Chaos Sanctuary
Deux ans plus tard.
- Je regrette Falke, mais c'est la quatrième fois ce mois-ci que tu dépasses les bornes.
Je ne répondis pas, trop occupé à retenir les protestations qui voulaient sortir de ma bouche.
- Allons, reprit-il, ne fais pas l'enfant ! Je voudrais que tu m'expliques une bonne fois pour toutes d'où te vient cette mauvaise volonté... tu étais pourtant si brillant, il y a quelques mois ! Un élément moteur pour ton équipe, un exemple pour chacun ici. Qu'est-ce qui s'est passé pour que tu deviennes si désagréable ?
Gil avait beau être mon supérieur, j'étais au moins aussi borné ( si ce n'est plus ) que lui. Je m'appliquai donc à ne pas répondre, et le regardai tranquillement, attendant que les choses se passent. Je savais par ailleurs que c'était précisément de cela qu'il avait horreur. Effectivement, il n'en fallut pas plus pour qu'un rictus de contrariété se dessine sur son visage, balayant l'air détaché et compréhensif qu'il s'était donné.
- J'en sais rien, maugréa-t-il, le projet sur lequel tu travailles ne te convient plus ? Ou peut-être tes coéquipiers, alors ? Tu as des doutes sur certaines choses ? Réponds-moi, enfin !
En vérité, ce n'étaient ni mes camarades, ni mon projet, mais bel et bien le Camp tout entier que je ne supportais plus, tant et si bien que je m'étais, au cours des derniers mois, façonné une réputation d'homme « intelligent, mais turbulent ». Il n'était pas rare que je m'énerve sans motif particulier contre mes coéquipiers, et c'était précisément ce qui s'était passé le matin même, d'où la convocation dans la tente de Gil.
- C'est comme d'habitude, lâchai-je avec scepticisme, tout le monde ici réfléchit beaucoup, mais personne ne perçoit les véritables enjeux.
Gil fronça les sourcils et avant qu'il eût pu me faire la moindre remarque, je m'étais déjà levé et me dirigeai à grands pas vers la sortie de la tente.
- Falke, reviens ici ! Je n'en ai pas fini avec toi !
Je fis la sourde oreille et me hâtai de me réfugier à l'endroit habituel : contre un talus, derrière l'enclos des Pokémon. Si l'espace était très réduit, il avait au moins le mérite de servir de cachette potentielle. Ici, on ne me dérangeait pas.
Cela faisait près d'un an que je travaillais au Camp. Il s'agissait en fait d'une sorte de gigantesque équipe, constituée de chercheurs, de scientifiques, de bénévoles, d'ouvriers, d'artisans et d'architectes qui, tous, avaient le même but : améliorer le quotidien des milliers de personnes piégées à Kanto, réfléchir à tous les moyens possibles pour réorganiser l'île, qui était tout à fait ingérable depuis deux ans.
Kanto ne s'était toujours pas remis de la libération des légendaires, et si l'on connaissait à présent depuis longtemps la cause des destructions de nombreuses villes, la terreur et le désordre étaient toujours une réalité. La Muraille, barrage phénoménal de Pokémon qui empêchaient toute tentative de fuite vers d'autres régions, cernait toujours l'île, et personne encore n'était parvenu à reprendre les choses en main. Kanto était devenu un immense théâtre, dont chaque habitant était un acteur et inventait les règles chaque jour.
C'était là le côté rassurant du Camp : tout le monde savait que, quelque part à Kanto, une centaine d'individus compétents – en théorie – s'affairaient à construire, démolir, créer, approfondir, penser et repenser la moindre chose qui eût pu les tirer d'affaire. La vérité, et je m'en étais vite rendu compte, était que toutes les actions menées par le Camp étaient complètement dérisoires.
