Entre infini et au-delà
— Écoute, Cassy... Ou Kathy, étant donné que je ne sais même plus comment je dois t’appeler.
— Je préfère Cassy. Pour le moment, du moins. Une fois que j’en aurai fini, j’envisagerai de redevenir Kathy.
— Fini ? Avec quoi ?
La fillette, ou plutôt la jeune fille, puisque c’était apparemment ce qu’elle était, poussa un soupir. L’heure n’était plus à la dissimulation. Le seul moyen qu’elle avait de continuer à protéger son secret était de le dévoiler à Régis, en espérant que cela le convaincrait de ne pas l’ébruiter.
Elle tapota le matelas à côté d’elle pour l’inviter à s’asseoir, ce qu’il consentit à faire au terme d’une brève hésitation. Cassy s’accorda le temps de réfléchir posément à la façon dont elle allait commencer son récit, prit une profonde inspiration, puis se lança :
— Cette nuit, je t’ai dit que j’avais grandi à Sinnoh, ce qui est le cas. Plus précisément, je suis née dans une ferme, pas très loin du village de Mérolia, au sud-ouest de la région. L’été dernier, je me suis perdue dans les bois alors que je me promenais avec Ponyta. Quand j’ai fini par rentrer chez moi, j’ai découvert...
Cassy s’interrompit. Le souvenir du salon, auquel elle s’efforçait de ne plus penser, lui arracha un frisson. Elle déglutit péniblement avant de poursuivre :
— Ma famille avait disparu, mais j’ai trouvé une énorme quantité de sang, alors je me suis précipitée au commissariat le plus proche pour avertir l’agent Jenny. Ses collègues et elle ont aussitôt lancé des recherches, en vain. Personne n’a été en mesure de comprendre ce qui s’est passé ce jour-là. Comme la police craignait qu’on s’en prenne également à moi, ils m’ont installée au Centre Pokémon, sous surveillance. J’ai néanmoins réussi à leur échapper et, au comble du chagrin, j’ai tenté de me suicider. C’est Cynthia Shirona qui m’a sauvée.
Les lèvres de Régis s’entrouvrirent à la mention du Maître de Sinnoh, mais il ne s’exprima pas. Sans doute attendait-il pour cela que Cassy ait terminé sa narration.
— Elle m’a redonné courage et espoir, mais elle m’a également permis de prendre conscience de mes lacunes. À l’époque, je n’avais jamais vu une pokéball. Je ne savais même pas ce qu’était une télévision. Galvanisée par les paroles de Cynthia, je me suis enfuie du Centre Pokémon, cette fois avec la ferme intention de mener ma propre enquête et de découvrir ce qui est arrivé à ma famille. Pour y parvenir, cependant, je savais que je devrais avant tout combler mon manque de connaissances sur le monde, et c’est comme ça que je me suis retrouvée à l’École des dresseurs de Jadielle, après avoir embarqué clandestinement à bord d’un ferry qui m’a conduite ici.
Cassy passa volontairement sous silence l’épisode du naufrage, estimant que cela alourdirait inutilement l’histoire qu’elle venait de raconter à Régis, déjà stupéfait par tout ce qu’il avait entendu. Il la fixa un long moment avec des yeux ronds, sans prononcer un mot. Enfin, il articula :
— Donc ton âge... Ça faisait aussi partie de la fausse identité que tu t’es créée pour te soustraire à la police ?
— Non ! s’exclama Cassy. Tu ne comprends pas ? J’ai réellement treize ans. Ou du moins, je suis censée les avoir...
— Comment ça, tu es censée ? Je t’en prie, sois plus claire, parce que c’est suffisamment compliqué comme ça.
— À Sinnoh, l’infirmière Joëlle s’est rendu compte que je n’avais pas de dossier médical. En fait, tout porte à croire que mes parents nous ont élevés, mon frère et moi, en nous coupant de tout contact avec le monde extérieur.
