Entre infini et au-delà
Cassy acheva ses examens avec la conviction de les avoir brillamment réussis, mais sa joie fut de courte durée. Elle sentit son sang se glacer lorsque Mme Fangin informa ses élèves que les résultats seraient envoyés par Roucool à leurs parents. La fillette avait beau savoir qu’Arceus ne cautionnait pas le mensonge, elle pria tout de même dans l’espoir que les documents se perdent en chemin plutôt que de revenir à leur expéditeur, sans quoi l’institutrice risquerait de comprendre qu’elle lui avait communiqué une fausse adresse.
Cela eut au moins le mérite de rassurer Cassy quant à sa décision de quitter l’École des dresseurs. Finalement, elle n’y était pas aussi à l’abri qu’elle avait bien voulu le croire, et partir pour le Bourg-Palette ne lui semblait plus si téméraire. Elle rencontrerait sûrement son lot de difficultés là-bas, mais elle tâcherait de les surmonter le moment venu.
Comme Régis l’avait promis, il se présenta à la porte de l’établissement le samedi matin, à la première heure. Cassy avait déjà rassemblé ses affaires et achevait de coiffer ses cheveux qui avaient un peu repoussé depuis qu’elle les avait coupés lorsque Mme Fangin lui annonça son arrivée.
N’ayant pas encore pris de petit-déjeuner, elle était prête à s’en passer afin de ne pas faire attendre le petit-fils du professeur Chen, mais ce fut lui qui insista. Il ne tenait pas à ce qu’elle se mette en route le ventre vide. Elle le laissa donc en compagnie de l’institutrice pour pénétrer dans la cantine.
Cassy prit le temps de dire au revoir à ses petits camarades et d’embrasser Tina et Léa, qui versèrent une larme. En dépit de leur conversation de la veille, elles étaient toujours aussi tristes à l’idée de la voir partir. Émilien, en revanche, affichait une certaine satisfaction quand il lui fit ses adieux.
Contrairement à tous les autres, il ne lui souhaita pas bonne chance pour son nouveau travail ; il se contenta d’affirmer qu’il était sûr d’obtenir une meilleure note qu’elle aux examens, car il n’avait pas donné une seule mauvaise réponse. Cassy ne se formalisa pas de sa prétention. Émilien restait fidèle à lui-même.
Elle retrouva ensuite Régis dans la cour, où il semblait avoir gagné l’affection de Ponyta en lui offrant des quartiers de baie oran. Quand il la vit sortir sa selle du petit cabanon où était rangé le matériel nécessaire à l’entretien de la courette, il lui jeta un regard interrogateur.
— Pourquoi est-ce que tu ne le rentres pas plutôt dans sa pokéball ?
— Il n’en a pas, expliqua Cassy. Il a été dressé, pas capturé.
— Tu devrais peut-être y songer. Ça t’épargnerait tout ce travail à chaque fois.
Tout en prononçant ces mots, Régis s’accroupit pour attraper la sangle sous le ventre du poney de feu et la passer à Cassy. Elle glissa son extrémité dans les attaches métalliques, sans trop la serrer. Elle n’avait pas l’intention de monter, seulement de s’épargner le poids du lourd siège en cuir pendant qu’elle cheminerait aux côtés de Régis.
— J’ai essayé, précisa-t-elle. Peu après mon arrivée à l’école, j’ai tenté de le faire entrer dans une pokéball, mais elle a chancelé avant de le libérer. Même si Ponyta m’appartient, en quelque sorte, il n’en reste pas moins un pokémon sauvage, et je pense qu’il ne supporterait pas d’être confiné.
— Une situation peu commune, mais j’ai déjà eu l’occasion d’observer un cas similaire avec un Pikachu de ma connaissance. Lui non plus ne rentrerait dans une ball pour rien au monde.
Cassy acquiesça en vérifiant une dernière fois qu’elle n’avait rien oublié, avant de glisser ses affaires dans son sac de selle. Elle saisit ensuite la bride de Ponyta et, en file indienne, ils franchirent l’étroit portail qui menait hors de l’enceinte de l’école.
