sa faiblesse et se tint sur le bord lisse du précipice aussi longtemps qu'il le put, se contentant de fixer la créature surnaturelle entre ses mains. Quand le besoin de l'embrasser devint quasiment insupportable, il coupa court, et recula d'un pas vacillant. Tous deux ressentirent la perte de contact comme un choc physique, et la même pensée leur traversa l'esprit, bien que différemment formulée ; « Ohrmazd, aide-moi, dans quoi est-ce que je m'embarque ? »

S’évitant du regard, mais s'observant à la dérobée, ils empaquetèrent le peu qu'ils avaient, et attachèrent les sacs remplis de trésors sur le dos de Farah. Le Prince replia le dessus de lit en un ballot ordonné, puis commença à enfiler son gantelet.

« Tu portes toujours cette chose ? » demanda Elika, la voix toujours un peu enrouée. Le Prince se contenta de relever les yeux et de hausser les épaules.

« Il m'a sauvé la vie à maintes reprises, aussi bien en tant qu'outil qu'en tant qu'arme. Il y a assez peu d'adversaires qui s'attendent à ce tu empoignes leur épée. » Ils retombaient dans plaisanteries faciles habituelles, alors qu'ils se mettaient en route pour leur périple du jour.

« J’en prends bonne note. »

« Et généralement, il est un poil tard pour commencer à enfiler une armure une fois que tu es encerclée. »

« J’en prends bonne note aussi. Il faut qu'on me trouve une épée » dit-elle à brûle-pourpoint.

« Est-ce que tu sais t'en servir, au moins ? » Il arborait une expression d'incrédulité polie, de celles qui assurément faisaient réagir Elika.

« Je n'ai probablement pas ton talent, mais je suis une escrimeuse plutôt efficace, merci. »

« Peu de princesses que je connais ont à la fois les tripes et la volonté de subir ce genre d'entraînement. Tu te préparais déjà à l'inévitable libération d'Ahriman, ou quoi ? »

« Il n'a y avait pas grand chose à faire dans la Cité, et Père me laissait gérer moi-même mon éducation. Alors quand j'ai voulu apprendre l'escrime, je l'ai fait. D'ailleurs, combien de princesses est-ce que tu connais au juste, pour te prétendre un tel expert ? »

Ignorant sa question, il lui demanda : « Mais tu as toujours ta magie, non ? »Elle le gratifia d'un regard désobligeant.

« Il pourrait y avoir des situations dans lesquelles je devrais éviter de l'utiliser. On raconte qu'une détentrice de la Lumière peut laisser derrière elle un sillage d’un mille de long que n'importe qui pourrait suivre. Par ailleurs, c'est toujours une mauvaise idée de mettre tous ses œufs dans le même panier. »

« Je vois que ton esprit vif ne te sert pas seulement à m'envoyer des piques. »

« Il y a beaucoup de choses en ce qui me concerne que tu ignores, Prince des Voleurs. »

« Du genre ? Et appelle-moi Shabhaz, nous devons nous imprégner de nos rôles, Nastaran. »

« Tss, tss, et pourquoi je devrais te révéler tous mes petits secrets ? Ça détruirait ma mystérieuse mais non moins affriolante aura. » Elle même émit un rire chevalin en terminant sa phrase, et le Prince éclata de rire à son tour. Il restait fasciné par cette jeune femme qui pouvait si facilement passer du sérieux absolu à la plaisanterie facile.

« Belle ? Oui. Magique ? Sans aucun doute. Intelligente, impertinente, et vive à la détente ? Certainement ! Mais mystérieuse ? Non. Ne te berce pas d’illusions, la seule aura que tu pourrais avoir est celle d’un corps crasseux. »

« Ça te va bien de dire ça, monsieur je-ne-quitte-pas-mes-écharpes-du-matin-au-soir. »

« J'en ai besoin pour cacher les horribles blessures de guerre qui me défigurent. »

« Oh, désolée, je ne sav... » Puis voyant son expression amusée, elle s'interrompit. « Tu te fiches de moi, hein ? Je suis vraiment très, très étonnée que personne ne t'ait encore balancé par dessus bord lors de tes voyages en mer. »

Il se contenta de rire et secoua la tête.

