Entre infini et au-delà
- Nom de nom ! jura Chloé avec effroi lorsqu’elle découvrit la raison de la pâleur de Cassy.
Elle eut un mouvement de recul, tandis que l’adolescente, incapable de se tenir debout, avait dû prendre appui sur le rebord de la paillasse, pour soutenir ses jambes flageolantes. Le sang-froid que Régis parvenait à conserver était admirable, en dépit de son visage décomposé.
- Ils ont d’abord essayé de le faire parler, révéla Régis. J’ai bien tenté de le sauver, mais le type...
- Saturne, indiqua machinalement Cassy.
- ... a réussi à me maintenir à distance, pendant que les deux folles le torturaient. Je n’ai rien pu faire.
- Pourquoi est-ce qu’il n’a pas parlé ? Quoique... Dans le fond, je doute que ça aurait changé quelque chose. Ils vous auraient massacrés de toute façon, juste parce que vous êtes mes alliés.
- En fait, Émilien ignorait où tu te trouvais. J’ai toujours veillé à ce qu’il l’ignore, je pensais que c’était plus sûr. J’étais si naïf...
Cassy passa son bras autour de celui de Régis et s’agrippa à lui, un nœud lui tordant l’estomac. Elle éprouvait un tel dégoût qu’elle se demandait par quel miracle elle n’avait pas encore rendu le contenu de ses entrailles sur le sol. Celui qu’elle ressentait pour elle-même, en revanche, s’était estompé à la seconde où elle avait posé les yeux sur le cadavre.
Elle ne s’en voulait plus du sort qu’elle avait souhaité infliger à Jupiter, au contraire. Elle regrettait de ne pas être passée à l’acte. Si Cassy pensait qu’un monstre sommeillait en elle à cause de ses pulsions destructrices, alors que devait-elle dire des partisans d’Hélio ? Ils étaient au summum de la cruauté.
- Pauvre gamin... murmura Chloé.
Avec sa main, elle se signa, ce qui lui valut un regard courroucé de la part de Cassy, que la nageuse ne remarqua pas. Au fil de ces quelques jours passés ensemble à l’Arène, la jeune fille avait pu s’apercevoir que sa nouvelle consœur était croyante. Sa ferveur n’égalait pas celle d’Esméralda, mais sa foi était tout de même problématique. Comme si une seule arcésienne ne suffisait pas...
- Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Cassy à Régis. Tu as une idée ?
- J’ai bien peur qu’il faille appeler la police. Mon grand-père risque de rentrer d’une minute à l’autre, et on n’aura jamais le temps de masquer ce qui est arrivé ici.
- Qu’est-ce que tu vas leur dire ?
Le scientifique s’accorda un instant de réflexion. Après s’être passé une main sur le menton, il finit par déclarer :
- Que c’est l’œuvre d’un groupuscule subsistant de la Team Rocket. À l’époque où ils sévissaient vraiment à Kanto, ils avaient déjà montré un certain... intérêt pour les recherches de mon grand-père.
- Je sais qu’ils ont énormément de défauts et qu’ils ont fait beaucoup de mal à la région, mais je n’ai jamais entendu personne les dépeindre comme des tueurs sanguinaires. Tu penses vraiment qu’on te croira ?
- Toujours plus que si je décidais de révéler la vérité.
Cassy lui concéda un point. Même si elle autorisait Régis à avouer ce qui s’était réellement passé au laboratoire, personne ne le prendrait au sérieux. Une attaque de la Team Rocket semblerait beaucoup moins inconcevable que celle d’une organisation obsédée par les Gijinkas et des glyphes magiques, prête à tout pour créer un nouvel univers, quitte à raser celui-ci.
- En tout cas, tu ne peux pas rester ici, estima Cassy. Maintenant que les Commandants savent que tu es de mèche avec moi, tu vas devenir l’une de leurs cibles principales. Il faut que tu te caches, et que tu emmènes ton grand-père avec toi. Ils ne se fatigueront pas à chercher s’il est également mon complice ou non : ils préfèreront le mettre directement sur leur liste rouge.
Régis acquiesça. S’il s’efforçait de conserver son stoïcisme, Cassy vit une lueur d’anxiété, pour ne pas dire de peur, troubler son regard.