Ils parcoururent un premier kilomètre en silence. Le pokémon marchait doucement, calquant son rythme sur celui des humains, et Régis avançait tête baissée. Cassy avait l’impression que cette absence de conversation le mettait mal à l’aise, avant de comprendre que s’il ne lui parlait pas, c’était sûrement par crainte de lui poser une question personnelle, ce qu’elle avait expressément interdit.
Cassy ne put s’empêcher de sourire face à une telle prévenance, mais ne fit rien pour briser la glace. Moins elle en dirait, moins elle risquerait de se trahir. Ne pas éveiller les soupçons d’une classe composée d’enfants avait été relativement facile, mais Régis devait être beaucoup plus perspicace.
À plusieurs reprises, ils s’arrêtèrent pour permettre à Ponyta de brouter un peu. L’herbe était si verte sur la route qui séparait Jadielle du Bourg-Palette que Cassy n’avait pas le cœur à l’en priver. Ils étaient presque arrivés à destination quand Régis se résolut à s’exprimer :
— Tu verras, tu seras très bien au laboratoire. Mon grand-père est un homme formidable. Avec lui, tu vas découvrir plein de nouvelles choses, bien plus que si tu étais restée à l’école. Et puis, tu vas côtoyer de nombreux pokémon : le parc continent près de deux cents espèces différentes.
— Deux cents ? répéta Cassy avec une pointe de nervosité. C’est... C’est vraiment beaucoup. Et si je ne suis pas à la hauteur ? Je n’ai aucune envie de vous décevoir.
— Ne t’en fais pas, je suis certain que tout se passera à merveille. Le plus important, c’est d’être à l’écoute des pokémon et de leurs besoins, ce qui n’a pas l’air trop difficile pour toi, si j’en crois l’attachement que ton Ponyta te porte. Et puis, je serai là pour t’aider. Si tu as la moindre question, n’hésite pas à t’adresser à moi.
Cassy le remercia pour sa gentillesse et Régis affirma que c’était tout naturel. La discussion ne se poursuivit pas, car ils avaient atteint le Bourg-Palette. C’était un minuscule village, qui contrastait nettement avec une cité de la taille de Jadielle. Bien qu’il s’étende sur une superficie identique à celle de Mérolia, il était beaucoup moins fourni en bâtiments.
Au premier coup d’œil, Cassy ne distingua ni Centre Pokémon ni commissariat, ce qui la soulagea. La seule construction qui se démarquait au milieu des maisons diverses et variées était un édifice rectangulaire, haut d’un étage, que Régis présenta comme étant le laboratoire de son grand-père. Même sans cette précision, la fillette l’aurait deviné.
Elle attacha Ponyta à une petite clôture et suivit l’adolescent à l’intérieur, un peu intimidée. L’entrée donnait sur une sorte de vestibule, relié directement à une vaste salle sans qu’une cloison les sépare. En avançant d'un pas, Cassy aperçut deux scientifiques en blouse blanche, occupés à examiner le contenu d’une série de tubes à essai, tandis qu’un troisième observait des lamelles de verre au microscope, tout en prenant des notes de sa main gauche.
Régis se racla la gorge pour signaler leur présence, et tous cessèrent immédiatement ce qu’ils étaient en train de faire pour se tourner vers eux. Apparemment, ils avaient été informés de l’arrivée de Cassy, puisque personne ne s’étonna de découvrir le petit-fils du professeur Chen en compagnie d’une inconnue.
Les trois hommes abandonnèrent leur paillasse pour se diriger vers la fillette et se présenter à tour de rôle, mais sous l’effet de l’émotion, elle ne retint aucun nom. Elle nota cependant que Régis avait dû faire passer le message concernant sa volonté de ne pas être interrogée, car ils ne lui demandèrent rien, hormis comment elle allait et si le trajet depuis Jadielle s’était bien déroulé.