« Tu n'acceptes pas facilement la défaite, hein ? » lui demanda t-il.

« Je n'ai jamais eu à le faire. »

« Il va falloir t'habituer à l'idée que les choses n’iront pas toujours dans ton sens dans le monde réel, Princesse. Parfois il est plus facile de courber l'échine et d'éviter la confrontation. Tiens, à propos, veux-tu être ma femme ? »

Elle fit un faux pas, et manqua de s'étaler de tout son long, puis se retourna, vive comme l'éclair.

« Je te demande pardon ? »

« Ou ma sœur ? » Il affronta son regard meurtrier avec un petit sourire narquois, et elle compris qu'il faisait allusion à leur couverture.

« Je préfère jouer le rôle de ta sœur, si j'ai le choix. D'ailleurs, tu n'es pas déjà marié à Farah ? »

« Tu ne me lâcheras jamais avec ça, hein ? »

« Pas avant un bout de temps. »

« Donc, si tu es ma sœur, avec un peu de travail, nous pourrions te vendre à quelqu'un de suffisamment riche, et une fois que tu auras repéré les lieux, je pourrais me glisser dans la maison durant la nuit, et nous pourrions soulager … » Ses mots moururent lentement dans sa gorge lorsqu'il vit son regard furibond. « OK, on va dire femme, alors.” »

« C'est vraiment comme ça que ton esprit fonctionne ? Tu ne vois les autres que comme des tas d’argent potentiels? »

« Ne sois pas si catégorique dans les jugements que tu portes sur moi, Princesse, tout le monde n'a pas à sa disposition de la nourriture bien chaude et un lit douillet. Tu n'as que ce que tu gagnes par toi-même, et ce que tu peux protéger des autres. »

« Quel âge avais-tu lorsque tes parents … ? »

« J'avais cinq ans lorsqu'ils ont été tués. Mon oncle a fait de son mieux pour m'élever, mais les temps étaient durs, et il n’avait que peu de temps pour s'occuper d'un enfant. »

« Ça n'a pas du être facile. »

« J'ai appris rapidement les leçons essentielles de la vie. Certains sont des “nantis” et d'autres des “miséreux”. »

« C'est pour ça que tu as fini par devenir un voleur ? »

« Je n'ai jamais été un gamin des rues, si c'est ce que tu veux savoir, ni un pickpocket. Mais j'étais fauché et la vie a toujours été chère à Babylone. Et plumer un riche marchand au jeu avec des dés pipés rapporte plus vite que d'être son garde du corps. » Il parlait d'une voix monocorde, évitant son regard.

« Pourquoi ai-je l'impression que tu ne me dis pas tout ? »

Il se contenta de hausser les épaules.

« Le passé est le passé, et ça ne sert pas à grand chose de s'étendre la-dessus. » Reconnaissant son expression crispée, Elika abandonna l'interrogatoire ; il ne dirait rien de plus sur lui tant qu'il ne serait pas prêt.

« Tu as grandi à Babylone ? C'était comment ? »

« C’a été mon foyer, pendant un temps. Les autochtones l'appellent la Putain du Monde, et ils ont raison. Elle est belle, sublime, mais pourrie jusqu'à la moelle, et s'empare de tes biens, de ta raison et de ta vie si tu n'y prends pas garde. »

« Dis-m’en plus. J'ai lu qu'il y avait des temples dédiés à un millier de dieux. »

« Tu peux trouver de toutes sortes de gens à Babylone, des Egyptiens couleur de bronze avec leurs perruques et leurs gardes du corps noir d'ébène, aux cavaliers du nord en manteaux de fourrure, des marchands d'huile grecs, qui disent que l'amour véritable ne peut exister qu'entre hommes, aux vendeurs d'ivoire indiens qui déterminent la richesse en fonction du nombre d'épouses, en passant par les hommes à la peau jaune et aux lèvres pincées de l'Empire de Jade qui vénèrent des dieux dragons et échangent la soie contre son poids en or. » Les yeux d'Elika s'écarquillaient tandis qu'il lui parlait de la route de la procession qui menait au temple d'Ishtar, couvert du vernis bleu le plus brillant, où des lions d’or surveillaient ceux qui voulaient rendre visite à la déesse de l’amour et de la guerre. Il lui parla du bazar où les marchands d’innombrables empires se rencontraient et échangeaient leurs marchandises, s’interpellaient dans de nombreux langages, et concluaient leurs affaires dans une centaine de monnaies différentes. Il partagea avec elle ses souvenirs des grandes fêtes où les temples les plus riches n'avaient de cesse de se surpasser les un les autres dans le spectaculaire.

