Entre infini et au-delà
Sur le quai de Rivamar, Cassy embarqua à bord d’un ferry qui devait voyager de nuit. Comme elle n’avait pas voulu gaspiller inutilement son argent en louant une cabine, elle passa une grande partie de la traversée à sommeiller sur un banc, sous le regard protecteur de Galopa.
Lorsqu’elle se réveilla, l’aube commençait à poindre et la côte se découpait à l’horizon. Moins d’une demi-heure plus tard, le bateau accostait dans le port de Cramois’Île, au large du Bourg-Palette. Cassy était de retour à Kanto.
Elle cherchait un moyen de rejoindre le village où se trouvait le laboratoire du professeur Chen, probablement une navette qui assurerait le relai, comme celle menant à l’Île du Lys à Sinnoh, quand une voix l’interpela. Alerte, elle balaya les environs du regard.
Son cœur bondit de joie lorsqu’elle aperçut Régis, qui lui adressait de grands signes de la main afin d’attirer son attention. Sans hésiter, elle se précipita vers lui et se jeta dans ses bras, avant de l’embrasser sur chaque joue avec enthousiasme. Il lui avait tant manqué, au cours de ces trois dernières semaines, que Cassy préféra ne pas penser à ce qu’elle ressentirait quand il lui faudrait à nouveau songer à le quitter.
— Comment as-tu su que j’arriverais aujourd’hui ? demanda-t-elle, surprise.
— En fait, je l’ignorais. Je me suis juste efforcé de déterminer approximativement le temps que te prendrait le trajet, et je me suis trompé de peu dans mes estimations. Je t’attends depuis hier après-midi.
— Ton grand-père t'a autorisé à déserter le laboratoire ?
— À la condition expresse de te ramener. Depuis ton départ, nous nous sommes chargés à tour de rôle des soins aux pokémon, mais personne n’est aussi doué que toi pour cette tâche. Tu manques tellement aux pensionnaires que nous avons relevé des baisses d’appétits flagrantes chez certains d’entre eux.
Cassy sentit la culpabilité lui nouer l’estomac. Elle n’avait pas pensé que son départ précipité affecterait tant de choses au laboratoire, à commencer par les espèces dont elle avait la responsabilité.
— Comment… Comment as-tu justifié le fait que je me sois enfuie en pleine nuit ? s’enquit-elle.
— J’ai prétendu qu’un Roucool t’avait apporté un message de ta famille qui t’annonçait une mauvaise nouvelle et te priait de les rejoindre dans les plus brefs délais à Sinnoh, pour une raison qui m’était totalement inconnue. Mon grand-père pense que c’est toi qui as appelé l’autre jour pour nous faire part de ton retour, et non Cynthia.
— J'ai décidément de la chance d'avoir un ami aussi ingénieux que toi.
— Ce n'est pas grand-chose, affirma Régis avec un sourire en coin. Mais trêve de bavardages, nous ferions mieux d’y aller. La prochaine navette pour le Bourg-Palette quitte le port dans dix minutes, et si nous la manquons, il nous faudra attendre la suivante, dans plus de deux heures.
Les adolescents n’eurent aucun mal à se frayer un chemin parmi la foule présente sur les quais, car les gens s’écartaient instinctivement à la vue de Galopa et de sa robe incandescente. Tandis qu’ils se dirigeaient vers le petit bateau qui les reconduirait au village, Cassy évoqua les notes d’Éric et leur mystérieux contenu. Régis semblait impatient d’en découdre :
— Ça me changera des expériences sur lesquelles j’ai l’habitude de travailler, même s’il faudra que je me consacre aux documents de ton frère sur mes moments de libre. Je n’en ai pas beaucoup, actuellement, mais ton retour devrait suffire à alléger un peu mon emploi du temps.
Le jeune homme possédait une carte professionnelle régionale qui lui conférait de nombreux avantages, notamment celui de pouvoir embarquer à bord de la navette sans avoir besoin d’acheter un billet. Grâce à cela, Cassy n’eut pas non plus à payer sa place.
Une mauvaise surprise l’attendait cependant. Le bateau était bien plus petit que celui qu’elle avait pris pour se rendre sur l’Île du Lys, et son règlement imposait aux passagers de rappeler leur pokémon dans leur ball, ou de les installer dans la cale s’ils n’en possédaient pas. Cela raviva de mauvais souvenirs dans l’esprit de Galopa et de sa maîtresse, mais ils s’y résignèrent.