- Nous pourrions peut-être aller à Hoenn, supposa-t-il. Le professeur Seko est un vieil ami, je suis sûr qu’il acceptera de nous recevoir quelque temps. Et puis, avoir accès à du matériel scientifique me permettra de continuer à travailler sur les gants de combat, même si j’ai peur que ça ne serve à rien. Toutes mes notes ont été détruites, et d’ici à ce que je les reconstitue, la Team Galaxie aura sans doute lancé son projet aux Colonnes Lances.
Cassy baissa la tête et ne releva pas. Si elle avait toujours été consciente des dangers qu’elle encourait de s’être fait un ennemi de la Team Galaxie, elle n’avait jamais souhaité exposer quiconque, hormis elle-même, à cette menace. Elle s’était résolue à impliquer les glyphes parce qu’ils l’auraient de toute façon été tôt ou tard, mais Émilien... À l’instar de Galopa, il était une victime innocente.
Un spasme violent parcourut son corps. Sa main se raffermit autour du bras de Régis, qu’elle n’avait pas lâché, le serrant au point de lui faire mal. Elle n’en prit conscience que lorsqu’elle l’entendit gémir. Alors, ce dont elle fut la première à s’étonner, elle éclata en sanglots.
Elle ne se souvenait même plus de la dernière fois qu’elle avait pleuré. Peut-être pour Galopa, bien qu’elle ne se rappelle pas avoir versé une larme. Elle avait traversé tellement d’épreuves et vu tant d’horreurs qu’elle avait fini par croire que plus rien ne pouvait l’atteindre, mais c’était la goutte de trop.
Ce n’était pas de la tristesse, cependant, qui s’écoulait de ses yeux. Après tout, elle n’avait jamais été proche d’Émilien au point d’éprouver un tel chagrin. Non, c’était la tension qu’elle avait besoin d’évacuer. Ses peurs, ses pulsions malsaines, son devoir qui lui paraissait souvent insurmontable... Il fallait qu’elle s’en détache, ne serait-ce que pour quelques secondes.
Chloé lui tapota maladroitement l’épaule, pendant que Régis blottissait son visage contre le sien afin de la réconforter. Il passa une main dans ses cheveux, qu’il caressa jusqu’à ce qu’il sente les tressaillements de son corps s’atténuer. Enfin, au bout d’un temps qui lui avait paru durer une éternité, Cassy cessa de pleurer.
- T’en fais pas, souffla Chloé tandis qu’elle essuyait ses yeux rouges et gonflés du revers de la main. On le vengera, le petit. On fera payer ces cinglés.
Ces paroles, bien qu’encourageantes, n’eurent pas l’effet escompté sur Cassy. Même s’ils réussissaient, même s’ils arrêtaient la Team Galaxie, cela ne changerait pas le passé. Émilien ne reviendrait pas à la vie, elle ne retrouverait pas son innocence, celle qu’elle possédait avant ce jour, gravé au fer rouge dans sa mémoire, où elle avait poussé la porte du salon ensanglanté...
- Elle a raison, renchérit Régis. Cassy, Émilien savait à quoi il s’exposait. Je ne lui ai jamais dissimulé les risques qu’il encourait en m’aidant, mais il l’a fait exactement pour la raison pour laquelle nous le faisons tous. Pour protéger ce monde et les gens que nous aimons. Lui, moi, Cynthia, Sandra... Nous n’avons peut-être pas de glyphe, mais ce n’est pas une excuse pour rester les bras croisés pendant que l’univers menace de virer au chaos. Si nous ne vous assistons pas alors que nous en avons les moyens et que la Team Galaxie triomphe, ce sera notre faute bien plus que la vôtre.
- Mais nous pouvons perdre malgré ça.
- Dans ce cas, le cadavre d’Émilien ne sera peut-être que le premier d’une longue lignée et n’aura pas plus de sens lorsque nous nous battrons pour notre survie non plus face aux Commandants d’Hélio, mais face à deux Dragons déchaînés.
Cassy garda le silence. Elle avait l’impression que la logique implacable de Régis la rassurait davantage que les propos de Chloé qui se voulaient pourtant réconfortants. Elle finit par secouer la tête, dans un reniflement.
- Tiens, fit-il en lui tendant une feuille d’essuie-tout qu’il venait de ramasser dans les débris d’une étagère brisée.
L’adolescente se moucha docilement, pendant que Régis balayait la salle des yeux. Il cherchait probablement quelque vestige de ses recherches qui aurait encore pu lui servir, mais la Team Galaxie avait pris soin de tout détruire.
