Entre infini et au-delà
- Azuria ? s'étonna Cassy en identifiant la ville où elle n'était jamais venue, mais dont Régis lui avait montré des photos. Pourquoi m'avoir emmenée ici ?
- Je possède une sorte de pied à terre, répondit Sven. Je pense qu'il est pratique d'avoir une cachette où me terrer dans chaque région, au cas où les choses tourneraient mal pour moi. Ce n'est pas à toi que je vais apprendre que voleur est un métier à risque. Je ne suis quasiment jamais venu ici, mais pour une fois, cet endroit va m'être utile.
La nuit était tombée et la température avait considérablement chuté depuis qu'ils avaient quitté le Mont Sélénite. Cassy grelottait de froid, en dépit de la cape dans laquelle elle était emmitouflée et de la chaleur que diffusait la robe de Galopa. Lui-même n'était pas à son aise, car une bruine légère tombait sur la ville.
Sven, qui n'avait pas lâché la bride et qui ouvrait toujours la voie, passa devant l'Arène fermée avant de prendre la direction d'une grande maison, un peu à l'écart. Au lieu de s'approcher de l'entrée, il la contourna, ce dont Cassy s'étonna. En étudiant les environs, elle comprit que leur objectif était une trappe incrustée dans du béton, qui semblait conduire dans les entrailles du sol.
Le jeune homme l'invita à descendre de selle et, malgré ses douleurs, Cassy parvint à basculer sur ses jambes. Dès qu'elle sentit l'herbe sous ses pieds, Sven entraîna Galopa à l'écart et noua ses rênes à un crochet en fer qui saillait hors du mur de l'habitation.
Cela fait, il ouvrit la trappe. En dépit de son apparence vétuste, les gonds étaient parfaitement entretenus, car ils n'émirent aucun grincement. Une volée de marches apparut, malmenée par l'humidité, et Sven invita Cassy à s'y engager.
Un éternuement la secoua lorsqu'une odeur âpre de poussière lui chatouilla les narines. Ses tremblements s'intensifièrent, car il semblait faire encore plus froid là-dessous qu'en surface. Sven se justifia :
- C'est une cave, c'est pour ça qu'il fait si frais. La maison est abandonnée depuis des années, mais le sous-sol est beaucoup plus discret lorsqu'il est question de se cacher.
Cassy dut poursuivre la descente de l'escalier à tâtons, car l'obscurité avait fini par l'engloutir, les rayons de la lune étant masqués par la trappe que Sven avait refermée derrière lui. Il tira un briquet de sa poche, qu'il actionna. Une flamme apparut pour leur permettre de voir où ils posaient les pieds.
Parvenus en bas, il actionna un interrupteur et la lumière se fit. Ils se trouvaient dans une vaste salle aux murs bruts et au plafond soutenu par des poutres épaisses. Une fine couche de saleté recouvrait le sol. Les semelles de Cassy soulevaient de petits nuages grisâtres à chaque pas.
- Bienvenue dans mon modeste chez-moi de Kanto, annonça Sven.
Les lieux étaient composés d'une seule pièce. Un espace avait été aménagé autour d'un vieil évier pour former une sorte de cuisine, avec un placard qui faisait office de garde-manger et une table grossièrement taillée dans un bois de mauvaise qualité. Une seule chaise branlante était installée à côté d'elle. Une commode occupait l'angle opposé, non loin d'un matelas bosselé posé à même le sol.
- C'est... lugubre, murmura la jeune fille en serrant ses bras autour de son ventre.
- C'est bien pour ça que je ne viens jamais. C'est juste une roue de secours. Tant que la police ne me soupçonne pas, je peux continuer à m'offrir le luxe des plus beaux hôtels des villes que je traverse.
Comme Cassy avait toujours des difficultés à marcher, à cause de ses nombreuses blessures, Sven la soutint jusqu'à la chaise, sur laquelle il l'aida à s'asseoir. Dès qu'elle fut assise, il brancha dans l'une des deux seules prises électriques de la cave un petit radiateur portatif, qui tiédit l'atmosphère.
- Je crois qu'il serait préférable que tu prennes un bain avant de t'occuper de tes plaies. Tu as du sang partout.
Cassy acquiesça, mais s'empourpra presque aussitôt. Elle s'imaginait mal en train de retirer ses vêtements sous les yeux de Sven. Il parut comprendre ce qui la dérangeait quand il vit son regard devenir fuyant, car il déclara :
- Je vais remplir le baquet. Tu pourras te laver pendant que je conduis ton Galopa ailleurs. Il ne peut pas rester ici, il est bien trop visible.
- D'accord. Je... Euh... Mon sac est resté accroché à ma selle. Il contient des affaires de rechange. Est-ce que tu peux...
- Je te le ramènerai.
Cassy remercia Sven pendant qu'il arrachait le drap grisâtre qui recouvrait une cuve en bois et la rapprochait du robinet. Il fit couler de l'eau pendant plus d'une minute, jusqu'à ce qu'il la juge assez chaude, et la dirigea ensuite vers le bassin à l'aide d'un tuyau en caoutchouc.
