Entre infini et au-delà
Les semaines qui suivirent s’écoulèrent paisiblement, sans qu’aucun autre évènement ne vienne troubler la vie de Cassy au laboratoire. Régis avait fourni une explication plus ou moins alambiquée à Mme Fangin, qui paraissait s’en contenter, puisqu’elle ne s’était plus manifestée depuis lors. La fillette en éprouvait du soulagement.
Au fil des jours, Régis et elle étaient devenus totalement inséparables. Le jeune homme lui apprenait quantité de choses incroyables, sans jamais cesser de plaisanter. À ses côtés, Cassy assista à la capture et à l’entraînement de plusieurs pokémon, destinés à faire avancer les recherches de son grand-père.
En dépit de toutes les questions qu’il se posait sûrement, il n’avait pas cherché un seul instant à en apprendre plus au sujet de sa nouvelle amie. En revanche, il prenait soin de la préserver des conversations épineuses qui pourraient rapidement l’entraîner sur une pente glissante.
Cassy lui était si reconnaissante qu’une nuit où elle ne parvenait pas à dormir, la tête trop pleine des pensées qui s’y bousculaient, elle décida de quitter sa chambrette. Elle marcha sur la pointe des pieds, afin de ne pas troubler le silence profond qui régnait sur le laboratoire, jusqu’à la porte de Régis, à laquelle elle toqua doucement.
Comme elle n’obtint aucune réponse, elle réitéra prudemment son geste. Elle ne voulait pas risquer de tirer le professeur Chen du sommeil, car il se demanderait sûrement ce qu’elle faisait debout à une heure aussi tardive.
Le battant finit par pivoter et Régis apparut dans l’encadrement, les cheveux aplatis et les paupières mi-closes. Tout en étouffant un bâillement dans le creux de sa main, il s’écarta pour permettre à Cassy d’entrer. Elle s’assit en tailleur à l’extrémité de son lit, tandis que lui-même se glissait sous sa couverture encore tiède, à laquelle elle l’avait arraché.
Il ne prononça pas un mot, attendant qu’elle lui explique d’elle-même la raison de cette visite incongrue, mais Cassy ne s’exprima pas. La tête penchée vers l’arrière, elle fixait le plafond en s’agitant nerveusement de gauche à droite.
— Qu’est-ce qu’il y a ? se résolut à s’enquérir Régis d’une voix molle. Tu as fait un cauchemar ?
— Pas vraiment.
— Écoute, Cassy, je veux bien...
— Kathy, l’interrompit-elle. En fait, mon vrai prénom, c’est Katharina. Et si le Roucool n’a pas trouvé la maison où j’ai prétendu vivre, c’est parce que j’ai grandi à Sinnoh et que je n’ai jamais mis les pieds à Parmanie. Quant à mes parents, ils... Je n’en ai plus. C’est pour ça que je suis venue ici : j’étais seule, je ne savais pas où aller, alors je me suis enfuie dans une autre région.
— Je ne comprends pas... Pourquoi toutes ces cachotteries ? Ça n’a jamais été un crime d’être orpheline. Il y a hélas trop d’enfants qui n’ont pas de famille, et même si c’est triste, ce n’est pas la fin du monde pour autant.
— Ce n’est pas le problème. Quand mes parents ont disparu, j’ai été confiée aux bons soins de l’infirmière du Centre Pokémon. Elle était très gentille, assurément, mais... j’étais comme séquestrée. Le moindre de mes faits et gestes était surveillé, et c’était à peine si j’étais autorisée à mettre le nez dehors. J’ai réussi à m’échapper, mais depuis, je vis dans la peur constante d’être retrouvée.
Régis, qui l’avait écouté attentivement, se laissa retomber sur ses oreillers et ferma les yeux. Au bout d’une minute, Cassy songea qu’il s’était rendormi, mais il démontra le contraire en demandant dans un souffle :
— Pourquoi est-ce que tu me racontes ça ? Pourquoi à moi ? Et pourquoi maintenant ?
— Parce que tu n’as pas cherché à savoir, en dépit de tout ce que je t’ai imposé. Et surtout, même si je ne me l’explique pas vraiment, j’ai le sentiment que je peux t’accorder une confiance aveugle.
Cassy s’allongea auprès de lui et Régis dégagea un bras des plis de sa couverture pour enlacer ses épaules. Il enfouit ensuite son menton dans sa chevelure pour déposer un baiser affectueux sur son crâne.