Mais il n'évoqua pas le marché aux esclaves, et ce qui arrivait à ceux qui étaient trop faibles ou trop souffrants pour être vendus, pas plus qu'il ne parla des pauvres et des malades qui erraient dans les rues, des catins qui vendaient leur corps pour quelques morceaux de nourriture, des rituels obscurs qui se déroulaient lors de la nouvelle lune durant lesquels des prêtres masqués prenaient le cœur encore battant d'un étranger et buvaient son sang pour gagner les faveurs de leurs dieux.

Il faudrait bien lui parler aussi de ces histoires, afin qu'elle ne finisse pas du mauvais côté d'un couteau sacrificiel, mais il n'avait pas le cœur d'éteindre la flamme d'excitation qui dansait dans ses yeux.

« On dirait une chatte curieuse, pensa t-il, si fière de ses griffes, et à mille lieues de se douter que des chiens la guettent, tapis dans les venelles de la grande ville. » Puis il se souvint des serpents blancs et chauds porteurs de mort qui se précipitaient vers lui. « Ou peut être que c’est une tigresse, et l’association des deux ne va pas tarder à apprendre que tout ce qui fait ‘miaou’ dans le noir n'est pas forcément le diner. »

Mais même le tigre pouvait être jeté à terre par des chiens enragés. Sa main trouva inconsciemment la garde de son épée. Ce serait à lui de la protéger dans la plus dangereuse de toutes les jungles.

« Et Ohrmazd ?» Elle interrompit son récit. « Est-ce qu'on le vénère, là-bas ? Est-ce que nous avons quelqu'un vers qui nous tourner ? »

« Je crains que non, Nastaran. Ahriman n'est que l'un des nombreux démons avec lesquels on effraie les enfants qui ne mangent pas leur soupe. Pas un dieu maléfique emprisonné qui menace le monde entier, simplement un nom inventé pour le monstre sous le lit. »

« Et Ohrmazd ? »

« J'ai déjà entendu son nom par hasard, mais je crois que très peu de gens le connaissent. Ni temple, ni prêtres, ni fêtes, ni adeptes. Il devrait y en avoir ? »

« Je … ne sais pas. C'est le Dieu de la Lumière ! On devrait le vénérer dans le monde entier ! »

« La foi est un business, Princesse. Si ta religion ne peut pas nourrir les pauvres, n'instaure pas de fêtes sanglantes ou charnelles, elle ne fera pas la différence. La compétition est rude de nos jours. Chaque panthéon de chaque empire tente de gagner des fidèles à sa cause. »

« Mais, mais, c’est un vrai dieu ! » Il était difficile de dire si elle était choquée ou plus outragée encore.

« Quelle importance ? C'était quand la dernière fois que ton dieu s'est manifesté ? »

« Hier », dit-elle d'un ton acerbe.

« Et avant ça ? Rien pendant des centaines d'années. Pas étonnant que ton empire soit tombé en ruines. Tu ne pourrais pas faire grand chose pour convaincre un adepte d'Ishtar de retourner sa veste pour prier ton dieu. »

« Il protège le monde d'Ahriman ! » Elle criait presque, en proie à une profonde frustration face à son obstination. « Tu le sais bien ! »

« Je le sais. Mais combien d'autres le savent ? Vous avez envoyé des missionnaires pour prêcher en son nom et enseigner son histoire ? »

« Nous devions rester cachés du monde. »

« Et tu t'étonnes qu'on vous ait oubliés ? »

Elle se mura dans un silence buté.

