Troisième Chance

Chapitre 2 : La fin d'un monde

Catégorie: T

Dernière mise à jour 08/11/2016 16:07

 

Chapître 2 - La fin d'un monde


 

« Pourquoi ? »

« Parce que nous n'avons gagné qu'une bataille, et que finalement, nous aurions perdu la guerre. Parce que, lorsque tu m'as laissé – et ne t’imagines pas un instant que je t'ai pardonné ça – tu m'as abandonné avec un royaume entier, et un dieu maléfique emprisonné sous mes pieds. » Il s'échauffait, il était clair que c'était un discours qu'il avait préparé depuis un moment.

« Que croyais-tu qu'il arriverait ? Qu'à moi seul, j'aurais réparé ces tours délabrées, que j'aurais empêché les Terres Fertiles de tomber mille pieds plus bas et de se fracasser ? Et que plus important encore, à moi seul, j'aurais été supposé éloigner tous ceux qu’Ahriman aurait attirés là pour le libérer ? »

Toujours assis à quelques pouces de distance l'un de l'autre, elle ouvrit la bouche pour protester mais le contact lisse de sa main gantée sur ses lèvres la réduisit au silence. Tous deux furent surpris qu'elle ne réagisse pas plus violemment à son contact. Il ne cessait de s'émerveiller de cette bonne fortune, mais continua néanmoins son discours.

« Juste une bande de brigands qui se serait aventuré trop loin dans le désert. C'est tout ce qu'il aurait fallu à Ahriman pour être libre. Toi morte, il ne serait plus resté personne en ce bas monde qui ait la moindre idée de la manière de gérer la situation.»

« Et ta solution était de le libérer toi-même ? » Sa voix était dépourvue de colère et semblait presque amusée.

« Je me suis assis là, à l'ombre de ce fichu gros arbre que tes gars vénéraient, et une seule idée ne cessait de me tarauder encore et encore. Qui parmi les divins m'avait traîné ici, avec les tempêtes de sable et les ânes perdus ? Si c'était Ahriman, c'était carrément stupide de sa part. Je veux dire qu'il était déjà à moitié libre lorsque je suis arrivé, et que sans moi, tu n'avais aucun moyen de l'emprisonner toute seule, Princesse. » Elle ouvrit la bouche pour protester par réflexe, mais un simple regard de sa part la fit taire.

« Et si ce n'était pas Ahriman, mais Ohrmazd ? Je me suis demandé ce qu'il pouvait bien me vouloir. Enfermer Ahriman était au mieux une solution provisoire, et je ne crois pas que le Dieu de la Lumière soit fan de patchwork. »

« Blasphème à part, permets-moi de te redemander comment, finalement, tu en es venu à cette conclusion lumineuse qu'il fallait le laisser partir ? »

« Il était déjà libre, et s’il ne l’avait pas été maintenant, il l'aurait été dans quelques dizaines d'années. C'est un dieu, et en tant que tel, il est immortel. Mais en le laissant partir selon nos conditions, nous avons peut-être une chance de le combattre. »

« Une chance de le combattre ? De quoi parles-tu ? C'est un dieu ! » Sa colère montait rapidement. Son “explication” n'était rien d'autre qu'une justification pour … elle ne savait même pas pourquoi, et elle doutait que lui-même sache.

« Et alors ? Il a déjà été vaincu une fois, cela peut se reproduire ! »

« Uniquement grâce à l'intervention directe d'Ohrmadz lui-même ! »

« Et bien le voilà, notre plan ! »

« Un plan ? Quel plan ? »

« Trouver Ohrmazd, et lui faire enfermer son frère de façon un peu plus définitive cette fois. »

Elle se mit à rire, d'une manière presque hystérique.

« Trouver Ohrmadz ? C'est ça, ton plan génial ? Trouver un dieu qui nous a abandonné il y a un millier d'années ? C'est pour cette raison que tu as livré le monde en pâture à un monstre ? »

« Quel autre choix avons-nous ? Laisser Ahriman s'emparer du monde ? »

« Excuse-moi, mais ce n'est pas moi qui ai relâché un dieu maléfique ! »

« Il était libre, quoi qu'il arrive. C'était seulement une question de temps. Au moins, de cette façon, il est libre selon nos conditions. » Entendant le terme “conditions” pour la seconde fois, elle fronça les sourcils, en proie à un doute funeste.

