Entre infini et au-delà
- C'est agréable, n'est-ce pas ?
Cassy faisait face à la longue chevelure rousse de son interlocutrice onirique, qui ne tarda pas à se retourner pour lui sourire avec franchise. L'adolescente haussa les épaules, pendant que l'autre se déplaçait autour d'elle, l'étudiant d'un regard inquisiteur. Ses pas étaient si gracieux qu'ils auraient pu évoquer une ballerine s'il n'y avait pas eu en elle une part indéniable de férocité.
- Tu feras une excellente Succube lorsque l'heure sera venue, murmura la femme.
Tout en prononçant ces mots, dont Cassy n'était pas certaine de comprendre le sens, elle effleura son cou, avant de caresser ses bras avec sa sensualité naturelle. La jeune fille demeura stoïque, non sans se demander ce que pouvait bien signifier le mot Succube. À contrecœur, elle se résolut à poser la question.
- Tu le découvriras bien assez tôt, puisque tu es sur la bonne voie.
Par réflexe, Cassy recula d'un pas. Cela ne lui inspirait rien qui vaille. Sa mystérieuse interlocutrice avait beau lui avoir sauvé la vie, elle continuait toujours à ressentir une pointe de défiance à son égard. L'autre pouvait la lire dans ses yeux et semblait s'en amuser.
- Pourquoi m'avez-vous aidée, au Bourg-Palette ? s'enquit Cassy. Vous n'étiez pas obligée de me réveiller. Pourquoi l'avoir fait ?
- Quand je pénètre tes cauchemars, j'ai accès à tes peurs les plus secrètes. Je sais que ta plus grande hantise est d'être retrouvée, car tu penses que ces individus veulent ta mort, or quoi qu'il advienne, tu me seras plus utile vivante. C'est pour cette raison que j'ai ordonné à Séviper de garder un œil sur toi.
- Séviper ? Ce pokémon que j'ai aperçu l'autre nuit... C'est le vôtre ?
- On peut dire ça. Il m'a avertie que des gens arrivaient pour toi et j'ai fait ce que je devais faire.
- Pourquoi ? Qu'attendez-vous de moi ?
- Patience, Cassy... Tout vient à point à qui sait attendre.
- La première fois que vous êtes apparue dans mon esprit, c'était il y a plus de deux ans, aux Colonnes Lances, remarqua l'adolescente. Est-ce que vous vous manifesterez un jour en chair et en os ?
Ce ne fut qu'une fois sa question posée qu'elle commença à redouter la réponse. Avait-elle vraiment envie de se retrouver nez à nez avec cette femme intimidante, qui semblait prête à tout ?
- Pour l'instant, c'est impossible, mais j'ose espérer que l'occasion se présentera, petite impertinente, sourit la plantureuse rousse.
- Et que suis-je censée faire, de mon côté ? interrogea Cassy. J'ai une horde d'assassins lancés à mes trousses, et s'ils finissent par me rattraper, je vois mal comment je pourrais leur échapper.
- Aurais-tu déjà oublié les conseils que je t'ai donnés l'autre nuit ?
- Non... Quitter la lumière et devenir le dragon. Qu'entendez-vous par là, cependant ? Comment puis-je... devenir un dragon ?
- Tu es intelligente, Cassy, mais tu ne réfléchis pas assez. La réponse est sous tes yeux, pourtant.
D'un geste de la main, l'inconnue désigna son poignet, où le glyphe était parfaitement visible. Cassy baissa les yeux pour le regarder, puis l'effleura du bout de son index. Lorsqu'elle releva la tête, sans avoir compris ce que la femme tentait de lui dire, celle-ci avait disparu.
L'adolescente était dans l'expectative. Elle ne savait toujours pas comment elle devait agir, et encore moins si elle pouvait se fier à son interlocutrice. Cette histoire de Succube, quoi que cela veuille dire, ne la rassurait guère, pas davantage que ce que cette étrange apparition pouvait bien vouloir d'elle. Leurs échanges étaient trop flous pour que Cassy puisse réellement cerner ses intentions.
Elle reprit peu à peu le contrôle de son esprit pour quitter les limbes dans lesquelles la femme l'avait laissée seule. Au lieu de se réveiller, toutefois, elle replongea directement dans un profond sommeil réparateur, car elle se sentait épuisée. Sa longue chevauchée, qui s'était achevée par l'attaque des Nosféralto, l'avait exténuée.
