Entre infini et au-delà
- Fer à souder, ordonna Éric.
Cassy déposa l'objet qu'il lui réclamait dans sa main tendue, puis rajusta les lunettes en plastique qui protégeaient ses yeux.
- Pince.
Elle s'exécuta derechef. Puisqu'elle-même ne s'y connaissait ni en science ni en mécanique, elle se contentait d'assister son frère dans la fabrication des gants qu'elle avait schématisés.
- Loupe.
Éric examina soigneusement les composants qu'il venait de souder. Il manipula avec précaution la nanotechnologie qu'il tentait de créer quand, soudain, il jeta son ouvrage à travers la pièce pour qu'il s'écrase contre le mur opposé, où il vola en éclats. Cassy s'écarta d'un pas quand son frère frappa du poing la table de travail.
- Rah, je n'y arriverai jamais ! s'exclama-t-il rageusement.
- C'est toi qui dis ça ? Toi, le meilleur scientifique de la Team Galaxie ? Toi qui, quand nous étions enfants, as réussi à inventer un produit capable d'ignifuger le bois ?
- Je le pourrais sûrement, mais seulement à la condition d'avoir les plans d'un Capstick sous la main, or ça fait plus d'une semaine que les hackers tentent de m'en procurer un en piratant la FSR, et ils échouent à chaque fois.
- N'y a-t-il aucun autre moyen ?
- Si, il faudrait que j'aie cet objet sous les yeux, pour pouvoir l'étudier, mais le même problème se pose. La FSR, que ce soit celle de Fiore ou celle d'Almia, garde jalousement le secret de sa technologie. Seuls les Rangers ont le droit de posséder un Capstick, et ils doivent le rendre lorsqu'ils partent en vacances ou à la retraite.
- Je vois. Et si...
Cassy s'interrompit. Elle venait d'avoir une idée, mais elle hésitait à la formuler, car elle était quasiment certaine que cela ne plairait pas à Éric, et encore moins à son égo. Elle ne se souciait cependant pas autant de sa fierté que de l'aboutissement des expériences sur les glyphes.
- Sven pourrait peut-être en obtenir un. Je sais ce que tu penses de lui, coupa-t-elle précipitamment en voyant son frère sur le point de répliquer, mais que ça te plaise ou non, il est indubitablement le meilleur agent de terrain, bien supérieur à tes amis Commandants.
- Sven n'acceptera jamais de faire quoi que ce soit pour moi, sauf si c'est dans le but de m'humilier. Je n'ai pas l'intention de lui donner cette satisfaction.
- Ce ne sera pas pour toi, mais pour moi. Si j'avance cet argument, je doute qu'il refuse de nous... de m'aider.
Éric s'accorda un temps de réflexion. Cassy lisait le mécontentement sur son visage, tandis qu'il triturait le matériel dont il s'était servi jusqu'ici pour tenter de mettre au point le mécanisme des gants.
- D'accord, grogna-t-il enfin. Mais je te préviens, évite de faire référence à moi dans la mesure du possible.
- Je m'y appliquerai, sourit Cassy. Qu'est-ce que tu vas faire, en attendant ?
- Je pense que je vais me recentrer sur l'élaboration du détecteur de glyphe. Avec toutes les nouvelles informations que tu nous as communiquées récemment, je l'ai complètement négligé, alors que nous aurons besoin de lui pour localiser les membres manquants de la Confrérie.
Le sang de Cassy ne fit qu'un tour. Lorsque Éric aurait terminé son gadget, la Team Galaxie découvrirait Tina, Léa et Esméralda. Si l'adolescente ne s'inquiétait pas pour la gitane, elle se faisait du souci pour ses deux amies. Elles étaient trop jeunes pour se retrouver mêlées à la dureté, voire la cruauté, des méthodes de l'organisation.
- Eh bien, bon courage ! s'exclama-t-elle en feignant un enthousiasme qui l'avait abandonnée. Sur ce, je... Je vais essayer de parler à Sven. Je te tiens au courant.
Cassy chercha le fils d'Hélio dans les différents secteurs du quartier général qu'il avait l'habitude de fréquenter, avant de finir par le trouver dans la salle de sport. Il s'éreintait sur un tapis de course qui tournait à toute vitesse. Bien qu'il soit hors d'haleine, Sven se déchaînait avec hargne.
Lorsqu'il aperçut Cassy, il pressa un bouton qui fit ralentir l'appareil jusqu'à son immobilisation complète, puis en descendit. Il essuya la sueur de son visage avec une serviette posée sur un banc, à côté d'un sac noir duquel il tira une bouteille d'eau afin de se désaltérer.
- Que puis-je faire pour tes beaux yeux, ma chère ? finit-il par s'enquérir. À moins qu'il ne s'agisse d'une visite de courtoisie ?
- Non, tu as raison. J'ai un service à te demander.