- Le bain de miss Cassy est prêt, dit-il enfin. Voilà des serviettes pour t'essuyer et la trousse à pharmacie.
Sven venait de sortir tout le nécessaire de la commode et l'adolescente le gratifia d'un sourire gêné. Il ne s'attarda pas davantage. Cassy attendit d'avoir entendu la trappe de la cave se refermer derrière lui avant de commencer à ôter ses vêtements. Elle était mal à l'aise, mais elle était heureuse d'avoir l'occasion de se laver. Elle allait pouvoir se débarrasser de son sang visqueux, ainsi que de la saleté accumulée après deux jours d'errance.
L'eau était tiède et ne tarda pas à prendre une couleur rougeâtre lorsque Cassy s'installa dedans. Le baquet étant étroit, elle devait garder ses cuisses collées contre son buste. Avec le savon que Sven lui avait laissé, elle entreprit de se nettoyer, tout en grimaçant. Il la brûlait au contact de sa chair à vif.
Comme le liquide refroidissait rapidement, Cassy ne s'y attarda pas plus que de raison. Dès qu'elle se sentit à peu près propre, elle ressortit et s'emmitoufla dans deux serviettes, l'une pour les jambes, l'autre pour le buste. Elle vida ensuite l'eau de la cuve dans un petit égout qu'elle avait repéré, sans doute utile en cas d'inondation du sous-sol, puis reprit place sur la chaise.
Armée d'un coton et d'une bouteille d'alcool, elle désinfecta ses blessures en serrant les dents. Elle commença par son bras gauche, car elle était pressée de le panser. Elle ne tenait pas à ce que Sven aperçoive le glyphe qu'elle portait au niveau du poignet. Une bande aseptisée le dissimulerait aisément.
Elle avait presque terminé lorsque Sven l'appela depuis la surface, afin de savoir s'il pouvait descendre. Elle lui répondit par l'affirmative et le suivit des yeux tandis qu'il descendait les marches, son sac à la main. Il le déposa à ses pieds.
- Tu t'en sors ? demanda-t-il.
- Je ressemble à une momie, soupira Cassy en désignant les nombreux pansements qu'elle avait apposés sur ses bras.
Les entailles causées par les Nosféralto étaient plus profondes qu'elle le suspectait et comme elle avait pu le constater au moment de se déshabiller, ils avaient ruiné son pull. Il était bien trop déchiré pour que Cassy songe à le raccommoder, d'autant qu'elle était très mauvaise couturière.
- Je peux t'aider, si tu veux, proposa Sven en constatant qu'elle avait du mal à bander sur bras droit.
Elle accepta volontiers. Mauvaise gauchère, elle parvenait tout au plus à manipuler la compresse avec laquelle elle nettoyait ses plaies. Sven prit sa main dans la sienne pour la caler et entreprit de désinfecter soigneusement chacune des lésions dont elle ne s'était pas encore occupée. Cassy se sentit frémir, ce qui était plus dû à son contact qu'à celui de l'alcool sur sa chair abîmée.
- Tu vas avoir des cicatrices, constata-t-il.
- Ce n'est pas ma principale préoccupation. Et puis, elles finiront bien par s'estomper avec le temps.
Quand Sven eut terminé, les yeux de la jeune fille tenaient encore à peine ouverts, et elle dut lutter contre le bâillement qui lui chatouillait la gorge. Elle se pencha mollement pour sortir des affaires propres de son sac, pendant que son ami lui tournait le dos. Tandis qu'elle boutonnait un chemisier par-dessus ses sous-vêtements fraîchement enfilés, Sven déclara :
- Tu vas dormir ici, cette nuit.
- Non, je...
- Ne fais pas l'entêtée, Cassy, et n'essaye pas de jouer les courageuses non plus. Tu es épuisée, ce qui n'a rien d'étonnant après ce que tu as traversé. Ce n'est sans doute pas l'endroit le plus confortable que tu puisses trouver, mais ça le sera toujours davantage qu'une nuit à la belle étoile, surtout qu'il fait particulièrement froid, ce soir.
L'adolescente marqua une brève hésitation, mais sa raison la poussa à accepter. Sven avait vu juste : elle était exténuée. Elle n'était même pas certaine d'avoir la force de monter les marches jusqu'à la surface, et encore moins de se remettre en selle sur son Galopa. Qui plus est, elle savait qu'ici, elle serait en sécurité. Personne ne viendrait la chercher dans cette cave humide.
Sven sortit un drap de la commode pour recouvrir le matelas grumeleux, ainsi qu'une couverture épaisse et moelleuse, qui sentait la naphtaline. Les paupières lourdes, Cassy attendit patiemment qu'il ait terminé. Dès que ce fut le cas, elle le vit dérouler un sac de couchage, à une distance raisonnable du lit de fortune.