Heureusement, le trajet ne dura pas longtemps et se déroula sans encombre. Ils accostèrent une trentaine de minutes plus tard au sud du Bourg-Palette. Cassy s’empressa d’aller délivrer son pokémon, après quoi ils se mirent en route pour le laboratoire. Profitant de ce qu’ils étaient momentanément seuls, l’adolescente raconta en détail à Régis son retour à Sinnoh.
Il l’écouta patiemment, sans l’interrompre, bien que Cynthia lui en ait déjà rapporté une grande partie par visiophone. Lui-même se mit ensuite en devoir de lui narrer les évènements survenus chez le professeur Chen durant son absence, et s’attarda longuement sur le pokémon qu’il avait fraîchement acquis.
— Le professeur Orme nous a renvoyé l’un des œufs que mon grand-père lui avait confié pour ses recherches, car il était sur le point d’éclore. C’est un Magby qui en est sorti. Il s’est presque aussitôt attaché à moi, même si j’ignore pourquoi. Tu aurais dû voir ça ! C’était incroyable… et un peu douloureux, aussi.
Régis remonta la manche de sa chemise pour dévoiler son avant-bras, où une brûlure qui s'étendait du coude au poignet commençait à peine à cicatriser.
— Quelques jours après sa naissance, le pauvre petit a attrapé un rhume. Comme il contrôle mal ses attaques, il crache une Flammèche par inadvertance dès qu’il éternue. Une chance que grand-père ait réagi promptement. Il m’a tout de suite appliqué de l’Anti-Brûle, sans quoi ma blessure aurait été bien plus affreuse. Maintenant, je manipule Magby avec précaution, et surtout avec des gants en caoutchouc jusqu’à ce qu’il aille mieux. Hors de question que je prenne des risques inutiles.
La conversation ne se poursuivit pas, car le laboratoire était en vue, désormais. Ils commencèrent par conduire Galopa au pré, où l’équidé fut heureux de retrouver les congénères auxquels il s’était attaché. Au moment de franchir la porte vitrée qui menait à l’intérieur, cependant, Cassy marqua une hésitation. Régis avait beau lui avoir affirmé que le professeur Chen l’attendait avec impatience, elle s’en voulait toujours de s’être enfuie comme elle l’avait fait, et surtout, elle n’avait pas eu le cœur à avouer à son ami que son retour ne serait que provisoire.
Régis dut percevoir son appréhension, sans toutefois être en mesure d’en déceler la cause exacte, car il prit sa main dans la sienne et la pressa doucement pour l’encourager, avant de lui adresser un sourire. Celui que Cassy lui rendit était un tantinet plus mélancolique.
— Mon enfant, te revoilà enfin ! s’exclama le professeur Chen à l’instant même où elle se fut résignée à pénétrer dans le laboratoire. Quelle joie de te revoir !
Il abandonna sur la table la plus proche la pile de papiers qu’il avait entre les bras et se précipita vers Cassy avec un enthousiasme qu’elle ne lui connaissait guère, lui qui était généralement plus enclin à la retenue.
— Pardonne-moi si je te semble égoïste, à la vue des probables soucis qui ont exigé ton départ pour Sinnoh, mais je suis heureux que tu sois de retour. Je n’avais pas réalisé avant que tu nous quittes combien tu nous étais devenue indispensable.
— Euh… Merci, professeur Chen, répondit Cassy en s’efforçant d’insuffler un peu de chaleur à son intonation. Et désolée pour les désagréments que j’ai pu vous causer.
— Tu es déjà pardonnée, à condition de te remettre à l’ouvrage sans perdre un instant. Florian s’est chargé de nourrir les pokémon hier à la place de Régis, mais ils attendent encore leur ration de la matinée. Eux aussi vont être fous de joie en constatant que tu es de retour.
Cassy tenta d’afficher une mine réjouie, sans y parvenir. Dès qu’elle aurait tiré au clair les notes d’Éric, il lui faudrait annoncer au professeur Chen sa volonté de partir définitivement, afin qu’il puisse lui chercher un remplaçant dans les plus brefs délais, au lieu de le laisser entretenir l’espoir qu’elle reviendrait une fois de plus.
— Régis, j’ai besoin de toi pour examiner les prélèvements que j’ai effectués ce matin, annonça son grand-père. Monte les affaires de Cassy dans sa chambre et rejoins-moi dès que tu as terminé.
