Entre infini et au-delà
- Tout a l’air calme, commenta Chloé.
Cassy acquiesça. Dracolosse s’était posé à flanc de montagne, juste au-dessus de l’Antre du Dragon, ce qui leur permettait d’avoir vu sur l’Arène en contrebas. Contrairement au Bourg-Palette qui avait l’allure d’un champ de bataille à leur arrivée, Ébènelle semblait aussi paisible que lorsqu’elles l’avaient quittée.
- Qu’est-ce qu’on fait ? On rentre ? s’enquit la nageuse.
- Mieux vaut tout de même éviter de passer par la porte. Tu sais forcer une fenêtre ?
Chloé rendit à Cassy son regard dubitatif. Aucune d’elles n’était au fait des meilleures méthodes pour pénétrer dans un lieu par effraction, mais tant bien que mal, elles y parvinrent. À califourchon sur Dracolosse, qui se maintenait à hauteur des appartements de Sandra, elles réussirent à ouvrir la vitre et à se faufiler à l’intérieur.
- Repose-toi, conseilla Cassy au dragon en le rappelant dans sa ball. Tu l’as bien mérité.
En faisant volte-face, l’adolescente prit conscience que c’était la première fois qu’elle entrait dans la chambre de son mentor. En tant normal, elle aurait ressenti un frisson, et surtout la peur de se faire houspiller par Sandra, mais pour l’heure, ce fut à peine si elle prêta attention à la pièce qui l’entourait. La gravité de la situation l’emportait largement sur sa curiosité.
- Mieux vaut que tu restes derrière moi, recommanda Cassy à Chloé. Combien as-tu de pokémon encore en état de combattre ?
- Otaria était très faible quand je l’ai rappelé, mais j’ai toujours Têtard et Akwakwak.
Avec Carmache et Draby, cela ne faisait pas beaucoup, mais elles n’auraient pas d’autre choix que de s’en contenter. Prudemment, Cassy ouvrit la porte qui donnait sur le couloir et tourna la tête de chaque côté. Comme il n’y avait aucune menace en vue, elle fit signe à Chloé de lui emboîter le pas.
Sur la pointe des pieds, elles s’engagèrent dans l’escalier. L’endroit semblait paisible, presque trop pour un bâtiment dans lequel résidait Sandra Lance, dont la principale occupation consistait à tempêter sur les gens. Elles avaient quasiment atteint le bas des marches quand quelqu’un surgit du salon. Elles se figèrent aussitôt d’effroi, pendant que l’autre personne poussait un cri.
- Oh, c’est vous ! soupira Sandra en les reconnaissant. Mais par où êtes-vous rentrées, bon sang ? Je ne vous ai pas vues approcher !
- Eh bien... Hum... Comment ça s’est passé, ici ? préféra interroger Cassy plutôt que de répondre.
- Tu as de la visite.
- Pardon ?
- Je ne savais pas si tu comptais revenir du Bourg-Palette, alors j’ai dû prendre quelques précautions, mais ton cousin t’attend dans le salon.
- Son cousin ? répéta Chloé. Celui qui travaille pour la Team Galaxie ?
- Aucune inquiétude, je l’ai neutralisé, déclara la Championne.
- Justement, c’est une très mauvaise idée ! Je croyais que nous avions quitté l’Arène afin d’empêcher l’organisation de soupçonner qu’il s’agit de notre base. Si... Comment il s’appelle, déjà ?
- Qui ? fit Cassy. Sylvain ?
- Voilà, lui. S’il ne retourne pas d’où il vient, Hélio et compagnie comprendront qu’il a été capturé ici, et adieu notre belle couverture.
- Excellente déduction, admit Sandra. Dommage que la réalité soit un poil plus compliquée. Sylvain avait déjà l’intime conviction que Cassy se cachait ici à son arrivée, c’est pour ça qu’il a fait le déplacement.
Cassy sentit son cœur se serrer. Même si elle savait que l’allégeance de son cousin allait à la Team Galaxie, elle aurait préféré croire qu’il avait gardé suffisamment d’affection à son égard pour ne pas souhaiter la livrer à Hélio, à l’instar de Sven. Elle avait cependant trop présumé des sentiments qu’elle lui inspirait.