Lorsque je m'étais fait recruter, un an plus tôt, j'avais commencé à participer au projet Hornby, dont le but était de reconstruire une ligne de train qui avait été détruite, vraisemblablement par Entei. J'avais ensuite travaillé, avec plusieurs camarades, à essayer de rétablir une liaison radio avec Johto. Celui-ci étant voué à l'échec, on avait fini par m'accorder le droit de créer mon propre projet : depuis un mois et demi, moi et mon équipe, qui comptait une dizaine de personnes, travaillions sur le comportement des Pokémon de la Muraille. Ce qui était malheureusement tout aussi dénué de sens que tout le reste. J'avais, depuis que j'étais au Camp, la désagréable impression d'être parfaitement inutile, et de ne participer en rien à l'avenir de Kanto, qui était plus qu'incertain, et plus que jamais je sentais qu'il fallait à présent mettre en place quelque chose de concret, sans vraiment savoir quoi. Quant à mes camarades du Camp, ils étaient tous persuadés d'agir pour le bien-être de la communauté, ce qui m'irritait parfois au point de faire preuve d'un défaitisme et d'une agressivité qui m'avaient valu maintes reproches. Un an plus tôt, j'étais tout aussi enthousiaste qu'eux. Tout cela me lassait à présent. Je n'avais aucune idée de ce que je voulais, en revanche ce qui était certain, c'est que je n'avais aucune envie de continuer à travailler au Camp.
Le crissement de pas sur les graviers me tira de mes pensées. Quelqu'un approchait. Je me redressai et tournai la tête.
- Falke... murmura la jeune fille qui se tenait en face de moi.
Elen. Elle avait le même âge que moi – c'est à dire dix-sept ans – et était infirmière sur le Camp ( elle avait par ailleurs eu plusieurs fois l'occasion de s'occuper de moi, je faisais partie des présumés « casses-cou » ). C'était une jolie jeune fille aux cheveux d'un roux flamboyant et au visage très doux. Ses lunettes à la forme bizarroïde lui donnaient un air excentrique et sa voix fragile au grain prononcé complétait le tout à merveille. D'une profonde gentillesse, elle en était presque exaspérante par moments, mais était si délicate dans sa manière d'aborder les autres qu'elle avait très vite gagné ma considération. Ces derniers temps, Elen semblait se faire du souci pour moi, ce n'était pas la première fois qu'elle venait me voir ainsi après une quelconque dispute avec mes coéquipiers.
- Tout va bien ? fit-elle doucement.
- Mouais, grognai-je, toujours contrarié. Je commence à en avoir ma claque de tous ces mecs persuadés d'être absolument indispensables à la société. J'ai de plus en plus l'impression que tout ça n'aboutit à rien.
Elle s'assit à côté de moi sans dire un mot, ce qui m'encouragea à continuer de cracher mon venin.
- En fin de compte, le Camp, c'est complètement bidon, repris-je. On répare des trains, on distribue de la nourriture, on essaye de rétablir un semblant de sécurité... mais est-ce qu'il y en a un seul d'entre nous qui pourrait affirmer « je comprends ce qui se passe et je comprends ce qui est en jeu » ? Personne ne réfléchis dans ces directions-là ! C'est pourtant la première chose à faire, non ?
- Tu penses qu'il y a d'autres explications à trouver à tous ces phénomènes ? me demanda Elen, étonnée.
- Je pense que ce qui nous arrive, c'est plus compliqué qu'une simple évasion de Pokémon légendaires. Et je pense qu'on est en train de passer à côté de tout ce qui est réellement important, à côté d'un truc énorme.
La jeune fille se tut quelques instants, songeuse. D'un geste précis et rapide – qu'elle avait déjà tant de fois exécuté que je commençais à le connaître par cœur et à le lui associer – , elle remonta ses lunettes sur son petit nez orné de tâches de rousseur.
- J'ai cette impression, aussi, parfois, que ça ne mène nulle part... avoua-t-elle. L'ennui c'est que je ne vois aucune façon de faire. J'ai envie de me sentir efficace, mais je n'ai aucune idée de le marche à suivre.