— Tout de suite.
Il prit des mains de l’adolescente le sac contenant ses quelques effets personnels et s’engagea dans la cage d’escalier, tandis que Cassy, retrouvant ses marques, se dirigea vers le placard qui renfermait la nourriture destinée aux pokémon du parc. Cette routine quotidienne lui avait manqué, à Sinnoh, et son cœur se serra un peu plus en songeant qu’elle devrait tôt ou tard y renoncer.
L’euphorie des Teddiursa ajouta à son malaise lorsqu’ils la virent arriver. Ils lui firent une fête à laquelle elle ne s’attendait pas, et cela la toucha autant que troubla. Cassy n’avait jamais eu l’intention de rendre qui que ce soit malheureux, hormis peut-être elle-même, or elle prenait soudain conscience que son départ affecterait tout le monde, y compris les pokémon.
Elle secoua la tête et s’obligea à ravaler ses émotions. Elle ne pouvait pas rester. Elle n’aurait même jamais dû revenir, si elle n’y avait pas été contrainte par les notes d’Éric. Cynthia lui avait affirmé qu’après cela, elle ferait le bon choix, et il n’y en avait qu’un : quoi qu’elle découvre, en admettant qu’elle découvre quelque chose, elle n’exposerait pas davantage la famille Chen au danger.
Cela n’empêcha pas Cassy de savourer chaque instant de sa tournée, puisqu’elle savait à présent qu’ils lui étaient comptés. Elle avait presque terminé lorsqu’un étrange pokémon à la démarche dandinante se précipita vers elle. Il était petit, de couleur rouge, et doté d’un bec minuscule. N’ayant croisé cette espèce qu’à de rares reprises, et toujours en photo, il fallut près d’une demi-minute à la jeune fille pour supposer qu’il s’agissait du Magby dont Régis lui avait parlé.
Le temps qu’elle en arrive à cette conclusion, il n’était plus qu’à une cinquantaine de centimètres d’elle. Cassy voulut reculer, par précaution, mais elle ne s’y prit pas assez vite. La créature éternua énergiquement, projetant au niveau de son poignet une Flammèche contre lesquelles Régis l’avait pourtant mise en garde.
Elle poussa un cri de douleur et lâcha la boîte d’aliments qu’elle avait à la main pour se ruer vers l’étang artificiel. Elle plongea sa peau meurtrie dans l’eau fraîche, s’excusant au passage auprès des Poissirène qu’elle venait de déranger. Le liquide soulagea un peu sa souffrance, et elle y resta immergée jusqu’à ce que l’un des assistants du professeur Chen, Daniel, la rejoigne.
— Tout va bien ? demanda-t-il, l’air anxieux. Je t’ai entendue hurler.
Son regard affolé passa de Cassy aux poffins renversés, à quelques mètres de là, que le Magby était en train de dévorer avec appétit. Le lien se fit aussitôt dans l’esprit du scientifique.
— Je vois… Il a réussi à t’avoir, toi aussi. Régis n’a pas eu le temps de t’avertir, j’imagine ?
— Si, c’est moi qui ai trop tardé à réagir. Est-ce que vous avez de l’Anti-Brûle ?
— Pas sur moi. Viens, je vais t’appliquer ça dans le laboratoire.
Il tendit la main à Cassy, qui la saisit de son bras valide, et l’aida à se remettre debout, avant de l’entraîner vers le bâtiment. Elle n’avait pas ressenti de douleur aussi cuisante depuis le jour où elle avait monté Ponyta à cru et en robe. Le jour où sa famille avait disparu.
Sitôt à l’intérieur, Daniel la fit s’asseoir sur un tabouret et fouilla l’un des placards à la recherche d’un spray. Régis, qui avait compris de quoi il en retournait, jeta un regard d’excuse à Cassy depuis l’autre extrémité de la salle, où il consignait les remarques de son grand-père dans un calepin.
Daniel revint vers Cassy avec un flacon vert et la pria de tendre le bras le temps de vaporiser son contenu sur la zone brûlée. Son poignet se recouvrit d’une fine couche de mousse qui dégageait une sensation de froid bienvenue. L’Anti-Brûle faisait déjà son effet, mais l’homme insista pour le coupler à un cataplasme de baies fraive.
