Entre infini et au-delà
— Rah, on n’y arrivera jamais !
Cassy repoussa en soupirant les travaux de son frère, sur lesquelles elle était penchée depuis des heures. À force de se concentrer sur les divers symboles qu'il avait utilisés pour crypter ses recherches, elle commençait à avoir mal aux yeux. Elle s'affala le nez contre la table, le front calé sur ses bras.
Régis, assis à côté d'elle, ne parvenait pas à donner davantage de sens aux documents d'Éric. Il avait empilé plusieurs encyclopédies devant lui et les feuilletait une par une, exactement comme Cynthia l'avait fait à Célestia. Ils ne progressaient cependant pas d'un pouce, en dépit de leurs efforts.
— C’est inutile, marmonna Cassy. À l’exception des symboles correspondant aux types, les autres ne renvoient à rien de connu. Éric a probablement dû les inventer.
— À ta place, je n’en serais pas si sûr. Regarde celui-ci. Il a retenu mon attention dès l’instant où j’ai posé les yeux sur lui, et je suis prêt à parier qu’il a un sens caché.
Avec la pointe de son crayon, Régis désigna un pictogramme qui avait la forme d’un huit. Cassy, en le voyant, avait immédiatement songé au chiffre, mais cela lui paraissait trop simple, en particulier pour un cerveau aussi complexe que celui de son aîné.
— Qu’est-ce qu’il signifierait, selon toi ?
Pour toute réponse, l’adolescent s’empara de l’une des encyclopédies qu’il avait déjà parcourues et l’ouvrit à une page sur laquelle il avait collé un post-it, afin de la retrouver plus facilement. Un symbole similaire à celui dessiné par Éric y était représenté, à ceci près que son orientation était différente. Il se trouvait à l’horizontale, et non à la verticale.
— L’infini, lut Cassy. Si c’est ce que mon frère a voulu exprimer, pourquoi avoir modifié sa position ?
— Peut-être parce qu’il cherchait en réalité à définir autre chose. Le contraire de l’infini, par exemple.
— C’est-à-dire ? La fin ?
— Ou l’origine, supposa Régis. J’ai l’intime conviction que ce pictogramme renvoie à…
— Eh, qu’est-ce que vous faites, les jeunes ?
Les deux amis se raidirent en entendant cette voix s’adresser à eux, tandis que Florian, leur collègue, pénétrait dans la cuisine où ils s’étaient installés. Absorbés par leur conversation, ils n’avaient pas vu la porte s’ouvrir.
Cassy tenta de dissimuler les notes de son frère sous l’un des livres, mais elle ne fut pas assez rapide. L’arrivant, poussé par la curiosité, saisit l’une des feuilles pour l’étudier de plus près. Ses doigts semblaient recouverts d’une substance collante, qui se déposa sur le papier.
— C’est quoi ? s’enquit-il. Un jeu ?
— Euh… Oui, exactement, approuva Régis avec un sourire forcé. Nous sommes en train de mettre au point une sorte de code secret qui nous permettra d’échanger des messages sans que quiconque puisse les déchiffrer.
— Et vous, vous êtes en train de tout salir, le réprimanda Cassy d’un ton sec, bien qu’elle ressente plus d’angoisse que de colère à l’idée de voir s’abîmer les précieux documents ayant appartenus à son frère.
Florian reposa la page en s’excusant, puis se détourna d’eux pour fouiller l’un des placards à la recherche d’une boîte en fer, qu’il glissa sous son bras avant de regagner le laboratoire. Le mécontentement de Cassy était palpable lorsqu’elle observa la feuille désormais humide.
— Ça m’étonnerait que ce soit de l’eau, marmonna-t-elle. J’espère au moins que ce n’est pas corrosif.
— Florian n’aurait pas manipulé un produit dangereux sans porter de gants, la rassura Régis. Mets-la sur le radiateur, elle séchera vite.
— Au fait, qu’est-ce que tu étais sur le point de dire avant que nous soyons interrompus ? À propos du huit de l’infini.
C’était le nom que Cassy avait décidé de donner au singulier symbole. Régis se gratta l’arcade, le temps pour lui de retrouver le fil de ses réflexions que l’irruption de leur collègue avait chamboulé.
— Ah oui ! s’exclama-t-il enfin. Je pense qu’il fait référence au commencement, à un point de départ. Il marque un début.
— Le début de quoi, à ton avis ?
