Chaos Sanctuary
Une fois que j’eus quitté le Camp, Elen à mes côtés, cela devint une évidence. Retrouver Renji était ma première priorité. Je m’étais souvent demandé ce qu’il avait bien pu advenir de lui, et avais imaginé toutes les voies possibles et envisageables dans lesquelles il avait pu s’engager. Renji était un énorme concentré de connaissances, un leader dans tous les domaines, ou presque, d’une logique et d’une intelligence remarquables, et, parallèlement à cela, un homme si simple et si bon vivant qu’il avait pu devenir scientifique aussi bien que pêcheur à la ligne. Je me persuadai dès lors qu’en retournant chez lui, à Lavanville – je me rappelais encore parfaitement de l’emplacement de sa maison – , je trouverais quelque chose qui me dirigerait vers l’endroit où il se trouvait à présent. Un numéro, un renseignement, n’importe quoi qui me permettrait de le localiser, j’en étais fermement convaincu, bien distinctement de mon envie de revoir l’étrange bonhomme. Une dizaine de jours de marche était nécessaire, ce qui ne me faisait absolument pas peur, j’étais plus enthousiaste que je ne l’avais jamais été à l’idée de parcourir une longue distance. Elen, de son côté, ne semblait pas s’en inquiéter non plus.
Nous profitâmes du voyage pour faire plus ample connaissance, et je découvris une jeune femme agréable et appliquée, qui n’avait finalement rien à m’envier. Elen, comme je l’ai déjà précisé, travaillait en tant qu’infirmière au Camp, mais son savoir ne s’arrêtait pas à la simple connaissance des maux dont pouvaient souffrir les hommes et les Pokémon, et des remèdes qui pouvaient les en délivrer : elle connaissait le nom et les propriétés de chaque plante, ainsi que les régions et les saisons propices à son développement. Ce qui d’ailleurs nous fut bien utile : elle me montra quelques herbes comestibles, facilement reconnaissables, qui avaient un excellent goût en omelette ou en soupe, ainsi qu’une fleur bizarroïde dont j’ai oublié le nom, qui lorsqu’on la frottait vivement entre ses mains, se mettait à mousser et faisait office de savon. Elle m’apprit quelques bribes de ce savoir, qui me furent toujours utiles dans mes voyages ultérieurs, et je lui fis part des quelques connaissances – fort limitées, malheureusement – dont je disposais.
Elen se révéla une compagne de voyage agréable, assez discrète et, je ne tardais pas à le découvrir, manquant cruellement de confiance en elle, sans pour autant basculer dans l’auto-apitoiement. Cela se traduisait notamment par un manque de sûreté dans tout ce qu’elle entreprenait. La jeune femme avait constamment l’impression d’être médiocre, et, bien qu’elle m’impressionnât de nombreuses fois par son savoir, elle restait convaincue que les autres valaient mieux qu’elle. C’était par ailleurs une bonne dresseuse, qui ne manquait pas de stratégie. J’eus plusieurs fois l’occasion de combattre contre son unique Pokémon : un Insecateur surprenant par sa vélocité, et me fis, le plus souvent, battre à plate couture. Je considérais pour ma part avoir progressé avec mes Pokémon, qui étaient maintenant au nombre de trois : un Ferosinge était venu compléter mon équipe durant l’année passée en tant que voleur avec Renji. Même au Camp, j’avais toujours trouvé du temps pour entraîner Caninos, Evoli et Ferosinge, et estimais avoir fait des progrès, ce qui ne faisait pas pour autant de moi un dresseur d’exception, loin de là. A nous deux, nous étions cependant relativement immunisés contre les ennuis éventuels.
