Entre infini et au-delà
— C’est d’accord, déclara brusquement Cassy en pivotant sur son siège. Je veux bien travailler pour ton grand-père, mais à une condition.
— Laquelle ?
— J’aimerais qu’on ne me pose aucune question personnelle. Ou alors le strict minimum, si je ne peux vraiment pas y couper.
— Eh bien, c’est une volonté qui ne me paraît pas très difficile à respecter, sourit Régis.
Il s’était penché vers l’avant pour se rapprocher d’elle, car ils s’exprimaient à voix très basse afin de ne pas déranger Mme Fangin qui montrait à ses élèves une série de diapositives. Toutes représentaient des pokémon sauvages dans leur milieu naturel.
Régis ne sembla pas particulièrement surpris par la requête de Cassy. Il en déduisit sûrement qu’elle était timide ou réservée, au point de ne vouloir voir personne s’immiscer dans sa vie privée.
— Je parlerai à ton institutrice tout à l’heure. Même si je doute qu’elle ait des raisons de s’opposer à ce que tu quittes l’école, la moindre des choses est de lui demander sa bénédiction.
Cassy acquiesça, tandis que Régis était justement sollicité au tableau par Mme Fangin. Elle le pria de communiquer à la classe quelques règles de sécurité à observer s’ils venaient un jour à croiser un pokémon hostile en pleine nature, une perspective qui ne manqua pas de faire frémir les âmes les plus sensibles.
En milieu d’après-midi, les journalistes évoqués la veille par Mme Fangin se présentèrent à la porte de l’établissement. La respiration de Cassy s’affola lorsqu’elle les vit pénétrer à l’intérieur, mais elle se rassura bien vite en s’apercevant qu’elle s’était tracassée pour rien.
Le binôme de reporters dépêché sur place fut tout aussi déçu, si ce n’est davantage, que les élèves lorsqu’ils découvrirent que l’éminent professeur Chen avait été remplacé par son petit-fils. Cassy entendit même l’homme armé d’un calepin et d’un stylo marmonner qu’il regrettait de s’être déplacé pour si peu.
Ils questionnèrent Régis pendant quelques minutes, et seulement à propos de son grand-père, avant de recueillir les réactions de certains enfants, sélectionnés au hasard. Dans l’ensemble, ils déplorèrent l’absence du célèbre scientifique, mais affirmèrent que son petit-fils était « sympa », et qu’ils étaient heureux de l’avoir rencontré.
Les journalistes proposèrent ensuite de prendre une photographie de groupe, à laquelle Cassy réussit à se soustraire sans difficulté. Elle prétendit que poser la mettait mal à l’aise, et Mme Fangin l’autorisa à rester assise pendant qu’elle-même, les élèves et Régis Chen se rassemblaient devant le tableau noir.
Une fois qu’ils eurent tout ce qu’il leur fallait, les reporters prirent congé et la journée se poursuivit. Alors qu’elle touchait à son terme, l’institutrice invita la classe à prononcer quelques mots de remerciements à l’intention de leur visiteur, et à exprimer en quoi cette rencontre avait été enrichissante pour eux.
Elle les autorisa ensuite à ranger leurs affaires et à quitter la pièce. Cassy prit exagérément son temps, pendant que Régis patientait à côté de son pupitre. Elle appréhendait la réaction de Mme Fangin lorsque celle-ci apprendrait l’offre du jeune scientifique. Cassy n’avait pas oublié les suppliques et les promesses qu’elle avait dû formuler pour être acceptée à l’École des dresseurs, or voici qu’elle voulait déjà la quitter.
Elle fut soulagée que Régis se charge de tout expliquer lui-même. Il commença par exposer la proposition qu’il lui avait faite, puis insista longuement sur les avantages que Cassy pourrait en retirer. Mme Fangin l’écouta sans l’interrompre, hochant de temps à autre la tête pour lui montrer qu’il avait toute son attention.
— Ma foi, c’est sûrement préférable, en effet, conclut-elle, au grand soulagement de la fillette. Tu es une très bonne élève, calme et travailleuse, et je te regretterai, mais c’est mieux pour toi. Auprès du professeur Chen et de son équipe, tu pourras progresser bien plus vite qu’ici. Je suis heureuse que cette perspective se présente à toi.