— Pourquoi ?
— Je n’en ai aucune idée, avoua Cassy dans un soupir.
Régis cala ses coudes sur ses genoux pour prendre son visage entre ses mains, tandis qu’il réfléchissait. Au bout de plusieurs minutes de silence, il suggéra :
— Est-ce que tu penses que ta famille aurait pu se cacher ?
— Tu veux dire... de quelqu’un ?
Il haussa les épaules, soulignant par ce geste le fait qu’il ne s’agissait que d’une simple théorie. Aux yeux de Cassy, toutefois, cela devint presque aussitôt une évidence. Mais bien sûr ! Elle avait affirmé à l’agent Jenny que sa famille n’avait pas d’ennemis, néanmoins elle n’avait pas d’amis non plus. Les seules personnes avec qui ses parents entretenaient des relations cordiales étaient leurs plus proches voisins.
Tout s’éclairait, désormais. D’aussi loin que remontait sa mémoire, elle n’avait jamais entendu ni son père ni sa mère évoquer leur passé. Se pouvait-il que, déjà bien avant sa naissance, ils aient cherché à fuir quelqu’un ? Un individu qui aurait finalement réussi à les retrouver, en dépit du mal qu’ils se seraient donné pour se dissimuler ?
— Ça expliquerait pas mal de choses, approuva Cassy. Notamment le fait que nous ne possédions ni ordinateur ni visiophone, entre autres. Quant à mon âge... Si tu as raison, il est possible qu’ils aient souhaité tout falsifier, afin de brouiller les pistes. En suivant la logique, mon frère aurait donc dix-sept ans, et non quinze. Ce... C’est vraiment très déstabilisant.
Sans crier gare, elle éclata en sanglots. Régis passa un bras autour de ses épaules et l’attira vers lui dans une étreinte réconfortante. La tête blottie contre la sienne, Cassy continua de pleurer et trembler, au point de se vider de ses forces.
Elle n’aurait su dire combien de temps ils restèrent ainsi. Elle larmoyait, hystérique, pendant que Régis s’appliquait à lui offrir un soutien à la fois moral et psychologique. Même lorsque ses larmes se tarirent enfin, après ce qui lui semblait avoir duré une éternité, des soubresauts l’agitaient encore. Elle avait l’impression que ses nerfs risquaient de lâcher pour de bon.
— Viens avec moi, proposa Régis en se levant et en la tirant doucement par la main. Tu as besoin d’un remontant. Je vais te faire une tasse de café très fort, ça t’aidera à reprendre tes esprits.
Cassy n’en était pas convaincue, mais elle accepta tout de même de le suivre. Au lieu de prendre ses béquilles, elle s’appuya sur l’épaule de son ami, tandis qu’il la cramponnait par la taille. Ils descendirent tant bien que mal les marches jusqu’au laboratoire, où les scientifiques, y compris le professeur Chen, étaient si occupés qu’ils ne leur accordèrent pas un regard. Sans doute essayaient-ils de rattraper le retard occasionné par les évènements de la matinée.
Parvenus dans la cuisine, Régis tira une chaise à Cassy pour lui permettre de s’asseoir, avant de mettre la cafetière en marche. La jeune fille le remercia d’un sourire un peu forcé lorsqu’il déposa devant elle une tasse bien remplie, aux effluves doux-amers. Comme l’adolescent l’avait supposé, elle commença à se sentir mieux dès la première gorgée.
— Régis..., murmura-t-elle avant de s’interrompre pour marquer une hésitation. Dis-moi ce que tu penses vraiment. Je veux dire... Maintenant que tu connais toute la vérité à mon sujet.