« Des ''conditions'' ? Tu as conclu un marché avec lui, c'est ça ? »

« Évidemment ! » s'exclama t-il fièrement. « Et un plutôt pas mal, tu peux me croire ! »

Le ton défensif avait soudain disparu de sa voix.

« Tu as vendu ton âme à Ahriman pour moi. » Ce n'était pas une question.

« Ne t'emballes pas, Princesse, je ne suis pas stupide à ce point. J'ai tiré les enseignements des erreurs de ton père. Je n'ai vendu que mes anciens services, et j'en ai obtenu un très bon prix. »

« Tu. As. Conclu. Un. Marché. Avec. Ahriman » dit-elle, la colère montant à nouveau en elle.

« J'étais à court d'options. Alors oui, j'ai doublé un dieu, et je suis parti avec le sourire. Inutile d'en faire tout un plat, vraiment. »

« Doublé ? » demanda t-elle, incrédule.

« J'ai du … lui expliquer que nous n'avions aucunement l'intention de nous mettre en travers de son chemin, lorsqu'il reviendrait. J'ai simplement demandé deux ou trois petites choses triviales pour nous permettre de vivre le restant de nos jours dans une relative tranquilité. »

« Du genre ? »

« Oh, je ne sais pas … Du genre, aucune créature d'Ahriman ne nous chassera plus à partir de maintenant... Ou un âne chargé d'or, suffisamment pour deux ou trois vies. Et hmm … il y avait autre chose … Ah oui, ta VIE, inutile de me remercier pour ça d'ailleurs. » Il avait dit cela, manifestement fier de lui, les yeux pétillants, et son petit sourire moqueur caractéristique flottant au coin de sa bouche. Emprisonner un dieu maléfique, puis le piéger, le tout dans la même journée, était plutôt pas mal, même pour lui.

« Personne ne nous poursuivra ? »

« Non. Nous sommes libres de courir vers le coin le plus reculé de la Terre et de nous y cacher, tremblant de peur … ou bien nous pouvons aller chercher Ohrmazd et trouver un moyen de détruire Ahriman. »

« Comment sais-tu qu'il tiendra parole ? Comment peux-tu lui faire confiance ? Comment oses-tu lui faire confiance ? »

« Je pense qu'il doit tenir parole … Tu te souviens de ce que tu m'as dit à propos du Roi ? Que même après qu'il se soit vendu à Ahriman, son peuple est resté libre ? Je pense qu'il est lié à sa parole. Les vieilles légendes sont truffées de trucs de ce genre, et je me suis dit que, nom de dieu, ça pourrait marcher ! »

« Et tu as tout risqué sur une intuition ? » demanda t-elle stupéfaite. Elle ne pouvait tout simplement pas croire que quiconque oserait prendre un tel risque.

« Hé, ça a marché ! Nous sommes vivants, non ? » Si les regards pouvaient tuer, le Prince fût passé de vie à trépas dans l’instant. « Écoute, c'était un risque, mais un risque calculé. Et apparemment, j'avais raison. Alors tu peux laisser tomber ton regard meurtrier. S'il l'avait pu, il nous aurait aplatis comme une crêpe, et nous sommes toujours là, en train de parler. » Elle se leva d'un mouvement fluide, et leva les mains au ciel, en proie à une profonde frustration.

« Je n'arrive pas à le croire. Je n'arrive tout simplement pas à croire que quelqu'un puisse être a ce point si irresponsable, énervant, si … si... totalement stupide ! »

Toujours assis, appuyé sur la main qui portait le gantelet, il releva les yeux vers elle.

« Elika, j'étais supposé faire quoi ? »

« Je ne sais pas ! Tout sauf libérer un dieu que j'ai emprisonné en sacrifiant ma vie ! »

« Tu croies sincèrement que personne ne serait venu le libérer dans une décennie ou deux ? » demanda t-il tranquillement.

« Je n'en sais rien ! Je n'en sais strictement rien, d'accord ? » Se levant et franchissant la distance entre eux, il posa sa main gantée sur son épaule.