Le temps passait rapidement, et je ne m’ennuyai pas un instant. La longue marche que nous devions effectuer chaque jour était peuplée de discussions, sur tout les sujets. Je lui parlai plus en détail de ce Renji que je voulais retrouver et qu’elle ne connaissait pas. Confiant, j’en finis même par lui parler de Noa, sujet que je n’avais que très vaguement survolé jusqu’alors. Elle manifesta un intérêt tout particulier pour cette dernière, et je lui parlai longuement de ma jeune amie, tout en taisant l’essentiel. Elle m’écouta, sans rien dire, hochant parfois la tête ou laissant un léger sourire se dessiner sur son visage.
Jamais, tout au long du voyage qui nous rapprocha pourtant considérablement, elle ne me parla de sa famille ou de son vécu.
Il était près d’une heure de l’après-midi quand le « groooaaaamrmbl » caractéristique de mon Caninos se fit entendre. Intrigué, je tournai la tête et revint sur mes pas. Le Pokémon me regarda avec insistance et, d’un mouvement tout à fait élégant, il posa son arrière-train sur le sol, ce qui laissait clairement comprendre qu’il était fatigué.
- Eh ben ? lançai-je. C’est toi qui a voulu rester dehors et marcher à côté de nous, faut suivre maintenant !
L’intéressé me répondit par un « Caninossss » manquant franchement de conviction.
- Qu’est-ce qui se passe ? fit Elen, qui s’était elle aussi arrêtée.
- J’saipa… On dirait qu’il ne veut plus avancer. Il doit être fatigué, je vais le remettre dans sa Pokéball.
Je saisis la balle à ma ceinture, et m’apprêtai à rappeler mon Pokémon, lorsqu’Elen s’interposa et alla l’examiner. Je poussai un soupir faussement exaspéré.
- Bon, c’est toi l’infirmière, je te laisse faire. Mais à mon avis, monsieur nous fait tout simplement un caprice. Il est plus tout jeune tu sais.
Elen ne répondit pas et caressa longuement le canidé, avant d’examiner soigneusement chacun de ses membres. Elle finit par identifier l’origine du problème.
- Il s’est planté une épine dans la patte ! Tiens, regarde, fit-elle en me montrant du doigt le bout de bois, a demi enfoncé dans la chair. En plein dans le coussinet. Il boite.
Elle sortit aussitôt de sa poche une longue pince aux extrémités fines et tranchantes et, d’un petit mouvement sec et précis, qui arracha quelques glapissements à mon Pokémon, elle retira l’épine.
- Et voilà, fit-elle en rangeant la pince. Ça devrait aller mieux.
La jeune femme se releva et posa ses mains sur ses hanches, examinant Caninos, un léger sourire aux lèvres.
- Au fait, comment tu l’as appelé ? s’enquit-elle. Tu lui as donné un nom au moins ?
- J’avais pensé à Terminator, fis-je d’un ton ironique, mais ma mère était pas d’accord.
Elen éclata d’un rire moqueur.
- Terminator, ben voyons… J’espère que tu es au courant que c’est une femelle, ton Caninos, au passage ?
J’écarquillai les yeux.
- Hein ? Mais non c’est… Ça fait douze ans qu’il est dans la famille, je le saurais !
- Tu veux vérifier ? fit-elle en levant un sourcil. Est-ce que quelqu’un t’as déjà certifié que c’était un mâle ?
- Ben…
Je me tus et réfléchis. Effectivement, je ne m’étais jamais penché sur la question. Ce Pokémon nous avait été donné par une voisine, je n’avais que cinq ans à l’époque, et mes parents n’avaient pas cherché à connaître son genre, n’ayant tous deux que des connaissances très limitées en matière de Pokémon.
- C’est dingue… marmonnai-je. Depuis le temps que je l’ai, et j’ai toujours cru que c’était un mâle…
- Appelle-la Elen pour me remercier d’avoir éclairci l’affaire, fit-elle, moqueuse.
- Alors ça, non !
Je me retournai vers Caninos, qui s’était redressée entre temps et semblait se porter mieux.
- Bon, tu viens pépette ? On a encore de la route à faire.
Je me remis en marche sur ces mots, mon Pokémon, tout nouvellement « pépette », sur les talons.