- J’ai un peu de mal à comprendre ce qu’il espérait accomplir seul, souligna-t-elle d’une voix dont elle s’efforçait de masquer les intonations peinées. C’est assurément un excellent dresseur, mais il...
- Je crois que tu fais fausse route, Cassy, coupa Sandra. Il n’est pas venu pour te capturer, mais pour te mettre en garde. Enfin, c’est ce qu’il m’a dit, en tout cas. Il savait que les Commandants te traquaient et qu’Ébènelle serait leur cible suivante, juste après le Bourg-Palette.
- Attendez, j’ai un peu de mal à suivre, intervint Chloé. Où est-ce qu’on en est, au juste ? Au fait qu’il y a un traître au sein de la Team Galaxie ? Ou à l’idée qu’il est peut-être en train de nous tendre un piège ?
Cassy ignora sa remarque. Elle s’était déjà dirigée vers la porte du salon quand sa consœur l’empoigna par le bras pour la retenir. Les traits de Chloé s’étaient durcis et, lorsque l’adolescente se tourna vers elle, elle la fixa avec une expression autoritaire.
- À quoi est-ce que tu joues ? aboya la nageuse. Et vous, Sandra ? Pourquoi avoir pris un tel risque au lieu de vous en tenir au plan prévu ? Tout ce que vous avez fait, c’est confirmer la présence de Cassy ici. Maintenant, ils...
- Sandra vint de te le dire, interrompit la jeune fille. C’est un poil plus compliqué. Je sais que je n’ai eu de cesse de répéter à tout le monde combien la Team Galaxie est dangereuse, mais la réalité est loin d’être aussi manichéenne.
- Loin d’être aussi manichéenne ? Tu veux qu’on parle d’Émilien ?
- Sylvain n’a rien à voir avec les Commandants, c’est mon cousin.
- Éric est bien ton frère, et tu nous rabâches constamment que de tous les sbires d’Hélio, il est le plus cinglé.
- Justement, si je dis que Sylvain est différent, c’est que c’est le cas.
- Ou alors, tu te laisses aveugler par l’affection que tu lui portes et ce n’est rien d’autre qu’un sale traître.
- Peut-être, admit Cassy, mais il n’y a qu’un moyen de le savoir.
Sur ces mots, elle s’arracha à la poigne de Chloé et s’engouffra dans le salon. La jeune femme, qui n’entendait pas rester en retrait, s’empressa de lui emboîter le pas. Presque en même temps, elles découvrirent Sylvain saucissonné dans un fauteuil, un morceau de tissu en travers de la bouche pour le bâillonner.
- A’a’i’a, articula-t-il tant bien que mal, avant de baisser piteusement les yeux.
L’adolescente se hâta de retirer la laize qui l’empêchait de s’exprimer et, une fois ses lèvres furent libérées, Sylvain effectua quelques petits mouvements avec sa mâchoire, engourdie.
- Pour le reste, on va attendre que tu m’aies révélé ce que tu fais là, déclara Cassy, autoritaire. J’écoute.
- Quand j’ai appris que les Commandants étaient sur le point de se lancer à ta recherche, j’ai pris peur. J’étais presque sûr que tu étais revenue à Ébènelle, et je n’avais pas envie qu’ils viennent mettre l’Arène à sac ou qu’ils s’en prennent à Sandra. Quant à toi, si tu savais ce que Hélio projette, tu...
- Je le sais déjà. Sven l’a évoqué à Doublonville.
- Sven risque très gros dans cette histoire.
- Tant mieux ! s’exclama Chloé. Quand je repense à ce fou furieux, je...
Cassy la fit taire d’un geste de la main, puis ramena son attention sur Sylvain, qui essayait tant bien que mal de se redresser, tâche rendue malaisée par les liens qui l’entravaient.
- Qu’est-ce que tu entends par là ? interrogea l’adolescente.
Son cousin avait-il compris, à l’instar de Jupiter, qu’elle ne s’était échappée le jour du Pokéathlon que grâce à la mauvaise volonté dont Sven avait fait preuve pour la livrer à son père ? Qu’en était-il d’Hélio ? Le soupçonnait-il également ? Ce n’était pourtant pas ce que le Commandant avait affirmé.
- Comment crois-tu que j’ai su qu’on te traquait ?