— Ton grand-père s’est absenté, mais il ne devrait pas en avoir pour très longtemps, indiqua l’un des scientifiques à Régis. Il avait besoin de baies pour une expérience. À moins qu’il ne soit question d’un pokémon sauvage. Il est resté très vague, mais bon, tu sais comment il est.
— D’accord. Eh bien, je vais en profiter pour faire visiter les lieux à Cassy. Commençons par conduire ton Ponyta au pré avec les autres. Tu me suis ?
Elle lui emboîta le pas et ils rejoignirent son pokémon, qui attendait patiemment. Son regard intrigué balayait les environs, sans doute à la recherche de la zone d’herbe la plus savoureuse. Il avait toujours été d’une nature plutôt gourmande.
Pendant que Cassy dénouait sa bride, Régis désigna un petit chemin de terre, à la droite du laboratoire, qui longeait une impressionnante palissade. Ils l’empruntèrent jusqu’à atteindre un portail en bois, dans la serrure duquel l’adolescent glissa une clé en argent. Le mécanisme grinça un peu, signe qu’il avait besoin d’être huilé, avant de céder.
Cassy resta bouche bée lorsqu’elle découvrit ce qui se trouvait derrière. Elle venait de pénétrer dans un gigantesque enclos, vaste de plusieurs hectares et peuplé de centaines de pokémon. Au loin, elle repéra une horde de Tauros qui galopaient dans un nuage de poussière. Elle ressentit une bouffée de nostalgie au souvenir de ceux qu’elle avait libérés avant de quitter la ferme.
Elle aperçut ensuite bon nombre d'insectes, rassemblés pour la plupart à proximité des endroits boisés, puis ses prunelles se posèrent sur un étang creusé à l’intention des créatures aquatiques. Elle poussa une exclamation de surprise en voyant un Poissirène effectuer un saut gracieux hors de l’eau, rapidement imité par l’un de ses congénères.
— C’est magnifique ! s’extasia-t-elle, abasourdie, sans parvenir à détacher les yeux de ce spectacle qui s’offrait à elle.
— Oh, je crois que Ponyta a hâte de faire connaissance avec ses futurs compagnons.
Les paroles des Régis arrachèrent aussitôt Cassy à sa contemplation. Le poney de feu s’était mis à piaffer dans son dos dès l’instant où il avait remarqué un troupeau appartenant à son espèce, mené par un fier Galopa. Sa maîtresse s’empressa de le libérer de sa selle et de son filet, afin qu’il puisse se joindre à eux. Les autres équidés lui souhaitèrent la bienvenue dans un concert de joyeux hennissements.
— La plupart des pokémon ont un instinct grégaire, expliqua Régis. Ils aiment la compagnie, même celle d’espèces différentes en fonction de leurs affinités.
Galant, il lui prit l’équipement de Ponyta des mains afin qu’elle n’ait pas à le porter et la conduisit à l’écurie, actuellement déserte, puisque tous ses pensionnaires étaient en train de galoper librement dans le parc. Régis dénicha un vieux tréteau branlant pour y déposer le siège en cuir, puis suspendit la bride à un clou saillant.
— J’essayerai de t’aménager quelque chose d’un peu mieux quand j’aurai un moment, promit-il. En attendant, n’aie aucune crainte pour tes affaires : personne ne monte, ici, donc on ne risque pas de les confondre.
Cassy acquiesça. Elle aurait aimé poursuivre la visite du jardin, mais Régis déclara qu’ils y reviendraient plus tard, car il voulait d’abord lui montrer sa chambre. Elle sortit donc ses affaires de son sac de selle et regagna le laboratoire en compagnie de son guide. Une porte vitrée reliait directement le bâtiment au terrain adjacent, ce qui facilitait le passage de l’un à l’autre.
La salle de recherche, celle où Cassy avait pénétré à son arrivée, occupait quasiment toute la surface du rez-de-chaussée. Les scientifiques s’étaient remis au travail lorsque Régis et elle s’y faufilèrent, et ne leur prêtèrent cette fois-ci aucune attention. L’adolescent désigna un escalier en colimaçon, sur leur droite, qui conduisait à l’étage. Ils s’y engagèrent.