- Quoi ? Pépette, t’as rien trouvé de mieux ? s’offusqua Elen.
- Maaais non, c’est très bien. Regarde, elle est super contente, fis-je en montrant Caninos d’un signe de tête, qui gambadait joyeusement derrière moi.
J’eus droit à des moqueries comme quoi « j’avais très mauvais goût » pendant quelques heures encore, durant lesquelles ma compagne essaya par ailleurs de me suggérer d’autres appellations pour Caninos, que je rejetai toutes allègrement. Ce fut uniquement lorsque nous arrivâmes devant le panneau « Lavanville - 27 km » qu’Elen changea de centre d’intérêt et accéléra le pas sans même s’en rendre compte. Quelques heures plus tard, nous arrivions aux portes de la ville.
La dernière fois que je m’étais rendu à Lavanville remontait à deux ans, j’avais d’ailleurs également assisté à sa destruction par Suicune, et avais fui précipitamment en compagnie de Noa et Renji. Les choses avaient bien changé depuis, je ne tardai pas à m’en apercevoir.
Un immense mur de ciment faisait le tour de la ville, l’encerclait, l’enfermait, à la façon d’un étau. La ville, terne et étouffée, n’avait qu’une seule ouverture, qui faisait office d’entrée et de sortie, contrôlée nuit et jour sans relâche. Notre comité d’accueil fut une escouade de gardes, dont la plupart étaient armés, et qui nous dévisagèrent lorsque nous nous présentâmes à l’entrée. Leur regards me mirent profondément mal à l’aise, j’y lisais quelque chose de dur et de craintif, qui me poussa à détourner les yeux. Sans nous expliquer quoi que ce soit, ils nous fouillèrent minutieusement, de haut en bas, allèrent jusqu’à nous faire quitter nos chausses. Tout cela s’exécuta sans que personne ne prononce un seul mot. Elen me regarda, inquiète, ce à quoi je répondis par un léger hochement de tête que je voulais calme et apaisant. Je ne comprenais pas plus qu’elle les raisons de cette sécurité extrême, mais nous n’avions pour l’instant pas d’autre choix que de nous y soumettre.
Lorsque les gardes eurent fini de fouiller nos sacs et jugèrent que nous n’avions rien de dangereux sur nous, ils nous demandèrent simplement de décliner nos identités. Nous donnâmes nos noms sans opposition, qu’ils griffonnèrent rapidement sur un carnet, après quoi, nous pûmes enfin pénétrer dans la ville.
- Qu’est-ce que ça veut dire ? s’exclama Elen dès que nous nous fûmes un peu éloignés. Je n’ai jamais entendu parler d’une ville dont les entrées et les sorties sont contrôlées ! C’est dingue !
Je marquai un temps de silence.
- J’en sais pas plus que toi… fis-je. Chaque ville de Kanto possède un gouvernement qui lui est propre, désormais, je ne sais pas si tu as entendu parler de ce phénomène.
Elen hocha négativement la tête. C’était pour ma part un voyageur de passage au Camp, que j’avais accueilli dans ma tente l’espace d’un soir, qui m’avait mis au courant de ce fait étonnant. Je soupirai.
- C’est vrai que le Camp nous a totalement coupé du reste du monde… fis-je, sceptique. Je vais t’expliquer. Il y a de plus en plus de Stables, ces temps-ci. Les gens ont peur, les Pokémon repeuplent les terres, il y a de nouveau une vie sauvage. Alors bien sûr, le premier réflexe, c’est de se mettre à l’abri, en sécurité. Cela fait plusieurs mois qu’il n’y a plus eu aucune destruction, c’est donc dans les villes en premier lieu que les gens se réfugient. Et, puisque plus personne n’est capable de contrôler l’île toute entière, les seuls gouvernements qui tiennent la route sont ceux des cités : ceux qui vivent en ville recherchent le calme et la sécurité, donc, ils obéissent, ils sont dociles et répondent aux directives lancées. Chaque ville a donc des lois qui lui sont propres, chaque ville est différente des autres.