« Nous surmonterons ça, je te le promets. Nous l'avons vaincu une fois, nous le pouvons encore. D'accord ? »

« Comment ? ? »

« Nous trouverons bien. Mais je suis sûr d'une chose. ''Les vilains enfants emportés par le croque-mitaine'' est une chose que je ne permettrai plus. »

Elle parvint a sourire à moitié, se souvenant de sa propre remarque désinvolte. Prenant une profonde inspiration, elle évalua les options, l'espace d'un instant. Son raisonnement était sensé, bien qu'il fût perverti par son égoïsme coutumier, et il n'était à l'évidence pas corrompu, puisqu'il était immunisé contre le pouvoir d'Ohrmazd. Les jeux étaient faits, et une fois encore, elle n'avait pas le choix.

Soupirant d'un air las, elle demanda :

« Par où commence t-on ? »

« En fait, j'espérais que tu pourrais nous indiquer la direction probable du Dieu de la Lumière ? Tu ne peux pas agiter ta main ou quelque chose du genre ? »

« Ça ne fonctionne pas comme ça. »

« Tu as fait allusion à d'autres terres fertiles au-delà de la cité ... »

« Et personne ne sait où elles se trouvent. »

« Personne ? Tu es sûre ? »

« Peut-être les érudits de Ninive, on les accueillait souvent comme des invités de marque dans la Cité de la Lumière ... »

« Ninive ? Tu veux dire la Ninive qui fut conquise il y a vingt ans par les Assyriens, réduite en cendres, et où toute âme qui vivait en ses murs fut passée au fil de l'épée ? »

« A moins qu'il n'existe une autre Ninive ? »

« Eh bien ! Ton peuple était manifestement déconnecté du monde ! »

« OK, alors Monsieur-Je-Sais-Tout, où devons-nous aller ? »

« Direction Babylone. Tu peux tout acheter à Babylone. Du vin, des femmes ... »

« Et des tapis épais, je sais », l'interrompit-elle.

« Et encore plus important, tu peux acheter du savoir là-bas, et c'est ce dont nous avons besoin. Mais si tu as une meilleure idée, je suis ouvert à toutes suggestions. Tu es l'élue d'Ohrmazd après tout. Il réfléchit un instant. Tu es toujours l'élue d'Ohrmazd, non ? Je veux dire, tu peux toujours faire tous tes trucs magiques ? » Ce fut au tour d'Elika de paraître incertaine.

« Écoute, je ne sais vraiment pas grand chose à propos de ce que tu appelles de manière si éloquente les “trucs magiques”. Il existait des textes sur les meilleurs techniques pour manier la Lumière, et même certains … exercices, mais rien sur ce qu'elle est vraiment, en dehors du fait qu'elle est issue d'Ohrmadz lui même. C'est comme si tu allais dans une bibliothèque : tu pourrais trouver des livres sur la façon d'élever un cheval, comment fabriquer la sellerie, mais rien sur ce qu'est le cheval, et à ce à quoi il sert généralement. »

« A propos de ces textes, commença le Prince, non sans hésitation, ils nous seraient carrément utiles, s'il étaient toujours dans le coin. »

« Tu peux toujours retourner vérifier. » Derrière eux, elle désignait la colonne d'obscurité tourbillonnante qui s'élevait de sa terre natale.

« Je suppose que tu ne dois pas te souvenir de grand chose. » Elle secoua la tête.

« Je n'aurai jamais imaginé que je serai celui qui voudrait les réutiliser. »

Le silence s'installa entre eux. Se tenant juste après la lisière de la vallée, ils se retournèrent. Une obscurité épaisse et impénétrable se déplaçait par vagues dans la vallée de ce qui était jadis la luxuriante capitale des Ahuras ; on ne pouvait même plus voir les hautes tours du palais. La menace diabolique irradiait depuis le val, et bien que la corruption ne s'étendît pas, il était clair que ce n'était que le calme avant la tempête.