- Vous devriez partir, conseilla le scientifique. Si je n’appelle pas la police dans les plus brefs délais, ils risquent de se demander pourquoi j’ai tardé.
- D’accord, mais pour aller où ? s’enquit Chloé. On a fait évacuer Ébènelle et...
- Je pense qu’on peut y retourner, estima Cassy. Les Commandants ne vont pas se risquer à attaquer le bastion d’une Championne d’Arène sitôt après avoir essuyé une défaite. À moins qu’ils dépêchent d’autres sbires sur place, mais j’en doute.
- Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
- Parce qu’à part Sven, la Team Galaxie ne dispose d’aucun agent de terrain susceptible de réussir là où les Commandants ont échoué, or à cause de leur rivalité, ils ne le laisseront pas me mettre la main dessus, ni sur toi, maintenant qu’ils savent que tu es avec moi.
- Au moins, leur petite guéguerre nous rend service, souligna Chloé. J’espère juste que tu ne trompes pas.
« Moi non plus », songea Cassy. En réalité, elle ne savait plus du tout quoi penser, en particulier de Sven. Plus le temps passait et plus elle découvrait de nouvelles facettes de sa personnalité, les pires comme les meilleures, qui l’empêchaient de le cerner correctement.
Elle ignorait ce qu’il pouvait avoir en tête, actuellement. Il était capable de tout, autrement dit de faire irruption à l’Arène d’Ébènelle dans l’espoir d’y capturer Cassy et ainsi damer le pion aux Commandants, ou au contraire de s’y refuser, car la perspective de voir Hélio lui effacer la mémoire ne semblait pas le séduire, or c’était ce qui se produirait si l’adolescente retombait entre les mains de la Team Galaxie.
- Allons nous occuper de Dracolosse, recommanda Régis en l’arrachant à ses réflexions. Il va avoir besoin de soins pour être en état de vous reconduire chez Sandra.
Il se dirigea vers un placard, donc la porte avait été éraflée d’un coup de griffes. Elle était également un peu enfoncée, si bien qu’elle lui causa des difficultés pour s’ouvrir. Régis dut s’agripper à la poignée et se pencher vers l’arrière pour tirer le battant de toutes ses forces, avant qu’il consente à céder.
Sur les étagères qui s’alignaient de l’autre côté, il prit un Rappel et plusieurs fioles de Potions, qui seraient nécessaires afin de rendre au dragon de Cassy suffisamment d’énergie pour effectuer un vol, aussi court soit-il, avec deux passagères sur le dos.
- Voilà, ça devrait être bon, indiqua Régis. Comment est-ce que tu te sens ?
Il se redressa et Dracolosse l’imita, après que le jeune scientifique se fut occupé de lui. Projetant son ombre démesuré sur le trio, qu’il dominait de toute sa hauteur, il examina lentement ses pattes et sa queue, puis donna dans l’air quelques battements d’ailes légers, qui le firent décoller à une trentaine de centimètres du sol.
- Losse, déclara-t-il en secouant la tête de haut en bas.
- Tu penses que tu es capable de ramener Cassy et Chloé saines et sauves à Ébènelle ?
- Losse, répéta-t-il, catégorique.
- Dans ce cas, ne perdez pas un instant.
Dracolosse s’inclina pour faciliter aux deux filles l’installation sur son dos. Comme Chloé était fourbue, en plus d’être trempée après son passage dans l’étang, Régis l’aida à prendre place. Quand vint le tour de Cassy, il s’apprêtait à lui tendre la main afin d’en faire de même, mais il se ravisa et la serra d’abord dans ses bras.
- Courage, d’accord ? lui murmura-t-il à l’oreille. C’est un très mauvais moment à passer, mais on s’en relèvera.
Cassy acquiesça, avec moins de conviction qu’elle l’aurait souhaité. Elle resta blottie contre Régis pendant près d’une minute, avant de reculer pour lui caresser la joue et lui rendre le sourire triste qu’il lui adressa.
- Tu seras prudent à Hoenn. Tu me le promets ?
- Oui, Cassy. C’est promis.
Il déposa un baiser dans sa paume, puis lui fit la courte échelle pour qu’elle s’installe juste au-dessous des épaules de Dracolosse. Chloé passa ses bras autour de sa taille et, tandis que le pokémon s’envolait, Cassy garda les yeux rivés sur la silhouette de Régis, en contrebas, jusqu’à ce qu’elle disparaisse de son champ de vision.