Je contemplai le décor urbain autour de moi.
- Apparemment, ici, on a mis la priorité sur la sécurité… je me demande bien de quoi ils peuvent avoir peur à ce point.
Elen ne dit rien, intégrant ces nouvelles informations, et était visiblement aussi sidérée que je l’avais été en apprenant cela.
- C’est ahurissant… finit-elle par murmurer.
J’acquiesçai d’un signe de tête.
- J’comprends pas les gens, des fois, avouai-je. Je ne dis pas qu’il n’y a que du bon dans ce qui se passe en ce moment. L’avenir est plus qu’incertain, il se passe un tas de trucs qu’on ne comprend pas, mais quelque part, cette île renaît ! Des jeunes dresseurs partent sur les routes, découvrent le monde, il y a des Pokémon partout… comme au temps des dresseurs, en fin de compte. Kanto n’a jamais été aussi bordélique, certes, mais jamais aussi dynamique non plus.
J’ouvrais mes bras, montrant ainsi tout ce qui m’entourait.
- Et voilà ce qui se passe quand le monde bouge : les gens s’enfermement, s’entassent, se coupent du monde, construisent des murs, et refusent d‘essayer de comprendre…
Je soupirai.
- Ça n’a pas de sens.
Prenant soudainement conscience que j’avais abordé un sujet dans lequel ma compagne ne se sentait peut-être pas très à l’aise, je me tus alors, laissant de côté mes interrogations sur le monde, qui était par ailleurs bien trop vaste et trop complexe pour moi.
- Bon, repris-je, tout a changé par ici… mais je pense que je vais retrouver la maison de Renji.
Le décor avait été radicalement modifié. Suite à la destruction de Suicune, toute la ville avait été reconstruite selon un plan différent, si bien que je ne tardai pas à me perdre dans le dédale de rues. Fort heureusement, Caninos prit les devants, encouragée à grand renfort de « Super, pépette ! C’est toi la meilleure ! ». Elle repéra le chemin par je ne sais quel miracle, et nous guida jusqu’à la grande place, que je reconnus. A partir de là, les choses étant restées à peu près les mêmes, je sus retrouver mes repères, et conduisis Elen jusqu’à la rue dans laquelle habitait Renji. Une mauvaise surprise nous attendait.
Là, au milieu des rangées de maisons, qui n’avaient pas changé d’aspect depuis deux ans, se trouvait une ruine, un bâtiment dont seuls les murs étaient encore debout. Tout le reste avait brûlé, comme en témoignait l’épais tapis de cendres, répandu tout autour. La maison de Renji, sans aucune hésitation possible. Une cruelle déception m’envahit dès que nous arrivâmes devant l’ancienne demeure de mon ami. Je m’étais, dès le départ, fermement convaincu que je trouverais ici quelque chose qui me permettrait de retrouver la trace de l’étrange bonhomme. Cette maison était le seul point de départ possible dont je disposais, je n’avais absolument aucun autre moyen de retrouver Renji. Après avoir fait tout ce chemin, nous nous retrouvions, soudainement, à notre point de départ. Tout s’écroulait, aussi sûrement que la charpente de cette maison avait dû s’affaisser lorsque l’incendie avait pris. Où aller, maintenant que la dernière chance de retrouver la trace de mon ami s’effondrait ?
- … C’était là ? demanda Elen d’une voix hésitante.
- Ouais, grognai-je. Ouais, c’était là.
Je m’avançai dans les décombres. Les cendres étaient froides, dures, et peu salissantes. L’incendie avait dû avoir lieu depuis plusieurs mois déjà. Il ne restait assurément plus rien de reconnaissable dans toute la structure.
- Sans doute un accident, suggéra Elen.
- Je ne pense pas, répondis-je. En fait, je soupçonne Renji d’avoir fait ça volontairement.