- Eh bien, instinctivement, j’aurais dit qu’Éric s’en était vanté, mais... Attends... C’est Sven qui t’a averti ?
- Pas... ouvertement, avoua Sylvain. Il a fait irruption tout à l’heure au QG de Voilaroc et m’a menacé pour que je lui révèle ta cachette, parce qu’il pensait que je pouvais avoir une vague idée de l’endroit où tu te trouvais, avant d’affirmer qu’il avait la ferme intention de damer le pion aux Commandants. Sauf que...
- Sauf que quoi ?
- Tu commences à connaître Sven, non ? Tu sais qu’il a le moyen de délier les langues, or il n’a pas insisté après que je lui ai indiqué que je n’en avais pas la moindre idée.
- Il t’a peut-être cru.
- Sûrement pas. Je pense qu’il espérait simplement que je te préviendrais à temps pour que tu puisses t’échapper. Il... Il faut croire que j’ai sous-estimé l’intérêt qu’il te porte. Le problème, c’est que si Jupiter le devine, elle... Il n’y a personne qu’elle hait plus que lui, même si je ne serais pas étonné que tu arrives en deuxième position sur sa liste.
- En admettant qu’elle fasse part de ses soupçons à Hélio, est-ce qu’il serait capable de lui faire du mal à son propre fils ?
- Je l’ignore, déclara Sylvain. Il l’aime énormément, c’est indubitable, mais plus que son ambition ? Je ne saurais dire. Or, en agissant comme il le fait, Sven se dresse en travers de son chemin, et ça... Si Hélio peut tolérer l’échec, je ne suis pas sûr qu’il apprécie la traîtrise. Il n’y a qu’à voir combien il était furieux quand il a découvert le glyphe ténèbres. Éric jubilait.
Cassy ne releva pas et ils restèrent silencieux durant quelques secondes, à se regarder dans les yeux, jusqu’à ce que Chloé décide d’intervenir une nouvelle fois. Le visage mi-assombri, mi-perplexe, elle lâcha :
- Que je sois sûre de suivre... On parle bien du même Sven, là ? Le type qui a tenté de me kidnapper, que tu dépeints comme un tueur redoutable et comme le meilleur élément de la Team Galaxie. J’ai raté un épisode ? Pourquoi il chercherait à te protéger ? Et surtout, pourquoi est-ce que ça a plus l’air de t’inquiéter que de te surprendre ?
- Je...
Cassy se mordit la lèvre. Elle n’avait jamais évoqué sa liaison avec Sven et aurait préféré ne pas avoir à le faire. Si elle redoutait la réaction de ses consœurs lorsqu’elle mentionnerait le plan B, ce n’était rien à côté du choc qu’elles risqueraient d’avoir, en particulier Marion qui haïssait de tous son être le jeune homme qui avait tenté de la tuer, en découvrant la vérité.
- Je connais Sven depuis des années, finit-elle par dévoiler. Depuis que j’ai quitté Sinnoh à la mort de mes parents. Il a eu l’occasion de me sauver la vie deux fois, bien avant que j’intègre la Team Galaxie et que je découvre sa véritable identité. Au début, j’étais assez proche de lui, mais je me suis éloignée progressivement quand j’ai pris conscience de sa soif de sang et de violence.
- Proche ? répéta Chloé. C’est-à-dire ?
Le regard de Cassy passa de sa consœur à Sylvain. Il avait beau connaître la nature exacte de sa relation avec le fils d’Hélio, elle ne voulait pas lui faire de mal en abordant le sujet devant lui. Chloé la pressant de répondre, cependant, elle dut se résoudre à s’incliner.
- Il a été mon amant. Et apparemment, ça compte encore assez à ses yeux pour qu’il éprouve le besoin de me préserver des Commandants et de son père.
Loin de se satisfaire de cette explication, les prunelles bleues de la nageuse se mirent à lancer des éclairs. Elle s’apprêtait à ouvrir la bouche pour répliquer, mais un petit toussotement timide émis par Sylvain l’arrêta net.
- Katharina, si je peux me permettre... Vous ne devriez pas rester là, toutes les deux. Jupiter et les autres peuvent arriver d’une seconde à l’autre et...
- Ça m’étonnerait. On les a vaincus au Bourg-Palette.
- Au Bourg-Palette ? Comment est-ce que tu as su ? Tu...