« Bon, tant pis pour ma tour », marmonna le Prince dans sa barbe, puis regardant sa compagne : « Hé, ça va … tu tiens le coup ? »

« Ce n'était qu'un lieu », dit-elle. « Ce ne sont pas les pierres qui comptent mais les gens, et il n'y a plus personne, à part moi », dit-elle avec un regard pensif. « Je suis la dernière princesse d'un peuple oublié. Tout ce que nous étions est détruit. »

« Reine. »

« Pardon ? »

« Tu n'es plus une princesse, Elika, mais une reine. Et ton trône t'attend en haut de la Tour de la Reine. Et j'assisterai à ton couronnement là-haut, tu as ma parole. » A ces mots, elle eut un rire qui sonnait faux.

« Une reine, dis-tu ? Une reine pour qui ? Plus personne ne se souvient de nous. Les seuls qui restent sont ceux qui ont fui leur devoir. »

Regardant la mer de corruption, le Prince dit sombrement :

« J'ai comme l'impression qu'on va se souvenir de vous tous assez rapidement. »

Il se détourna de la cité déchue, et sans mot dire, commença à rassembler ses affaires. Il retira le sac de fourrage de Farah, et vérifia une fois encore que les attaches qui retenaient son butin étaient bien fermées, tandis qu'Elika fixait sans les voir les vagues de chaos qui engloutissaient son royaume. Tant de beauté détruite à présent, la cité des dieux reprise par l'ancien ennemi. Elle avait le sentiment que bien du temps passerait avant qu'elle ne revoie son foyer bien aimé, si jamais cela arrivait. Les minutes s'écoulaient alors qu'elle scrutait la scène déprimante, pleinement consciente du fait que le Prince attendait poliment à quelques pas derrière elle. Lorsqu'elle s'arracha finalement à sa contemplation du paysage jadis familier, les larmes avaient déjà disparu, remplacées par le masque d'acier de la détermination. Elle s'avança vers le Prince et le regarda dans les yeux.

« Emmène-moi à Babylone, alors. »

« En fait, nous avons d'abord besoin de vivres, d'eau, de matériel et de montures, vu que Babylone est à pratiquement deux mois de voyage d'ici. »

Il luttait pour s'empêcher de sourire, sans y arriver du reste. La détermination d'Elika fut ébranlée, lorsqu'elle comprit qu'elle ne savait virtuellement rien du monde extérieur à sa cité, à l'exception des quelques bribes de connaissances qu'elle avait glanées dans des livres devenus obsolètes depuis des centaines d'années au mieux. La voyant chanceler, il ajouta :

« Tout d'abord, nous devons nous diriger vers Ankuwa, qui est le bouge le plus proche, et ensuite nous pourrons probablement rattraper une caravane qui se dirige vers l'ouest. Une fois que nous aurons atteint l'Euphrate, nous serons de retour à la civilisation, et notre route sera alors plus sereine. » Voyant son regard perdu, il ajouta simplement :

« Écoute Princesse, contentes-toi de me laisser régler les petits détails, comme les vivres et l'eau, et inquiètes-toi plutôt du Grand Méchant derrière nous. »

Ne sachant pas s'il se moquait d'elle ou non, Elika acquiesça à contrecœur.

« Mais il faudrait vraiment se mettre en route ; passer la nuit dans le coin me semble une extrêmement mauvaise idée. Allez, on s'en va, Princesse », ajouta t-il, commençant à guider Farah vers le nord-ouest. Elika se mit en marche.

« J'aimerais vraiment que tu arrêtes de m'appeler comme ça. J'ai aussi un nom, tu sais. »

« De ceux qui seront bientôt connus dans le monde entier. Je pense qu'il serait plus avisé de ne pas ébruiter nos vrais noms. »

« Puisqu'on en parle, je ne connais toujours pas le tien. » Le Prince tenta d'éluder la question.

« Je ne suis même pas sûr de m'en rappeler. Les gens qui me connaissent bien m'appellent juste le Prince. »

« Tu te fiches de moi. »

« Pas du tout. D'ailleurs, ils ajoutent habituellement “des Voleurs” au titre honorifique. »


 

« Alors la Concubine avait raison. »

Tu n'imagines pas à quel point, pensa t-il, mais il se contenta de dire à voix haute : « Ouais, je ne sais pas comment elle a deviné, d'ailleurs. »

« Alors tu prétends que tu n'as pas de vrai nom », dit Elika, presque moqueuse.