Elle n'aurait su dire quelle heure il était lorsqu'elle se réveilla, à cause de l'obscurité totale. La cave ne possédant aucune ouverture permettant à la lumière du jour de s'y engouffrer, elle était plongée dans les ténèbres. Cassy se sentait si bien au moment d'ouvrir les yeux, emmitouflée dans une couverture et le bras de Sven passé autour de sa taille, qu'elle en oublia ses préoccupations pendant plusieurs minutes.
Hélas, elles ne tardèrent pas à lui revenir en mémoire. Ses poursuivants la traquaient toujours et elle n'allait pas pouvoir rester indéfiniment cachée ici. Elle profita de l'obscurité pour caresser son glyphe, entouré d'un bandage qu'elle ne portait pas dans les limbes. L'inconnue lui avait dit que la réponse était sous ses yeux... Qu'entendait-elle par là ?
Cassy s'arracha délicatement à l'étreinte de Sven pour ne pas le réveiller, puis chercha à tâtons ses vêtements épars sur le sol. Elle les enfila à l'aveuglette et était sur le point de se redresser, une fois habillée, quand elle perçut du mouvement à côté d'elle. Elle comprit que le jeune homme venait de se réveiller, lui aussi.
- Déjà levée ? demanda-t-il d'une voix ensommeillée.
- Excuse-moi, je ne voulais pas te déranger.
Elle entendit plus qu'elle ne vit Sven s'asseoir sur le matelas grumeleux. Puisqu'il ne dormait plus, Cassy décida d'allumer la lumière. À tâtons, sa main suivit le mur brut et froid de la cave, jusqu'à rencontrer ce qu'elle chercher : l'interrupteur. Elle ferma les yeux au moment de l'actionner.
Elle rouvrit progressivement les paupières, pour ne pas être éblouie par la lumière. Ses pupilles la picotèrent un peu, au début, mais elles finirent par s'habituer à la clarté ambiante. Cassy remarqua que Sven s'était mis debout, lui aussi, pour passer son pantalon.
Lorsque les yeux de l'adolescente se posèrent sur son dos nu, tourné face à elle, sa bouche s'entrouvrit. Son corps sculptural était orné, entre les omoplates, d'un symbole que Cassy connaissait bien. Instinctivement, elle porta une nouvelle fois la main à son glyphe, tandis qu'elle contemplait celui de Sven.
De couleur brune, il était composé de trois traits. Deux formaient un V inversé, coupé à l'horizontale par le troisième, au niveau du tiers supérieur. Cette marque, celle du type ténèbres, ressemblait fort à un pentacle inachevé.
Cassy fit un pas vers Sven alors qu'il s'apprêtait à enfiler sa chemise et l'en empêcha en effleurant la trace du bout des doigts. Avec la pointe de son index, elle suivit chacune des lignes, à tour de rôle. Le jeune homme l'observait par-dessus son épaule, un sourire aux lèvres.
- Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle d'un ton qui se voulait innocent, tandis qu'elle enlaçait sa taille de ses bras et calait sa joue contre sa peau.
- Une cicatrice. Elle est assez récente.
- Drôle de forme. Comment te l'es-tu faite ?
Sven se retourna et embrassa langoureusement Cassy, puis fit courir son souffle chaud jusqu'à sa gorge, contre laquelle il enfouit son visage.
- Depuis quelque temps, je m'exerce au combat avec mon Machoc. Lors de l'une de nos séances, je n'ai pas réussi à esquiver l'un de ses coups et il m'a percuté avec son attaque Casse-Brique. Ça a laissé cette marque. Je t'accorde qu'elle est vraiment étrange.
Sven relâcha Cassy et recula d'un pas pour boutonner sa chemise. L'adolescente ne le lâcha pas des yeux, tâchant de l'observer. Lui disait-il la vérité ? Ne soupçonnait-il rien d'autre au sujet de son glyphe ou cherchait-il à le lui dissimuler ? Comme son visage ne trahissait rien, elle en conclut que sa réponse était probablement honnête.
- Il y a de la nourriture dans le placard, indiqua Sven. Sers-toi.
Cassy le remercia et se dirigea vers le garde-manger. À présent qu'il le lui avait fait remarquer, elle s'apercevait qu'elle était affamée. Elle découvrit des biscuits secs, avec des pots de miel d'Apitrini et d'autres denrées qui avaient l'avantage de se conserver longtemps.
- Je ne vais pas pouvoir m'attarder ici davantage, déclara Sven, assis sur un angle de la table, tandis que Cassy était installée sur la chaise et qu'ils s'offraient un copieux petit-déjeuner. J'ai des choses importantes à régler.
- À régler ? Ou à voler ? s'enquit l'adolescente.
- Je ne suis pas un simple cambrioleur. J'ai plus d'une corde à mon arc.
- Lesquelles ?