- Eh bien… Ça m’a tout l’air d’être un type particulier, ton Renji.
Malgré la déception que m’avait causé la scène, un léger sourire se dessina sur mes lèvres.
- C’est le moins qu’on puisse dire.
Je tournai alors le dos aux décombres, et revins dans la rue aux côtés d’Elen.
- Le soir commence à tomber, constatai-je. Je pensais dormir ici, en fait. Mais bon, puisqu’on en est là… Allons au Centre Pokémon.
Elen, respectueuse de ma déception, se tut, et nous fîmes le trajet sans prononcer un mot, ce qui me permit sans doute d’assimiler plus correctement. Quelques minutes plus tard, nous arrivions sur le centre ville, au cœur duquel trônait l’énorme Centre Pokémon de Lavanville, dans lequel je m’étais souvent rendu. Nous entrâmes dans la bâtisse et nous dirigeâmes vers l’accueil, où se tenait une jeune femme, petite, toute en rondeurs, qui tenait sa tête dans ses mains, l’air soucieux.
- Bonsoir mademoiselle… commençai-je.
- Vous voulez une chambre ? fit-elle immédiatement d’un ton anxieux, sans me laisser le temps de finir ma phrase.
Je me contentai d’acquiescer d’un signe de tête.
- Je regrette, vous êtes peut-être les dixièmes aujourd’hui à réclamer une chambre, mais le Centre ne peut pas se permettre de remplir ses fonctions d’hébergement ces temps-ci. Vous comprenez, j’imagine…
Je fronçai les sourcils.
- Pardon ?
La jeune femme soupira.
- L’attaque des Galitèques, hier ! , comme si ces mots étaient censés m’éclairer sur la situation.
- L’attaque des Galitèques ? répétai-je d’un air ahuri.
- Votre amie, là, fit-elle en montrant Elen du doigt, elle n’est pas au courant non plus ?
Elen fit non de la tête, l’air tout aussi surprise de moi.
- Bon sang, mais d’où sortez-vous donc ?
- De loin, à vrai dire… fis-je. Mais expliquez-nous, j’aimerais comprendre pourquoi on ne peut pas dormir ici ce soir. Qui sont les Galitèques ?
- Eh bien, pardi, c’est l’un des deux plus grands groupes d’Ultimistes de Kanto, rien que ça ! Vous n’en avez jamais entendu parler ?
Nous fîmes signe que non. J’avais pour ma part bien connu un petit groupe d’Ultimiste et connaissait donc, dans les grandes lignes, leurs valeurs et leurs projets, mais jamais je n’avais eu écho de ces « deux plus grands groupes Ultimistes de Kanto », et encore moins des Galitèques. Notre interlocutrice soupira et consentit à nous expliquer.
- Les Galitèques sont établis tout près de Lavanville, et dans leur conviction que « l’homme doit céder la place aux Pokémon et à la nature », vous voyez, tout le blabla, il est fréquent qu’ils commettent des attentats. Celui d’hier a été particulièrement violent, ils se sont infiltrés dans la ville et on fait sauter tout un quartier résidentiel. Il n’y a pas eu de morts, fort heureusement, mais nous avons en ce moment une quarantaine de blessés, parmi lesquels des brûlés au troisième degré… Il n’y a que trois infirmières ici, et aucune d’entre elles ne s’y connaît réellement. Nous ne disposons que de très maigres moyens financiers, dont nous allons devoir user pleinement pour faire appel à des médecins compétents - et croyez-moi, c’est pas donné ! Dans ces conditions, vous comprenez bien qu’on ne peut pas loger les voyageurs en plus, et gérer tout ce petit monde à la fois.
Je n’eus pas le temps d’assimiler toutes les informations que nous fournit la jeune femme, que déjà, Elen réagit.
- Je suis infirmière, mademoiselle, laissez-moi vous apporter mon aide, je pense être compétente pour ce qui est de soigner toutes les victimes de l’attaque. En échange d’une nuit.