— Eh bien... Pour être franc, je me doutais depuis le début que tu avais quelque chose à cacher. Une fille qui refuse qu’on lui pose des questions et qui va jusqu’à donner une fausse adresse, c’est forcément suspect. Par contre, je mentirais si je prétendais m’être attendu à un secret aussi gros. Je croyais avoir trouvé pour mon grand-père une jeune élève travailleuse douée avec les pokémon et un peu mystérieuse, au lieu de quoi il s’agit en réalité une orpheline traumatisée activement recherchée par la police de Sinnoh et potentiellement par un psychopathe.
— Je suis désolée. S’il y a bien une chose que je ne souhaite pas, c’est mettre qui que ce soit en danger. J’ai déjà perdu trop de gens qui me sont chers, sans parler du fait que vous n’avez strictement rien à voir avec tout ça.
— Ne t’inquiète pas. Si quelqu’un tente de s’en prendre à moi ou à mon grand-père, c’est qu’il ne sait pas à quoi il s’expose. Je suis peut-être moins expérimenté que Blue, mais je suis quand même capable de me défendre.
Régis évoquait rarement son cousin, mais grâce aux bribes de conversation dont il était le sujet, Cassy avait fini par comprendre que leurs parents étaient en froid de longue date. À cause de cela, les deux adolescents ne s’étaient jamais vraiment côtoyés, bien qu’ils n’aient que deux ans d’écart, et se connaissaient à peine. La réputation de Blue était plus familière à Régis que le jeune homme lui-même.
Cassy, loin d’être rassurée, finit d'engloutir son café d’une traite, pendant que son ami l’enlaçait. Instinctivement, elle se blottit contre lui, mais son regard et son esprit étaient ailleurs, bien au-delà du mur de la cuisine qu’elle paraissait fixer.
— Je ne peux pas rester, décréta-t-elle au bout d’un long moment. C’est trop dangereux, je dois quitter le Bourg-Palette.
— Et où iras-tu ? Tu n’es pas une dresseuse, Cassy, et malgré toute l’affection que j’ai pour ton pokémon, ce n’est pas lui qui te protégera. Ponyta, ou plutôt Galopa, désormais, est rapide et loyal, mais il ne s’agit pas d’un combattant.
— Peu importe. Si mes parents cherchaient à fuir des gens malintentionnés, alors les soupçons de l’agent Jenny sont probablement fondés : ils vont vouloir achever ce qu’ils ont commencé, c’est-à-dire me mettre la main dessus. Je ne doute pas de ton talent, Régis, mais s’il devait ne pas suffire, je... Je refuse d’être responsable de ça.
— Qu’est-ce que tu vas faire, alors ? Errer indéfiniment sur les routes ? Avec la Team Rocket qui continue à sévir ? À quoi ça t’avancera d’échapper aux ennemis de tes parents si c’est pour tomber entre les griffes de la première mauvaise rencontre que tu feras ? Tu...
— Je vais retourner à Sinnoh, coupa Cassy. Ce projet me trotte dans la tête depuis un moment, mais je n’ai pas pu me résoudre à partir avant, parce que ça aurait impliqué de renoncer à la stabilité que j’avais acquise à l’École des dresseurs, puis ici. Mon frère, Éric... Si je te trouve très intelligent, ce n’est rien comparé à son génie. Je suis convaincue qu’il n’a pas pu disparaître comme ça, sans laisser la moindre trace. La police est sûrement passée à côté de quelque chose.
— En admettant que tu aies raison, des mois se sont écoulés. Même si ton frère a semé des indices ou je ne sais quoi, tu crois que ça sera encore là ?
Cassy ne répondit pas. Seule son intuition la poussait à songer qu’une piste l’attendait à la ferme, ce qui était bien maigre. Elle n’avait néanmoins que cette direction à suivre, faute de mieux.
— Tout à l’heure, tu as évoqué Cynthia Shirona, reprit Régis. Tu parlais bien du...
— Du Maître de Sinnoh, oui.