- Il y a cent façons de se sentir efficace en dehors du Camp ! fis-je avec entrain. J'ai beaucoup parcouru le pays, quand j'avais quinze ans, avec des amis. Et je peux t'assurer qu'on a vécu un sacré paquet de trucs.
Des souvenirs me revinrent par dizaines, et avec eux, un sentiment amer d'avoir laissé derrière moi les meilleures expériences de ma courte existence.
- J'ai appris bien plus de choses en voyageant que je n'en apprendrai jamais ici, ajoutai-je. C'est comme ça qu'on vit, d'après moi : en vivant des expériences, en rencontrant des gens et en apprenant des tas de choses par leur biais... On est complètement déconnectés de la réalité, ici. Le Camp, c'est une bulle, un monde à part. Le vrai monde, il est juste à côté, et pour le comprendre, il faut le parcourir, il n'y a pas d'autre moyen.
Elen acquiesça et m'adressa un léger sourire.
- Eh bien... Pour ma part, je n'ai jamais vécu grand chose de bien intéressant. J'ai cru que j'aurais mon compte avec le Camp, et plus le temps passe plus j'ai envie de partir. Je ne connais pas Kanto.
Je ne sais pas vraiment ce qui me prit alors. Sans doute la nostalgie, ou l'envie de partager mon vécu. Le fait est que je me mis à lui raconter. Tout, de la destruction d'Azuria à mon entrée au Camp, en passant par la Caravane, et en prenant soin d'omettre tout ce qui se rattachait à Noa et à la Team Rocket. Je lui racontai les villes, les Pokémon, les longues marches, les paysages, les rencontres, les mésaventures. Et je crois bien avoir permis ce jour là à Elen, qui n'avait jamais rien connu de tout cela, de s'évader un peu et d'oublier les réalités contraignantes qui l'enchaînaient à présent, elle comme moi. Cet épisode eut également le mérite de me convaincre d'une chose : je ne pouvais plus rester ici. Tôt ou tard, il faudrait que je parte, le mode de vie auquel j'aspirais était tout autre que celui du Camp.
Kanto était devenu tout à fait impossible à gouverner. Les importants mouvements de panique qui s'étaient amorcés suite aux destructions des légendaires avaient instauré un principe simple, mais fondamental : chacun pour sa peau. La loi du plus fort était la seule en vigueur, chacun devait s'en accommoder et apprendre à vivre dans une insécurité permanente. Néanmoins, d'une façon générale, tous trouvèrent le moyen de se débrouiller.
Quant aux villes, elles n'avaient pour habitants que des Stables. Ceux-ci, puisqu'ils souhaitaient préserver le système dans lequel ils avaient toujours vécu, acceptaient volontiers de se plier aux quelques directives lancées par le gouvernement. Les différentes cités étaient donc plus faciles à prendre en main, ce qui instaura un phénomène étonnant : chaque ville de Kanto se vit doter d'un gouvernement qui lui était propre. Chacune avait ses propres lois, ses propres intérêts et sa propre façon de voir. Chacune était un monde à part, totalement différent des autres. Ce semblant de système politique dans les villes entraîna un nombre de Stables en constante augmentation, beaucoup préféraient rejoindre ces microsociétés, plus nettes et plus ordonnées que le reste de la région.
Les Caravaniers, quant à eux, existaient toujours, et on assimilait de plus en plus les Caravanes aux voyages initiatiques qui se faisaient au temps des dresseurs. Le monde était en changement perpétuel, et malgré l'instabilité de la situation, je réalisai rapidement que certaines des conséquences des catastrophes avaient du bon. Je vivais à présent dans un milieu désordonné, voire dangereux, certes, mais Kanto, plus que jamais, était une île vivante.