Cassy le laissa donc étaler sur sa peau une épaisse mixture bleutée, qu’il enveloppa ensuite dans un bandage léger. Tout en le nouant autour de son avant-bras, il lui recommanda de le garder au moins jusqu’au lendemain matin.
— Merci beaucoup, déclara-t-elle avec sincérité. J’ai déjà l’impression d’avoir moins mal. Et tant que j’y pense… Est-ce que vous avez essayé de donner à Magby une infusion de plantain ? J’ignore si ça fonctionne pour les pokémon, mais en ce qui me concerne, ça a toujours apaisé mes éternuements.
— Du plantain ? s’étonna Daniel.
— Oui. Quand j’étais malade, ma mère m’en faisait des tisanes pour m’aider à guérir. À l’époque où je vivais encore chez moi.
Cassy jugea utile d’apporter cette précision afin de justifier l’emploi du passé, qui lui échappait fréquemment en dépit de ses précautions.
— Je ne me souviens plus de la recette exacte, mais je peux essayer d’en préparer, si vous le souhaitez. Enfin, à condition que Magby puisse encore avaler quelque chose après avoir dévoré mes poffins.
— Étant donné que les médicaments classiques ne semblent pas pressés de le guérir, libre à toi de tenter ce que tu veux. Du moins, si Régis est d’accord. C’est son pokémon, après tout.
Daniel interrogea le jeune homme du regard, qui coinça son stylo derrière son oreille le temps de lever le pouce, donnant par ce geste la permission à Cassy d’agir comme bon lui semblait. Celle-ci regagna donc le parc, en quête des herbes dont elle aurait besoin pour mettre au point son infusion. Elle se souvenait en avoir cueilli beaucoup pour sa mère, autrefois, et elle espérait que sa mémoire ne faillirait pas.
Dès qu’elle estima en avoir ramassé suffisamment, elle se retira dans la cuisine et mit de l’eau à bouillir, avant d’y faire macérer les végétaux. Les scientifiques ayant tous repris leur ouvrage, y compris Daniel, personne ou presque ne prêtait attention à ses allées et venues. Seul le regard de Régis croisait occasionnellement le sien, et s’accompagnait toujours d’un sourire.
— Tu devrais mettre des gants, conseilla-t-il lorsqu’il la vit traverser la salle avec un bol fumant entre les mains. À moins que tu tiennes à ce que l’autre bras subisse le même sort.
Cassy lui fut reconnaissante pour ce rappel et se dirigea vers le placard qu’il lui indiqua. Elle enfila les épaisses protections caoutchouteuses, puis sortit. Malgré l’immensité du parc, elle ne mit pas longtemps à retrouver Magby. Les gerbes de flammes qu’il crachait à chaque éternuement permettaient de le repérer facilement, même à distance.
— Tu vas être un gentil pokémon et boire cette tisane jusqu’à la dernière goutte, annonça-t-elle une fois à sa hauteur. Ce n’est pas aussi bon qu’un poffin, mais c’est pour ton bien. Ouvre le bec.
Magby devait être très gourmand, car il s’exécuta sans rechigner, et Cassy put vider dans sa gorge le contenu de son bol. Le type feu grimaça un peu, signe que le goût ne lui plaisait pas du tout, mais il ne cessa pas de boire. L’adolescente le félicita en lui caressant la tête.
— Brave petit. Je t’en apporterai une autre ce soir, et je suis certaine que d’ici un jour ou deux, tu iras beaucoup mieux.
Le pokémon agita ses pattes avec enthousiasme, puis tourna les talons pour s’éloigner de sa curieuse démarche. Cassy le suivit des yeux pendant quelques secondes, avant de rebrousser chemin également.
— Tu nous avais caché que tu t’y connaissais en phytothérapie, commenta le professeur Chen lorsqu’elle fut de retour à l’intérieur.
— Ma mère se fie davantage aux plantes qu’aux docteurs. Il faut croire que j’ai hérité ça d’elle.
Cassy s’efforça de conserver une expression et un ton neutres, en dépit des souvenirs qui menaçaient de la submerger. Régis parut s’en douter, car il s’empressa de changer de sujet et la remercia de traiter le rhume de Magby. La jeune fille lui répondit par une œillade complice. À la vue de tous les services qu’il lui rendait et de l’aide qu’il s’apprêtait à lui fournir pour déchiffrer les notes d’Éric, elle lui devait bien cela.