— Tu n’as pas à t’inquiéter, murmura-t-il. Tu n’es plus seule, maintenant.
Cassy esquissa un sourire, puis finit par s’endormir, rassérénée. Elle ne regagna sa chambre que le lendemain matin pour y prendre ses affaires, après que le réveil de Régis eut annoncé le début d’une nouvelle journée de travail.
Le jeune homme l’accompagna lorsqu’elle partit nourrir les pokémon, un sac de soin en bandoulière. Certains des pensionnaires de son grand-père avaient besoin d’être vaccinés, et cela lui permettrait de montrer à Cassy la façon dont il fallait procéder, afin qu’elle puisse se charger elle-même de cette tâche à l’avenir.
— Tu vois, c’est facile. Enfin, presque...
Régis pressa la seringue de toutes ses forces pour parvenir à enfoncer l’aiguille sous la peau épaisse d’un Machoc, qui semblait ne rien sentir. Ce ne fut que lorsqu’il esquissa une légère grimace que le scientifique eut la confirmation qu’il avait réussi à traverser sa cuirasse naturelle.
— Heureusement que tu as pris du muscle depuis ton arrivée, commenta Régis.
En effet, les bras de Cassy s’étaient développés sous le poids des boîtes pleines de nourriture qu’elle transportait quotidiennement d’un bout à l’autre du parc. Ses biceps se dessinaient lorsqu’elle les contractait et ses épaules étaient devenues un peu plus carrées. Elle avait également grandi, si bien qu’elle remplissait davantage qu’autrefois les vêtements d’Éric.
— Vous avez besoin de moi au laboratoire ? s’enquit-elle une fois qu’ils eurent terminé.
— Non, je dois aider grand-père à mettre à jour quelques fiches du Pokédex, et comme je sais que l’informatique n’est pas ton point fort, tu peux en profiter pour t’occuper de Ponyta.
Cassy le remercia. C’était l’une des choses qui lui faisait préférer le Bourg-Palette à l’École des dresseurs : ici, lorsqu’elle avait un moment de libre, elle pouvait en profiter pour monter son pokémon et galoper avec lui à travers le parc, en savourant la caresse du vent sur son visage.
Régis, dans sa grande prévenance, avait fabriqué lui-même un porte-selle dans l’écurie, afin qu’elle puisse ranger correctement son matériel d’équitation. Ponyta, qui était toujours partant pour une promenade, hennit de joie lorsqu’elle l’équipa, et s’élança au petit trot dès qu’elle se fut hissée sur son dos.
Elle était en train d’effectuer un cercle autour de l’étang quand Régis la rejoignit. Il lui annonça qu’ils en avaient terminé avec le Pokédex, et que le professeur l’avait autorisé à prendre une petite pause. Cassy, légèrement essoufflée par l’exercice, s’arrêta près de lui.
— Et si tu en profitais pour faire un tour avec Ponyta ? suggéra-t-elle.
Son ami grimaça. Ce n’était pas la première fois qu’elle le lui proposait, mais cette idée ne séduisait guère Régis. Les seuls pokémon sur lesquels il lui était arrivé de se déplacer étaient de type vol ou eau. Jamais encore il n’en avait monté un qui évoluait sur la terre ferme.
— Je crois que je préfère te regarder, éluda-t-il.
— Régis Chen, tu n’es qu’un froussard.
Cassy talonna Ponyta pour qu’il se remette en mouvement. Lorsqu’il fut au galop, elle déchaussa ses étriers afin d’impressionner le jeune scientifique, qui l’applaudit théâtralement. Elle n’avait cependant aucun mérite : avec un peu d’entraînement, c’était une sinécure.
— Et tenir debout sur ta selle, comme les acrobates ? la provoqua-t-il. Tu en es capable ?
La fillette hésita. Elle l’avait déjà fait, mais seulement au pas, à de rares reprises, et toujours en présence de son père. Elle était toutefois tentée de relever le défi. Alors qu’elle s’apprêtait à lâcher les rênes et à prendre appui sur le pommeau pour se hisser sur le siège, quelque chose d’inattendu se produisit.
Le corps de Ponyta s’enveloppa d’une lumière blanche, si aveuglante que Cassy dut fermer les yeux. Elle sentit ses jambes être écartées par le ventre de son pokémon, qui devenait plus massif. Un claquement sec retentit et elle poussa un hurlement, mélange de surprise et d’angoisse, lorsque sa selle tourna, la projetant sur le côté.
— Cassy ! s’écria Régis, sa voix trahissant sa panique.