Lorsque Noa nous fut plus ou moins arrachée, Renji et moi, nous nous mîmes effectivement à vivre en voleurs. Nos méfaits, que Renji appelait avec ironie des « virées pédagogiques », nous permettaient de manger à notre faim un certain temps, selon la somme que nous soutirions aux malheureux qui croisaient notre chemin, puis lorsque cette somme était épuisée, nous recommencions, en changeant sans cesse de terrain d'action. Cette période dura une année, durant laquelle – et je le reconnais avec honte – , je ne ressentis pas une fois une quelconque culpabilité, me justifiant par la pensée que le monde tel qu'il était n'avait plus de lois et donc plus d'interdits. « Il faut bien vivre » , c'était la phrase que je m'adressai automatiquement à moi-même pour éviter de penser à tous ceux que nous détroussions. Cela avait pris fin lorsque nous avions rencontré Gil, qui venait de fonder le Camp, et qui, au vu de mes capacités d'analyse et de l'énorme réservoir de connaissances de Renji dans tous les domaines, nous avait proposé de se joindre à lui. J'avais accepté, pas Renji, qui tenait plus à sa liberté et à son autonomie ( et qui après réflexion, avait fait le bon choix ). Je m'étais donc fait recruter par le Camp et y travaillais à présent depuis un an. Je n'avais pas eu de nouvelles de Renji depuis. Comme celui-ci me l'avait dit avant que nous nous séparions, « on se reverra un jour, l'ami, mais en attendant, ça me paraît assez compromis de garder contact, je ne compte pas rester moisir dans une petite vie de sédentaire ». Et Renji, à présent et plus que jamais, me manquait, il fallait bien l'admettre.
Parallèlement à ma vive impatience de quitter le Camp, j'avais l'horrible impression que quelque chose se tramait, sans avoir la moindre idée de quoi il pouvait bien s'agir. Il y avait fort longtemps que les légendaires n'avaient pas été vus et n'avaient plus causé aucun dommage, et si beaucoup s'en réjouissaient, cela m'inquiétait plus qu'autre chose. Je ne trouvais à cette disparition des Pokémon des l'Hexagone, qu'une seule explication : la Team Rocket, dont j'étais l'un des seuls à connaître l'existence et l'ambition, les avait probablement tous capturés. Je n'avais aucun doute sur le fait que l'homme qui orchestrait tout cela avait quelque chose en tête.
- Un Stari et un Ponyta ! constata Neith avec satisfaction après avoir examiné le contenu des Pokéball que Loena venait de lui rapporter. Et leurs dresseurs, ils t'ont demandé quoi ?
Loena acheva de retirer les grosses chaussures de marche qu'elles avait chaussé le matin même pour se rendre à Lavanville, puis s'assit à côté de son compagnon, qui tournait et retournait les deux Pokéball dans sa main.
- Le dresseur de Stari est un débutant, il voudrait simplement que son Pokémon apprenne quelques techniques aquatiques, on ne devrait pas mettre bien longtemps à le dresser. Pour Ponyta, son dresseur m'a dit qu'il avait déjà un bon niveau. Il nous demande de le faire évoluer.
Neith poussa un soupir faussement exaspéré.
- Eh bien, ils sont de plus en plus exigeants ces temps-ci. Ça peut prendre une semaine comme six mois.
Loena sourit et ébouriffa les cheveux du jeune homme, le regardant avec affection et amusement.
- Ben voyons, qui disait l'autre jour qu'aucun Pokémon ne résistait au grand Neith le Magnifique ?
Neith le Magnifique grommela quelques mots inintelligibles, puis se releva et accrocha les deux balles à sa ceinture, l'air fermement convaincu.
- Ok, je me charge de les dresser pour cet après-midi. Profites-en pour te reposer un peu, j'imagine que tu t'es levée très tôt pour partir en ville, non ?
- Oh, c'est pas tellement ça le problème, rétorqua la jeune femme, c'est surtout qu'un énergumène dont je tairai le nom a la fâcheuse habitude de parler dans son sommeil.
- Je suis sûr que c'était très intéressant ! fit Neith. Bon, j'y vais.