« Je dis simplement que, même si j'en avais un, je ne le crierai pas négligemment sur les toits, et je te suggère d'en faire autant. »

« Nous sommes au beau milieu d'un désert, sans personne autour à presque une semaine de voyage. Qui pourrait bien écouter aux portes, selon toi ? »

« A part un dieu maléfique ? Les noms ont un pouvoir, Elika, dans ma profession comme dans la tienne. Et de la même façon que je ne le crierai pas au beau milieu d'un bazar, je ne le murmurerai pas ici, pas même pour la couronne d'émeraude des rois hittites. » A présent la curiosité d'Elika était piquée au vif. Elle pouvait aisément imaginer qu'un mage pouvait faire beaucoup de dégâts s'il connaissait le vrai nom de quelqu'un, et elle comprenait qu'un voleur ait besoin de dissimuler son identité derrière des pseudonymes, mais elle ne voyait pas pourquoi il s'était montré si secret déjà à l'époque, lorsqu'elle lui avait demandé son nom pour la première fois.

« La couronne d'émeraude d'un roi ? Alors, c'est seulement une question de prix ? » Il se tourna vers elle et l'intensité de ses yeux bleus étincelants lui coupa le souffle.

« Et tu n'est pas prête de connaître le mien, Princesse. » Sans attendre sa réplique outragée, il coupa court au contact visuel, et dit simplement :

« Tu n'as qu’à m'appeler Shabhaz devant les étrangers, c'est une identité dont je me suis déjà servi par le passé, mais elle n'est pas inutilisable. »

« Faucon. D'une certaine façon, ça te correspond bien. Qu'entends-tu par inutilisable ?” demanda t-elle.

« Elle n'est pas mise à prix. »

« Oh. Juste par curiosité, combien de tes identités sont mises à prix ? »

Il lui adressa son sourire caractéristique.

« Qu'est ce que j'en sais, moi, j'ai arrêté de compter après la première douzaine. De nos jours, on est condamné à mort pour de telles broutilles. Mais je suis fier de dire, qu'à moi tout seul dans Babylone, je suis condamné à l'écartèlement sous pas moins de trois identités différentes. »

Si la Princesse n'avait pas encore tout à fait réalisé qu'elle ne voyageait pas avec la crème des gentilshommes, elle devait à présent en avoir pris pleinement conscience. Quelque peu effrayée d'entendre la réponse, elle demanda :

« Qu'est-ce que tu as fait ? »

« J'ai pris toutes les offrandes sacrificielles du temple de Marduk. Ensuite, j'ai recommencé la semaine suivante. Puis j'ai soulagé le lit du Grand Prêtre des siennes la semaine d'après, mais ce dernier coup m'a créé plus de problèmes qu'il ne m'a rapporté de gains, pour être honnête. »

« Tu as profané le temple de Marduk trois fois de suite ? » demanda t-elle incrédule.

« Je ne suis pas un grand fan des dieux, désolé, et encore moins de leurs prêtres. »

« Tu es incroyable. »

« Je suis simplement très, très bon dans la profession que j'ai choisie. De toute façon, par la suite une rumeur a été lancée disant que les vols avaient été commis par le même homme, et non par trois différents, et on commença à l'appeler, enfin moi, le Prince des Voleurs. »

« Tu as une vie intéressante. »

« Ne t'imagine pas que c'est si glorieux. Ça l'est par moment, mais ça consiste surtout à ingurgiter de la bouffe pourrie et à attendre indéfiniment dans des planques crasseuses, sans parler des fréquentations louches et des situations à te glacer le sang qui te tombent dessus à l'improviste. Manque de chance, la plupart des gens dans ce métier ne sont ni aussi beaux, ni aussi charmants que moi. » Elika roula des yeux exaspérés. C'était bon de plaisanter à nouveau, de fixer son attention sur des traits d’esprit et des répliques assassines, plutôt que sur l'écrasante réalité de ce qu'ils tentaient d'accomplir.

« Ces planques sont devenues crasseuses avant, ou après que tu y aies mis les pieds ? »

« Tes insinuations me blessent. »

« Insinuations ? Je ne savais pas que tu connaissais des mots aussi longs. »

« Hé, il m'est déjà arrivé de lire un livre une fois. »

« Avec beaucoup d'images colorées, je suppose. »

« En fait oui, ça s'intitulait “Les Milles et Un Chemins du Plaisir”, un texte religieux indien, je crois. »

« Oh », fut tout ce qu'Elika put dire, luttant pour ne pas devenir cramoisie.