- Tu n'as pas l'intention de dormir par terre, quand même ? s'exclama-t-elle dans un sursaut de lucidité.
- Où veux-tu que j'aille ? Il n'y a qu'un seul matelas, ici.
- En se serrant un peu, nous pouvons tenir tous les deux dessus, non ?
Pour elle, qui avait partagé tant de fois la couche de Régis au Bourg-Palette, cette proposition était parfaitement naturelle. Elle ne prit conscience du contraire que lorsqu'elle vit Sven la considérer du regard. Elle songea en rougissant qu'il était plus âgé que son meilleur ami et surtout que, contrairement à lui, il n'était pas homosexuel.
- Tu seras plus à ton aise si tu dors seule, décréta Sven d'une voix qui semblait soudain beaucoup moins assurée qu'à l'accoutumée. Tu...
- J'insiste.
Ce mot avait franchi les lèvres de Cassy sans qu'elle n'ait eu le temps d'y réfléchir, mais une fois qu'elle l'eut prononcé, elle ne le regretta pas. Elle adressa à Sven un sourire timide, puis s'installa sur le matelas inconfortable en tapotant l'espace libre à côté d'elle. Quoique visiblement sceptique, le jeune homme prit place à ses côtés après avoir éteint la lumière.
Tandis qu'ils arrangeaient chacun leur pan de la couverture, Sven frôla Cassy, qui sentit son cœur s'emballer dans sa poitrine. Bien qu'elle ait désiré cette proximité, elle était légèrement mal à l'aise, mais cela ne l'empêchait pas de trouver la situation fort agréable, voire davantage.
L'attirance qu'elle éprouvait pour Sven depuis qu'elle le connaissait lui était d'abord apparue comme un péché. Elle avait tenté de la réfréner d'autant plus lorsqu'elle avait découvert son véritable visage, lors du cambriolage du Musée Minier, mais à présent, de l'eau avait coulé sous les ponts.
Cassy songea à la conversation qu'elle avait eue avec son interlocutrice onirique avant de quitter le Bourg-Palette, et à la décision qu'elle avait prise de renoncer à marcher dans le droit chemin si cela ne servait pas ses desseins. Pourquoi ne pas appliquer cette résolution dès maintenant et faire ce dont elle avait envie, plutôt que ce qui lui semblait le plus sage ?
Elle rapprocha son visage de celui de Sven et déposa un baiser sur ses lèvres, qui s'entrouvrirent. Il l'embrassa doucement d'abord, puis avec davantage de fougue, tandis qu'il passait ses bras autour de son buste. Sa main glissa le long du dos de Cassy, mais lorsqu'il atteignit ses hanches, il mit précipitamment un terme à leur étreinte.
L'adolescente ne comprenait pas pourquoi il venait de la repousser de la sorte, ce qu'il n'avait encore jamais fait jusqu'à présent. Sa surprise laissa rapidement place à de la frustration, car si ce moment avait été bref, Cassy l'avait également jugé intense, du moins plus que tout ce qu'ils avaient partagé jusqu'à présent.
Elle caressa la joue de Sven et voulut revenir vers lui, mais il l'en empêcha en plaquant une paume contre sa poitrine pour la maintenir à distance. Cela ne se voyait pas dans la pénombre, mais Cassy avait froncé les sourcils.
- Quoi ? demanda-t-elle. Ça ne te dérange pas, d'habitude.
- Le contexte n'a jamais été le même. Écoute... Tu me plais beaucoup, c'est indéniable, mais tu es encore une gamine. Je ferais mieux de te laisser.
Sven s'agita sur le matelas, pendant que Cassy tentait de donner un sens à ses paroles. Elle ? Une gamine ? N'exagérait-il pas un peu ? Puis elle se souvint. Lorsqu'elle l'avait rencontré, sur le bateau qui devait la mener à Kanto, elle ne connaissait pas son âge véritable. Elle s'était présentée à lui comme une enfant de treize ans. Elle le retint par le poignet au moment où il se mettait debout.
- J'ai dix-sept ans, informa-t-elle. Quand nous nous sommes rencontrés, je ne... J'ai pensé que j'attiserais mieux ta sympathie en me faisant passer pour plus jeune que je ne l'étais réellement.
- C'est qu'il y en a, dans cette petite tête, répondit Sven.
Il se rassit et ne manifesta plus aucun signe d'opposition lorsque Cassy vint se lover contre lui, pas plus que lorsqu'elle lui donna un nouveau baiser. Il reprit le fil des caresses qu'il avait interrompues quelques secondes auparavant, et elle réprima un frisson lorsqu'elle sentit ses mains se glisser sous son chemisier.
Cassy, qui sentait l'euphorie s'emparer d'elle, passa ses doigts dans les cheveux d'ébène de son ami et laissa échapper un soupir d'aise pendant qu'il embrassait fiévreusement sa gorge. Elle bascula vers l'arrière, sur le matelas, tandis que leur étreinte se faisait plus passionnée.