Il déposa un baiser sur les lèvres de Loena, puis se retourna et partit en direction du terrain qu'ils utilisaient l'un et l'autre pour entraîner les Pokémon qu'on leur confiait. Loena s'allongea sur le sol d'une tiédeur délicieuse, chauffé par le soleil, et se mit à somnoler, à mi-chemin entre conscience et sommeil.
Il y avait maintenant deux ans que les deux anciens Caravaniers vivaient ensemble. Ils avaient commencé par cheminer à travers Kanto, sans but particulier, et avaient fini, au bout d'un mois ou deux, par s'installer en haut d'un ancien volcan qui bordait Lavanville, qu'ils avaient surnommé « le Roc », en raison de l'absence quasi-totale de végétation. Le Roc était un énorme caillou, ni plus ni moins, en haut duquel on trouvait un immense lac à l'eau claire, devant lequel Loena et Neith s'étaient installés. Puis les choses étaient allées toutes seules. Afin de gagner de quoi manger, ils avaient proposé leurs services : dresseurs. Pour une somme raisonnable, ils élevaient les Pokémon qu'on leur confiait pendant un certain temps, les entraînaient et les faisaient progresser dans les domaines souhaités. L'affaire avait fonctionné mieux que prévu, et leur assurait une vie, certes simple, mais relativement tranquille et où, du moins, ils ne manquaient de rien qui leur fût indispensable. Ainsi, chaque semaine, en alternance, l'un ou l'autre descendait à Lavanville ( ce qui était une entreprise délicate : le Roc était un terrain escarpé ) proposer leurs services et acheter de la nourriture pour les jours à venir. Rien, jusqu'à présent, n'était venu troubler cette routine complaisante.
Loena était en train de basculer vers un sommeil plus profond, lorsqu'elle fut tirée de sa somnolence par une main qui s'agrippait à son épaule et la secouait vivement. Contrariée, elle grommela, gigota en tout sens, puis finit par ouvrir les yeux. Neith était là, au-dessus d'elle, l'œil soucieux, le visage crispé.
- Qu'est-ce qui t'arrive ? marmonna la jeune femme avec mauvaise humeur.
- Il se passe un truc pas normal, par là-bas
D'un geste de la main, il indiqua le lac. La jeune femme se redressa, encore étourdie par le sommeil, scruta l'horizon, et finit effectivement par repérer quelque chose. Là-bas, de l'autre côté du lac, on distinguait clairement des silhouettes. Loena fronça les sourcils et plissa les yeux. Des hommes, par dizaines, suivis de ce qui semblait être d'énormes machines. Il régnait manifestement une grande agitation sur la rive opposé.
- Qui c'est ceux-là ? lança-t-elle vivement. Qu'est-ce qu'ils font ?
Elle plaça sa main en visière sur son front, sans parvenir à discerner quoi que ce soit de plus.
- Ils tâtent le terrain... constata Neith. J'imagine qu'ils veulent construire quelque chose par ici. Un bâtiment, une plateforme, un truc comme ça...
- Construire ? Quel intérêt ? Personne ne vient jamais par ici, et le terrain est très difficile d'accès !
- C'est peut-être tout l'intérêt. Tiens, regarde là-bas, dans le lac.
Loena ne remarqua qu'alors l'énorme masse aux contours indistincts, en mouvement perpétuel, sur laquelle son compagnon avait attiré l'attention. Il était absolument impossible de deviner de quoi il s'agissait, la chose était trop éloignée.
- Ça se rapproche... constata-t-elle. Et très vite !
Un cri suraigu, proche de l'ultrason, vint alors démanger leurs tympans, de ce genre de son que vous entendez une fois et que vous gardez longtemps en mémoire. Neith le reconnut immédiatement.
- C'est le cri d'un Tentacruel, fit-il avec sang-froid, sans témoigner de la moindre once de panique.
Sa compagne n'attendit pas davantage pour courir dans la petite tente où ils dormaient et attraper une paire de jumelles bon marché, puis revint aux côtés du jeune homme.