Son interlocutrice se tut quelques instants, songeuse, examinant la situation, observant minutieusement ma compagne.
- Eh bien… En temps normal, ce ne serait certainement pas à moi de prendre cette décision, mais étant donné l’urgence, je pense que personne n’y verra d’objection. C’est entendu. Je vous ouvre une chambre pour ce soir, en échange de quoi, demain, vous travaillerez à la salle de soin. L’aide d’une personne compétente va nous être de la plus grande utilité ! Merci bien mademoiselle.
Je lus une réelle gratitude dans les yeux de la jeune femme, manifestement très inquiète. Elle se hâta d’aller nous ouvrir une chambre, informa Elen qu’elle devrait se rendre sur les lieux le lendemain matin dès huit heures, puis se retira sur un « bonne nuit » des plus amicaux. Je n’attendis pas plus longtemps pour me jeter sur mon lit.
- Ça fait tellement longtemps que j’ai pas dormi sur un vrai matelas ! m’exclamai-je avec joie.
- Profites-en bien, fit Elen. Et dire que je vais passer toute la journée de demain avec des blessés… Ça promet d’être épuisant.
- Tout prend son sens, constatai-je. J’imagine que c’est pour ça que les entrées et les sorties de chacun sont contrôlées. Et ce mur tout autour de la ville… Ils ont peur de ces « Galitèques ».
- Ça se comprend, répondit-elle. Qu'ils aient leurs propres convictions, c'est une chose. Prôner le retour à la nature n'a rien de mauvais en soi, mais aller jusqu'à de telles manifestations de violence...
Je répondis par un « mmh » hésitant.
- J'ai connu des Ultimistes, lui racontai-je. Ils n'avaient rien de violent, pourtant. Mais il y aura toujours quelqu'un pour aller dans l'extrême et guider les autres. Ce monde est malade.
Elen acquiesça d’un signe de tête et un silence de quelques instants s'installa.
- Qu’est-ce que tu comptes faire pour retrouver ton ami ? demanda-t-elle doucement.
Je soupirai.
- J’en sais rien, marmonnai-je. J’étais tellement convaincu que je le retrouverai à partir de ce que je trouverais chez lui… je n’ai pas réfléchi à autre chose. J’ai aucune idée de ce que je pourrais faire, maintenant.
Je tournai la tête vers la rouquine.
- Si tu as quelque chose à proposer, ou des envies particulières, n’hésite pas. Je ne prends peut-être pas suffisamment ton avis en compte.
- Non, ne t’inquiètes pas pour moi. Être ici, avoir trouvé le courage de quitter le Camp… C’est déjà énorme, fit-elle, un léger sourire aux lèvres. Mais si tu veux bien… restons quelques jours ici, le temps de soigner tous les blessés. En tant qu’infirmière, je t’assure que j’en ai vu passer beaucoup, et j’ai envie d’être là pour les assister.
Je souris. Une profonde gentillesse, c’était une des caractéristiques d’Elen.
- Bien sûr. Restons quelques temps ici, alors.
Je voulus alors lui dire que j’admirais ce quelque chose de touchant qu’il y avait chez elle, mais, sans savoir pourquoi, je m’abstins. Nous ne tardâmes pas, par la suite, à nous endormir, épuisés par la longue marche que nous avions effectué dans la journée, et en prévision de celle, éprouvante, qui attendait Elen.
Le lendemain, quand je me réveillai, elle ne se trouvait plus dans la chambre, sans doute levée de bonne heure. Je jetai un œil vers le réveil. Il était onze heures du matin. Il y avait longtemps que je n’avais pas dormi si tard. Le Camp avait des horaires précis et stricts. Je me prélassai encore un peu dans mon lit, puis me décidai enfin à me lever. Après une douche expéditive, je décidai de me rendre à l’étage des soins pour rendre visite à Elen, et m’assurer qu’elle n’avait besoin de rien. A peine poussai-je la porte qu’une odeur âcre me prit les narines. J’entrai.