— Merci beaucoup, maîtresse.
— Tu pourras partir dès vendredi, une fois que les examens trimestriels auront eu lieu. Non pas que tu aies réellement besoin de les passer, mais j’aimerais tout de même que tu termines une période dans les formes. Est-ce que ça vous convient, Régis ?
— Absolument. Je ne travaille pas, le week-end, ce qui me permettra de venir te chercher samedi matin pour te conduire au laboratoire, et t’aider à te familiariser avec les lieux, ainsi qu’avec les tâches qui t’attendront là-bas.
— Tu devrais également en profiter pour informer ta famille de cette opportunité, ajouta Mme Fangin. C’est un immense honneur, tu sais. Ils seront sans doute ravis pour toi.
— Oui... Fous de joie, même...
Régis parut remarquer la profonde mélancolie qui voila ses traits l’espace d’un instant, mais ne fit pas le moindre commentaire. Cassy se réjouit de constater qu’il prenait très au sérieux l’unique clause de son acceptation, et qu’il semblait réellement prêt à la respecter.
La conversation étant terminée, Mme Fangin suggéra à son élève de raccompagner Régis jusqu’à la sortie, où le jeune homme l’embrassa chaleureusement sur chaque joue en guise d’au revoir, tout en lui promettant que le samedi arriverait très vite. Cassy lui adressa un signe de la main, tandis que Jadielle l’engloutissait.
La rumeur de son départ se propagea comme une traînée de poudre au cours du dîner. Dans cette école, il était impossible de garder un secret, car il y avait toujours une paire d’oreilles ou des yeux de fouinar à proximité pour surprendre une conversation. Cassy, qui n’avait aucune envie de se retrouver au centre de l’attention, s’empressa de quitter la cantine sitôt son dessert avalé, et de monter se réfugier dans le dortoir.
Elle avait enfilé l’une des chemises trop grandes d’Éric qu’elle portait pour dormir et s’était déjà glissée sous sa couverture lorsque les autres filles firent irruption dans un joyeux tintamarre, composé de discussions enjouées et d’éclats de rire. Elles entreprirent toutes de troquer leurs vêtements contre leur pyjama, à l’exception de Tina et Léa.
Les deux amies vinrent s’installer sur le rebord du lit de Cassy, chacune d’un côté, pour la foudroyer d’un regard accusateur. Tina croisa les bras sur sa poitrine avec une expression mécontente, tandis que Léa affichait une moue boudeuse.
— C’est vrai que tu t’en vas ? demanda cette dernière sur un ton chargé de reproches. Tu ne veux plus rester avec nous ?
— Si, bien sûr, mais c’est une occasion unique qui s’offre à moi. Je ne peux pas la laisser passer. Je vous aime beaucoup, toutes les deux, mais vous savez très bien que je ne devrais même pas être là. Je suis trop âgée pour étudier dans cette école. Le laboratoire du professeur Chen sera mieux adapté pour moi.
— Mais... Et nous ? couina Tina.
— Je suis désolée, les filles. Je n’ai aucune envie de vous causer de la peine, sincèrement, mais il faut savoir suivre sa propre voie. Et puis, Jadielle n’est qu’à une heure de marche du Bourg-Palette, donc beaucoup moins à dos de Ponyta. Je suis certaine que nous aurons l’occasion de nous revoir.
— Tu le crois vraiment ?
— Bien sûr, répondit Cassy avec un sourire qui se voulait convaincant.
Elle avait beau tenir à ses camarades, elle préférait éviter de se projeter dans le futur. Elle pensait être fixée pour un moment à l’École des dresseurs, et voilà que le destin l’entraînait ailleurs, chez le professeur Chen. Qui pourrait affirmer avec certitude où elle serait dans un mois ? Dans deux ? Si elle était démasquée, elle devrait peut-être à nouveau fuir dans une autre région.