- C'est un Tentacruel, affirma-t-elle après avoir observé le phénomène au travers des lentilles grossissantes. Ce sont plusieurs dizaines de Tentacruels affolés qui foncent vers nous.
On commençait effectivement à discerner, sous les trombes d'eau soulevées par les Pokémon, des tentacules aux mouvements désordonnés qui s'entrechoquaient.
- Ce sont ces types, là-bas, affirma Neith, un rictus d'horreur sur le visage. J'ignore comment il s'y prennent, mais ils les chassent, ça ne fait aucun doute. Ils ont du répandre un produit dans l'eau, quelque chose que les Pokémon ne tolèrent pas.
- Neith, il ne faut pas rester ici.
Loena empoigna le bras de son compagnon et entreprit de le tirer vers elle et de le faire lever. Celui-ci ne se fit pas prier et se redressa d'un bond, puis se tourna vers la tente.
- Je vais prendre un sac, on ne sait jamais.
- On n'a pas le temps ! Laisse tout ça et viens, on part.
Le jeune homme fit la sourde oreille et se mit à rassembler ses affaires.
- Neith ! s'écria Loena d'une voix qui se voulait autoritaire, mais dont le léger tremblement traduisait clairement sa peur.
- J'en ai pour une seconde, je ne peux pas laisser tout ça ici.
- Ils arrivent, bordel, dépêche-toi !
Lorsque la vague déferlante de Pokémon vint se briser contre la rive, ni l'un ni l'autre n'eurent le temps de se dégager de l'emprise des tentacules, brûlantes, irritantes, qui déversaient aveuglément leurs toxines, se débattant contre un ennemi imaginaire. Les cris de Loena se noyèrent dans les râles d'agonie des Tentacruel, et elle n'eut que le temps de constater avec soulagement que Neith se défendait de toutes ses forces avec l'aide de ses Pokémon, avant de sombrer dans l'inconscience.
On peut supporter beaucoup de choses, dans une certaine mesure. Mais vient un moment où l'on arrive à saturation. La goutte d'eau qui fait déborder le vase. Pour moi, cela eut lieu le lendemain même de cette énième convocation dans la tente de Gil. Je me réveillai ce matin-là avec un nœud dans le ventre. Depuis la veille, où j'avais parlé durant des heures à Elen de la vie que j'avais mené, il y a un certain temps de cela, je ressentais un genre de malaise qui m'était tout à fait étranger. En retournant à la petite tente en toile qui me servait de domicile, je m'étais regardé dans une glace, et m'y étais trouvé monstrueusement dénaturé. Je tentai alors de me rappeler celui que j'avais été deux ans plus tôt, et en arrivai à la conclusion que je m'étais enorgueilli et sans doute endurci. Je ne voyais maintenant en moi qu'un gamin aux airs prétentieux, et non un homme comme je l'avais cru. Je ne m'étais jamais rendu compte de cette évolution. J'avais perdu cette sensibilité qui m'avais permis d'apprendre et de m'enrichir durant tout notre cheminement. Ce fut l'un des facteurs qui me poussa à partir. Le déclic se fit réellement lorsque je rejoignis l'équipe que je dirigeais, un peu plus tard.
Ces hommes et ces femmes croyaient tous en ce qu'ils faisaient. Moi, pas, je ne croyais d'ailleurs plus en beaucoup de choses. Sans grande motivation, je m'installai à leurs côtés et repris le plan du projet. J'ouvris la bouche, et alors que je m'apprêtais à prendre la parole, quelque chose se produisit, sur lequel je ne saurais pas mettre de nom, qui me fit perdre tous mes moyens.
- Falke ? me demanda l'un de mes coéquipiers, constatant que je me taisais. Tout va bien ?
Je haussai les épaules et regardait la petite troupe de personnes qui m'entourait. Que pouvais-je leur dire, à tous ? Qu'avais-je à leur apprendre et à leur apporter, de toutes façons ?
- Je pensais aller faire une étude sur le terrain, aujourd'hui, commençai-je, histoire d'identifier les Pokémon qui constituent la Muraille aérienne, mais en fin de compte, ça ou autre chose, peu importe... Quelqu'un a une meilleure idée ?