— Je ne sais pas. Hors contexte, c’est difficile de se prononcer, et mon hypothèse pourrait tout aussi bien être erronée. Le plus plausible me semblerait être la création du monde par Arceus, ou même l’instant T de sa naissance, celui où, d’après la légende, son œuf aurait éclos dans le Chaos, mais puisque ton frère n’avait pas la foi, c’est peu probable.
— Et quel serait le rapport avec les types ?
— Là encore, je n’en ai pas la moindre idée. Je vais finir par croire que tu as raison… Notre intelligence ne nous permet pas de rivaliser avec celle d’Éric, et encore moins de comprendre ce qui a pu lui passer par la tête.
Cassy enfouit son visage entre ses mains. Elle était de retour au Bourg-Palette depuis quelques jours, et ils n’avaient pas avancé d’un pouce dans leur étude des travaux de son frère. Elle sentait le découragement s’emparer d’elle, pourtant elle n’avait pas vraiment le choix. Ces notes, aussi complexes soient-elles, constituaient sa dernière chance d’y voir plus clair.
— On devrait faire une pause et reprendre plus tard, suggéra Régis en posant sa main sur la sienne. S’abrutir ne sert à rien. Il faut parfois s’accorder un peu de recul pour distinguer quelque chose qui jusque-là refusait de nous sauter aux yeux.
Cassy acquiesça et rassembla les documents épars devant eux, avant d’aller chercher celui qu’elle avait placé sur le radiateur. Elle s’apprêtait à s’en saisir quand ses doigts se figèrent, à quelques centimètres du papier. Bouche bée, elle contempla ce qu’elle avait sous le nez.
— Régis… prononça-t-elle d'une voix rauque. Régis, regarde ça.
— Quoi ? Tu as trouvé quelque chose ?
— Je… Je crois.
L’adolescent se leva pour la rejoindre. À l’instant où ses yeux se posèrent sur la page, son expression curieuse changea pour devenir aussi abasourdie que celle de Cassy. Le verso de la feuille, jusque-là vierge, s’ornait désormais d’un étrange dessin, ou plutôt d’un fragment, grossièrement esquissé.
— De l’encre invisible, déduisit Régis. C’était probablement du jus de tronci que Florian avait sur les doigts.
— Est-ce que tu as une idée de ce qu’Éric a voulu représenter ?
— Non, pas la moindre. Il faudrait que je voie le croquis dans son intégralité.
Ils sursautèrent en entendant la porte s’ouvrir derechef, par l’embrasure de laquelle le professeur Chen passa la tête. Il paraissait las, mais il souriait.
— Les enfants ? Il va bientôt être midi. Est-ce que vous pourriez commencer à dresser la table, s’il vous plaît ?
— Bien sûr, grand-père, répondit aussitôt Régis. Cassy et moi étions justement en train de discuter du repas. Comme il fait plutôt chaud, aujourd’hui, nous songions à préparer de la troncinade. Qu’est-ce que tu en dis ?
— Que c’est une excellente idée ! J’apprécie beaucoup cette boisson, et un peu de sucre ne pourra pas me faire de mal, après une longue matinée de travail. Enfin, j’ai bien avancé dans ma théorie sur l’influence de la nourriture sur le métabolisme des pokémon, c’est le principal.
Sur ces mots, le professeur Chen se retira presque aussi promptement qu’il était apparu. Sitôt qu’ils se retrouvèrent de nouveau seuls, Cassy adressa un sourire complice à Régis, et le félicita pour son plan brillant. Grâce à cela, ils pourraient manipuler des baies tronci à la vue de tous sans soulever de questions, et surtout subtiliser une partie du jus pour révéler les esquisses d’Éric.
Ils durent cependant repousser leur examen à plus tard, car après le déjeuner, la présence de Régis fut requise au laboratoire. Si, le matin même, il avait achevé ses tâches en avance, ce qui lui avait permis de se pencher avec Cassy sur les notes de son frère, il ne pouvait pas se soustraire à toutes celles qui l’attendaient encore.
L’adolescente elle-même n’eut pas une minute d’oisiveté, car le professeur Chen l’affecta au rangement de différents placards, devenus un véritable fouillis. Des heures durant, elle vérifia les dates de péremption de chacun des produits chimiques, isolant ceux qui avaient expiré de ceux encore valides, qu’il lui fallait ensuite classer par catégorie.
Cassy et Régis ne furent pas réunis avant l’heure du dîner, moment qui n’était pas du tout propice aux bavardages confidentiels. Les scientifiques étant rentrés chez eux, ils devenaient le centre de l’attention du professeur Chen. Celui-ci leur parla de tout et de rien au cours du repas, et ne se détourna d’eux que lorsqu’ils se proposèrent pour faire la vaisselle.