— Est-ce qu’elle ne pourrait pas t’aider, elle ? J’ai bien compris que tu ne voulais pas faire courir le moindre risque à quiconque, mais crois-moi, il faudrait être complètement fou pour s’en prendre à elle. Enfin, encore plus fou qu’un individu capable de s’attaquer à une famille sans défense. D’aucuns prétendent qu’elle est meilleure que Peter.
— En ce qui le concerne, la Team Rocket ne se prive pas pour le défier, souligna Cassy.
— Jamais de façon directe, et même ainsi, ils n’ont toujours pas réussi à le vaincre, du moins pas à ma connaissance. J’admire ta noblesse qui te pousse à préserver les autres, Cassy, mais j’ai peur que toute seule, tu n’y arrives pas. Réfléchis une seconde. Si tu devais être capturée, ou pire, qui poursuivrait ton enquête ?
— En admettant que je sois disposée à parler à Cynthia, rien ne prouve qu’elle acceptera de me prêter main-forte.
— Rien, en effet, mais tu peux toujours essayer de lui demander, insista Régis.
— Et si elle décide de me conduire à l’agent Jenny pour qu’elle me renvoie au Centre Pokémon, sous la surveillance de ses collègues ?
Cassy en doutait, toutefois. La Championne de Sinnoh avait montré, par le passé, qu’elle désapprouvait les méthodes de la police, et n’avait pas hésité à le leur faire savoir. Avec un peu de chance, ce serait toujours le cas.
— Prends le temps d’y réfléchir, conseilla Régis. De toute façon, tu ne peux pas quitter le laboratoire dans l’immédiat. Avec ta cheville blessée, tu n’irais pas loin.
Cassy hocha la tête, distraitement. Elle était perdue dans ses pensées et avait à peine entendu les paroles de son ami. Elle ne réagit que lorsqu’il l’aida à se mettre debout, afin de la raccompagner dans sa chambre.
La nuit venue, alors que toute la maisonnée était profondément endormie, Cassy se leva le plus silencieusement possible. Elle vida le premier tiroir de sa commode, celui qui contenait toutes ses affaires, dans un sac en tissu qu’elle jeta sur son épaule. Elle noua ensuite la cape de Sven autour de son cou et sortit dans le couloir, toujours sans un bruit.
Elle n’avait pas pris ses béquilles, peu pratiques et surtout pas suffisamment discrètes, en raison du claquement qu’elles émettaient chaque fois qu’elles rencontraient le sol. Cassy se déplaçait en prenant appui contre le mur. Lorsqu’elle atteignit la chambre de Régis, elle effleura la porte du bout des doigts.
Elle aurait aimé lui dire adieu de vive voix, mais il l’aurait empêchée de partir avant qu’elle soit complètement rétablie, or la jeune fille ne pouvait s’attarder. Puisque ses radios avaient éveillé les soupçons de l’infirmière Joëlle, celle-ci risquait de s’interroger jusqu’à découvrir la vérité, qui éclaterait alors au grand jour. Cassy devrait être loin lorsque cela se produirait.
Une fois au rez-de-chaussée, qu’elle avait atteint tant bien que mal, l’adolescente fit un détour par la cuisine, où elle déroba dans les placards assez de nourriture pour se sustenter pendant au moins une semaine. Elle ne manquait pas d’argent, ayant chaque mois mis de côté une grande partie de son salaire, mais elle préférait l’économiser. Qui savait quand elle aurait l’occasion d’en gagner à nouveau ?
Le cœur lourd, chargé de nostalgie à l’idée de quitter cet endroit qui était devenu pour elle un véritable foyer au cours des dernières semaines, Cassy se dirigea vers la porte du parc. Elle aurait aimé rester encore un peu, profiter de toutes les joies que lui offrait le Bourg-Palette, mais le sort reprenait visiblement aussi vite qu’il donnait.
Cassy poussa un soupir, essuya les larmes qui perlaient à la commissure de ses yeux et, tout en murmurant un ultime au revoir, franchit le seuil du bâtiment.