La pièce était immense, d’un blanc immaculé, laissant entrer la lumière du jour par de nombreuses fenêtres. Emplissant tout l’espace, des dizaines de lits se succédaient le long des murs, presque tous occupés. Une partie des blessés semblait dormir profondément, d’autres s’agitaient dans leur lit, gémissaient de temps à autre. Leur visage était crispé.
- Falke !
Elen, au milieu d’une rangée de lits, venait de m’interpeller. Elle s’avança vivement vers mois, et je vis à son air qu’elle était préoccupée.
- Ça va ? m’assurai-je. Ça se passe bien ?
- Pas vraiment… m’avoua-t-elle. On n’est que trois pour s’occuper de tout ceux-là, et certaines blessures ne sont pas anodines… Sans compter que les deux autres ne sont pas vraiment compétentes, elles n’ont jamais eu affaire à ce genre de situation. Mais je ne me fais pas de souci pour les blessés, ça risque d’être long et douloureux, mais ils s’en sortiront. Par contre…
Elle m’indiqua d’un signe de tête un paravent, au fond de la salle.
- Là-bas, derrière, j’ai deux personnes dans le coma. A ce qu’on m’a dit, ils sont là depuis presque deux semaines, ça remonte à bien avant l’attentat. Ils sont gravement empoisonnés, et j’ai peur qu’ils n’en aient plus pour très longtemps, c‘est déjà miraculeux qu‘ils soient encore en vie…
Elle se mordit la lèvre inférieure et remonta ses lunettes sur son petit nez.
- Est-ce que tu pourrais aller me chercher quelque chose à la pharmacie ? Il n’y a que des antidotes pour Pokémon dans ce Centre, et j’aurais besoin de quelque chose de puissant pour eux. Mais je ne peux pas me permettre de sortir.
- Bien sûr, acquiesçai-je.
Elen se hâta de me griffonner le nom de l’antidote en question sur un bout de papier - ce genre de noms imprononçables que l’on trouve tout particulièrement dans le domaine de la médecine - , et me le remit, ainsi qu’un billet.
- Tiens, c’est l’argent du Centre. Prends cinq flacons, ça devrait suffire je pense, on leur injectera une dose d’antidote chaque jour.
Elle parlait très rapidement, et je retrouvais là la jeune infirmière qui m’avait soigné de mes multiples blessures lors de l’année que j’avais passé au Camp. Rapide, sans doute un peu anxieuse, mais efficace. Je pris l’argent et le papier, et m’empressai de me rendre à l’immense centre commercial, tout proche du centre Pokémon. Je mis quelques temps à trouver la pharmacie, mais revint finalement au bout d’une vingtaine de minutes, les cinq flacons d’antidote sous le bras, que je donnai à Elen. Après quoi, je la laissai faire son travail, dans lequel elle semblait par ailleurs se débrouiller admirablement, et sortis en ville vaquer à diverses occupations. N’ayant aucune envie de repasser par le contrôle minutieux à l’entrée de Lavanville, j’abandonnai l’idée d’aller entraîner mes Pokémon dans la forêt toute proche, et me contentai du vieux parc, qui n‘avait sans doute plus été entretenu depuis des mois, rempli d’herbes folles qui poussaient dans tous les sens, ce qui lui donnait un petit côté sauvage qui me plaisait. Je passai la journée là-bas, sans rien faire d’autre que de me laisser aller à mes pensées.
L’évènement le plus marquant de cette journée devait subvenir dans la soirée.
- C’est crevant, t’imagines pas à quel point ! s’exclama Elen entre deux bouchées. Mais j’aime ça, vraiment. C‘est le seul domaine où j’ai l’impression d‘être utile.
Elle mordit de nouveau dans l’énorme sandwich que le Centre nous avait donné en guise de repas. Il était près de huit heures du soir, Elen venait de terminer sa journée et n’avait pas pris une seule pause. Je ne trouvais rien à redire, moi qui avais passé mes heures à flâner.