Elle entrouvrit les paupières et roula sur le dos pour échapper aux brins d’herbe qui lui chatouillaient le visage. Elle était probablement très mal retombée, car elle ressentait de violents élancements dans le bas de la jambe. Régis se hâta de s’accroupir à ses côtés pour l’examiner.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? interrogea Cassy.
— Ponyta a évolué, et j’ai bien peur que sa nouvelle morphologie n’ait été fatale à la sangle de ta selle. C’est ce qui a provoqué ton déséquilibre. Tu as mal quelque part ?
— À la cheville.
Avec maintes précautions, Régis lui retira sa botte. À peine eut-il effleuré son articulation que Cassy gémit de douleur. Elle ne parvenait pas à la bouger sans souffrir, et ce fut son ami qui dut l’aider à se remettre debout. Comme elle ne pouvait pas poser le pied par terre, il passa un bras autour de sa taille pour la soutenir.
— Je suppose qu’il est exclu que tu consultes un médecin, devina-t-il pendant qu’il la reconduisait à l’écurie, où il l’aida à s’installer sur une botte de foin. Je vais commencer par aller chercher de la glace, mais je préfère te prévenir : je n’ai encore jamais soigné un humain de ma vie, donc je ne te garantis rien.
Régis tira un seau jusqu’à Cassy afin qu’elle puisse tendre sa jambe dessus, puis tourna les talons. Il avait presque atteint la double porte en bois quand une ombre se matérialisa dans l’encadrement.
— Ah, te voilà enfin ! s’exclama le professeur Chen. Je me demandais où tu étais passé. Si j’avais su que ta pause s’éterniserait, je... Nom d’Arceus, Cassy ! Que t’arrive-t-il ?
— Rien du tout, s’empressa-t-elle d’affirmer. Ponyta a évolué alors que j’étais sur son dos et m’a désarçonnée. Je suis désolée d’avoir retenu Régis, ça ira mieux dans un instant.
— Montre-moi ton pied.
— Ce n’est pas la peine, je vous assure. Vous avez sûrement des choses à faire, et...
— Cassy, tu es sous ma responsabilité, rappela le scientifique avec autorité.
— Elle ne s’est pas blessée en travaillant, grand-père, mais en montant son Ponyta, intervint Régis. Et elle a raison : ce n’est rien. Une poche de glace, un peu de repos et elle ira beauc...
— Aurais-tu obtenu un diplôme de médecine sans m’en avoir informé ? Je ne crois pas. S’il s’agit d’une entorse, ça peut être très grave. Cassy doit consulter un professionnel, qui lui fera passer des radios. Je vais la conduire au Centre Pokémon de Jadielle.
Régis protesta avec véhémence, mais son aïeul le fit taire d’un geste. Cassy n’insista pas non plus, puisqu’il semblait déterminé à aller jusqu’au bout de son idée. Elle se réconforta en songeant que cela aurait pu être pire : l’infirmière Joëlle la connaissait déjà pour lui avoir fait passer l’examen nécessaire à son inscription à l’École des dresseurs. Avec un peu de chance, elle ne lui poserait pas trop de questions.
Le professeur Chen possédait une vieille camionnette brinquebalante, qu’il n’utilisait que lorsqu’il devait transporter du matériel encombrant ou des pokémon. Le reste du temps, il préférait se déplacer à pied, à l’instar d’un dresseur débutant, car cela lui donnait tout le loisir d’observer la faune et la flore. Il aida Cassy à s’asseoir sur le siège passager, mais arrêta Régis au moment où celui-ci voulut s’installer à l’arrière, estimant qu’il n’était pas nécessaire qu’il les accompagne.
Ce fut donc à deux qu’ils partirent pour le Centre Pokémon. Le trajet s’avéra extrêmement pénible pour Cassy, à cause des cahots de la route 1 qui provoquaient des élancements dans le bas de sa jambe. Elle serra les dents, la main crispée sur l’accoudoir, jusqu’à ce que le sol terreux et couvert d’ornières cède la place au bitume de Jadielle.
L’infirmière Joëlle se souvenait de Cassy et, comme la fillette avait osé l’espérer, elle ne perdit pas de temps en palabres. Elle lui fit immédiatement passer une radiographie, qui révéla une entorse sévère. Sa guérison impliquerait l’immobilisation complète de la cheville et l’obligation de se déplacer à l’aide de béquilles.