Tous me dévisagèrent, étonnés, puis l'un d'entre eux, Enrike, prit la parole.
- Ça me semble une bonne idée, pourtant, fit-il.
- Très bien, tu peux mener l'opération, je crois que je ne serai utile à rien aujourd'hui, lançai-je.
C'est avec étonnement que je me vis alors moi-même me lever et quitter les autres, qui me suivirent du regard avec une stupéfaction mêlée de dédain. J'avais l'esprit trop embrumé pour réfléchir à ce que je faisais, je me contentais de suivre mes pas, qui me menèrent à l'entrée du Camp, devant une prairie à l'herbe rase que je n'avais jamais traversée. Depuis près d'un an, je n'étais jamais allé plus loin que ce point. Le Camp avait été mon seul univers pendant ces longs mois.
- Falke, qu'est-ce que tu fous ? me lança une voix tonitruante que je ne reconnus que trop bien. Retourne bosser, on a un sacré paquet de choses à faire !
Ce fut la toute dernière réprimande que Gil eut le loisir de me lancer, après quoi c'en fut trop. Je me retournai, sans lui adresser un mot, allai dans ma tente où je rassemblai rapidement toutes mes affaires, puis remis mon sac sur mon dos.
- A la prochaine, fis-je en serrant la main de mon supérieur, qui me lorgna d'un œil étonné et colérique.
- J'espère que c'est une blague, jeune homme ! rugit-il. Tu as un contrat je te rappelle !
- Ce n'est que du papier.
- On me la fait pas à moi. Tu vas tout de suite me reposer ça et retourner sur ton projet.
Je soupirai, le regardai, et m'engagea tout de même dans la prairie, fermement décidé à laisser le Camp derrière moi.
- Falke ! me cria une dernière fois Gil.
Mais s'il s'agissait d'un homme apparemment dur envers les autres, Gil possédait néanmoins quelque chose d'inné qui l'empêcha de me ramener de force ce jour là – ce qui aurait tout à fait été dans ses moyens, je n'étais qu'un gringalet en comparaison – : la compréhension, et une certaine tolérance. J'ignore ce qui se passa de son côté lorsqu'il me vit tourner le dos à toute son entreprise, le fait est qu'il me laissa partir après ces dernières protestations. J'étais libre à présent, réellement libre.
Gil regarda son ancienne recrue s'en aller, d'un pas ferme, laissant le Camp derrière lui, et ce visiblement sans aucun regret. Falke, qui était arrivé un an plus tôt, petit blondinet aux cheveux ébouriffés peu sûr de lui, et qui repartait à présent, conscient de ses capacités.
- Sacré gosse.
La jeune fille court sans réellement savoir où elle va, serre les dents pour retenir les larmes de protestation qui cherchent à franchir la barrière de ses paupières. Elle veut à tout prix éviter de croiser le regard de cet homme, il l'a déjà trop de fois réduit à un état de faiblesse humiliant. Le Boss a réussi à l'obtenir, mais il ne parviendra pas à la soumettre, elle s'en est fait la promesse.
- Noa, l'appelle calmement la voix grave et paisible. Tu ne devrais pas avoir peur, tout cela est presque fini, ne te défile pas maintenant.
- Ça n'a rien à voir avec de la peur ! rugit-elle. Je ne suis pas en mesure de faire ce que vous me demandez, c'est aussi simple que ça.
Le Boss relève le vouvoiement. La jeune fille a très vite pris l'habitude de le tutoyer, ce qu'elle a d'ailleurs toujours fait par le passé, mais se remet systématiquement à le vouvoyer lorsqu'elle est en colère, instaurant entre eux une distance des plus déplaisantes.
- Je ne veux pas, reprend-elle.
- Réfléchis-y. Il ne reste plus que lui, pense à tout ce que nous pourrons faire une fois que ce sera chose faite.