- Quand j’aurais fini de manger, reprit-elle, il faudra juste que j’aille administrer une dose d’antidote aux deux empoisonnés. Tu viens avec moi ?
J’acquiesçai. Quelques dix minutes plus tard, nous nous rendions à l’étage de soin. Elen prit un flacon d’antidote dans un placard, et passa derrière le paravent. Je la suivis. Il faisait encore suffisamment jour pour distinguer clairement le visage des deux individus, plongés dans un coma profond. Il me sembla que mon cœur s’arrêta de battre quelques instants lorsque je les reconnus.
- C’est pas vrai ! m‘écriai-je.
Je me penchai vers eux afin de vérifier. Aucun doute.
- Tu les connais ? s’enquit la jeune femme.
Stupéfait, je mis quelques secondes à répondre à l’affirmative.
- Ce sont deux vieux amis… Je ne les avais pas revus depuis deux ans.
Je m’arrêtai quelques instants, observant ces visages si familiers et si différents à la fois. Transformés par le temps, grandis.
- Je t’ai parlé de la Caravane, repris-je. Ce sont Loena et Neith, deux personnes avec qui Renji, Noa et moi, on s’entendait particulièrement bien…
Une barbe de quelques jours recouvrait le visage de Neith, qui avait grandi et acquis une carrure d‘homme. Loena, quant à elle, n’avait guère changé. Ses joues semblaient plus creusées, et elle avait coupé ses cheveux, qui ne descendaient à présent pas plus bas que le milieu de son cou. Tous deux étaient beaux, mais d’une blancheur maladive.
- Bordel, je me demande bien ce qui a pu leur arriver… Ils vont s’en sortir ? m’inquiétai-je.
- Je pense, me rassura Elen. Ce genre de poison est très lent et destructeur, mais maintenant que nous avons l’antidote, ça devrait aller. Il leur faudra plusieurs jours pour se rétablir, en revanche.
- Quand penses-tu qu’ils se réveilleront ?
La jeune femme haussa les épaules d’un air désolé.
- Je n’en sais rien. Ça peut être demain comme dans un mois.
Je ne répondis pas. J’étais profondément ému de retrouver mes deux anciens compagnons d’une façon si soudaine. Je n’avais dès lors plus qu’une hâte : qu’ils se réveillent, afin de comprendre ce qui leur était arrivé, et de nous retrouver, tout simplement.
- C’est dingue, fis-je en enfouissant ma tête dans mes mains, c’est complètement dingue !
- Je te préviendrai dès que l’un d’eux se réveillera, m’assura Elen. Je m’occuperai d’eux au mieux.
Je remerciai Elen. Elle leur administra la dose d'antidote règlementaire au moyen d'une seringue, après quoi nous revînmes dans notre chambre. Je mis longtemps à trouver le sommeil, ce soir-là, chamboulé par ce petit miracle. Les choses reprenaient leur cours, Loena et Neith étaient là. Je commençai à élaborer des projets, à réfléchir, à penser à la longue discussion que nous aurions très certainement dès qu’ils se réveilleraient. Sans doute poursuivaient-ils eux-mêmes leurs propres ambitions, mais ils avaient connu Renji, il n'était pas impossible qu'ils aient eu des nouvelles de lui. Et Noa. Ils avaient connu Noa également. Peut-être accepteraient-ils de se joindre à nous afin de repartir sur les mêmes routes qu'avant. Car c'était bel et bien ce que je désirais. Plus que jamais, je pressentais que cette histoire n'était absolument pas terminée, et que Noa était empêtrée là-dedans. Il fallait que comprenne. Il fallait que je me réintègre dans tout ce processus que j'avais lâché un an plus tôt en me mettant à travailler pour le Camp.
Les retrouvailles avec Loena et Neith seraient très certainement le point de départ d’un renouveau total, d’une nouvelle succession de découvertes.