- Régis Chen est mon meilleur ami, il travaille sur mes gants de combat. Au cas où tu ne le saurais pas encore, je n’ai pas l’intention de laisser Hélio mener le monde au chaos.
- Éric m’a parlé de ce que tu as vu, le jour où tu as perdu connaissance. Comment peux-tu être certaine qu’il s’agit de la vérité ? Tu étais faible, tu... Tu as peut-être simplement imaginé tout ça.
- Non, c’était bien réel. Palkia et Dialga ont été bannis dans leurs dimensions respectives parce qu’ils ont bien failli détruire Sinnoh dans un élan de rage, autrefois, et ils recommenceront.
- Pas tant que nous les contrôlerons.
- En admettant que vous y parveniez, qu’en sera-t-il après ? répliqua Cassy. Une fois que vous serez tous partis dans votre nouvel univers, tout beau tout neuf ? Je n’ai pas oublié les paroles d’Éric. Hélio aussi bien que lui se moquent de ce qu’il peut advenir de ce monde, à partir du moment où vous avez le vôtre. Pendant que vous mettrez en place votre archétype de société parfaite, le reste de l’humanité agonisera sous la fureur des Dragons.
- Hélio dit toujours que ce n’est pas parce qu’Arceus refuse de sauver la Terre de la déchéance qu’il faut rester là les bras croisés en assistant à ce désastre.
Cassy ne trouva rien à répondre à cela. Si elle avait choisi de s’opposer farouchement à la Team Galaxie, elle n’en demeurait pas moins d’accord avec leurs idéaux sur tout ce qui concernait l’Alpha. Il n’était cependant pas question qu’elle l’admette, car cela affaiblirait sa position face à Hélio. Il était un manipulateur hors-pair, et s’il connaissait les doutes qui la rongeaient, il pourrait, à travers l’un de ses intermédiaires, les retourner contre elle afin d’ébranler encore plus ses certitudes.
- Il n’est pas encore trop tard, insista Cassy. Du moins pas pour toi. Tu peux encore changer d’avis et te joindre à nous. Tu connais leurs plans, leurs forces et leurs faiblesses, tu...
- Je ne me battrai pas contre la Team Galaxie, Katharina. Ils sont ma famille.
- Moi aussi.
Un froid s’abattit sur la conversation pendant qu’un voile à la fois offensé et peiné recouvrait les iris de Cassy. Sylvain, qui avait détourné les yeux, ne releva pas. Au bout d’une minute, néanmoins, il se résolut à demander :
- Qu’est-ce que tu as l’intention de faire de moi ?
L’adolescente ne put s’empêcher d’émettre un parallèle avec cette même question qu’elle avait posée à Sven lorsqu’il la retenait à Doublonville. Elle marqua une brève hésitation, mais finit par opter pour une réponse identique en défaisant le nœud qui maintenait les liens de son cousin.
- Cassy, mais qu’est-ce que tu fabriques ? protesta Chloé.
L’intéressée ignora totalement ses paroles et ne lui accorda pas un regard, car ses prunelles restèrent rivées sur Sylvain.
- Je te remercie de m’avoir prévenue, déclara-t-elle, mais à l’avenir, j’aimerais mieux que tu t’en abstiennes. Puisque tu as choisi ton camp et moi le mien, nous risquons tôt ou tard de nous retrouver face à face sur le champ de bataille, et je ne veux pas avoir de doutes, à ce moment-là. Je préfère restée sur l’idée fixe que la Team Galaxie est ta famille, et que moi je ne suis rien.
- Tu sais très bien que c’est faux, je...
Sylvain, qui s’était redressé pendant qu’elle lui parlait, avait rapproché son visage du sien. Il était si près que l’audace l’incita à l’embrasser, mais Cassy détourna la tête à la dernière seconde, si bien que ses lèvres ne frôlèrent que sa joue.
- Adieu, Sylvain, lâcha-t-elle d’un ton sans appel.
- Au revoir, Katharina.
Sur ces mots, il se dirigea vers la porte. Chloé esquissa un geste, peut-être pour tenter de le rattraper, mais Cassy ne prit pas le temps de le savoir. Elle la retint par l’épaule, pendant que la porte du salon se refermait dans le dos de son cousin.