Le professeur Chen, loin d’être abattu par le fait que son employée ne pourrait pas reprendre le travail avant plusieurs semaines, se félicita d’avoir insisté pour la conduire au Centre Pokémon. L’infirmière Joëlle lui confia une liste de médicaments qui permettraient à Cassy de mieux supporter la douleur et contribueraient à renforcer ses os, après quoi ils prirent congé.
Régis n’avait vraisemblablement eu de cesse de guetter leur retour, car sitôt que son grand-père arrêta la camionnette devant l’entrée du laboratoire, il surgit pour aider Cassy à descendre du véhicule. Tout en l’escortant jusqu’à sa chambre, il lui demanda comment s’était passé l’examen médical. Elle le rassura d’un sourire.
Dès qu’elle eut pris place sur son lit, dos au mur, Régis s’empressa de glisser un coussin sous sa cheville, afin de la surélever, et de lui apporter un grand verre d’eau, au cas où elle aurait soif. Il cala ensuite les béquilles contre la table de chevet, là où Cassy pourrait les attraper sans difficulté si elle devait se lever.
— Je t’aurais bien dit de m’appeler si tu as besoin de quoi que ce soit, mais ça m’étonnerait que je t’entende depuis le laboratoire, alors je repasserai tout à l’heure, promit Régis.
Cassy le remercia et lui adressa un signe de la main avant qu’il quitte la pièce. Dès que la porte se fut refermée derrière lui, le silence s’installa. Réduite à l’immobilité, sans rien à faire et personne à qui parler, la fillette ne tarda pas à être gagnée par l’ennui. Prudemment, en évitant d’agiter son articulation blessée, elle s’allongea et ferma les paupières.
Elle avait dû s’endormir, car elle se réveilla en sursaut lorsque la sonnerie du visiophone retentit, au rez-de-chaussée. Elle étouffa un bâillement dans le creux de sa main, avant de frotter ses yeux gonflés par sa sieste. Elle ignorait combien de temps elle était restée assoupie. Régis était-il revenu la voir pendant qu’elle sommeillait ?
Elle allait vite le savoir, puisqu’il toqua contre le battant moins de trois minutes plus tard. Tout en se redressant, Cassy l’invita à entrer. À son air, elle comprit aussitôt qu’il y avait un problème. Son visage exprimait une dureté inhabituelle et ses traits étaient tendus, à croire qu’il venait d’apprendre une mauvaise nouvelle.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Cassy.
Il ne répondit pas immédiatement, se contentant de croiser les bras sur son torse pour l’observer attentivement, comme s’il la rencontrait pour la première fois. Cette inquisition muette ne tarda pas à mettre la fillette mal à l’aise.
— Quoi ? s’impatienta-t-elle.
— Je t’ai promis que je ne te poserai pas de questions, finit par lâcher Régis, mais j’en suis arrivé à un stade où je m’interroge trop pour continuer à faire comme si de rien n’était.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— J’aurais presque pu croire au discours de petite orpheline en fuite que tu m’as raconté cette nuit, mais c’était sans compter sur l’infirmière Joëlle, qui vient d’appeler. Estime-toi tout de même heureuse que ce soit moi qui ai pris la communication, et non mon grand-père.
— Vas-tu me dire ce qu’il y a, oui ou non ? exigea Cassy, dont la voix vibrait désormais d’une note de panique.
Qu’avait découvert Régis ? L’avait-on reconnue, au Centre Pokémon de Jadielle ? Des mois s’étaient écoulés depuis qu’elle avait quitté Sinnoh. Son signalement était peut-être parvenu jusqu’à Kanto.
— Peu après ton départ, elle a réexaminé ta radio, parce qu’un détail l’avait interpellée. Ses soupçons ont été confirmés.
— Quels soupçons ?
— Tu n’as pas l’ossature d’une fillette de treize ans. Selon ses estimations, tu es une jeune fille qui en a au moins quinze.
Cassy cligna des paupières, abasourdie. Que signifiait cette histoire absurde ? Cela n’avait aucun sens ! Alors qu’elle s’apprêtait à nier catégoriquement, Régis reprit avec froideur :
— Que tu mentes à propos de tes parents, je peux le concevoir. À propos de ton prénom aussi, pourquoi pas ? Mais de ton âge...
— Je n’ai pas menti, répliqua Cassy.
— Pardonne-moi, mais à la vue du contexte, j’aurais plus tendance à me fier à la parole d’une personne médicalement agréée qu’à la tienne.
— Tu devrais, pourtant. Je ne peux pas avoir quinze ans ! Ce... C’est l’âge de mon frère.