— Là, ce sont les appartements de mon grand-père, indiqua Régis lorsqu’ils passèrent devant la première porte d’un long couloir. À côté se trouve son bureau. Quand il s’enferme à l’intérieur, personne n’a le droit de le déranger, pas même moi, sauf pour les cas d’extrêmes urgences. Et par extrême urgence, j’entends une pluie de météorites minimum. Au bout du corridor, il y a la salle de bain. Comme on va devoir la partager, j’espère que tu n’es pas trop désordonnée. Aucune fille n’a jamais vécu ici, et ça me mettrait mal à l’aise de croiser tes sous-vêtements n’importe où.
Cassy s’empourpra jusqu’à la pointe des oreilles et Régis éclata d’un rire franc, affirmant qu’il la taquinait. Il lui accorda quelques secondes pour reprendre contenance, puis l’entraîna vers une autre porte.
— Voilà, annonça-t-il fièrement en actionnant la poignée. C’est ici que tu dormiras. Je suis désolé, ce n’est pas très grand. Avant, cette pièce faisait office de débarras, mais j’ai essayé de l’aménager de sorte qu’elle soit aussi confortable que possible.
En effet, la chambre était bien plus petite que celle dont Cassy disposait à la ferme de ses parents, mais après avoir cohabité dans un dortoir avec toutes les filles de l’École des dresseurs, elle s’en accommoderait facilement. La perspective de retrouver un peu d’intimité la séduisait particulièrement, elle qui s’était beaucoup renfermée depuis la disparition de sa famille.
Un lit au cadre en bois, recouvert d’une parure beige, occupait le centre de la pièce. Il jouxtait une table de nuit sur laquelle était placée une lampe de chevet, qui semblait être l’unique source de lumière. Il n’y avait pas d’ampoule au plafond, juste une petite lucarne par laquelle filtraient pour l’heure les rayons du soleil. Une commode massive constituait le reste du mobilier, mais Cassy avait si peu d’effets personnels qu’elle doutait de remplir ne serait-ce qu’un seul tiroir.
— Comme je ne savais pas ce que tu aimais, j’ai choisi les draps les plus simples que j’ai pu trouver, mais si la couleur ne te convient pas, il y en a plein d’autres en bas, dans la buanderie, informa Régis. Tu pourras regarder si certains te plaisent davantage.
— Non, non, c’est parfait. J’aime beaucoup les couleurs pastel. Je préfère le jaune, mais le beige me va aussi. Merci, c’est vraiment une très jolie chambre.
Un sourire illumina le visage du jeune homme, qui se réjouissait de sa satisfaction. Il proposa ensuite de la laisser seule quelques minutes, le temps pour elle de s’installer et de prendre ses marques.
— Ma chambre est juste à côté, précisa-t-il au moment de se retirer. Si tu as besoin de quoi que ce soit, n’hésite pas. Je suis à ta disposition.
Cassy le remercia, puis regarda le battant se refermer derrière lui. Décidément, Régis était adorable, et bien qu’elle le connaisse à peine, elle éprouva une bouffée d’affection et de gratitude à son égard. Grâce à lui, s’intégrer à son nouvel environnement allait peut-être se révéler plus facile qu’elle ne l’appréhendait.
D’un geste, Cassy dénoua la cape de Sven dans laquelle elle était emmitouflée et la suspendit à la patère, fixée un peu de travers derrière la porte. Elle rangea ensuite son chapelet dans le tiroir de la table de chevet, et ses autres affaires dans la commode. Comme elle le supposait, elle n’avait même pas de quoi remplir un compartiment entier.
Quand elle eut terminé, elle s’accorda une minute d’observation pour se familiariser avec le décor de ce qui serait désormais sa chambre, puis elle sortit rejoindre Régis afin de continuer la visite du laboratoire.