« On dirait bien que cela éveille ton intérêt à ce que je vois, Miss “je suis cultivée” »

Essayant désespérément de changer de sujet, elle demanda soudain :

« Alors, si je dois t'appeler Shabhaz, comment m'appelleras-tu, toi ? »

« Tu as une idée, un surnom ? »

« Pas vraiment. »

« Qu'est-ce que tu dirais de Farah, dans ce cas ? »

« Je ne vais porter le même nom que ton âne ! », s'insurgea t-elle violemment.

« C'est un nom sympa ! »

« Je ne préfère même pas imaginer ce qui te passe par la tête quand tu sors des trucs pareils ! »

« Hé, c'était juste une idée, Princesse, pas la peine de me sauter à la gorge ! »

« Quelqu'un te fera écarteler un jour, tu le sais ça, hein ? »

Il se contenta de hausser les épaules.

« Pour ça, il faudra d'abord m'attraper, et jusqu'à présent, personne n'a été assez rapide. » Le silence s'installa dans le couple durant une minute, puis : « Que dirais-tu de Nastaran ? »

« La rose sauvage ? Je... j'aime bien, je crois », dit Elika.

« C'est tout à fait toi, belle, mais épineuse. »

« Waouh, tu es toujours aussi délicat avec toutes les filles que tu rencontres ? Pas étonnant que tu voyages avec un âne. »

Le Prince, incapable de songer à une réplique suffisamment spirituelle, se contenta de continuer à marcher.

Le soleil avait déjà largement dépassé son zénith, mais la chaleur était toujours aussi accablante. Mentalement, il fit le calcul des réserves d'eau et de nourriture qui leur restaient. Au début de leur périple, il n'avait pas imaginé que cela prendrait si longtemps, pas plus qu'il n'avait prévu de vivres pour trois. Mais la première règle d'une traversée du désert était de toujours surestimer ses besoins et de sous-estimer la distance que l'on pouvait parcourir en une journée, il évalua donc qu'ils auraient probablement assez pour parvenir jusqu'à Ankuwa. Néanmoins, ce ne serait pas du luxe d'accélérer. Il était raisonnablement certain qu'Ahriman tiendrait parole – à la lettre. Mais il ne lui faisait absolument pas confiance. Observant sa compagne, il remarqua ses pieds nus, son pantalon court et sa tunique en soie qui ne laissaient guère de place à l'imagination. C'était une tenue adaptée lorsqu'il s'agissait d'escalader des murs et que l'on devait être à son aise, mais ce n'était guère approprié à un périple dans le désert.

« Dis moi si tu veux te reposer, Princesse. »

« Ça va », dit-elle en serrant les dents.

« Vraiment ? » demanda t-il, inquiet.

« Je suis passée de vie à trépas deux fois ces trois derniers jours, ma famille est morte, mon royaume est en ruines, et tout ceux que je connaissais, tout ce qui comptait pour moi, a disparu ! Alors, à ton avis ?”

« En fait, je voulais seulement savoir si tu voulais mes sandales de rechange. »

« Oh ». Puis : « Désolée. Je ne voulais pas … Écoute, je te suis reconnaissante de ton aide. Je n'avais pas l'intention de ... »

« Ça va. Tu as eu une dure journée. » S'arrêtant, il commença à fouiller dans les sacs.

« Tiens, ça devrait aller mieux avec ça. Ce n'est pas ce qui se fait de mieux en matière de mode, mais ça évitera que tes plantes de pied ne saignent. » Il prit une paire de sandales éculées, qui s'avérèrent être légèrement trop grandes pour elle.