« Elika, est-ce qu'Ohrmadz a besoin d’adeptes ? »

« Je ne comprends pas ta question. »

« Est-ce qu'il s'affaiblit si personne ne le prie ? Est-ce que les sacrifices le rendent plus fort ? » Elle parut authentiquement perplexe.

« Bien sûr que non. C'est un dieu. » Elle se mordit la lèvre et réfléchit un instant. « Ou du moins, je ne crois pas. »

« Alors pourquoi te préoccuper de savoir si on le vénère ou non ? » La question la surprit sincèrement.

« Parce que qu’il devrait l’être ! Il a sauvé le monde et c'est son pouvoir qui a maintenu Ahriman enchaîné pendant un millier d'années ! » Le Prince lui fut reconnaissant d'avoir diplomatiquement omis de rappeler qui l'avait libéré de ses chaînes et quand. C'était une discussion qu'il avait eu de trop nombreuses fois.

« Je vois où tu veux en venir, mais personne ne connaît ses actes. Il faudrait savoir ce que tu veux une bonne fois pour toutes. Le secret ou la reconnaissance universelle ? Parce qu'ils s'excluent l'un l'autre, d’une certaine façon. »

« C'est juste que … c'est frustrant d'entendre parler tout le temps de faux dieux et d'idoles vides, et pas un mot sur le protecteur du monde ... »

« Comment sais-tu qu'il n'existe pas de vallées oubliées où le pouvoir d'Ishtar est vivant ? Pas de pics où tonne encore la voix de Marduk ? Qui sait ce qui se passe sur le Mont Olympe ? Pour quelqu'un à qui les éclairs obéissent au doigt et à l'œil , je trouve que tu enterres les miracles un peu vite. »

« Tu penses vraiment ce que tu dis, ou tu lances simplement des polémiques pour me blesser ? » demanda t-elle, et il se contenta de hausser les épaules

« Un petit peu des deux, je pense. Il y a une semaine, je n'aurais jamais imaginé défendre ce genre de position, mais … » Il laissa sa phrase en suspens. Elle acquiesça à contrecœur.

« Il y a peut être d'autre dieux là-haut… Le monde est vaste. »

« Que dit Ohrmadz au sujet des autres dieux ? »

« Pas grand chose. Nous étions les gardiens de l'Arbre de Vie, pas ses prêtres. Nous étions supposés assurer la sécurité et la santé des Terres Fertile, nous n'étions pas supposés laisser Ahriman sortir, ou permettre à qui que ce soit de le faire. Et nous avons lamentablement échoués à tous les niveaux, ce que j'aurais cru impossible auparavant. »

« La doctrine n'était pas son fort, on dirait ? Les dieux populaires sont habituellement plutôt clairs sur ce qu'on est censé faire et ne pas faire, de même que sur les récompenses et les punitions. Si tu sacrifies une carotte à ton dieu, tu auras un millier de carottes dans l'au-delà. Si tu as des relations avec un mouton qui dépassent le strict cadre professionnel, on t'arrachera les yeux dans ce monde, et des taureaux bien montés te rendront la monnaie de ta pièce au centuple, une fois dans l'autre.

« Huh » Elle frissonna ostensiblement. Même si elle manquait d'expérience à titre personnel, elle pouvait aisément se représenter la scène. Beaucoup trop aisément. Elle secoua la tête pour tenter de chasser cette image de son esprit.

« Exactement. Les clients, pardon, les croyants, ont besoin d'un ensemble de règles qu'ils peuvent suivre facilement, mais pas trop facilement non plus, parce que sinon ils se sentent floués. De la même façon, il est important de ne pas dépasser certaines limites en matière de punition. Sortir les taureaux pour punir un meurtre, ça va, mais pour maudire, tu as besoin de quelque chose de plus tranquille, sinon les gens iront à la concurrence. »

« Est-ce que les dieux ne sont pas censés transmettre leurs propres commandements ? » demanda t-elle, un sourire affleurant au coin de ses lèvres, tandis qu'elle écoutait le monologue du Prince sur la création d'une religion à succès. Ignorant sa question, il continua.