— Ce soir, ils rediffusent les épreuves du dernier Pokéathlon à la télévision, informa Régis à mi-voix. Comme grand-père en raffole, je ne serais pas surpris qu’il oublie notre présence à l’instant même où il se sera installé devant l’écran.
— Il ne risque pas de se demander ce qu’on fait dans la cuisine ? Ce n’est pas comme si on avait pour habitude de s’y attarder après le souper. Et s’il vient jeter un coup d’œil en dépit du Pokéathlon…
— On peut utiliser la salle de bain de l’étage. Ce sera moins pratique et on y sera plus à l’étroit, mais il n’y a quasiment aucune chance pour que grand-père y fasse irruption, d’autant que la porte possède un verrou.
Cette suggestion convainquit Cassy, qui l’approuva d’un hochement de tête. Ils ne se pressèrent pas pour nettoyer les derniers couverts, et lorsqu’ils terminèrent, le professeur Chen était sur le point de se retirer dans le salon, une tisane à la main. Les deux adolescents, plutôt que de se joindre à lui comme il le leur proposa, prétextèrent qu’ils étaient fatigués après leur longue et exténuante journée de travail, et qu’ils préféraient monter se coucher.
Comme l’après-midi avait effectivement été éreintant, le professeur Chen ne s’en étonna pas. Il se contenta de leur souhaiter une bonne nuit, et de disparaître hors de la cuisine. Tout se déroulait exactement comme ils l’espéraient.
Réfrénant leur hâte, ils s’interdirent de courir pour rejoindre l’escalier, mais pressèrent le pas une fois parvenus à l’étage. Comme le bureau de Régis possédait un tiroir qui fermait à clé, c’était lui qui conservait les notes d’Éric en sécurité. Il fit un détour par sa chambre pour les récupérer, tandis que Cassy poursuivait sa route jusqu’à la salle de bain.
En attendant que son ami la rejoigne, elle sortit la fiole de jus de tronci qu’elle avait gardée dans la poche de son pantalon toute la journée, et sitôt que Régis eut franchi le seuil, ils s’enfermèrent à l’intérieur de la piécette. Comme le jeune scientifique l’avait prédit, l’endroit était si petit qu’il leur était difficile de se mouvoir à leur aise, mais ils s’en accommoderaient.
Régis tendit un bloc-notes à Cassy afin qu’elle puisse y reproduire les croquis lorsqu’ils apparaîtraient, et lui-même se munit d’un morceau de coton qu’il imbiba avec le liquide acide. Précautionneusement, il commença à l’étaler au verso de chacune des feuilles d’Éric, que la jeune fille transférait au fur et à mesure sur le minuscule radiateur.
Régis acheva d’humidifier la dernière page à l’instant où des traits faisaient leur apparition sur la toute première. Cassy plaça la mine de son crayon au contact de son calepin, prête à dessiner, malgré son corps qui frissonnait d’impatience. D’ici quelques secondes, elle en saurait peut-être enfin plus sur les travaux de son frère.
Sous leur regard avide de connaissance, l’esquisse se matérialisa en entier. Elle représentait une créature humaine, mais pourvue d’ailes et de crocs de Nosféralto. La deuxième illustration était à la fois semblable et différente, puisqu’il s’agissait d’un effroyable croisement entre un homme et un Grahyèna. Se révélèrent ensuite une femme-Poissirène et un hybride à demi-Galopa.
À mesure que les croquis se dévoilaient, Cassy sentit le désarroi s’emparer d’elle. Ces dessins la laissaient encore plus perplexe que les notes cryptées d’Éric auxquelles ils ne parvenaient pas à donner un sens. Son regard s’attarda sur celui qu’elle venait de finir de recopier, le mélange d’une grand-mère très laide et d’un Rapasdepic, dont elle avait hérité des ailes et du bec crochu.
— C’est insensé ! commenta Cassy. Qu’est-ce qu’Éric a voulu… Régis ? Ça ne va pas ?
En se tournant vers son ami pour s’adresser à lui, elle remarqua qu’il avait blêmi, et qu’il fixait les esquisses avec une répulsion teintée d’effroi. Ses muscles semblaient crispés, comme s’il était pétrifié. Au terme d’un long silence, il réussit à articuler :
— Non, ça ne va pas. Ce sont des Gijinkas.