« Merci. »

« Ce n'est rien. »

Elle posa sa main sur son avant bras, captant instantanément toute son attention. Le regardant droit dans les yeux, elle dit une fois encore :

« Je le pense vraiment. Merci. Pour … tout. »

Ravalant les milliers de traits d'esprit qu'il avait sur le bout de la langue, il se contenta d'acquiescer et dit tranquillement :

« Je t'en prie. »

Le reste de la journée de marche se déroula dans une monotonie sans surprises. Le Prince avançait avec l'aisance assurée d'un voyageur expérimenté alors qu'Elika luttait avec la fatigue d'un corps deux fois trépassé, ainsi qu'avec ses démons intérieurs. Elle réussissait néanmoins à suivre son rythme, portée par une indéfectible volonté. Le Prince arrêta Farah juste avant que le soleil ne disparaisse derrière l'horizon. Ils avaient réussi à mettre plus d'une douzaine de milles entre eux et la Cité de la Lumière.

« On va installer le camp ici », dit-il, et Elika se laissa tomber sur un gros rocher. Les alentours étaient arides. Un plaine rocheuse monotone s'étendait à perte de vue, avec de misérables buissons desséchés, luttant ça-et-là contre leur rude maîtresse appelée Mère Nature. Aucun animal plus gros qu'un rat ou un rapace ne pouvait vivre sur cette terre calcinée.

Le Prince commença à ouvrir les attaches qui fixaient les nombreux sacs sur le dos de Farah, et les posa à terre un à un, tandis qu'Elika l'observait d'un œil vitreux. Certains des sacs scintillèrent lorsqu'ils touchèrent le sol, d'autres atterrirent simplement avec un bruit sourd. Lorsque le dernier d'entre eux fut retiré de son dos, Farah émit un joyeux braiement, heureuse d'être libérée du poids qu'elle portait depuis des jours. Son maître l'attacha au bout d'une longue corde et l'animal entreprit de réduire à néant la flore avoisinante.

Il retourna vers la princesse épuisée, un sac de cuir brun dans les bras.

« A table ! Nous avons du fromage du fromage dur, un peu de jambon fumé, et du pain qui était déjà sec lorsque je me suis perdu il y a deux jours. Ce n'est pas exactement un festin, mais bon, au moins rien n'est pourri ! »

Elika arracha des morceaux de fromage et de pain, et commença à mâcher lentement.

« Pas d'humeur à discuter, hein ? » Sa voix enjouée sonnait faux dans le vide du désert.

Ils mangèrent en silence, puis tout-à-coup, Elika demanda :

« A combien sommes-nous d'Anku... ? »

« Ankuwa. Demain, ou dans deux jours, nous devrions atteindre la route des caravanes, puis encore deux jours de marche facile jusqu'aux murs de la cité. Mais avec un peu de chance, nous rencontrerons des voyageurs en route et nous pourrons leur acheter de l'eau et de la nourriture. Ou alors nous pouvons tomber sur des brigands, et eux aussi, ont généralement du vin et de la nourriture. »

« Des gens comme toi. »

« Je n'ai pas grand chose à voir avec les bandits de grand chemin, si ce n'est les fuir quand je le peux, et les combattre quand je suis acculé. C'est un sale boulot, avec bien trop de violence à mon goût, et bien moins de confort que je n'en attends de la vie. Les bandits ont généralement autant de charme qu'un troupeau de hyènes. Et ce n'est pas la seule similitude entre les deux groupes. »

Ils finirent leur repas en silence, Elika était trop fatiguée pour parler, et le Prince, devinant son besoin de silence, la laissa tranquille. Il sorti un dessus de lit de l'un des sacs et l'étala sur le sol.

« Votre lit vous attend, votre altesse », dit-il en désignant la couverture d'un geste théâtral.

Elle s'allongea sur le sol dur, tentant d'arranger le tissu de sorte que l'air qui se rafraîchissait rapidement ne puisse atteindre son ventre nu, et regarda le Prince s'asseoir, le dos contre un gros rocher.

« Tu ne vas pas dormir ? »

Il se tourna sur le coté, regardant la silhouette hermétiquement recouverte de sa compagne, incapable de réprimer un sourire.

« C'est ce que je m'apprêtais à faire », répondit-il, renversant la tête contre son oreiller dur, fixant les étoiles scintillantes.

« Oh. » Silence. « Laisse-moi deviner, nous n'avons qu'une seule couverture. »

« Je n'avais pas vraiment prévu d'embarquer de la compagnie sans aucun équipement au beau milieu de nulle part. »

« Tu peux récupérer ton dessus de lit, alors. »

Elle commença à se découvrir. Il bondit sur ses pied, franchit la distance qui les séparait, et saisit sa main.