Cassy lut aussitôt dans son regard qu'il n'était pas dupe. Il but une nouvelle gorgée d'eau fraîche et balaya ses lèvres humides avec la manche de son sweat, avant qu'elles ne s'étirent pour former un sourire goguenard.
- C'est vraiment pour toi ? interrogea-t-il. Ou ton frère manque-t-il de scrupules au point de se servir de toi dans l'espoir de bénéficier de mes talents ?
- Te solliciter a été mon idée. Éric plafonne dans la création du prototype des gants censés nous permettre de contrôler la magie des glyphes. Il pense qu'avoir accès à la technologie des Capstick pourrait l'aider à avancer plus vite, ce que je désire tout autant que lui.
- Et tu penses que, parce que c'est toi qui le veux, ça me convaincra davantage ?
- Pourquoi ? répliqua Cassy avec malice. Ce n'est pas le cas ?
- Eh bien... Disons que je pourrais consentir à accepter, mais ça ne sera pas gratuit. Tu devras te montrer très reconnaissante si je te rapporte ce que tu désires.
Sven approcha sa bouche de celle de la jeune fille, mais elle l'arrêta en plaquant un doigt sur ses lèvres.
- C'est une récompense envisageable, admit-elle, mais mon instinct me souffle que tu seras le premier à trouver ton intérêt dans cette mission une fois que tu auras entendu le reste. Tant qu'Éric n'aura pas de Capstick pour poursuivre ses travaux sur les gants, il reprendra ceux sur le détecteur de glyphes qu'il a laissé de côté.
L'effet fut immédiat. Cassy vit Sven se raidir et son regard, encore espiègle un instant auparavant, se durcit brusquement. Elle comprit qu'elle avait visé juste en avançant cet argument. Son ami ne tenait toujours pas à ce que quiconque, y compris son père, ait vent de son appartenance à la Confrérie.
- Le problème, lâche-t-il, c'est que les Rangers ne sont pas légions dans cette région. Je vais tâcher de me renseigner auprès des différents espions de mon père pour savoir s'il n'y en aurait tout de même pas quelques-uns de passage, mais s'il s'avère que ce n'est pas le cas, je devrai probablement aller chez eux, à Fiore ou à Almia.
- Est-ce que tu penses pouvoir y arriver ?
- Ça ne sera pas une sinécure, mais ce ne sont certainement pas des Rangers qui vont me tenir en échec. Il en va de mon honneur !
Cassy sourit, amusée, et l'expression de Sven parut se détendre, à présent qu'il avait encaissé la nouvelle concernant le détecteur. Ses prunelles se revêtirent d'un éclat laissant supposer qu'il avait quelque chose en tête. L'adolescente ne tarda pas à savoir quoi.
- Et si tu m'assistais ? proposa-t-il.
- Tu veux dire... Comme agent de terrain ? bredouilla Cassy.
- Pourquoi pas ? Tu as beau passer ton temps enfermée dans la bibliothèque ou le laboratoire de ton frère, j'ai la conviction que tu serais plus à ta place dehors qu'entre ces quatre murs. Les dragons ne sont pas faits pour vivre en cage, ils ont besoin d'espace pour s'épanouir pleinement.
Si Cassy n'avait rien contre le fait de participer à une telle mission, le souvenir de ce que Sven avait infligé à Amelle la fit hésiter. Avait-elle vraiment envie d'être témoin d'un spectacle similaire ?
- Il faut voir, éluda-t-elle afin de s'accorder un délai pour prendre sa décision. Commence par parler avec les espions, j'aviserai ensuite.
- Compte sur moi.
Malgré sa mauvaise réputation, Sven était un homme de parole. Les agents spécialisés dans les renseignements n'ayant rien pu lui apprendre de concret, il envoya un groupe de sbires à travers Sinnoh, en quête de la présence d'un éventuel Ranger sur le territoire. Cassy n'avait plus qu'à prendre son mal en patience.
Le soir venu, quelqu'un frappa à la porte de ses appartements. La jeune fille sortait de la douche et, supposant qu'il s'agissait de Sven venu lui réclamer un acompte sur sa récompense, elle ne jugea pas utile de passer des vêtements. Emmitouflée dans son peignoir, elle alla ouvrir.
Avant d'avoir eu le temps de réagir, elle se retrouva plaquée contre le mur opposé à l'entrée. Ce n'était pas Sven qui avait fait irruption dans le vestibule en la saisissant férocement par les épaules, mais Éric, dont la fureur déformait les traits. Il la secoua avec une telle brutalité que Cassy, choquée, fut incapable d'esquisser le moindre geste.
- Espèce de sale traîtresse ! tonna son frère. Je plaisantais quand je disais que tu cherchais à prendre ma place, avec toutes tes idées, mais en fait, j'avais raison.
- De... De quoi est-ce que tu parles ?