Cassy observa ses camarades. Elle avait parfois l’impression de retrouver à travers elles un peu de l’enfant qu’elle était autrefois. La candeur de Léa lui rappelait la sienne, tout comme la joie de vivre de Tina. Bien que quelques mois à peine se soient écoulés depuis la disparition de sa famille, elle avait l’impression que cela remontait à une éternité.
— Tu crois que le professeur Chen te donnera un starter ? s’enquit Léa. Je devrais recevoir le mien en avril, si j’obtiens plus de douze à mon test d’apprentie dresseuse. On pourrait peut-être faire notre voyage initiatique ensemble ?
— Ce serait sûrement agréable, mais je n’ai pas très envie de déambuler à travers Kanto. Si je dois aller quelque part, ce sera à Sinnoh.
— Pourquoi Sinnoh ? questionna aussitôt Tina. Kanto est bien plus intéressant ! Il y a la Tour Lavanville, le Parc Safari... la... les... On a Peter comme Maître !
Cassy esquissa un sourire cette fois-ci sincère à l’écoute de cet argument. Les fillettes seraient certainement ébahies si elles apprenaient qu’elle connaissait personnellement la Championne de Sinnoh, mais évidemment, elle ne pouvait rien leur dire, sous peine d’éventer son secret.
— Mes parents sont originaires d’Unionpolis, prétendit-elle. Ils habitaient là-bas avant de venir s’installer près de Parmanie. Il leur arrive parfois de m’en parler, mais j’ai toujours voulu voir de mes propres yeux cette région dans laquelle ils ont passé une grande partie de leur vie.
Cassy chassa de son esprit la pensée qu’ils seraient sans doute demeurés éternellement dans leur modeste ferme si d’ignobles monstres n’avaient pas décidé de leur faire connaître un autre sort. Elle parvint à se ressaisir sans que ses interlocutrices remarquent l’expression de hargne fugace qui avait traversé son visage.
— C’est vrai qu’Unionpolis est la capitale mondiale des Concours ? interrogea Léa.
Cassy fut heureuse de voir dans sa question un moyen de changer de sujet. Elle savait que sa condisciple s’intéressait tout particulièrement à la coordination et qu’elle envisageait même d’en faire son métier. Le faible de Léa pour les pokémon mignons tendait à l’orienter plus naturellement vers cette discipline que vers le dressage.
Elle écouta Cassy lui parler du Grand Festival, non sans que celle-ci en ait le cœur pincé. Elle avait beau avoir résidé pendant treize ans à Sinnoh, elle ne devait ses connaissances de la région qu’à ce qu’elle en avait lu dans les livres. N’était-ce pas ironique d’être si peu familière de sa terre natale ?
Tina et Léa, rassurées par leur conversation avec Cassy et la promesse de la revoir un jour, bien que leur camarade ne soit absolument pas certaine de pouvoir la tenir, finirent par aller se coucher, car elles peinaient à garder les yeux ouverts. Toutes les autres élèves étaient déjà assoupies, et sitôt qu’elles se furent glissées dans leur lit, le silence retomba sur le dortoir.
Cassy, mélancolique, ne s’allongea pas immédiatement. Elle égraina d’abord son chapelet en récitant une prière, comme chaque soir, avant de contempler à travers la fenêtre la ville endormie. Elle n’aimait pas Jadielle. Elle n’aimait pas tout ce béton, ces bâtiments collés les uns aux autres et cette odeur de pollution urbaine qui flottait dans l’air.
Presque autant que sa famille, les levers de soleil sur les champs lui manquaient. Le grondement du ruisseau, les bêlements des Wattouat, le parfum naturel de la terre humide et de la sève des arbres... Tout ce qui, pendant longtemps, avait constitué les limites de son univers.
Les regrets n’empêchaient cependant pas Cassy de s’interroger. Pourquoi ses parents avaient-ils tenu à ce qu’elle grandisse sans connaître l’existence des pokéball, des Champions d’Arène, de la technologie, ainsi que de plein d’autres choses ? Aurait-elle jamais la réponse à cette question ? Sans doute pas. Ils avaient disparu en la laissant seule dans l’incertitude, et surtout dans l’ignorance d’un monde où elle progressait à tâtons, sans le moindre repère.