« N'importe quoi ! J’ai une tenue prévue pour le désert, alors que ce que tu portes est… comment dire... plus adapté aux activités d'intérieur. Tu es fatiguée, tu as froid, sans parler des circonstances surnaturelles, même si j'y suis habitué. »

Elle semblait ne semblait toujours pas convaincue.

« Tu as besoin de tes forces. Nous avons une mission. Allez, couvre-toi avant d'attraper froid. Les nuits peuvent devenir glaciales, ici. » L'évocation de leur mission acheva de la convaincre et elle s'emmitoufla dans le ballot de tissu, mais pas pour longtemps. Alors qu'il était sur le point de s'endormir, il entendit à nouveau sa voix.

« Tu as raison, ça peut devenir glacial. »

« J'ai connu pire. »

Elle se découvrit à nouveau.

« Elle est assez grande pour deux. On peut la partager si tu te tiens tranquille. » Le Prince caressait l'idée de refuser ; mais il n’était jamais très enthousiaste à la perspective de se restreindre, et par ailleurs le bon sens l'emportait sur la galanterie, il sauta donc sur ses pieds et marcha vers elle.

« Je promets de ne pas te toucher si tu arrives à te contrôler. »

Il y eut quelques froissements de tissu.

« Tu sais que ce serait plus facile si tu passais simplement ton bras autour de moi », dit-il.

Et un peu plus tard :

« Tu es bien installée ? »

« Autant que les circonstances le permettent », dit-elle sèchement.

« Tant mieux. Nous aurons une dure journée, demain. »

L'air se refroidissait rapidement autour d'eux et les rochers commençaient à craqueler. Ils étaient allongés, Elika blottie contre le Prince, sous le ciel de velours. Une myriade d'étoile étincelait bien plus haut, et il était presque possible d'oublier la folie de ces derniers jours, l'obscurité, la mort, le chaos et la destruction. Presque.

« … Prince ? » Sa voix n'était guère plus qu'un murmure, mais dans le silence de la nuit, il l'entendit clairement. Son souffle dans sa nuque lui semblait torride, et il se demanda sérieusement ce qui se passerait s'il se tournait maintenant et plaquait ses lèvres sur les siennes. « Elle me transformerait probablement en triton, ou quelque chose de ce genre », songea t-il. S'impliquer avec des minettes émotionnellement perturbées n'était jamais une bonne idée.

« Oui, Elika ? »

« Merci … De ne pas m'avoir laissée mourir. Je ne voulais vraiment pas être morte. » Dans l'obscurité, elle n'avait pas besoin de se cacher. Elle semblait presque vulnérable.

« Je t'en prie. C'était un plaisir. » Il n'avait pas l'air de plaisanter. Puis un peu plus tard :

« C'était comment ? »

« Quoi ? »

« Être morte ? »

« Je … ne me souviens pas de grand chose. C'était froid … et solitaire. »

« Pourquoi ne pas m'avoir dit que tu allais mourir pour l'emprisonner ? »

« Je craignais que tu ne m'en empêches. C'est ce que tu aurais fait ? »

« Non. Je ne sais pas. Peut-être. Je ne suis pas très chaud à l'idée de foutre sa vie en l'air pour une théorie. »

« C'est bien ce que je pensais. Est-ce que ça aurait changé quelque chose si je t'avais expliqué ? »

Il prit un moment pour réfléchir.

« Peut-être. Ahriman n'aurait pas encore été libéré. D'un autre côté, ses sous-fifres seraient après nous. C'est le problème quand on joue avec des “si”. On ne change pas le passé. »

« J'ai lu quelque chose à propos de quelqu'un qui l'a fait. »

« Changer le passé ? »

« Oui. Il était question d'un sablier quelque part. Et d'une dague. Et de plusieurs femmes légèrement vêtues. Je ne me rappelle pas de grand-chose. »

« Le genre d'histoire que j'aime bien, alors. J'adorerais l'écouter une autre nuit. Mais il faut dormir maintenant. Je doute qu'Ahriman nous laisse beaucoup de repos. »

Silence.

« Bonne nuit, Prince des Voleurs. »

« Bonne nuit, Reine des Ahura. »

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