- De tes manœuvres pitoyables pour m'évincer. Qu'est-ce que tu as l'intention de faire ? Soumettre à Hélio une hypothèse farfelue pour localiser les autres glyphes ?
- Je... Non.
- Alors pourquoi as-tu détérioré mon détecteur, hein ?
Cassy hoqueta. Elle aurait dû s'attendre à une réaction de la part de Sven après avoir mentionné cette information devant lui. Elle ne l'avait fait que pour le motiver à trouver promptement un Capstick, mais il avait préféré employer les grands moyens afin de s'assurer qu'Éric ne percerait pas son secret.
- Ce n'est pas moi, répliqua-t-elle. Je te l'ai dit, j'ai de l'intuition, mais le seul génie ici, c'est toi. Pourquoi voudrais-je prendre ta place alors que je n'ai pas le quart de ton intelligence et que je me sais incapable de...
- Arrête avec tes flagorneries ! J'avais confiance en toi, mais avec des parents comme les nôtres, il n'y a rien de surprenant à ce que tu sois indigne de foi, toi aussi !
Les yeux de Cassy s'écarquillèrent de terreur lorsque l'avant-bras d'Éric comprima sa trachée. Avait-il l'intention de l'étrangler ? Elle découvrait chaque jour tant de nouvelles facettes déplaisantes de sa personnalité qu'elle n'en aurait pas été surprise. Son seul regret était d'avoir laissé la pokéball de Draco dans le tiroir de sa table de nuit.
Même sans lui, néanmoins, Cassy pouvait se défendre. Éric était un scientifique, un garçon d'intérieur, alors qu'elle avait subi l'entraînement intensif de Sandra pendant des semaines. Elle était par conséquent plus forte que lui. Rassemblant son énergie, elle réussit à le repousser vers l'arrière, tout en enfonçant son genou dans son ventre pour lui couper le souffle.
Au même moment, la porte d'entrée s'ouvrit, cette fois-ci pour laisser passer Sven. Alors qu'Éric se redressait en poussant un mugissement, il le retint par le col de sa blouse blanche et lui balaya les jambes pour le faire tomber à genoux sur le sol. Cassy, tout en massant sa gorge endolorie, toisa son aîné de toute sa hauteur.
- Je suis sûr que vous êtes de mèche, cracha Éric. Vous complotez tous les deux contre moi.
- Qu'est-ce que tu racontes, espèce de crétin ? demanda Sven. Et qu'est-ce qui se passe, ici ?
Cassy observa son frère. D'un côté, elle ne pouvait le blâmer de croire qu'ils lui avaient nui, puisque c'était la vérité, mais d'un autre, cela ne justifiait en rien l'agressivité dont il avait fait montre, au point de tenter de la tuer si elle n'avait pas été en mesure d'assurer sa propre protection.
- Il fait une crise de paranoïa aiguë, finit-elle par déclarer. Il a un problème avec son détecteur de glyphes et il pense que j'en suis la cause,
- Qui pourrait avoir une bonne raison de me causer du tort, à part vous deux ? rétorqua Éric.
- En cherchant bien, ça doit se trouver. Je suis sûr que je ne suis pas le seul à te haïr au sein de la Team Galaxie. En tout cas, il me suffit de regarder la gorge de ta sœur et son expression pour savoir que maintenant, nous sommes au moins deux.
Sven disait vrai. Cassy, dont la main continuait à frotter machinalement le cou, ne pardonnerait jamais à Éric ce qui venait de se produire. Quoi qu'elle ait provoqué, cela ne justifiait en rien l'attitude de son frère. Comment pouvait-il songer qu'elle avait agi par ambition ? Le pouvoir et la puissance ne l'avaient jamais intéressée, hormis dans le cadre de sa vengeance.
Elle fixa Éric, tandis que Sven le forçait à se remettre debout en le tirant par un bras. La lueur folle, meurtrière, qu'elle avait perçue dans ses prunelles était en train de s'imprimer dans son esprit. Cassy ne l'oublierait pas de sitôt, elle en était persuadée.
Elle regarda Sven jeter son frère hors de ses appartements et éprouva un profond soulagement lorsque la porte se referma sur Éric. Elle s'aperçut alors qu'elle avait le souffle court et s'appliqua à redonner un rythme normal à sa respiration. Tandis que Sven se rapprochait d'elle, elle annonça :
- Si ta proposition tient toujours, je veux bien t'accompagner en mission, où que ce soit. Après ce qui vient d'arriver, je crois que je ne désire rien d'autre que mettre le plus de distance possible entre Éric et moi.
Sven acquiesça et, pendant qu'il passait ses bras autour de sa taille, Cassy nicha sa tête dans le creux de son épaule. Le comportement violent de son frère arrivait presque à lui faire oublier toutes les mauvaises actions de son ami, auprès de qui elle était heureuse de pouvoir trouver une étreinte familière, et surtout réconfortante.