« Et tu as besoin de quelque chose pour appâter toute la famille. Peut être une déesse de la fertilité pour les femmes, de façon à ce qu'elles puissent bavarder entre elles et créer des rituels ultra secrets où elles pourront se sentir importantes, des vêtements de cérémonies ostentatoires pour les gamins, qui permettront d’attirer sur eux toute l’attention, de sorte que lorsqu'ils deviendront pères, ils puissent espérer reproduire les mêmes rituels avec leurs propres fils. » Frappé par une idée soudaine, il se tourna vers Elika.

« Dis donc, ca ne t'intéresserait pas de fonder une religion au nom d'Ohrmadz, quand on en aura fini avec cette histoire ? Avec ta magie, on pourrait facilement surpasser le culte de Marduk en une décennie. On pourrait en faire le saint patron de Babylone, et tu aurais tous les adorateurs dont tu as besoin ! » s'exclama t-il fièrement. Elika le regarda, une expression agréablement surprise sur son visage, que la peine et la colère envahirent, lorsqu'il ajouta : « Là, on pourrait vraiment commencer à se gaver de tunes »

« Est-ce que tu ramènes toujours tout à l'argent, comme ça ? » Voyant qu'il avait vraiment dépassé les bornes en tournant ses croyances en ridicule, il s'excusa rapidement.

« Excuse-moi, Elika, c’était une blague de mauvais goût. » Elle se tourna, les épaules rentrées. Il posa délicatement sa main gantée sur son épaule.

« Je suis vraiment désolé », dit il d’un ton d’excuse sincère. Lorsqu’elle se retourna d’un coup et le poussa vigoureusement, il fut totalement pris au dépourvu. Cherchant son équilibre, il tomba sur le sol au ralenti. Il tenta d’attraper Elika pour l’entraîner dans sa chute, mais elle se déplaça hors de sa portée avec aisance. Il atterrit avec un bruit sourd et leva les yeux vers elle, interdit, la regardant rire à ses dépens.

« Tu m'as eu, espèce de garce, mais j'imagine que je l'avais bien cherché. » Tandis qu'elle manifestait son approbation avec enthousiasme, il tendit sa main gantée d’un geste silencieux pour qu’elle l’aide à se relever. Voyant cela, Elika secoua la tête et dit :

« Oh non, tu ne m’auras pas comme ça. »

« Il fallait bien que j'essaie », dit-il en se relevant

Alors qu’ils reprenaient leur voyage vers le nord ouest, Elika voulut clarifier la situation :

« Écoute, je ne suis pas en sucre. Je sais bien que je ne suis pas toujours d'une compagnie des plus agréables, mais tu n’as pas besoin de me ménager. »

« Tu viens de mourir, Elika. Deux fois », dit-il, la voix soudain dépourvue d'espièglerie. « Je ne sais pas combien de temps tu peux encore tenir sans faire de pause. »

« Je vais bien. Je t'assure. » Il la regarda, haussant les sourcils.

« D'accord, en fait, je suis assoiffée. Je peux avoir de l'eau, s'il te plait ? Toute cette discussion sur les dieux m'a donné soif.

Il alla récupérer une outre sur Farah et la lui tendit.

« Tu devrais prendre ça plus au sérieux. Tu en as pas mal bavé, et il y a une limite à ce que même toi, tu peux encaisser avant de partir en vrille. »

« Je vais bien. » Elle appuya sur le mot bien, et son regard furibond signifiait clairement que le sujet était clos.

« Elika, tu ne peux pas faire comme si de rien n’était et que tout allait pour le mieux. Sinon, tu t'effondreras au plus mauvais moment. »

« Je. Vais. Bien. » Elle avait presque sifflé les mots, ses yeux se rétrécissant jusqu’à devenir des fentes.

Le Prince eut le bon sens de laisser tomber, mais non sans avoir le dernier mot.

« C’est bon. Fais comme tu veux pour l'instant. Mais on n'en a pas fini. » Elle émit un “hrmph” et repris sa marche d’un pas déterminé en direction de la route des caravanes.

« Princesse ? » demanda t-il d'une voix tranquillement amusée.

« Quoi ? » Elle fit volte-face, prête à tuer.

« Je peux récupérer l'outre, ou tu as l'intention de la porter jusqu'à Ankuwa ? »

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