- Tu es trop curieuse, Cassy.
- Dans ce cas, ne lance pas toi-même des sujets que tu tiens à éviter, remarqua-t-elle.
- Touché.
Ils éclatèrent de rire, puis achevèrent le pot de miel qu'ils avaient ouvert en raclant les parois avec les biscuits qu'il leur restait. Même au Bourg-Palette, Cassy n'avait pas goûté un nectar aussi sucré que celui-ci, importé de Floraville.
- Et toi ? demanda Sven. Qu'est-ce que tu as l'intention de faire ? Tu peux rester ici un moment, si tu veux. Le temps que la police se relâche.
- Merci, mais je pense qu'il vaut mieux pour moi de ne pas m'éterniser au même endroit. Je pense que je vais me remettre en route.
- Pour aller où ?
- Je l'ignore encore.
L'interlocutrice onirique de Cassy lui avait dit qu'elle était intelligente, mais elle commençait à en douter, car elle ne voyait pas du tout quelle pourrait être sa destination. Elle était en train de s'interroger quand une autre question lui traversa l'esprit. Elle hésita d'abord, mais décida de la poser à Sven, non sans appréhender la réponse.
- Est-ce que... Est-ce que tu sais ce qu'est une Succube ?
Une étincelle pétilla dans le regard de son ami et ses lèvres s'étirèrent pour former un sourire malicieux. Apparemment, il connaissait ce mot-là. Il se pencha vers elle par-dessus la table et prit son menton entre ses mains pour l'embrasser, avant de susurrer :
- Bien sûr que je le sais. C'est une vieille légende. Les Succubes et les Incubes sont des démons dotés d'un féroce appétit sexuel, qui copulaient à la fois avec les humains et les pokémon. Leur existence n'a jamais été avérée, mais je dois avouer que j'ai toujours eu un faible pour le mythe de Lilith.
- De qui ?
- Lilith. La première femme, celle qu'Arceus a bannie. C'est elle qui les contrôle, elle est leur reine, en quelque sorte. Pour beaucoup, elle représente l'horreur et la perversion, mais moi, elle m'a fasciné depuis que j'ai entendu son histoire pour la première fois. Celle de quelqu'un qui ne recule devant rien pour parvenir à ses fins.
Cassy entendit à peine le reste du discours de Sven. Elle n'avait dépassé le mot « reine ». La reine des Succubes et des Incubes... C'était ainsi que l'inconnue s'était présentée l'autre nuit, sans avoir eu le temps de révéler son nom. Était-il possible que ce soit-elle ? Qu'elle soit cette... Lilith ?
La jeune fille frissonna. Elle aurait pu interroger Sven pour tenter d'en apprendre davantage, mais elle avait trop peur de ce qu'elle risquait d'entendre. Des démons, des créatures à moitié poképhiles... C'était effroyable. Cela la dégoutait tant qu'elle réprima un haut-le-cœur. Et cette femme, Lilith, avait affirmé qu'elle serait une excellente Succube un jour. Tout cela la répugnait.
- Tout va bien, Cassy ? s'enquit Sven. Tu es devenue très pâle.
- Ce n'est rien, je... Mes blessures me font encore un peu mal. Ça passera.
Son interlocuteur l'observa d'un œil soupçonneux, mais n'insista pas. Comment aurait-il pu avoir la moindre idée des nombreuses pensées qui lui traversaient l'esprit en cet instant ? Cassy elle-même était perdue. Elle commençait à se demander si elle avait vraiment raison d'agir comme elle le faisait ou si elle devait immédiatement cesser d'écouter Lilith.
Elle ignorait ce que cela signifiait, et surtout pourquoi elle se retrouvait impliquée dans une telle histoire, avec une femme vraisemblablement mythique et surtout démoniaque qui apparaissait dans ses rêves.
Elle aurait mieux fait de tout laisser tomber dès à présent, de renoncer à cette voie dans laquelle elle avait choisi de s'engager, mais Cassy remarqua avec effroi qu'elle ne le pouvait pas. C'était la seule option qui s'offrait à elle, tout du moins si elle désirait survivre. Elle n'avait donc pas d'autre possibilité.
- Tu es prête ? interrogea Sven. Je peux te conduire jusqu'à ton Galopa ?
L'adolescente hésita. Prête ? Elle avait cru qu'elle l'était, mais elle en doutait un peu. Était-elle réellement capable de s'enfoncer dans les ténèbres ? D'accepter les conseils d'une démone ? À cette pensée, elle sentit son cœur manquer un battement dans sa poitrine. Le souffle court, elle murmura pourtant :
- Oui... Je suis prête.