Il marque une pause de quelques instants.
- Tu sais où il se trouve, n'est-ce pas ? Noa, tu es la seule à pouvoir l'approcher. Nous avons besoin de toi.
Noa ne répond pas et s'assied rageusement, à même le sol.
- C'est trop. Je ne peux pas faire ça.
Le Boss pose la main sur son épaule. La jeune fille a beaucoup grandi, le temps et les circonstances en ont fait une femme avant l'heure. Il se sent rempli de fierté et d'affection pour cette petite perle de beauté et d'intelligence. Noa ne se rend pas compte de ce qu'elle possède, elle n'a jamais mesuré pleinement ce qu'elle était. Il veut lui apporter cette mesure, lui faire comprendre à quel point, elle et lui, ils sont exceptionnels. Elle se calme, lève les yeux vers lui, le regarde enfin en face.
- Je vais t'aider, la rassure-t-il, rappelle-toi que tu n'es pas seule.
La colère qui brillait dans ses yeux laisse place à autre chose, une lueur de détermination qui ne lui a jamais fait défaut.
- Je ne suis pas à toi, fait-elle, plus tranquillement mais d'une voix forte et pleine d'assurance. Tu ne pourras pas tout m'arracher.
A l'instant même où je sentis concrètement que les responsabilités et les contraintes du Camp ne pesaient plus sur moi, des dizaines d'idées, d'émotions et de souvenirs m'assaillirent de toutes parts, et je m'en trouvai profondément heureux. J'avais tant de choses à faire, à présent que le monde s'ouvrait à moi ! Je me rappelai en détail chaque lieu que j'avais foulé, chaque personne que j'avais rencontrée, et chacune des choses que j'avais pu faire. Je n'avais que peu d'affaires et pas la moindre pièce sur moi, mais je ne me faisais aucun souci, confiant. J'avais largement gagné en débrouillardise et je ne doutais pas un instant que je saurais plus ou moins me tirer d'affaire.
Alors que je m'enfonçais dans le pays, ivre de projets et de dynamisme, une voix lointaine m'appela par mon prénom, m'arrachant à mes rêveries utopiques. Je me retournai, étonné. Là, quelques mètres en arrière, se trouvait Elen, qui courait derrière moi pour me rattraper. J'attendis qu'elle arrivât à mon niveau. Essoufflée, elle s'accroupit et reprit son souffle avant de me fournir l'explication que j'attendais, intrigué.
- J'aurais dû faire ça depuis longtemps, m'avoua-t-elle, tu as du cran... accepterais-tu que je viennes avec toi ?
L'idée ne me semblait ni bonne ni mauvaise. Je ne connaissais Elen que très superficiellement, et si elle avait ma sympathie, je n'avais aucune idée de la compagne de voyage qu'elle pouvait être.
- Eh bien, puisque de toutes façons, tu es là...
Je lui adressai un léger sourire, qu'elle reçut manifestement avec grand plaisir, sans doute n'en avais-je jamais offert de tel durant tout mon séjour au Camp. Après réflexion, avoir de la compagnie ne serait sans doute pas désagréable, d'autant qu'Elen était plutôt discrète et tout à fait autonome. Ce nouveau voyage n'aurait, par ailleurs, certainement rien à voir avec les drôles de mésaventures rocambolesques que j'avais vécu aux côtés de Noa et Renji ( bien que j'en aurais eu l'envie ), ce qui signifiait donc pour elle, rien de dangereux. Nous nous mîmes donc en route, sac sur le dos, comme deux jeunes gens qui découvrent le reste du monde.
- J'imagine que tu souhaites aller étudier la Muraille de plus près, quelque chose dans ces cordes-là, non ? suggéra la jeune femme.
Je haussai les épaules.
- Non, à ce niveau, j'ai eu ma dose, je ne veux plus rien faire qui ait à voir avec le Camp. Par contre... ( un sourire tout à fait involontaire naquit sur mon visage ) il y a un ami que j'aimerais retrouver.